ENTRETIENS
L-Z
Livr'Arbitres : 2011, c'est
l'année des commémorations. Le cinquantième
anniversaire de la mort de Céline, et aussi le
vingtième de celle d'Antoine Blondin. Un Blondin
que certains ne connaissent plus qu'à travers le
prisme du film tiré de son roman éponyme " Un
singe en hiver " et l'alcoolisme. Regrettez-vous
cet état de fait ?
Joseph
VEBRET : Chaque année est l'objet de
commémorations et autres célébrations
officielles qui peuvent paraître dérisoires ou
désuètes. 2011, comme vous le soulignez, met à
l'honneur Clovis, Nicolas Boileau, Théophile
Gautier, Hervé Bazin, Henri Troyat, des
politiques, des héros, des personnages de
l'histoire. Un comité décide de ce qui sera
ramené sous les feux momentanés de la rampe.
Antoine Blondin est absent de cette liste.
Pourquoi ? Mystère. Peut-être attendent-ils le
cinquantenaire ou le centenaire. Louis-Ferdinand
Céline s'est tout aussi mystérieusement retrouvé
sur cette liste, puis retiré après le brouhaha
que l'on sait, d'aucuns ne voyant, en lui que le
salaud (qu'il fut vraisemblablement) au
détriment du génie littéraire (qu'il était
incontestablement). Mais qu'importe ; non
seulement 2011 est devenu " l'année Céline "
sans le vouloir, mais voici la preuve que le
talent n'a besoin ni de célébration ni de
colifichets... Blondin est un grand écrivain, un
styliste, et son éditeur fait en sorte que
l'œuvre soit disponible. Et comme c'est souvent
le cas, l'histoire retient surtout l'aspect le
plus anecdotique : l'alcool, les maîtresses, les
frasques, les dérapages, etc.
Mais
réjouissons-nous, grâce à ce goût de l'histoire
pour la petite histoire vue du petit bout de la
lorgnette, derrière l'alcoolique se tient
l'écrivain de talent, tout comme derrière
l'antisémite que fut Céline, se discerne
l'auteur de l'incroyable Voyage au bout de la
nuit. Même chose pour le film Un singe en
hiver, savamment mis en scène,
extraordinairement interprété par Gabin et
Belmondo, avec deux ou trois scènes
d'anthologie, mais qui ne reflète pas la densité
du livre...
Effectivement,
après son retour d'exil en 1951, après qu'il fut
amnistié en avril, Céline s'installe à Meudon,
au 25 ter Route des Gardes, avec Lucette (qui
vit toujours dans la maison) et le chat Bébert.
Il reçoit des visites, des amis, des relations,
quelques journalistes. Mais au début c'est un
pestiféré, un maudit, qui en plus n'a pas très
bon caractère. Viendra Roger Nimier, à partir de
décembre 1956. Il correspondait avec Céline
alors qu'il était en exil au Danemark. Engagé
comme directeur littéraire aux éditions
Gallimard, il " manage " Céline et joue les
intermédiaires (plus personne ne le supporte rue
Sébastien-Bottin). Céline apprécie la jeunesse,
sa fougue, son talent et sa personnalité. Une
amitié non dite unira les deux hommes jusqu'à la
mort de Céline, en 1961. En 1956, la sortie en
poche de Voyage remet un peu Céline en
selle. Ses deux précédents ouvrages n'ont pas
rencontré le succès escompté. Nimier s'occupe du
lancement de D'Un château l'autre.
On sait qu'il a demandé à
Blondin de parler de Céline à ses amis
journalistes. On sait aussi, Blondin le raconte
dans Le flâneur de la rive gauche, qu'ils
rendaient tous les deux visite à Céline. Tous
les dimanches affirme Blondin ; peut-être pas
aussi souvent rectifie son biographe, Alain
Cresciucci. Blondin admire Céline : " C'était
merveilleux et épouvantable. Pas le droit de
boire, de fumer, de manger. On y allait quand
même. Céline était superbe mais pas très marrant
et plutôt mal habillé ". Céline n'admire pas
Blondin. Il lui aurait dit la première fois
qu'il le vit : " Ah ! C'est toi le petit Blondin
? Tes livres sont si aériens, si légers, que
quand ils me tombent des mains, ils ne me font
pas mal aux pieds ". Blondin a 35 ans, Nimier en
a 31. Céline les considère comme des gamins, des
jouisseurs, des jeunes qui s'amusent à écrire
des livres.
Ils
sont effectivement en décalage, comme d'ailleurs
beaucoup de grands écrivains. Si c'est pour être
en accord avec son époque, en phase avec son
temps, à l'aise dans ce monde, aucune raison
d'être écrivain, ou alors on compose une
littérature de confort. Je dis souvent que si
nous étions comme tout le monde, nous ne serions
pas écrivains... C'est le décalage, le regard
porté sur son temps et ses contemporains qui
poussent à la nécessité d'écrire. Céline et
Blondin ont des points communs, peut-être plus
accentués chez Céline que chez Blondin. Ils
connurent tout de suite la notoriété, ils
affichaient tous deux des idées allant à
contre-courant, ils avaient le goût de la
provocation et se situaient du côté droit de
l'échiquier politique. Ils ne font que passer et
refusent les dogmes et les idéologies. Ils ont
du talent et le savent. Ils jonglent avec les
mots, avec brio et dextérité. Ce sont des
stylistes qui ne connaissent que l'excès. Il est
des incipits qui en disent parfois plus long sur
l'auteur que toutes les biographies qui lui sont
consacrées. Voyez Céline, les incipits de trois
de ses livres majeurs parlent d'eux-mêmes : " Çà
a débuté comme ça. ", dit Voyage au bout de
la nuit ; " Nous voici encore seuls. Tout
cela est si lent, si lourd, si triste... bientôt
je serai vieux. Et ce sera enfin fini. "
poursuit Mort à crédit ; " Pour parler
franc, là entre nous, je finis encore plus mal
que j'ai commencé... " conclut D'un château
l'autre. La naissance, la solitude, l'ennui,
les échecs, la mort... Ce que nous sommes,
tout simplement, fragiles et mortels ! Quelques
lignes qui résument le tragique destin de
l'Homme.
Voyez Blondin et
la première phrase de L'humeur vagabonde :
" Après la Seconde Guerre mondiale, les trains
recommencèrent à rouler. J'en profitais pour
quitter ma femme et mes enfants. " Tout est dit,
le temps, l'Histoire, le dérisoire, l'hypocrisie
des bons sentiments, etc., etc. Ce sont des
réprouvés, des parias, des maudits, qui
subliment dans l'écriture les échecs de leur
vie, échec de ne pouvoir s'adapter à leur temps,
à leur siècle, à cette vie, aux autres, à leurs
semblables. Ce ne sont pas les seuls. Regardez
bien, observez, la plupart des écrivains, des
grands écrivains, du moins ceux qui n'écrivent
pas pour de mauvaises raisons, ne sont pas en
adéquation avec leur temps, sont étrangers à
leur époque.
En plus de votre livre sur
Céline, vous comptez développer beaucoup de
sorties consacrées à cet auteur. Pouvez-vous les
détailler ?
Je
consacrais déjà une place non négligeable à
Céline et aux maudits de la littérature dans Le
Magazine des Livres que je dirige. En accord
avec Robert Laffont, propriétaire du groupe Entreprendre qui
édite le magazine, j'ai créé une revue
trimestrielle, Spécial Céline, qui se
veut complémentaire des publications mensuelles
ou annuelles déjà existantes. Il y a beaucoup de
choses à dire sur Céline, peut-être encore
beaucoup à découvrir. Il y a là un public qui ne
se contente pas de lire les romans de l'auteur,
qui veulent en savoir plus, Céline fait partie
de ces écrivains dont la vie est aussi
intéressante que l'œuvre, ces écrivains qui sont
des personnages de roman. Il m'a semblé qu'un
espace supplémentaire était nécessaire pour des
études, des recherches, des témoignages, des
relectures, etc.
Comme je vous
l'ai dit, je me positionne en passeur plus qu'en
chercheur. J'ai demandé à David Alliot de
m'aider, surtout de me conseiller. Concernant
Céline, je me contenterai de ce trimestriel. Il
me faut aussi dire que les journées n'ont que 24
heures, que Le Magazine des Livres, me
demande beaucoup de temps, et que je tiens à en
conserver pour ce qui est la base même de mon
travail, la raison pour laquelle j'ai abandonné
toute activité salariée voici plus de huit ans,
je veux parler de l'écriture en général et de
mes romans en particulier. "
(Propos recueillis par Arnaud Menu,
Livr'Arbitres n° 6, Automne 2011, dans Le Petit
Célinien du 16 oct. 2011).
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