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                                                                                               SA VISION      

  

 

    Evocation des bons, ceux qu'il a aimés

 Comme il est content, il évoque les bons, ceux qu'il a beaucoup aimés. " On pourrait parler pendant des heures de tous mes potes... c'est vrai qu'on a à peine évoqué le lanternier, mais j'en parle beaucoup dans le Banquet... mon ami Louis Nucera qui, non content d'être un bon écrivain, est un vrai champion cycliste. Je partage avec lui la passion du Tour, des Six-Jours, de l'enfer du Nord. On se voit, on se cause tous les jours... Y avait, y avait... Fernand Pouillon, c'était un grand architecte, un type formidable...
 Alexandre Breffort... il était le Canard enchaîné... de la grande époque... une belle amitié... Un type plein d'inventions verbales, les fameux calembours de Breffort, il avait été camelot pendant longtemps, il vendait des serviettes... je me rappelle quand j'ai signé mon premier livre, je savais pas comment faire, y avait à côté de moi chez Plon un vieux monsieur très digne, canne à pommeau d'argent, col cassé, etc. C'était Vladimir d'Ormesson ; j'avais été voir par-dessus son épaule, il m'avait dit : " Vous n'avez qu'à mettre : " Hommages respectueux de l'auteur. " C'est ce que j'avais mis pour Breffort, qui m'avait répondu : " Mon cher Alphonse, mais vraiment j'ai l'air si con, hommages respectueux, en recevant ton livre je me suis pris pour l'archevêque de Paris en train de se faire baiser la bagouse au creux d'une tanière gothique. " Et c'est comme ça qu'à commencé notre amitié...

 Du Canard enchaîné aussi y a eu Henri Jeanson, qui m'a puissamment aidé : c'est aussi grâce à lui que j'ai eu le prix Sainte-Beuve. C'était un grand dialoguiste de cinéma, comme chacun sait : je crois que si, par exemple, Audiard a su très bien faire parler Gabin, lui a fait parler Jouvet. Il a merveilleusement réussi Jouvet. C'était aussi un type incroyable. Il faisait la critique cinéma du Canard, et il disait : " Je vais jamais voir les films dont je parle, ça pourrait influencer mon jugement... " Il avait de ces mots... Un jour y avait un réalisateur qui voulait lui casser la gueule. Et Jeanson : " Vous n'avez pas honte de frapper un lâche ! "
  C'est André Hardellet et René Fallet qui m'ont dit, un soir après une bonne bouffe : " Brassens aime beaucoup ton livre, on va aller le voir. " Après le spectacle à Bobino, on a été dans sa loge, pleine de monde, pleine de gens qui venaient lui faire signer des disques, et j'ai su après qu'il souffrait atrocement de ses calculs, on lui faisait une piqûre avant d'entrer en scène... Alors que Gabin, par exemple, je l'avais vu carrément envoyer chier les gens, Georges, lui, malgré sa souffrance, il
faisait tout avec beaucoup de gentillesse. Je lui en ai fait la remarque :
- Ça doit être accablant... ?
- Ben oui, m'a répondu Brassens, mais si on fait ce métier faut faire ça. C'est comme ça.
  J'aimais beaucoup ses chansons. Encore une fois, je me méfie des rencontres : l'auteur et l'œuvre, ça peut être deux choses très différentes. Mais Brassens, c'était ça, complètement. C'était un type extrêmement simple, qui aimait pas la frime, les grands restaurants, il buvait du gros rouge, ouvrait une boîte de
sardines, des crèmes de gruyère... pas de goûts de luxe... il était très profondément pacifiste. Ça lui venait de la guerre : il avait été embarqué au STO, et il m'a raconté qu'il avait un copain qui avait participé à un sabotage contre les Allemands, il avait été le voir en prison avant qu'il ne soit fusillé, et ça l'avait dégoûté à tout jamais. Il me disait : " Mais c'est pas possible de se mettre dans un merdier pareil et d'être fusillé à vingt ans... " Ça a provoqué en lui l'effet contraire, ça a renforcé son pacifisme. Il se méfiait aussi des grands sentiments, genre Brel, qu'il appelait : " l'Abbé Brel ", avec son côté boy-scout. Je crois que ce qui est le plus important, avec lui, c'est qu'à un moment où la chanson va aller dans tout un tas de directions, il est complètement en prise directe avec la tradition. Il assimile très bien les rythmes anglo-américains, le jazz, mais Jeanneton la jeune bergère, trouvant dans l'herbe un petit chat, c'est le XVe siècle, tu vois, et il adorait ça. Et il nous donne ça tout frais, il dit : " C'est pas mort ", c'est là, c'est formidable un auteur comme ça. C'est ce qu'il y a de mieux, je trouve. Je m'entendais très bien avec lui, on avait des tas de trucs à se dire... c'était un homme extrêmement équilibré, un sage... Plus ça allait, plus il prenait du recul, plus il vivait, comme on dit maintenant, en distanciation. C'était un pessimiste teinté d'une grande indulgence, il disait : " On ne peut pas vivre au XXe siècle sans pessimisme ni esprit de satire. "

- Ça s'applique à Alphonse Boudard...
- Au début du XXe siècle, c'était difficile de vivre sans rencontrer le communisme ou le fascisme. Ça donnait des auteurs comme Malraux ou Drieu. Mais maintenant les baudruches se sont dégonflées. Pessimisme, satire, oui, oui.

  D'ailleurs ce siècle nous donne tant d'exemples de l'incroyable relativité des choses. Je dois écrire un jour la vie de Joanovici... C'est le maximum dans le genre : Un Juif qui dîne en 1942 avec les chefs de la Gestapo... Comment il en est arrivé là, comment il va s'en sortir à la Libération, aller en Israël, revenir, tomber pour fraude fiscale, et mourir dans la misère, lui qui a été milliardaire et qui a arrosé littéralement tout Paris... Je peux pas la raconter ici, il nous faudrait encore cinq cents pages... mais je le ferai, je le ferai. C'est une de mes passions, ce genre de personnages ahurissants, dans un monde complètement fou. La relativité de toutes choses... Un exemple entre mille : José Giovanni a vécu l'histoire qu'il raconte dans le Trou. A la fin de son récit, il y a le type qui trahit, et l'évasion est loupée. José m'a dit : " Pendant cinq ans, pendant dix ans, ce type j'aurais voulu le retrouver pour le tuer. Et puis maintenant je me dis, il m'a sauvé, parce que si je m'étais tiré; qu'est-ce que je serais devenu ? " Aller avec les gangsters, il aurait peut-être péri sur l'échafaud ou dans un règlement de comptes, en tout cas dans la peau d'un mafioso quelconque, c'est tout de même moins bien que d'être José Giovanni, l'auteur du Trou et de tous ses livres et de tous ses films...

  Moi, c'est pareil... Toutes les haines que j'ai pu avoir, au moment de la Métamorphose, pour tous ces cloportes traîtres, et dans l'édition, les films, le théâtre, tous les types qui ont manqué à leur parole... j'ai eu des haines assez farouches, aujourd'hui je m'en fous. L'important c'est d'être dupe de rien.
  L'important... Qu'est-ce qui est important ? On me dit : " Vous êtes passéiste. Vous ne parlez que du passé. " C'est vrai que je suis nostalgique... mais j'ai aussi le sentiment d'essayer de préserver quelque chose qui va disparaître... la langue, tout un monde... ma démarche ressemble un peu à celle de Doisneau, qui photographie les petites choses, les petits mecs, la rue, tout un côté populaire...
  La taule m'a fait sentir physiquement cette disparition. Un jour tu t'en vas, tu es bouclé, tu sors je ne sais plus combien d'années après, et crac ! t'as les tours de La Défense devant toi... Ça fiche un sacré coup dans la gueule... Si j'étais resté comme ça dehors, j'aurais vu les choses changer petit à petit... la taule m'a montré la rupture. "

 Il se fait tard. Alphonse bouge sa grande carcasse, va à la fenêtre, regarde le soir tomber sur son Paris à lui, c'est pas pour rien qu'il habite près de Pigalle. Il est près d'un agrandissement encadré d'une photo montrant Brassens lisant les Combattants du petit bonheur. En somme, le symbole de sa vraie réussite.
  " Je suis un peu fataliste. J'ai toujours tendance à me dire que tout ce qui s'est passé devait se passer, que tout a été comme ça devait être, et que ça devient ce que ça doit être. Tout dépend aussi de ce qu'on attend de la vie, si c'est pour réussir, vraiment réussir, peut-être que je donnerais des conseils... qui iraient tout à fait à l'opposé de ce que j'ai vécu un peu à la godille... je n'y peux rien, c'est comme ça...
  Céline disait : " L'expérience est une lanterne sourde qui n'éclaire que celui qui la porte. "
 Les gens qui lisent mes bouquins... ils sont beaucoup sans doute à être d'accord avec mon esprit anarchisant... mais est-ce qu'ils vont être tous immunisés contre les idéologies... je ne sais pas... "

  Comme il est un peu triste, là, dans la pièce qui s'assombrit, je lui raconte une autre anecdote sur Céline :
  Il paraît qu'un jour il reçoit Antoine Blondin, et qu'il lui dit : " Ce qu'il y a de bien avec tes livres, c'est qu'ils sont tous petits, quand ils me tombent des mains ils me font pas mal aux pieds... "
 "
- Céline a pas dit ça de mes livres. Il est mort avant. "
 (Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle, Plon 1989, Presses Pocket, p. 198).

 

 

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   Sous le charme de Marcel Aymé

   Gen Paul, le peintre; l'appelait Marcel tout simplement.
 " Marcel va venir... "
 Marcel Aymé, voisin de Gen, venait souvent lui rendre visite dans son atelier. Il passait comme ça en copain. Il s'asseyait sur le vieux canapé, et il regardait Gen dessiner. Il l'écoutait... Gen était intarissable... la jactance royale des rues qui débagoulait en souplesse. Marcel avait l'œil, l'oreille à tout. Il n'est que de lire n'importe laquelle de ses nouvelles pour s'en rendre compte.

  J'allais voir enfin Marcel Aymé en chair et en os. Je le lisais depuis belle cellule... ce jour, à la distribution des bouquins, en 1948 à Fresnes, où j'avais touché La Vouivre. Ça ne me disait rien, ce titre, et je recevais tellement de rogatons de la bibliothèque que j'étais méfiant. On nous donnait n'importe quoi au hasard de la distribution. Trois livres par cellule. Je n'avais jamais été tellement gâté depuis le début de mon séjour derrière les hauts murs. On nous refilait jusqu'à des ouvrages d'économie politique... Et cette fois le miracle ! La Vouivre m'apportait tout... le grand air, le rêve, la poésie, l'humour... l'érotisme...

  Celui-là, ce Marcel Aymé, je n'allais plus oublier son nom, ne plus le lâcher d'un texte, lire toute son œuvre avidement. J'ai fait toutes les bassesses possibles auprès de l'auxiliaire de la bibliothèque pour obtenir tous les romans de Marcel Aymé qu'il possédait. Ça m'a coûté pas mal de Gauloises... précieuse monnaie d'échange à l'époque dans les taules.
  Avant toute chose, il m'a apporté l'évasion, Marcel Aymé. Avec sa Vouivre, déesse rurale, ses vipères, ses paysages jurassiens, j'ai oublié les murs lépreux de ma cellule... l'humidité, la faim qui me tenaillait parfois (on était encore au régime jockey des tickets d'alimentation en 1948), la longueur du temps qui n'arrive pas à s'écouler lorsqu'on est en prison.

 J'avais ouvert La Vouivre et je ne m'en suis sorti qu'à la dernière page, ébloui, ravi, sous un charme qu'on ne rencontre pas si souvent en littérature. Il était là, Marcel, conforme à tous les portraits que j'avais lus le concernant. Oui, il ressemblait bien à Buster Keaton avec son visage allongé, les yeux en capote de fiacre, un rien d'ironie au coin de la bouche. Il m'avait dit en deux mots qu'il aimait beaucoup La Cerise, le livre que je venais de publier. J'étais tout intimidé, un peu mal dans mes phrases pour lui dire tout ce que je pensais... tout le bien qu'il m'avait fait pendant mes années de prison et de maladie... combien ses romans, ses nouvelles, m'avaient aidé moralement parce qu'ils sont toniques, vrais, même les plus irréels, toujours justes... combien ses personnages m'avaient accompagné, ses paysans, ses petits employés, ses assassins et ses putes... tous si fraternels.

 Ce qui caractérise d'une certaine façon toute l'œuvre de Marcel Aymé, c'est un don extraordinaire d'amitié. Il aime ses personnages, même les pires criminels, sans jamais y paraître, sans forcer le ton. Il est dans un quotidien qui paraît un peu ailleurs, ce qui lui permet de manier le fantastique avec naturel. Il comprend tout infailliblement.
                    
              Le père Courage

 Là, sur le divan de l'atelier, le visage de bois, il correspond avec ce qu'il écrit. C'est un homme de sagesse et d'indulgence. Pour son attitude pendant l'Occupation - où il défendit les juifs - et à la Libération - où il défendit les épurés -, Arletty l'avait surnommé le père Courage. Il donne tout de suite, cette impression de courage tranquille, il est le contraire d'un fanatique. Le professeur Watrin de son roman Uranus est peut-être le personnage auquel il ressemble le plus, un rêveur ironique, mais extrêmement sensible à toutes les turpitudes humaines, à toutes les douleurs...

 Gen Paul jactait avec sa verve habituelle. Ça nous dispensait de parler. De temps en temps, Marcel risquait un mot, presque à voix basse. On aurait dit qu'il avait du mal à parler, que quelque chose le retenait...
  Je ne l'ai pas revu souvent hélas ! Un matin d'automne 1967, Gen Paul m'a téléphoné. A son tour, pour la première fois, il n'arrivait plus à parler : ça ne sortait pas au bout du fil.
- " Marcel est mort... "
 Il a fini par me dire, m'expliquer les circonstances de la terrible nouvelle, et qu'il voulait que je l'accompagne pour aller le voir sur son lit... qu'il ne se sentait pas le courage d'y aller seul.

  J'ai revu une dernière fois le visage étrange de cet écrivain à qui je devais tant, ses paupières en capote de fiacre définitivement fermées cette fois. Gen, ce soir-là s'est saoulé, défoncé à zéro pour noyer son chagrin. Sur le banc de pierre en bas de chez lui, avenue Junot, il a voulu que je m'assoie avant que je ne le quitte, que je l'aide à remonter dans sa piaule. Il avait encore quelque chose à me dire.
- " J'avais deux potes, l'un c'était un monstre... : Louis-Ferdinand Céline... l'autre, c'était un homme : Marcel Aymé. Tu me comprends, gros mec ? "
 Bien sûr que je le comprenais.
                                                                                                                                    Alphonse BOUDARD
 
(Bulletin célinien, n°206, février 2000).

 

 

 

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      BIENVENUE sur le site de JEAN-LUC DELBLAT
 

Quels sont les auteurs qui vous ont influencé à ce moment-là, dans votre recherche de techniques d'écriture?

Evidemment, avec mon certificat d'études, je ne me suis pas mis dans la tête d'imiter Gide ou Voltaire ! Mais la rencontre avec Céline dans " Voyage au bout de la nuit " a été capitale pour moi. Il écrivait dans une langue qui m'était familière, que je connaissais, qui était mon univers... C'était quelque chose qui venait de la rue, de l'accordéon, d'un certain climat, qui était transposé ! Ça a été un déclic. Et puis, toujours dans ce même climat, il y a eu Touchez pas au grisbi de Simonin...

Et Marcel Aymé?

Oui, mais pas spécialement dans le domaine de l'écriture, comme d'autres écrivains que j'ai admirés de plain-pied, sans que je sois dans leur univers. Giono, par exemple, me dépaysait. Sa baguette magique fonctionnait sur moi : il pouvait me raconter tout ce qu'il voulait, j'embarquais dans ses histoires, j'y croyais. C'est comme une gonzesse, il y en avec lesquelles ça marche, d'autres pas. On n'y peut rien, c'est comme ça ! Blaise Cendrars m'a aussi subjugué : il a une espèce de rocaille de langage, de grande mythomanie poétique, extravagante, qui m'a épaté ! Il y a aussi Simenon que je lis toujours.
 

Accordez-vous une part importante à l'actualité dans votre vie ?

Moyenne... Vous voulez dire la mère machin qui a été nommée premier ministre ? (Nous sommes le 17 mai 1991, Mme Edith Cresson vient d'être nommée).

En général...

J'ai plus tendance à suivre les faits divers... J'aime mieux ça que leurs pantalonnades politiques, qui peuvent être marrantes, vues d'une certaine façon ! Mais les matches de rugby sont plus intéressants qu'un changement de ministère, croyez-moi !

En parlant de politique, comment avez-vous réagi face aux affaires des fausses factures ?

Je trouve que c'est tout à fait normal ! Ca a toujours existé, ce genre de choses. Sur le moment on dit : " Quelle horreur, ces types qui trafiquent, qui combinent de toute sorte, qui se remplissent les fouilles ! " C'est un signe de jeunesse de croire que c'est un phénomène nouveau, mais je ne suis plus tout à fait jeune pour le croire...

D'après vous, ce phénomène n'est pas nouveau...

Toute mon enfance a été bercée par ce genre de salades ! Après la Libération, il y avait des mecs qui avaient fait des bénéfices, il y avait le scandale de ceci, de cela... Tout le temps ! Clémenceau était plongé dans l'affaire du canal de Panama jusqu'au cou ! Notre époque actuelle ressemble un peu au Directoire, avec plein de magouilles. C'est humain ! Vous faites une société d'humains, ça y est, ils magouillent, ils trafiquent, ils s'entre-tuent...

Comment intervient votre expérience personnelle dans votre œuvre ?

Enormément. Ou alors il faut vraiment se désincarner et raconter Napoléon, et encore, on finit par y mettre du sien ! Chacun a son propre Napoléon...

Quelles sont ces recettes pour obtenir le succès ?

Essayer d'avoir des personnages dans lesquels le lecteur va pouvoir s'identifier. Si vous écrivez la vie de Landru, c'est sûr que vous n'aurez pas beaucoup de types qui s'identifieront à lui !

Un lecteur s'identifie-t-il forcément aux personnages ?

Un lecteur n'aime pas s'identifier à ce qui est qualifié " d'ordure ", " d'affreux ". Il préfère s'identifier à un héros positif. Et puis, il faut savoir que ce sont les femmes qui lisent en majorité.

Le succès est féminin...

Les femmes lisent, les hommes boivent, les enfants trinquent ! C'est le truc classique. Alors il faut écrire d'une certaine façon, pour avoir ce public. Dès le début, on m'a dit : " Ah merde, tes livres, c'est des livres pour hommes, ils dépensent leur fric dans les bistros, pas dans les librairies, donc tu auras moins de lecteurs ! ". Seulement, je ne pouvais pas me changer, et écrire comme Alexandre Jardin, pour avoir plus de lecteurs ! Lui, il fait de son mieux, parce que c'est sa nature, il doit avoir ce tempérament-là, gentil, aimable. Mais si je veux l'imiter, j'aurai l'air d'un con ! Il faut que je fasse ce pour quoi je suis fait.

Lisez-vous les critiques de vos livres ?

Il y en a que je prends en considération. Celles de gens qui connaissent vraiment leur sujet, qui vous analysent avec sérieux, c'est toujours intéressant. Mais il y a surtout parmi les critiques des gens qui vous analysent en fonction de votre maison d'édition ou des idées politiques qu'ils vous prêtent... Dans l'ensemble, aux neuf-dixièmes, la critique, c'est la foire d'empoigne. Moi, je vous en fais demain autant que vous voulez ! Bernard Clavel me disait que ses critiques ont vraiment diminué à partir du moment où il n'était plus à l'Académie Goncourt. Alors, qu'est-ce que ça veut dire ?

Etes-vous très critique avec vous-même ?

Tout à fait. Je fous des trucs en l'air... et heureusement ! Le seul critique qui est important dans ma vie, c'est moi !

Avez-vous réécrit plusieurs fois un manuscrit ?

Voyez-vous comme c'est curieux : lorsque j'ai écrit " Le banquet des léopards ", je ne voulais pas le donner à mon éditeur. Je le trouvais " bancalos ". Je le publie, on fait un malheur ! Allez savoir !
 
Lisez-vous beaucoup vos contemporains ?

J'en lis certains, plus par affinité que par les décisions de la " cour ". Antoine Blondin, Jacques Laurent, René Fallet, Raoul Mille, Louis Nucera...

Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier ?

Non. Je vois moins de monde que si je relevais les compteurs à gaz ! Mais j'ai des tas de copains !

Avez-vous des relations épistolaires ou des entrevues fréquentes avec vos confrères ?

Pas spécialement Et puis il y a ce téléphone... Je vois souvent Michel Déon, Louis Nucera, quelques autres au hasard...

Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel ?

Je ne le fréquente pas. Je ne vais pas dans les cocktails...

Y voyez-vous de grands écrivains ?

C'est difficile de juger, sur le moment...

Et ceux dont on parle beaucoup en ce moment : Modiano et Le Clezio, par exemple...

Modiano, c'est un faux grand écrivain. C'est un petit poète et on baptise " romans " des sortes de petits textes kafkaïens. Point final. Ça ne m'intéresse pas du tout. J'en ai lus, péniblement, parce qu'il n'y a pas de personnages vrais, de situation ou de langage vrai. Le Clezio, c'est différent, c'est plus minéral, c'est étrange, je n'entre pas là-dedans

Quels sont ceux qui vous plaisent ?

Je pense qu'Antoine Blondin était certainement l'un des écrivains les plus intéressants, le plus important de notre génération... La nouvelle génération, je n'ai pas le temps de la lire. Et puis maintenant, on lit n'importe-quoi ! On achète certains livres pour les exposer sur la table du living ! La princesse de Monaco, c'est plus intéressant ! Le Clézio, c'est parce qu'il est beau môme ! Modiano, on a décrété que c'était le " grand écrivain ", mais quand il passe à la télé, il bafouille, alors les critiques disent : " On a des fragments de Modiano, c'est admirable ! "

Comment expliquez-vous qu'on n'ait plus des écrivains comme Malraux, Sartre ou Camus, avec un impact aussi important ?

C'est à cause de la télé qui a tout bouffé. Maintenant, on parle de Christophe Dechavanne. Les autres c'est fini, ils sont ratiboisés ! Mais Sartre, c'est une fausse valeur ! Le cinéma Sartre, ça fonctionne grâce aux universitaires. Alors on continue d'en parler... Mais reprenez ses pièces : ce n'est plus possible ! Les chemins de la liberté, c'est très inférieur à Martin du Gard ! Malraux a écrit un très grand livre : c'est L'Espoir. Le reste, c'est nébuleux, on ne sait plus où il va... Il y a un faiseur, un farceur, chez Malraux : il n'a jamais vraiment fait de résistance, il a raconté des tas de trucs, c'est une sorte d'Edern-Hallier ! (rires). En moins marrant...

Regrettez-vous la disparition des salons littéraires ?

J'ai jamais foutu les pieds là-dedans !

Et des écoles littéraires ?

Mon école, c'est celle de la rue ! Les écoles, c'est des petits clans de protection, ils se font des louanges les uns les autres, comme Les Femmes savantes de Molière...

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain débutant ?

D'essayer de faire du cinéma... Parce que la galaxie Gutenberg va en prendre un coup dans les prochaines années ! Il n'y a plus beaucoup d'avenir dans la littérature...

Quel message voudriez-vous lui transmettre ?

S'il veut " réussir ", il n'a qu'à acheter un manuel du savoir-vivre et il trouvera ce qu'il lui faut ! Il est important qu'il se construise une légende, qu'il se prenne au sérieux, qu'il écrive de façon assez obscure et qu'il soit susceptible d'intéresser les dames. Il faut aussi qu'il y ait un petit parfum sulfureux autour de lui, qu'il laisse entendre qu'il est peut-être homosexuel, qu'il ait pu avoir une tendance à étrangler sa grand-mère, et ça marchera !

Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier ?

Les combattants du petit bonheur, afin de connaître mon petit monde. Sinon, je ne pense avoir écrit que deux livres intéressants, La Cerise et L'Hôpital. Deux livres où je suis seul : la prison et l'hôpital. Voilà. Point final.

Avez-vous des regrets ?

Si j'avais eu un talent scénique, j'aurais aimé être Raymond Devos... J'étais fait pour raconter des histoires. Mais j'assume mes livres comme mes mauvaises actions, sans gloriole. Voilà...
 (Réalisé à Paris, le 17 mai 1991).

 


 

                                                                                                                                      ***


 

 

         ANAR DE DROITE
 

  Donc il y avait maisons closes et maisons closes ? Il y avait les maisons de société où la fine fleur du tout-Paris venait prendre un verre sans forcément consommer et puis il y avait les tôles d’abattage, immondes…

 Si vous voulez, au départ, quand il y a les maisons, dans la première période du XIXème siècle, elles existent, on sait qu’elles sont là, on sait que les militaires vont dans ces endroits et que les messieurs qui ont des petites envies ou des passions particulières y vont également, mais on n’en parle pas. Et puis, à partir du moment où les artistes commencent à en parler, ça explose. Alors Lautrec, alors Maupassant, alors Lorrain, etc. Mais elles ne sont pas encore, à ce moment-là, au point de devenir ce qu’on appellera des maisons de société. La première expérience dans ce domaine c’est le Chabanais qui l’inaugurera. Le Chabanais est d’abord réservé aux membres du Jockey-club. Là, on fait dans le snob. C’est là que va venir le futur roi d’Angleterre, le Prince de Galles qui sera Edouard VII. C’est là que vont venir une quantité de gens chics, les présidents, les rois en vadrouille… Ils viennent tous faire un tour là et, par la suite, en 1920 et quelque, quand Jamet ouvre le One two two, il invente la formule club, il fait une sorte de complexe. Alors il y a le bordel avec les filles, il y a le restaurant où on fait le bœuf à la ficelle et puis il y a le club et les gens viennent. Ça va faire le renom de la maison parce que tout le monde va y passer.

 C’est une sorte de salon. Il faut en être ?

C’est ça. Et le fait qu’on voit Maurice Chevalier, Tino Rossi ou Colette donnera de l’éclat à la maison. Forcément, c’est rare que des types du niveau de Maurice Chevalier ou Tino Rossi grimpent devant tout le monde avec une pute. Mais il y a d’autres clients qui sont des célébrités comme Georges Simenon ou Michel Simon qui y vont carrément et on le sait et ils ne s’en cachent pas du tout. Mon ami Romi, lui, allait faire des dessins. Il finissait par être copain avec la patronne, elle était contente, puis après il gardait les dessins et c’est comme ça qu’il a des témoignages. Il gardait les cartes de visites, les cendriers parce que c’est un collectionneur et c’est un peu un esprit savant. Alors ça, c’était la nouvelle formule. Après, il y a eu le Sphinx qui était une espèce de club, également, et les choses auraient pu encore évoluer. On aurait vu Régine qui aurait tenu à la fois sa boîte, un bordel, un restaurant, etc. Elle aurait été fabuleuse, là-dedans ! D’ailleurs, on a eu un projet de film ensemble sur un sujet comme ça. Elle collait bien.

 Un peu avant 1946, au moment de la guerre, il y avait déjà des rivalités entre les grandes maisons. Certaines étaient pro-allemandes, d’autres non…

 Bof… On a raconté ça après… Mais il y avait des rivalités sérieuses qui étaient des rivalités commerciales, si je puis dire. C’était comme Leclerc et Carrefour. C’était ça…. Sous l’occupation, à mon avis, il s’est passé la chose suivante : vous comprenez qu’un type qui fait un business où il vend des bonnes femmes, c’est un voyou. Souvent il vient de la plus basse truanderie et il a monté les échelons parce qu’il est intelligent. Quand l’occupation est arrivée, ils ne savent pas ce qui va se passer. Personne ne le sait. Alors, les Allemands filent des règlements, réquisitionnent des maisons pour eux et puis s’arrangent avec les voyous.

Les Allemands avaient un fric fou qui leur était donné par le gouvernement de Vichy au titre de l’indemnité journalière de guerre. Ce fric, ils le dépensent et il va alimenter tout. Il y a le marché noir, il est là, tout près, parce que vous pouvez pas tenir des maisons de luxe sans faire du marché noir. Vous n’allez pas là-dedans pour bouffer des rutabagas et boire de l’eau fraîche. Donc, il sont très liés aux Allemands et ils sont liés au marché noir et les Allemands savent que le marché noir est une bonne façon de tenir les gens.

  Les plus intelligents parmi eux ne viennent pas en disant « dites donc, on va faire ça, si vous ne nous donnez pas ça, vous serez fusillés ». Non, ils corrompent, ils se démerdent, ils s’arrangent, c’est plus malin. Les seuls tauliers qui auront un esprit vraiment à peu près résistant sont des gens par exemple qui sont d’origine juive. Ils comprennent très vite de quoi il retourne et eux sont forcément coincés. Quelques-uns uns. Mais dans l’ensemble ils attendent l’évolution de la situation et quand l’année 43 arrive, le vent tourne, ils prennent des garanties : ils ont caché trois Juifs dans la cave, ils ont planqué un parachutiste anglais, ils donnent de l’argent à la résistance qui traîne par là, de façon à être peinards.

Mais la plupart ont été très mouillés avec les Allemands au point que beaucoup de grands tauliers, ceux qui tenaient les taules d’abattage, en croquaient avec la Gestapo. C’était une super police qui était au-dessus de la police française et qui pouvait envoyer chier les flics français en s’appuyant sur les Allemands.

 C’était une époque idéale pour la pègre qui régnait impunément

 Bien entendu. Quand la Libération est arrivée se sont conjuguées deux choses : les moralistes qui venaient du MRP, parti chrétien qui était contre le bordel, et les communistes qui parlaient au nom de la patrie. Vous ne pouviez pas demander aux autres de ne pas suivre. Il est évident que quand l’affaire se déclenche on ne voit pas la nécessité absolue de s’occuper de fermer les bordels. Ce qui a sauvé les choses à ce moment-là, ce qui a sauvé les abolitionnistes, ces les antibiotiques. Si les antibiotiques n’étaient pas arrivés en même temps on avait une situation qui grimpait dans le domaine prophylactique… Un recrudescence de maladies vénériennes genre syphilis. Alors on aurait fait machine arrière.

Et là, boum ! tout d’un coup, ils arrivent. Parce que les anti-abolitionnistes avaient dit « attention ! si vous fermez, vous allez voir, ça va grimper. Parce que les filles sont surveillées, ici ». Il y avait même des endroits, les fameux bordels qui étaient tenus par les Allemands, où la capote anglaise était obligatoire.

 Malgré son nom ?

 (Rires). Malgré son nom, c’est que j’allais dire… Donc, la situation était grave et, tout d’un coup ça a été le miracle. C’est à ajouter à ce que je disais tout à l’heure à propos de l’évolution des mœurs. Il y a eu en 46-47 l’arrivée des antibiotiques qui suppriment les maladies vénériennes importantes de l’époque.

 A l’époque ça ne pardonnait pas…

 Sauf que le syphilis n’était pas mortelle à tous les coups et qu’on pouvait parfois en guérir… Si elle était prise à temps et même avant les antibiotiques. Et puis sont arrivés la pilule et tous les contraceptifs possibles plus la loi qui autorise la loi sur l’avortement. Autant de choses qui ont compté dans cette fameuse évolution des mœurs.

 Venons-en à Marthe Richard. Vous avez découvert à son sujet des choses inavouables. Etait-elle complètement pure ?

 Ah non, non… Pas du tout. Je suis sévère avec elle quand elle se place sur le plan où elle s’est placée en disant « je suis une moraliste qui a fait fermer les maisons ». Ça , c’est une blague. Là, je démonte tout le truc et ça n’a été possible qu’après sa mort parce qu’elle avait bénéficié d’une loi d’amnistie en 47 et on ne pouvait évoquer un certain nombre de choses dans sa vie, entre autres le fait qu’elle avait été elle-même prostituée et qu’elle avait eu des problèmes pour des affaires de drogues et des complicités d’escroquerie avec des personnages qui émargeaient à la Gestapo du boulevard Flandrin. C’était donc on ne peut plus noir. Elle a cependant réussi ce tour de passe-passe de devenir le symbole de la lutte contre la prostitution.

 Elle s’est refait une vertu

 Totalement ! Et elle n’a joué que de la vertu, après. Elle est morte à 92 ans, avec la Légion d’honneur. On disait « Marthe Richard, la mère la vertu ». C’était pas ça du tout ! C’était le contraire. Voilà. Quand j’ai écrit le livre j’en ai consacré la moitié à Marthe Richard pour démontrer point par point qu’il s’agissait d’une légende. Je l’ai fait avec des documents très sûrs, de police. J’ai eu la fiche des renseignements généraux entre les mains eh bien, malgré cela, on entend toujours les gens dire « Ah ! Marthe Richard qui a fait fermer les maisons… Cette dame est respectable, c’est formidable ». Bon, elle n’a pas toujours eu 80 ans. D’où viennent les vieilles dames !

 Revenons à la maison. Ou plutôt aux maisons. Filles du trottoir et filles des bordels bénéficient-elle du même traitement artistique ?

 On trouve une littérature autour des filles du trottoir. Chez Carco, chez les auteurs de la Série noire… Parce qu’il y a le lieu. Vous ne retrouverez pas cette jubilation ni ces artistes autour des taules d’abattage. Il y a quelques croquis, il y a des histoires, mais elles sont assimilées à peu près aux filles de la rue. Ce qui a provoqué l’intérêt des artistes autour des maisons c’est précisément parce qu’il y a eu le cadre, il y a une espèce de cérémonie, un lieu d’amour, le temple de l’amour physique, et puis il y a « Madame », il y a une ambiance et puis les gens, comme du One two two, du Chabanais, de la rue des Moulins où Toulouse-Lautrec avait sa chambre, ont créé un certain climat.

 Une mythologie ?

 Une mythologie. Et ils sont revenus en cela à l’Antiquité… Ce que l’on peut reconstituer de Pompéi, on le doit aux artistes de ce genre. Voilà pour les maisons luxueuses. Les maisons de qualité moyenne, si je puis dire, ont été reconstituées par des gens comme Lorrain ou Maupassant dans leur côté convivial, province, etc. C’est vrai que si vous imaginez des gens qui sont par exemple représentants de commerce, ils arrivent dans une ville, à Yvetot, à Carpentras, le soir, ils sont au restaurant, je les ai vus, j’ai été dans des endroits comme ça pour des films ou des livres, ils bouffent puis ils vont regarder la télé et ils vont se coucher. S’ils ont des envies d’aller draguer ou de chercher une fille, ils ne trouvent rien ! Il y a des fois des espèces de boîtes qui sont à 25 kms, puis barka ! Ils ne vont pas aller se fatiguer là toute la nuit. Quand ils avaient le bobinard, ils connaissaient, ils y allaient, ils se retrouvaient entre copains, ils y venaient pour consommer une fille ou simplement pour prendre un verre, une coup de champ’, je ne sais quoi… Ils discutaient avec la patronne, elle les connaissait, c’étaient le gars qui vendait le Pernod ou qui vendait des bas ou de la porcelaine … C’était ça.

 Il y avait donc un aspect très social

 Ah complètement, complètement ! C’était des bistrots avec des « montantes ». C’était ce que racontaient des gens comme Maupassant.

 Au moment de la Fermeture, des gens se sont retrouvés sur le sable, et pas seulement les filles.

 Les macs se sont pas trop mal débrouillés. Ils ont pris des prête-noms qui ont tenu les hôtels de passe et puis eux ils sont allés se retirer à la campagne, pécher à la ligne, taper le carton… certains, qui avaient des maisons de luxe, des maisons très célèbres, n’ont pas pu se recycler parce qu’on ne pouvait pas remplacer, refaire autre chose d’équivalent au One two two ou au Chabanais et ils ont été plus ou moins ruinés. Ils ont essayé de se lancer dans d’autres activités, mais ce n’était plus pareil. Alors le bluff a été pour les filles. Parce qu’on racontait « bon on va fermer les maisons et le problème est résolu », mais il n’est pas résolu du tout et elles se sont toutes retrouvées sur le trottoir. Elles avaient les mêmes macs, les mêmes structures, elles étaient autour des hôtels et elles faisaient le tapin dans la rue Saint-Denis ou à Barbès-Rochechouart. C’était exactement la même chose.

 Pire peut-être ?

 Peut-être pire, en tous cas, parfois, elles étaient carrément dehors et quand il fait froid…

Alors il y a des gens, très respectables d’ailleurs, qui veulent sauver des filles de joie et qui leur proposent des lieux genre petite pension de famille où on va les rééduquer, leur apprendre un métier, mais ça a marché que pour des putes qui étaient en bout de parcours. Ils sont à côté de la plaque parce qu’ils font des choses tout à fait honorables, utiles, mais pour une infime minorité…

 Que sont devenus les objets baroques, les objets particuliers que l’on trouvait dans les maisons closes ?

 Ça a été baladé de tous côtés, mais la plus grande vente a été faite après la Fermeture par Maître Maurice Rheims qui est aujourd’hui à l’Académie française. Romi, lui, a récupéré certaines choses. Le fameux siège et la baignoire en cuivre rouge en forme de cygnes se sont retrouvés chez Alain Vian, le frère de Boris, et chez Dali. C’est Dali qui a acheté la baignoire. Il trouvait que c’était un objet éminemment surréaliste. Le siège a été revendu en salle des ventes où il a fait 22 millions de centimes et c’est la descendante de l’ébéniste qui l’avait fabriqué qui l’a acheté.

 Est-ce qu’il y encore de signes visibles, des preuves de l’existence de ces maisons dans Paris aujourd’hui ?

 Il y a encore des petites traces par-ci par là, mais les principales maisons n’existent plus. Le Chabanais, par exemple, est toujours là. Il y a des gens qui y vivent. Rue des Moulins, il n’y a plus rien. Je crois qu’il y a une agence de voyage à la place. L’immeuble où était le Sphinx a été démoli, boulevard Edgar-Quinet. Reste comme témoignage évident celui où, dit-on, le Maréchal Goering est venu baiser un jour de 1941 au 50, rue Saint-Georges. Au 9, rue de Navarin il faut que vous essayiez de rentrer sous le porche et de regarder de côté. Là on comprend tout de suite. D’abord, il y a une façade curieuse. Il y a des fenêtres en forme de hublot et puis, sur le côté, on peut découvrir ce que c’était.

  Au 106 boulevard de La Chapelle était une taule d’abattage célèbre qui est devenue après la Fermeture et pendant 25 ans environ le siège de l’Armée du salut. Et puis maintenant c’est un bazar nord-africain. Au One two two, 122, rue de Provence, c’est maintenant le syndicat des cuirs et peaux… Je crois qu’il y a eu un grand tort… On aurait du garder le Sphinx, le Chabanais, le One two two, la rue des Moulins, il y en a eu plusieurs comme ça… Enfin, on aurait pu en garder deux, trois. C’est des pièces historiques. On va bien voir la Conciergerie. C’est une taule, hein ? C’est moins gai encore.
  (anardedroite.wordpress.com , Interview Olivier Bailly).

 



 


  
                                                                                                    ***



 

 

      LES COMBATTANTS DU PETIT BONHEUR 

 (...) Jamais revu pareilles réjouissances publiques... l'enthousiasme s'élevait de la ville... les ovations ! les fanfares ! les drapeaux ! les fleurs ! les embrassades sur les chars ! et les litrons, bien sûr, pour désaltérer les libérateurs ! Tout le monde vraiment était dehors... Ç'aurait pu être la fête la plus extraordinaire, la plus grandiose sans conteste... la victoire des Alliés était totale sur l'ennemi et dans nos cœurs... l'évidence ! Seulement, à cette extase, cette explosion de bonheur... cette euphorie... se mêlaient tout de même des choses moins radieuses, moins folichonnes ! La grande chasse aux traîtres, aux collabos était ouverte. Tout un secteur noir de vilenies, de reniements, de délations, d'atrocités.
  On a tout dit, tout écrit aussi là-dessus. C'est devenu très vite immonde, impitoyable... injuste très souvent... sans rapport avec les actes reprochés. Les plus mouillés, les plus marles n'avaient pas attendus qu'on vienne les chercher à domicile au petit jour. Restaient alors les imbéciles, les gogos, le menu fretin ! La France avait tout de même besoin d'exorciser ses gros péchés maréchalistes, de se les laver dans le sang si possible. Il lui fallait des victimes expiatoires. Les premières, les plus faciles, on le sait... ce furent les femmes, les collaboratrices du lit de l'occupant, les horizontales... celles qui s'étaient tapées du Hanz, de l'Ernst, de l'Helmut, du Wilhelm, du Heinrich... toutes prêtes sans doute à s'envoyer du Bob, du William, du Johnny... de l'Ivan, s'il en arrivait un jusqu'à nous. Les imprudentes, on allait s'offrir leur chevelure. Ça commençait avenue des Gobelins.

 Une vraie bagarre pour assister au spectacle... Tout le monde veut voir la traîtresse se faire châtier. Elle n'a rien d'une vamp susceptible d'avoir perverti les galonnés à monocle de la Wehrmacht. Une grosse fille fadasse aux seins mous. Elle est dénudée jusqu'à la ceinture. Elle pleure... elle a honte, elle a la trouille... ils lui font mal les tondeurs... deux types qui s'activent aux ciseaux... ça hurle... " Salope ! Putain ! Boche ! " Les brassardés finalement la protègent du pire... ils tondent mais ils empêchent les mégères de la piétiner.
  Je me suis approché... je regarde, je ne peux pas m'en empêcher. Parmi les tondeurs je reconnais Riton... un copain du certif... un bon élève, lui... jamais puni. Je l'imaginais pas devenu tortionnaire. Il se retourne, hilare, il brandit le scalp, une grosse touffe de cheveux rouquemoute. On l'applaudit. La fille, quelqu'un lui relève la tête, qu'elle contemple bien son châtiment.
- Celle-là, dit une voix derrière moi... elle a couché avec tous les Boches qui sont venus dans le quartier !
 Ça faisait beaucoup, certes, pour une seule chagatte ! Autour, il y avait, parmi les hurleurs, les bourreaux... d'affreux petits mâles complexés, déçus... bien des rancœurs de calcif... des instincts sadiques qui se réveillaient... se donnaient libre cours... des choses qui remontaient du fond de l'égout. On tondait aussi les filles, pas tant parce qu'elles avaient pagé avec des Chleus, mais souvent parce qu'elles avaient bravé de gentils préjugés bien rances. Ça faisait tache dans la grande fête tout ça... par moments les cris de joie se métamorphosaient en hurlements de haine.

 On ne savait trop comment ça partait... Quelqu'un montrait du doigt la future victime... la désignait à la vindicte... comme cette femme échevelée, devant la boulangerie boulevard Saint-Michel... " C'est une collabo !... Elle a couché avec un Boche ! " Hop ! la cause était entendue... les insultes... les glaviots et puis les coups, le passage à tabac... la bastonnade... la tonte, selon... (p.424-426).

 

        BLEUBITE

 On a hâte, dans les rubriques de belles-lettres, de vous oublier, vous foutre au rancart. Il est entendu, une bonne fois pour toutes, que ce qui compte de nos jours, pour nos professeurs de littérature, c'est Robbe-Grillet, Butor, Pinget... ceux qu'on ne peut pas lire, que personne n'a jamais pu suivre au-delà de la troisième page.
  Si vous vous avisez d'amuser un peu, d'intéresser le chaland par un récit coloré, si vous vous permettez quelques gaudrioles verbales... si vous n'êtes pas totalement sinistre, sentencieux branleur descriptif, pénible bavacheur marxiste, c'est affiché que vous êtes définitif phallocrate, raciste abominable... que vous êtes idéologiquement suspect. On vous note à l'encre rouge.

 (...) En 1966, on les a trouvés, mes Matadors, excessifs... que mon personnage de capitaine F.F.I. ancien de la Gestapo était assez peu vraisemblable... qu'il outrageait une Cause sacrée.
 Pourtant, là encore, je m'aperçois que le temps a travaillé pour moi. Peu à peu des choses se dévoilent, des livres se publient, quelques témoins s'approchent de la barre. On apprend que la Gestapo française de la rue Lauriston n'était pas, si j'en crois quelques destins, si mal famée. On y rencontrait de futurs héros de l'ombre, de hardis artistes qui n'hésiteront pas, vingt, trente ans plus tard, à militer pour une humanité meilleure.
  De temps en temps sur nos chaînes de télévise, je retapisse quelques capitaines Herlier qui ont, en tout cas, mieux réussi que le mien. Ils ont invariable la larme au bord de l'œil pour le tiers monde, le cœur sur la main offert aux humbles, à toutes les victimes de toutes les répressions " d'où quelles viennent ". Ça me fait tout de même un petit choc, j'avale ma salive. En les observant bien, je leur trouve dans l'œil parfois une vieille lueur gestapine.
 Peut-être que je me fais du cinoche. Tout ça, au fond, peut-être pas de quoi fouetter une dame du M.L.F... Faut de tout pour faire un immonde. Je garde pour moi mes découvertes, mes retrouvailles... que personne se fasse de mouron. Tout juste je pique à droite à gauche quelques modèles pour mes œuvres de fiction à venir.

                                                                                                       *

 La Vérité n'est ni bonne à dire, ni à écrire. Personne n'a envie de se mettre en ménage avec. C'est une matrone tellement hideuse qu'elle n'a jamais fait bander que les pervers.
  Il reste que cette période de la Libération est à la mode... Rétro comme ils disent... vachement rétro ! Comme tout n'est que mode en Art, en pensée, partout, mon Bleubite revient au bon moment il me semble. Certes on va pas me couronner dans les Médicis, les Féminettes - ça reste, ça, le domaine réservé des élites estampillées - mais je peux tout de même instruire quelques personnes méritantes tout en les amusant au détour de la page. Je n'ai jamais eu, à vrai dire, d'autres prétentions.

 Souvent on m'a posé la question, à l'époque de la parution des Matadors, si cette bluette était entièrement vraie, absolument autobiographique. Duraille alors de répondre. Si je décortique les choses entre la réalité et l'imaginaire... la pendule risque de ne plus marcher une fois les pièces remises en place. Un roman, ce qu'il faut avant tout - ô mes chers théoriciens - c'est qu'on y croie, qu'on marche. La règle d'or : Il était une fois en septembre 1944... etc. Vous montez donc avec Bleubite dans la 11 CV... Plus qu'à vous laisser conduire... Coulommiers, Esperbart-le-Hasoi, Nancy... la bataille de Gravelotte pour terminer sur une note de gloire militaire. J'ai essayé tout simplement de vous faire respirer quelques odeurs de cette époque, d'amener des personnages peut-être plus vrais que nature sur le tapis.

 (...) Partout écoutez nos radios, nos débats, c'est toujours des problèmes à n'en plus finir... ceci, cela... l'homosexualité des anges. Le moindre fœtus chanteur à cent mille minettes en folie se penche sur chaque problème. Et ça jacte, bavache, cause, débite, postillonne, débagoule, rétorque, radote. On nage sur un océan de salive.
  Bleubite, alors, pour me le faire prendre vraiment au sérieux, je vais vous signaler quelques thèmes à débattre, qu'il pose en même temps l'air de rien, le problème de la guerre, de l'armée, de la jeunesse déboussolée délinquante, de l'engagement... que sais-je, de la prostitution, du viol.
  Vous avez le choix. C'est mon enfant caractériel. Pour cela que je l'aime un peu mieux que les autres. (p.13-18).

 

       LE CORBILLARD DE JULES

 Nous étions à cette époque, juste l'après Libération...de troubles, de noirs désordres sur tout le territoire. On savait plus qui commandait qui... ce qui était légal, ne l'était pas... ne l'était plus d'un jour à l'autre  ! Il se réglait de drôles de comptes un peu partout... des personnels, des politiques, patriotiques et trou du cul aussi bien sûr ! Les prisons étaient engorgées et parfois ceux qui les gardaient se retrouvaient dans le trou à la surprenante pour des motifs bien difficiles à comprendre.
  Ceux qui n'ont pas vécu ces évènements, même à travers les livres les plus sérieux, n'y reconnaitront jamais les leurs. Etaient déclarés collabos, bien souvent, des gens dont on voulait prendre la place, l'appartement, le buffet Henri II, le cosy-corner convoité. Par contre de fieffés malfrats, auxiliaires de la Gestapo, se pavanaient patriotes couverts de galons, de brassards, de médailles. Au sein de la Résistance, il y avait des conflits sournois, surtout entre les gaullistes et les communistes.
 
   Dans notre unité, la colonne Tactique Lorraine, c'était en majorité des F.T.P... presque tous les cadres membres du Parti... un embryon d'Armée Rouge française. On s'y croyait déjà... qu'on était les maîtres ! On avait perdu notion qu'à Paris de Gaulle avait tout de même pris les rênes vaille que vaille, qu'il contrôlait petit à petit la situasse, et aussi et surtout que l'armée américaine était là... bien là... avec ses divisions blindées, ses avions... son gigantesque matériel... et que c'était pas affiché qu'elle nous laisse prendre le pouvoir.
  Tout ça explique un peu la suite, le modus vivendi, les arrangements provisoires entre le parti communiste et le Général. Toutefois, la plupart des petits lascars à mitraillette, tous les vrais champions de la Sten... eux, ils se voyaient déjà en justiciers à Paris... se bégalant madame la marquise par-derrière et par-devant... se prélassant dans les lits à baldaquin, merde, y a pas de raison ! Ils piaffaient tous du Grand Soir ! (p.36).

 

       LE CAFE DU PAUVRE

  Autrefois, lorsque le café était une denrée précieuse et réservée aux riches, à la fin du repas on se payait le café du pauvre, c'est-à-dire l'amour, la joyeuse partie de jambes en l'air...
  Alphonse rencontre Odette la catholique, qui veut sauver son âme ; Lulu, la femme du charcutier, qui lui offre ses charmes imposants et les trésors alimentaires de son arrière-boutique ; Jacqueline, la militante trotskiste avec laquelle il défilera de la Bastille à la Nation pour changer le monde ; Flora, la comédienne initiatrice des beautés de l'art dramatique ; Cricri, la belle pute dont il pourrait faire son gagne-pain si la peur du gendarme n'était pas aussi dissuasive en ces temps reculés où les prêtres avaient des soutanes, les magistrats une guillotine au fond de l'œil et les dames des porte-jarretelles pour le plaisir de l'honnête et du malhonnête homme.

 Un livre où le rire ne perd jamais son droit prioritaire dans le Paris pourtant maussade de Monsieur Félix Gouin, président provisoire de la République renaissante. Avec, bien sûr, les bons copains et les mauvaises rencontres qui peuvent vous conduire en galère.
  L'apprentissage de la vie, de l'amour après la guerre... Une fresque de frasques et de fesses, de tétons, de dessous vaporeux... De baguenaudages à la petite semaine au coin de la rue là-bas. Comme dans une chanson de celle qu'on appelait encore la Môme Piaf.

 


        L'HÔPITAL

 J'y arrivais grâce à mes boules Quiès sur les cures et la nuit avec une minuscule lampe de chevet... je me farcissais des tomes et des tomes... je dévorais, je devenais difficile forcément, je pouvais plus me contenter des livres goût du jour, des amusettes à lire d'urgence pour les clientes de " Maris-Claire ". Je commençais aussi à écrire... sur des petits cahiers de cent pages, je m'exerçais, je racontais ma guerre. Et là encore, à Bouzon, je peux dire que j'étais verjo, ailleurs par la suite ça sera encore plus coton. " La Cerise ", je l'ai commencée sur un banc à côté des chiottes au pénitencier de Liancourt... En me cachant, que c'était pas permis de noircir du papier. J'ai travaillé dans des endroits impossibles, le crâne en compote sous l'effet des médicaments volcaniques.
  Je ne suis pas tellement sûr au bout du compte qu'on y gagne en se donnant tant de mal. Autour de moi dans le Septième Art, les belles lettres... les académies, dans l'édition, les théâtres... n'est-ce pas... je vois pas se pavaner d'infinis cloportes, des boursouflures de croûtons de tasses qui se font mousser baba au rhum... Ce qui paye au fond c'est la médiocrité extra-souple, le toc clinquant, les faux derches maquillés inflexibles et simples. A eux l'avant-scène, tous les micros... les dames du monde en levrette ! Si je les vois, moi, les pigeons... les chalands foncer au bonneteau ! C'est juste une question d'effronterie, de dire ce qu'il faut, ce qu'on attend de vous, jamais sortir des limites permises tacites... et on s'envole, lépidoptère, au-dessus du parterre fleuri.

 Que tout ça, je m'excuse, ne vous apprendra pas grand-chose. On relit La Fontaine, on sait tout... et ça vous reste sa musique, l'ordonnance à la française, l'élégance de la tournure... la légèreté... Que c'est vraiment jamais nécessaire de se morfondre... La plus élémentaire politesse... vous divertir... vous faire sautiller la formule. Je m'y efforce, je remets sur le tapis l'ouvrage... que ça n'ait pas l'air de rien du tout... que ça coule facile. Toute la gymnastique que ça nécessite, la ruse... éviter les pièges du beau style... sabrer la joliesse, la minauderie plumitive... Ecouter surtout... une question d'oreille. Le mot en trop et ça fait couac, ça vous déglingue toute la complainte. (p. 234).

 


          CINOCHE

 J'ai comme un malin plaisir à les désappointer, tous ces assoiffés de sensations malsaines. Je leur réponds très poliment, je cherche soudain mes mots du côté de chez Swann... j'évite l'argomuche. Aucune raison de s'exprimer avec toutes ces pommes dans une langue qui n'est pas, ne sera jamais la leur. Dès qu'ils s'emparent d'un mot, il devient imprononçable, impropre, ils le saccagent de leur ton pointu. Luc il s'attendait sans doute à ce que je leur fasse un sketch à ses amis tropéziens. Il me lançait l'hameçon... il espérait bien que j'allais embrayer le crapuleux récit... le casse sensasse... chalumeau et coffre qui s'ouvre... cinquante briquettes en lingots... Que je brode au besoin... m'invente quelques meurtres... règlements de comptes... deux trois beaux assassinats... quatre filles au turf... n'importe !

 La vérité ils n'en ont cure, les relations à Galano fils... dans leur univers de boîtes à la mode, tout est fabriqué à la mesure... sophistiqué, trafiqué, falsifié stuc et toc. L'essentiel, n'est-ce pas, le spectacle... Ils vivent en perpétuel cinoche... le carnaval en toute saison, chaque jour... tous les soirs que le bon Dieu n'arrive plus à faire. La seule réalité au fond c'est de passer à la caisse... le pognon leur vient, à eux, fluide... repart. Ils ont le don, une fée s'est penchée sur leur berceau... la fée Fric ! Mes pensées dans le club... et aussi je les imagine déjà cadavres... qu'ils crèveront tous tard ou bientôt... qu'ils seront enfin de vraies charognes et que là on sera tous enfin fraternels. La belle affaire, je gamberge bancal, sinistros. En tout cas j'ai pas l'intention de les divertir ces branques chochotes. Je leur réponds monosyllabes... ils vont me trouver abruti, tant mieux. Ils finissent par m'oublier, je les intrigue plus, ils me gomment... reprennent leurs sujets favoris... Enfin, ils y arrivent dans le vacarme... s'efforcent... le dernier yacht sur le quai Suffren... une merveille !... confort, vitesse, etc., il appartient à l'héritier d'un gros industriel du Nord. Un garçon plein de talent, un écrivain lui aussi. Après avoir sabré toutes les plus jolies starlettes, il est maintenant en ménage avec un travelo... viré sa cuti... il pédale... mais on sait bien que chez lui, n'est-ce pas, l'érotisme est une ascèse... c'te bonne paire !

  Bien des gens, à ma place, s'esjouiraient d'être admis à les écouter... là, carré au plein du fauteuil... plein pinacle, le verre de scotch en pogne. J'en profite pas... ça s'estompe dans ma mémoire. Il reste juste le bruit, la fureur musicale... et puis tout de même qu'en finale, ils se mettent à parler du prolétariat... qu'ils lui préparent verbal son bonheur futur. Là, ils peuvent plus s'arrêter une fois sur ce chapitre. Ça dure jusqu'aux aurores... jusqu'à l'heure où précisément le prolétaire en question se lève, se lave fissa et fonce vers le métro, le bus dans l'aube polluée... pour aller se gaver de poésie réaliste à l'usine ! (p. 55-56)

 


        LES ENFANTS DE CHŒUR

  Écrevisse travaille à l'infirmerie... sorte d'homme de salle... il vide les bassins hygiéniques, les pots de pisse, les crachoirs... il balaye, lave les carrelages. Ça lui permet d'être à l'affût, de tendre une esgourde attentive aux conversations, de dépiauter les paperasses dans les boîtes à ordures. Toujours silencieux, en espadrilles, grisâtre... il se glisse partout... penché, torgadu, obséquieux. De temps en temps, un petit malfrat, au passage, lui file un coup de latte, lui glave sur l'alpague. Il accepte sans moufter... ça fait partie de sa rédemption, disent les autres chrétiens de la manécanterie.
  A force de docilité, de bonne conduite, de bonnes informations aux gaffes, il finira par décrocher une liberté conditionnelle. Peu probable qu'il récidive une fois dehors, c'est des choses qu'on ne fait qu'une fois dans sa vie de découper sa femme en morceaux pour aller à la pêche aux écrevisses. Dans les statistiques du ministère de la Justice, ça leur fera un réinséré de plus... une réussite pour les récompenser de leurs efforts.
  Voilà... Ite missa est... la messe est dite... notre vieil aumônier branlochant du chef, se met sa barrette sur la tronche... génuflexion... il va sortir par la gauche où une petite cellule est aménagée en sacristie. Écrevisse, servile, va l'aider à retirer ses habits sacerdotaux... Mais, ce dimanche-là, le rituel s'offre un supplément. L'officiant ne sort pas tout de suite. Il se retourne vers nous pour nous rappeler que c'est la fête de l'Immaculée Conception. Notre chorale à cette intention a répété depuis quinze jours un cantique. Il s'élève de la chapelle :
                                     Salve Mater misericordiae
                                     Mater Dei et Mater veniae

  Confiture-Confiteor bat la mesure, l'air inspiré... les yeux au ciel ! Tous les petits chanteurs, s'ils sont attentifs aux gestes de leur Toscanini... Pas un couac, une fausse note... Bonassieux le père de famille, le cannibale Sénateur, Lessiveuse, Mandarine, Excellence et puis Bébert l'Ange... C'est lui en solo qui nous envoie les couplets.
                                     Salve, decus humani generis.
   Sa voix presque de gonzesse. On est sous le charme, faut bien avouer, même les plus incrédules païens... les tueurs de veuves, les incendiaires, les pires scélérats du pénitencier. Il n'y a que le prêtre qui me paraît ailleurs... à la hâte que ça finisse. Il est debout tourné vers nous, ses brebis égarées... ça n'a pas l'air de l'émouvoir d'être le pasteur d'un pareil troupeau.
  Le cantique s'achève... la magie. Déjà Écrevisse relève un peu la tête, se prépare à filer vers la sacristie...
                                    Mater plena sanctae laetitiae
                                            Ô Maria.     (p. 277-278).

 


        LE BANQUET DES LEOPARDS

  Auguste, dans ses relations, il avait toute une franc-maçonnerie... les Léopards, elle s'intitulait. Une sorte de taste-vin, des gens du meilleur monde tout à fait qui se réunissent deux trois fois par an, qui se déguisent en chevaliers du Moyen Age... en gentes dames et nobles damoiseaux. Il a eu l'idée alors qu'on fasse le lancement du bouquin avec leur concours. Certes, ça n'avait pas grand-chose à voir avec la vie de Vulcanos mais n'importe, l'essentiel c'était de mobiliser le plus de guignols mondains possible.
 Ap'Felturk, ç'a eu l'heur de le botter au premier abord. Il en a parlé à Véra, le soir sur le traversin, et il est revenu dans les enthousiasmes. La confrérie des Léopards... justement mémère, elle rêvait de s'y introduire ! Alors notre projet... in the fouillouse ! Ça a dépassé les pronostics les plus optimistes du dab. Félicien, il l'a fait inscrire avec son épouse, au Léopard's club... une procédure accélérée... vu leur fortune, leur yacht, leurs toiles de maître, ça ne présentait aucun obstacle. On pouvait ensuite prévoir dans le grandiose... un banquet extraordinaire avec les Léopards, leurs léopardes au complet, la presse, la téloche, le Tout-Paris.

 Pensez si Auguste l'a poussé à la roue notre mécène ! Il allait, lui, s'occuper de tout encore une fois. Ce qu'il fallait pour marquer les esprits... faire un véritable repas moyenâgeux... tout à fait comme au XIIIe siècle... un cerf entier à rôtir... des sangliers... qu'on découperait devant les convives... des ripailles gargantuesques ! Tout le monde sapé en contemporain de la guerre de Cent ans. On allait éblouir toutes les télévises, les journaux... un évènement digne des festivités du marquis de Cuevas. Avec Vulcanos comme roi de la journée, on ne pouvait pas louper notre coup. Cézig, il avait l'étoffe, les épaules à soutenir la vedette... il était sa propre fusée porteuse.
  Restait à dégauchir l'endroit où se déroulerait notre foiridon. Félicien proposait le premier étage de la tour Eiffel, mais Auguste il ne s'y voyait pas... ça ne lui disait rien du tout. Il a fait remarquer judicieux que le cadre ne convenait pas au Moyen Age...
- Pourquoi pas l'Arc de Triomphe pendant que vous y êtes ! (p. 165).

 


       SAINT FREDO

  On est à Auteuil. Un hôtel particulier. On nous a conviés au cocktail dans le jardin, en l'honneur de M. Alfred Friteau, nommé chevalier de l'Ordre national du mérite... La remise de sa médaille par M. le président Walbreck. Haut magistrat dont la dame a tenu à organiser cette réception. Elle s'est entichée de Frédo, Mme Walbreck, qui demande qu'on l'appelle Jeanne-Marie en toute grande simplicité. Par l'entremise de l'abbé, elle s'est intéressée au foyer. Elle y est venue nombre de fois, elle a visité toutes les chambres. Frédo, il a l'habitude de ce genre de manières, il te l'a mise en fouillette vite fait. Le mot qu'il faut. Ce mélange de gouaille et de bons sentiments. Sa façon de faire avec les jeunes... sa réussite incontestable.
- Il est extraordinaire ! Quel personnage !
 Je suis bien d'accord. C'est pas le type ordinaire Alfred, mais elle est encore loin du compte, la bonne dame. (p. 151).

 


       MANOUCHE SE MET A TABLE

  Tout le monde perdait la tête à Tanger... le processus paraissait si facile... t'achètes ! tu passes ! t'empoches !... Mon couple de bourgeois lyonnais, ceux qui avaient une telle frousse du communisme, rêvaient maintenant de devenir contrebandiers ! Ils étaient prêts à investir dans le tabac !... D'autant que Didi le Portoricain les baratinait salement... et ça prenait, une vraie mayonnaise !... Il suffisait de causer... ils allongeraient le grisbi !... Moi, je m'inquiétais quand même... je voulais pas avoir sur la conscience l'arnaque de ces deux honnêtes bourgeois !... Je me disais qu'avec un marlou comme Didi dans le turbin, leur pognon... ils le reverraient jamais !... Mais ils insistaient ! Tanger leur montait au ciboulot ! ils voulaient absolument prendre des risques !... Mektoub ! avec Didi et sa bande, ils en prendraient, ça c'était officiel.
  Entre-temps, je suis retournée à Paris, sur les conseils du marquis de Breteuil et du comte de Beaumont...
- Ne laisse pas ton fils dans cette ambiance, Manouche !
 Que je sois une bonne mère, en d'autres termes !... plus étrange... les truands étaient légion !... Ce qui, contrairement à Paris, n'empêchait pas du tout la haute de Tanger de fréquenter mon établissement !...
 
  Le " Venezia ", c'était vraiment l'auberge espagnole... y avait de tout ! des Hindous, des Juifs, des Espagnols... des Corses, bien sûr ! des Français ! des Marocains ! Tout ce joli monde était mouillé jusqu'au cou dans les combines les plus fabuleuses !... Donc moi, je pars à Paris mettre mon fils à l'Ecole des Roches au collège de Clères en Normandie... qu'il soit à l'abri de toutes ces fréquentations douteuses... J'ai essayé de donner une bonne éducation à mon fils. Que les aventures de son père et de sa mère lui restent pas trop sur le paletot... Jean-Paul a toujours su qui était son père, j'aimais trop Carbone pour le lui cacher !... Merde ! je trouve que Jean-Paul a plutôt à être fier d'avoir eu un père " Empereur de Marseille " !... (p. 181).

 


        REVENIR A LIANCOURT

  On a toujours un peu de mal à se glisser dans de nouvelles habitudes. Peu à peu je creuse mon trou. Je fais connaissance avec mes compagnons de galère. L'impression exacte qu'on a d'être vingt-quatre dans une embarcation qui ne nous mène nulle part. La particularité de Liancourt c'est que nous sommes tous mélangés, petites et grosses peines... tous les genres de crimes et délits. Seul dénominateur commun, la maladie. A un moment ou à un autre, en centrale ou en maison d'arrêt, on détecte chez un détenu sa tubardise. Soit qu'il glaviote du sang comme ce fut mon cas, soit qu'il se présente à la visite du médecin parce qu'il tousse, crache et maigrit. Alors après les radios, les analyses diverses... direction Liancourt.

(...) On imagine mal combien notre société de condamnés peut être cloisonnée, féroce dans ses exclusions. Certains peuvent rester des années dans une centrale sans qu'on leur adresse la parole autrement que pour les rabrouer, leur cracher à la gueule. C'est comme un châtiment supplémentaire dans l'opprobre.
  Les braqueurs, maquereaux, casseurs, faussaires sont l'aristocratie de notre univers. La classe au-dessous ce sont les petits voleurs, les escrocs à la mie de pain... les plus ou moins cloches presque tous mythomanes. Ceux-là on les supporte, on les appelle " les fromages "... pour signifier que ce sont des mous, des types inintelligents, demi-sel qui ont dans la tête un camembert à la place du cerveau. On les supporte un point c'est marre, mais ils doivent se tenir à carreau. (p. 37).

 


         LA CERISE

  A poil l'arrivée. Toutes vos fringues devant vous. On reste nu contre le mur devant le pupitre du surveillant qui inscrit tout sur son grand livre... une veste, une paire de chaussures, un mouchoir !... Au vol on attrape les hardes réglementaires. C'est trop court, trop long, usé, poisseux, humide, troué... ça sent le rance, l'urine, la crasse... On réalisera tout à l'heure. L'homme en uniforme bleu est pressé, faut faire fissa, enfiler sans discussion l'habit qu'on vous donne. L'auxiliaire déploie votre paquetage qui arrive de la division. Nomenclature... une brosse à dents, un crayon bic, une serviette toilette, un paquet de lettres...
 " Mettez de côté ". Vos richesses éparses sur une couverture. On jette l'inutile... enfin ce que le gaffe juge inutile. L'instinct de propriété vous tenaille tout de même. On regarde ses photos, ses bricoles de rien, un calendrier, une fleur sèche, un carnet, le peu qui vous rattachait encore... à quoi au juste ?... On ne sait plus... Une signature bas de la colonne. Voilà. Tout est en ordre. L'escalier... on suit la casquette. On avance sur la passerelle. Septième cellule. (p. 324).

 (...) Beaucoup de gens ignorent que la cerise c'est la guigne, la poisse, la malchance. Une vieille pote à moi, ma chère compagne, mon amoureuse folle que je retrouve à tous les coins de rue de mon parcours. Si elle me colle au train, la salope ! me saoule, m'ahurit ! Toujours là, fidèle à tous les rendez-vous ! Fidèle comme un chien, fidèle comme la mort. J'ai beau faire, toucher du bois, me signer, éviter l'échelle par en-dessous, j'arrive pas à l'exorciser.
 Elle me sourit en code pénal, me roule des patins aux bacilles, me fait des caresses au bistouri, m'envoie pour ma fête des bouquets de flicailles, d'huissiers, des billets doux papier bleu. Même aux brêmes j'ai rarement beau schpile, j'ose plus les toucher, je m'écarte des tripots. Rien à chiquer, je suis vu, je suis pris. C'est ça la Cerise, l'existence entre chien et loup, entre deux douleurs, entre deux gendarmes.

 


      MADAME DE SAINT-SULPICE

  Blandine avait déjà pratiqué les jeux du saphisme. Les michetons exigeaient parfois qu'on leur offre des saynètes de broute-minou, de lesbianisme, plus ou moins feintes. Plus rien à apprendre dans ce domaine, mais là, elle savait d'instinct qu'il ne s'agissait pas d'une fantaisie passagère... que ça irait loin... qu'Aglaé voulait prendre possession d'elle comme le ferait un homme.
  Ses lèvres qui cherchent les siennes. Elle a déjà gambergé Blandine... aux suites. Que si elle se détourne, si elle virevolte même avec beaucoup de grâce, elle met son avenir en danger. " Ma petite, me suis-je dit, faut que tu y passes. " Après tout elle en avait connu de pires et elle avait surmonté moult fois son dégoût. Prêtres ou laïcs, dans le cheptel de la michetonnerie, elle s'en était appliqué sur la viande de plus terrifiants que la vieille Aglaé.
 
 Dans sa tête tout s'ordonnait vitesse grand V, d'autant qu'elle avait déjà retourné le problème. Aglaé allait lui permettre d'échapper au joug d'un maquereau et, qui sait, peut-être allait-elle devenir un jour l'héritière de Madame... la patronne, après sa mort, de la taule la plus sainte de France et de Navarre.
 (...) Cette nuit-là... elle n'a lésiné sur rien. Aglaé avait répandu du parfum dans les draps... elle s'était maquillée comme une divinité orientale. Dans un tiroir de sa commode, elle avait des accessoires érotiques pour hautes performances. Aglaé aimait se faire enfiler par des godes de dimensions négroïdes... Blandine a fait l'homme et vice (n'est-ce pas) versailles... à son tour perforée, labourée, quasi meurtrie par la taulière déchaînée. (p. 178-180).

 


       L'EDUCATION d'ALPHONSE

  Il vient, chose tout à fait surprenante, d'exercer ses dons pédagogiques dans une institution catholique de la région d'Evreux, il me semble me souvenir... Les Petites Pâquerettes du Sacré-Cœur. Il trouve ça tout à fait cocasse... dérisoire à souhait, cette appellation. Il s'agit, en plus, d'un collège uniquement de jeunes filles de très bonne famille, il va sans dire... tenu par des religieuses pour veiller sans faille à la protection de la virginité de ces demoiselles. Un pensionnat déjà désuet en 1946, dans un monde en pleine mutation de grande modernité, y compris chez les chrétiens qui n'ont plus du tout envie qu'on les livre aux lions. Un îlot du XIXe siècle de piété, d'espérance et de chasteté... parmi les tilleuls, me décrit le Professeur... les marronniers... les fleurs du jardin destinées à décorer l'autel de la Vierge Marie.
 Ce qu'il avait été glandé là, le Professeur ? Précisément l'insolite de la situasse... presque une blague lancée par un collègue. On demandait aux Petites Pâquerettes un professeur de latin-grec. Il venait juste de se faire bordurer de je ne sais quel internat où il avait dû gerber sur l'estrade, asperger le tableau noir... se rétamer la gueule dans ses vomissures. Le piètre spectacle à donner aux potaches déjà plus enclins à suivre les mauvais exemples que les bons.

 Viré aussi de sa piaule, celle du faubourg Saint-Antoine où vous avez fait avec moi connaissance de Bertille. Aux Petites Pâquerettes du Sacré-Cœur, on le logerait. Peut-être même avec sa chère épouse. Elle, elle ne pouvait que rassurer la Supérieure de l'institut... Son style de créature calme et douce pouvait prêter aux spéculations les plus heureuses quant à l'élévation de son âme. Lui, bien sûr, c'était une autre paire de manivelles ! Même à jeun, il laissait une drôle d'impression, surtout à des gens qui vivaient dans des aquariums d'eau bénite. Ses manières un peu brusques, sa tronche dans les tonalités sombres, l'acuité de son regard. L'imaginant en robe de bure avec un grand capuchon... une large tonsure... avec ses yeux de feu, il aurait pu figurer parmi les moines inquisiteurs de Vélasquez. Savoir si ça rassurait tant les frangines des Petites Pâquerettes ? Elles devaient sans doute préférer les tronches moulées aux sucreries saint-sulpiciennes. (p. 122).

 


       CHERE VISITEUSE

- Qu'est-ce que vous faites avec Gilles ?
Carrément, après un petit silence, Janine a préféré ne pas tourner autour du pot.
- C'est un détenu qui m'a semblé digne d'intérêt parce qu'il est intelligent et qu'il a déjà gâché une partie de sa vie.
- Qu'est-ce que vous en savez s'il a gâché sa vie ?
- Je ne pense pas à votre couple. Il m'a dit qu'il vous était très attaché. Mais vous savez ce qu'il risque à présent. S'il est trop lourdement condamné, il n'en sortira plus.
  Hortense savait s'exprimer doucement, elle calmait le jeu le plus possible. Brusquement Janine s'est mise à pleurer et alors la comtesse s'est enhardie au point de poser sa main sur la sienne.
- Je ne lui veux que du bien. Et surtout, je veux vous aider... tous les deux.
- Mais pourquoi ?
 Hortense a hésité quelques secondes puis elle a retrouvé opportunément l'origine de tout.
- Pour servir Dieu...
 Qu'est-ce que vous voulez que Janine puisse lui rétorquer ? Elle était pas portée spéciale sur ces choses de la religion, Jésus-Christ fallait qu'elle aille le chercher dans ses souvenirs de première communiante. Depuis il ne l'avait pas beaucoup tracassée. Elle ouvrait tout de même des yeux ronds... Hortense en a profité pour lui étirer sa pelote... qu'on avait voulu la salir en racontant des choses impossibles entre elle et Gilles. Au début ça avait même été orageux leurs relations. " Puisque vous le connaissez bien, vous savez qu'il n'aime pas qu'on vienne lui donner des conseils... " Peu à peu elle l'avait apprivoisé.
- En lui parlant de Dieu ?
 Janine ça lui paraissait tout à fait étonnant, et puis elle s'est souvenue que Gilles lui avait dit au parloir qu'il voulait mettre cette vieille dans son jeu, qu'elle pouvait l'aider, qu'elle était pleine de pognon...
  Il disait la vieille lorsqu'il parlait d'elle et il balayait d'une phrase toutes les vilaines allusions de journaux à scandales. " Tu penses bien, je vais pas me farcir une bonne femme qui pourrait être ma mère. " (p. 138).


     LES TROIS MAMANS DU PETIT JÉSUS

 On était au moment où je vous cause, cet entretien avec la pauvresse dans ce troquet rue Rambuteau, peu de temps après la fermeture des maisons... toute cette salade de Marthe Richard. De naïfs proxénètes ou clients se faisaient encore des illuses que ça allait se tasser... que les heures bleues des gâteries voluptueuses seraient pour après-demain.
 
 Ursule avait des relations qui s'étaient pointées dans l'établissement pour se faire rincer. Ça l'a pris de nous raconter toute l'histoire exceptionnelle de M'sieur Noël, le grand seigneur des tauliers du Syndicat des maîtres d'hôtel de France et des colonies... ainsi s'enveloppaient dans cette digne appellation le gang de ces messieurs les tenanciers de maisons closes.
  Elle avait une vénération, Ursule, pour M'sieur Nono, un homme comme on peut les compter sur les doigts de la main dans le siècle. Moins connu que Clémenceau ou le maréchal Joffre mais certainement aussi musclé de la tronche. Un véritable génie.
- Et personne veut me croire quand je dis que M'sieur Nono... Noël, si vous aimez mieux... avait commencé par s'appeler Jésus... simple rapport à ce qu'on nous l'a
déposé au Grand 18 quasiment à minuit le 25 décembre. Je peux même vous dire que c'était en 1895... J'étais dans mes miches de vingt-quatre ans.
  Voilà le point de départ. Un récit ensuite cahotique, mélo méli... imbibé de vinasse. Autour, les autres auditeurs du rade... des rescapés des mystères d'Eugène Sue. Des trognes à couperose... édentées... mal rasées comme de nos jours les snobs dernier cri. Tout de même j'ai retenu l'essentiel, l'incroyable de cette nativité dans un bobinard. Je vais pas vous laisser dans le mot à mot de Mame Ursule, ça intéresserait peut-être quelques amateurs linguistes, mais ça nous ferait trop de pages pour l'éditeur, du remplissage pour justifier son à-valoir. (p. 18).

 


     MOURIR D'ENFANCE

 Ça devient comme une lumière, quelque chose de curieux à se replacer en mémoire, à vous rapporter comme ça. Blanche me parlait parfois de ma mère et je ne saurais dire exact comment ça s'est passé. En tout cas ça a traversé ma petite existence de bouseux d'une façon qui m'a marqué pour toujours. C'est confus mais davantage comme la révélation de la féminité que de la maternité.
  Blanche suffisait tant bien que mal à cet office. Ma mère ç'a été quelque chose de tout à fait inattendu, une image de beauté, de grâce... un personnage qui n
e correspondait en rien à ceux que je pouvais rencontrer dans ma petite sphère paysanne. Il y a aussi une voiture, une automobile décapotable liée à ce souvenir. Quelle marque ? Ça plairait mieux que je vous dise une Hispano, une Citroën cul-de-poule, mais ça serait de la triche. L'homme au volant je n'en retiens même pas la silhouette. En tout cas cette bagnole, torpédo ou autre, aujourd'hui si je la possédais en état de marche, je pourrais me pointer dans les concours, on me primerait sans doute.
  Cette apparition, cette jolie dame qui sort de la bagnole, ça a commencé par me faire peur... enfin m'effaroucher. Logique. Ça m'en fout plein les châsses, mais dans le bon sens... n'empêche que c'est tellement inattendu... ça doit se confondre avec du rêve. La jeune dame sort de l'auto devant la maison. Le chien aboie, c'est encore Marquis à cette époque. Ma mère doit être comme cette photo... sapée années folles, jupe courte... et les cheveux à la garçonne. Tout à fait mode. Ça me change de Blanche avec son gros chignon, ses bas noirs et ses charentaises. Ce qui se passe alors ?... ne me souviens ! La dame m'embrasse, me cajole. Ça fait tout un remue-ménage autour, les autres mômes, les animaux... toute la basse-cour. On m'embarque, c'est prévu je ne sais comment. Blanche m'a sans
doute préparé, mis à neuf, elle m'a lavé dans la bassine toujours devant la porte quand il fait beau. Savonné de marseille, rincé... sous neuf. On va chercher l'eau au puits au milieu des fleurs. Je suis blond comme la paille des bottes en tas dans le champ de l'autre côté de la route. Ça, je peux le rapporter grâce à une photo où je suis au milieu des poules dans la cour près du tas de fumier... " Embrasse ta maman... voyons ! " (p. 44).

 


    L'ETRANGE MONSIEUR JOSEPH

  A la Santuche en ces jours d'après-guerre on la pète de froid... de chaud quand arrive l'été et tout le temps la dalle. Sept par cellote... l'humidité... la tinette, les poux, les rats, les morbacs, la gale et les hommes. Les hommes, les pires, affirmatif mon capitaine !
  Et voilà que j'aperçois Monsieur Joseph sur la coursive. Un matin pour la promenade. On y a droit trois fois par semaine, une plombe dans les camemberts... les petites cours triangulaires. Ça fait du remous Monsieur Joseph qui sort de sa cellule. Sa silhouette, on peut pas se gourer... sa grosse tronche qu'on découvre hilare en s'approchant. Il se marre toujours Monsieur Joseph. Pourtant, il vient d'aboutir en cabane comme nous autres. Il partage le froid et la saumâtre gamelle. Il avance comme une vedette, entouré de matons et de détenus qui le saluent aimables... presque déférents. Pas depuis longtemps au placard il a encore le teint vif... rubicond. Il serre quelques pognes... il se dirige vers l'escalier. Malheureusement je ne vais pas me trouver dans sa cour de promenade. On nous sépare par paquets de dix.
- Il fait fumer tout le monde, dit un petit malfrat miteux devant moi, un voleur de roues de brouette comme il en est de nombreux dans nos hôtels pénitentiaires. Eux, ils admirent des vedettes maison... Jo Attia... Boucheseiche... Mimile Buisson. Comme escroc de haut-vol on a eu Dillasser, l'homme qui a vendu le poumon d'acier à la République française, et puis maintenant ce gros Joanovici qui vient de débarquer. Il m'est parvenu d'abord par la rumeur... radio prison... ceux qui entrent, qui sortent... les avocats, les matons qui veulent bien ragoter avec les taulards. Joano ça fait déjà quelque temps qu'on en parle. Il a échappé aux recherches. S'est planqué en Allemagne chez les ricains, dans leur zone d'occupation. On charrie de tout à son propos... Juif, chiffonnier milliardaire, ferrailleur... qu'il s'est sucré avec les chleuhs, la Gestapo et qu'il s'est tiré des pattes en entrant dans la Résistance... qu'il a armé les flics à la Préfecture pour déclencher l'insurrection. Ça devrait me toucher, j'y étais... en face sur la place Saint-Michel avec une petite pétoire. Tout ça est confus. Je le perçois flou ce Monsieur Joseph.
 La presse se déchaîne contre lui depuis son inculpation... Ce qui ressort à présent, c'est qu'il n'est pas poursuivi pour intelligence avec l'ennemi, sinon il serait à Fresnes avec les collabos. On raconte qu'il ne s'est rendu aux autorités françaises qu'en posant ses conditions... qu'il ne répondrait devant la justice que pour ses magouilles, ses trafics et bénéfices avec les Allemands. (Les métamorphoses d'Alphonse, Robert Laffont, 2011, p. 233).

 


     LA FERMETURE

  Après quelques passes d'armes, quelques escarmouches, Marthe Richard porte l'estocade le 13 décembre 45. Au Conseil municipal... quatre mois avant la loi adoptée par l'Assemblée nationale. J'ai eu une certain mal à vous fixer la date historique de la fermeture. Le 13 décembre 45, c'est la bataille, la victoire gagnée... le 13 avril 46, c'est l'armistice... le traité final. J'ai choisi, j'avoue, au pif. Au bout du compte, chaque bordel a fermé en fonction des arrangements avec les mairies, les préfectures... les autorisations ultimes de la police.
  Le jour de cette mémorable séance, Marthe est en tailleur et chapeau blanc. Le bada féminin est encore de rigueur dans les églises, les raouts, les cérémonies, les lieux chics. Elle monte à la tribune avec ses feuillets à la main. Elle s'est tapé un petit verre de rhum avant de quitter son banc, comme une condamnée à mort pour se donner du cœur au ventre. On pourrait croire que la salle est pleine, que tous ses collègues sont là. Ça ferait mieux dans le tableau historique mais les chaises, fauteuils en bois sombre garnis de cuir, ne sont pas tous garnis de fesses de leur titulaire... Beaucoup s'en faut. C'est assez courant dans les assemblées parlementaires... les lois, les décisions capitales n'intéressent pas vraiment les représentants du peuple. Ils sont futiles, vaniteux... ils ne pensent qu'à être réélus. N'allez pas chercher plus loin la cause de vos malheurs, des impôts qui vous écrasent, de l'incohérence qui nous gouverne sans discontinuer malgré les changements de régime et j'ai tendance à croire que c'est le moindre mal malgré tout... que s'ils s'occupaient plus de nous, ça serait pire.
 
   S'il n'y a pas lerche de conseillers municipaux dans la salle de délibérations, en revanche les tribunes sentent la marée. Ça se presse, se bouscule... tous les tenanciers, les taulières, les sous-maques, les placeurs, les Julots qui ont pu entrer sont là. Ils ont fait la queue pour assister à la destruction de leurs chères maisons. Là, je me permets d'imaginer... les messieurs Albert, Eugène l'élégant, Gaston la Peugeot, Charlot l'éventré venu spécial de Reims... Milo gueule en or... le Gros René... le Petit Léon... Nono de Belleville... M'sieur Marcel Jamet du One... Fraisette pour les intimes... Martel du Sphinx... et puis les dames, les maîtresses et les sous-maques emperlousées, maquillées toute putasserie pavoisante... Mme Germaine de la rue Montyon... Mmes Ida, Fabienne, Mado, Denise, Liliane, Rachel, Georgette, Paquita, Maguy, Fernande... la chère Martoune, la grande amie de Michel Simon ! Si elles sont attentives ! On entendrait le tireur le plus habile voler un portefeuille lorsque Marthe Richard parvient en bas de la tribune. La salope qui veut la mort d'une institution si utile au bien public... à la santé morale et sexuelle ! Quelle mouche la pique ? Ça gamberge meurtrier dans les tronches de ces messieurs-dames. Il doit y avoir parmi tous ces bordeliers et leurs maquerelles les quelques poulets de rigueur de la Mondaine...Ça les concerne au premier chef... N'oublions pas que les boxons sont leurs viviers. Tout ce qui y traînasse, s'y prélasse... y jouit... y trépasse parfois... ils sont rencardés première pogne ! Leurs fiches au Quai des Orfèvres soigneusement rangées dans leur placard rose... garnies de toutes les perversions, les manies les plus saugrenues des plus hautes personnalités. Des choses qui ne sommeillent que d'un œil... qui peuvent servir en temps utile... en période de crise... en temps de troubles ! Le moindre assassin de rentière qui vient dépenser son butin dans les lupanars de luxe n'a pas le temps de s'offrir la dernière négresse recrutée au Sénégal spécialement pour les obsédés coloniaux... que... hop ! il se retrouve cadènes aux poignets, déjà aux aveux avant d'être sur le gril de la Criminelle. (Les métamorphoses d'Alphonse, Robert Laffont 2011, p. 527).

 


      MA VIE PLEINE DE TROUS ,  racontée à Daniel Costelle

 J'ai rencontré pour la première fois Alphonse Boudard en 1966, pour une émission littéraire que je produisais à l'époque. Je venais de lire, ou plutôt de dévorer la Cerise, et j'en rigolais encore. C'était une vraie découverte, comme on en fait tous les dix ans, le sentiment euphorique d'avoir, page après page, lu quelque chose d'absolument nouveau, et tellement proche, tellement vrai...
  Et l'humour, si rare dans notre littérature des " modernes ".
  Il m'avait donné rendez-vous dans une HLM proche de la prison de Fresnes. Premier étonnement ; j'imaginais quelque masochisme absurde à être resté, comme ça, à deux pas de sa cellule. J'allais savoir bien plus tard la raison - émouvante - et je vous la dirai, en son temps, dans ce livre où je vais raconter la vie d'Alphonse, une vie tout à fait extraordinaire.
  Il s'était installé depuis peu dans ses nouveaux meubles littéraires et cinématographiques et il était pas contre : il était même stupéfait de l'allure que ça prenait. La vie parisienne, la célébrité, les critiques, ça marchait ! Ça rapportait pas tellement, à cause des amendes, les dommages et intérêts, toute une énorme casserole encore accrochée solide, et pour longtemps.
  Dans un coin traînaient deux garçons, pour achever d'indiquer une vie de famille, ici à l'Haÿ-les-Roses, imprévue quand on connaissait un peu le passé de l'homme, sans compter ce qu'on pouvait imaginer.
 (Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle, Plon 1989, Presses Pocket p.10).

 


      LES GRANDS CRIMINELS

 Le docteur Petiot, lui, ne risquait pas de se confondre en repentir, de s'en remettre à Dieu en implorant son pardon. D'abord parce que le docteur Petiot plaidait non coupable. Un non-coupable assez rare qui se réclame de ses crimes. Ça mérite tout de même qu'on s'y arrête, qu'on en débatte, comme on aime à le faire dans nos médias autour d'une table ronde et à propos de n'importe quoi.
  Tout le problème était de savoir si Petiot avait trucidé vingt-sept ou soixante-trois personnes pour son compte personnel ou pour celui de la Patrie. Qu'il ait pris du plaisir à empoisonner, étrangler, piquer ou flinguer, puis ensuite à dépecer les cadavres, est secondaire. Dans le premier cas, c'est un monstre et dans le second c'est un héros.
 [...] Landru est un tueur bien éduqué, une sorte de boulevardier du crime. Il fait des bons mots et il aime les roses. Le docteur Petiot est un sarcastique... il n'a que foutre de ce qu'on pense de lui. La brutalité de ses propos... pendant le procès... ne joue pas en sa faveur. Sauf, bien sûr, s'il s'avère qu'il a travaillé pour la Résistance... qu'il est un épurateur de choc. Un homme qui s'est livré à une pareille besogne, trucider puis découper en petits morceaux et incinérer soixante-trois traîtres, a bien le droit d'être un peu grossier. On ne fait pas d'omelette patriotique sans casser quelques crânes, quelques tibias.
  Je vous la résume en quelques lignes cette affaire Petiot. Il a été reconnu coupable de crimes de droit commun... Il reste dans notre histoire du fait divers en quelque sorte le maillot jaune... le champion toutes catégories... mais il ne me déplaît pas que ce criminel hors classe ait été peut-être un combattant d'une noble cause.
  Je ne me complais pas dans une sorte de sophisme, maître Floriot, l'avocat du bon docteur, a plaidé cette thèse devant les assises.
 (Les grands criminels, Le Pré aux Clercs, Belfond, 1989, p.177).

 


     QUELS ROMANS QUE NOS CRIMES !

  A vrai dire, dans le genre tragédie du siècle, l'affaire Casque d'Or ne vaut pas un coup de cidre. En ce temps-là, que les bêtes de la télévision ne parlaient pas encore, les pouvoirs de l'image... imaginaire avaient déjà atteint une bonne vitesse de croisière. Et ce conte bleu-rose n'était certes qu'un petit " fait divers ". Tout à fait divers. Mais il a passionné et amusé les foules. Les " journalistes ", les " reporters " comme on disait alors, n'y furent pas étrangers.
  L'amour, ça paye, et la femme garde sa puissance de suggestion. Pourquoi deux loustics des rues ouvrières du XXe arrondissement se sont-ils chamaillés, tabassés et finalement lardés de coups de surin ? Mais pour un chignon, voyons...
  D'abord, une précision : l'âge des trois protagonistes se situe entre vingt-quatre et vingt-sept balais ! A cet âge-là, on a le sang chaud... Et l'on sait ce que le sang chaud pensa. Si vous me passez la plaisanterie... Quand on regarde les photos... On se dit... que tout ça aurait pu se régler à la belote, comme dans la chanson ! Car le chignon, c'était celui d'Amélie Hélie, une petite nana pimpante qui portait allegro son jeune âge.
  D'accord, elle était rousse... et les rousses, on n'y peut rien, ça fait rêver... ça fait humer. On se demande si c'est des vraies... on est tenté d'aller y voir ! Oh ! chères rousses... Vous en fîtes rêver plus d'un, c'est vrai, ça. Celui qui a écrit Nini Peau d'Chien, par exemple, un certain Aristide Bruant :
                                                                                 Elle a la peau douce,
                                                                                 Aux taches de son !
                                                                                 A l'odeur de rousse
                                                                                 Qui donne le frisson...      
                                                                                          A... la Bastille on aime bien
                                                                                          Nini Peau d'Chien !
                                                                                          Elle est si bonne et si gentille !
 
 
Vous connaissez le reste. En chœur au refrain !
 Qu'avait-elle de plus pour susciter de tels enthousiasmes, Casque d'Or, aujourd'hui desservie, il est vrai, par le recul de la mode. Essayons de l'imaginer cette année en mini, la touffe à l'air... en collants bariolés... ou bien l'été, en robe imprimée décolletée à l'excès, coiffée par Tartougne Bis... Comme elle nous plairait, avec...
                                                                     son p'tit nez oùs'qu'y pleuvait d'dans ! 

 Ses rondeurs... Ah ! on la trouverait pas trop belle, la mariée ! Ni trop ronde, d'ailleurs ! On en redemanderait. Ce que firent deux petits malfrats un peu ombrageux.
 (Quels romans que nos crimes !, Editions du Rocher, 1997, p.51).