ETONNEMENTS
LE CHIEN D'ULYSSE.
Comme j'avais depuis
longtemps mes entrées dans la maison, une
certaine complicité s'était créée entre nous. Je
ne me gênais pas pour lui saboter un peu sa
révérence que je lui servais avec un petit
sourire en coin assez impertinent. Je voyais
alors son visage se détendre et ses yeux
pétiller de malice. J'étais bien contente de
voir qu'il appréciait ma rébellion.
Je revois encore cette petite Dominique, toute
menue, ouvrant de grands yeux effarés en
s'accrochant à moi, un jour que nous étions
devant lui :
- " Allez ! petit pas de deux et révérence ! "
Ce cérémonial ne dura pas trop longtemps. Les
enfants se plaignirent auprès de Lucettte. " Il
nous fait peur. " Lucette priva Louis de
révérences. L' " étiquette " fut abolie.
Certainement un peu frustré, il n'en continua
pas moins à siéger au bas de l'escalier.
S'il faisait peur à beaucoup, moi, il ne
m'impressionnait pas du tout, mais j'avais
toujours conscience quand je l'approchais d'être
devant un homme très important. " C'est un grand
écrivain. " Cette affirmation de ma mère était
toujours présente à mon esprit et tout
naturellement l'admiration s'imposait. Je
n'étais absolument pas gênée par son
accoutrement un peu bizarre. C'était comme ça
que devaient s'habiller les grands écrivains.
C'était admis. Un point c'est tout.
Je l'embrassais toujours de bon cœur,
et avec tendresse, à chaque rencontre, et je ne
doutais pas de l'affection qu'il avait pour moi.
Ma mère m'avait dit aussi qu'il était très beau
et j'étais fascinée par sa grande bouche. Allez
savoir !
Un jour de visite dominicale,
je me trouvais dans son bureau. Il m'offrit des
biscottes avec de la confiture et puis tout de
go me dit :
- " Je vais te raconter une belle histoire, tu
verras ça peut-être un jour dans tes études. "
Et il me raconta l'Odyssée : Ulysse, les
compagnons transformés en cochons, le Cyclope,
les Sirènes... J'étais émerveillée. Sa manière
de raconter me fascinait. J'avais l'impression
qu'il inventait tout ça pour moi... Patatras !
Il s'arrêta :
- " Nom de Dieu ! le chien d'Ulysse ! le nom du
chien ! "
Il ne trouvait pas et répétait, agacé :
- " Le nom du chien ! le nom du chien ! "
Rien à faire. Il ne trouvait
toujours pas. Je restais la bouche ouverte.
C'était terminé pour aujourd'hui.
Le lendemain matin, ma mère trouva un bout de
papier dans la boîte aux lettres. Sans bien
comprendre, elle le ramena à la maison. Sur le
message, écrit de la main de Céline, un seul mot
: Argos.
(Serge Perrault, Routes des Gardes : les
voisins d'à côté, Autour de Céline 3, Du Lérot
1994).

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