LES BATEAUX
L'Amiral Bragueton.
" En Afrique ! que j'ai
dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça vaudra
! " C'était un bateau comme les autres de la
Compagnie des Corsaires Réunis qui m'a embarqué.
Il s'en allait vers les tropiques, avec son fret
de cotonnades, d'officiers et de fonctionnaires.
Il était si vieux ce bateau qu'on lui avait
enlevé jusqu'à sa plaque de cuivre, sur le pont
supérieur, où se trouvait autrefois inscrite
l'année de sa naissance ; elle remontait si loin
sa naissance qu'elle aurait incité les passagers
à la crainte et aussi à la rigolade.
On m'avait donc embarqué là-dessus, pour que
j'essaie de me refaire aux colonies. (...) Tant
que nous restâmes dans les eaux d'Europe, ça ne
s'annonçait pas mal. Les passagers
croupissaient, répartis dans l'ombre des
entreponts, dans les W.C., au fumoir, par petits
groupes soupçonneux et nasillards. Tout ça bien
imbibés de picons et cancans, du matin au soir
et semblait-il sans jamais regretter rien de
l'Europe.
Notre navire avait nom : l'Amiral
Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux
tièdes que grâce à sa peinture. Tant de couches
accumulées par pelures avaient fini par lui
constituer une sorte de seconde coque à l'Amiral
Bragueton à la manière d'un oignon. Nous
voguions vers l'Afrique, la vraie, la grande ;
celle des insondables forêts, des miasmes
délétères, des solitudes inviolées, vers les
grands tyrans nègres vautrés aux croisements de
fleuves qui n'en finissent plus. Pour un paquet
de lames " Pilett " j'allais trafiqer avec eux
des ivoires longs comme ça, des oiseaux
flamboyants, des esclaves mineures. C'était
promis. La vie quoi ! Rien de commun avec cette
Afrique décortiquée des agences et des
monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah
! non. Nous allions nous la voir dans son jus,
la vraie Afrique ! Nous les passagers
buissonnants de l'Amiral Bragueton.
(...) Ça n'a pas
traîné. Dans cette stabilité désespérante de
chaleur, tout le contenu humain du navire s'est
coagulé dans une massive ivrognerie. On se
mouvait mollement entre les ponts, comme des
poulpes au fond d'une baignoire d'eau fadasse.
C'est depuis ce moment que nous vîmes à fleur de
peau venir s'étaler l'angoissante nature des
blancs, provoquée, libérée, bien débraillée
enfin, leur vraie nature, tout comme à la
guerre. Etuve tropicale pour instincts tels
crapauds et vipères qui viennent enfin
s'épanouir au mois d'août, sur les flancs
fissurés des prisons.
(...) Ainsi, le Portugal passé, tout le monde
se mit, sur le navire, à se libérer les
instincts avec rage, l'alcool aidant, et aussi
ce sentiment d'agrément intime que procure une
gratuité absolue de voyage, surtout aux
militaires et fonctionnaires en activité. Se
sentir nourri, couché, abreuvé pour rien pendant
quatre semaines consécutives, qu'on y songe,
c'est assez, n'est-ce pas, en soi, pour délirer
d'économie ? Moi, seul payant du voyage, je fus
trouvé par conséquent, dès que cette
particularité fut connue, singulièrement
effronté, nettement insupportable.
(...) Et voici comment les
choses se passèrent. Quelques temps après les
îles Canaries, j'appris d'un garçon de cabine
qu'on s'accordait à me trouver poseur, voire
insolent ?... Qu'on me soupçonnait de
maquereautage en même temps que de pédérastie...
D'être même un peu cocaïnomane... Mais cela à
titre accessoire... Puis l'Idée fit son chemin
que je devais fuir la France devant les
conséquences de certains forfaits parmi les plus
graves. Je n'étais cependant qu'aux débuts de
mes épreuves. C'est alors que j'appris l'usage
imposé sur cette ligne, de n'accepter qu'avec
une extrême circonspection, d'ailleurs
accompagnée de brimades, les passagers payants ;
c'est-à-dire ceux qui ne jouissaient ni de la
gratuité militaire, ni des arrangements
bureaucratiques, les colonies françaises
appartenant en propre, on le sait, à la noblesse
des " Annuaires ".
Je tenais, sans le vouloir, le rôle de
l'indispensable " infâme et répugnant saligaud "
honte du genre humain qu'on signale partout au
long des siècles, dont tout le monde a entendu
parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais
qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand
à terre et dans la vie, insaisissable en somme.
Il avait fallu pour l'isoler enfin " le saligaud
", l'identifier, le tenir, les circonstances
exceptionnelles qu'on ne rencontrait que sur ce
bord étroit.
Une véritable réjouissance générale et morale
s'annonçait à bord de l'Amiral Bragueton. "
L'immonde " n'échapperait pas à son sort.
C'était moi.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche,
1956, p.114).

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