La piste Rosembly
Dès
le 17 juin 1944, Céline et Lucette quittent Montmartre
pour gagner le Danemark via l'Allemagne. L'écrivain
laisse une feuille où il écrit ces simples mots : "
Je pars. " Et, en piles sur le dessus d'une armoire,
divers manuscrits. Ceux-ci disparaissent dans les jours
de la Libération. Dans sa correspondance, Céline désigne
le responsable : " Oscar Rosembly est venu après mon
départ ravager mon appartement ".(1)
Il est vain d'évoquer d'autres hypothèses. Il s'agit
plutôt de remonter la piste Rosembly, seul auteur de
cette perquisition irrégulière et... productive.
Curieux
itinéraire que celui d'Oscar Rosembly (1909-1990).
Avant-guerre, il est l'assistant parlementaire de
Camille Chautemps, puis fait carrière dans le
journalisme, notamment à l'hebdomadaire Gringoire.
Après la défaite, il est employé à la mairie du XVIIIe
tout en étant militant au MSR, éphémère mouvement de
Marcel Déat (chef du RNP) sous l'occupation. Etant de
lointaine ascendance juive, il se cache un temps chez
son ami Gen Paul. Lors des descentes d'Allemands dans le
quartier, il se réfugie parfois - l'atelier de l'artiste
étant situé au rez-de-chaussée -, dans l'appartement de
Céline, au quatrième étage. C'est ainsi que celui-ci
charge Rosembly, compétent en matière comptable, de ses
problèmes administratifs et fiscaux.(2)Les
deux hommes s'entendent bien, Céline ayant besoin de
Rosembly et celui-ci aimant rendre service.
Lieutenant F.F.I.
A la Libération, Rosembly, reconverti de
manière inattendue en lieutenant F.F.I., adopte un
comportement malveillant et organise, avec l'aide d'un
ou deux complices, des perquisitions irrégulières dans
l'appartement de " collaborateurs " pour y commettre des
vols : notamment ceux de Robert Le Vigan, Ralph Soupault
et... Céline. Il se lance par ailleurs, sur les traces
de l'écrivain en fuite, faisant arrêter une danseuse
amie de Lucette afin de savoir où il se cache.(3)Dans
une première esquisse de Féerie pour une autre fois,
l'écrivain évoquera " Oscar, autrefois chez Déat,
maintenant en pleine Résistance. " Ne disposant
d'aucune délégation pour mener de telles opérations,
Rosembly sera arrêté en janvier 1945, puis incarcéré
pendant six mois à Fresnes.(4)
Quand il est élargi, ce faux
résistant s'éloigne quelque temps de la capitale, tente
de se faire oublier de l'autre côté de l'Atlantique,
puis sera employé dans une société de produits
oléagineux dont il dira être le directeur. Et ce en
Corse, où il est né. Pris d'une crise de mysticisme, il
part aux Indes, puis revient au pays, où il se promène
en tenue de moine hindou. Prescience de Céline qui, dans
une version primitive de Féerie pour une autre fois,
le surnomme " Nostradamus " ! Il s'est marié en 1947 et
a une fille, Marie-Luce, née en 1948.
Oscar Rosembly et Gen Paul
Marie-Luce
A la fin des années 1990, Emile Brami, alors
libraire, acquiert le dossier Céline au fils de l'avocat
Tixier-Vignancour. Y figure le nom de Rosembly :
" Je suis remonté jusqu'à sa fille qui m'a dit qu'elle
avait effectivement des documents. Et que son père avait
une petite maison dans le maquis corse, dans laquelle il
avait entreposé ses archives. Lesquelles comportait beaucoup
de choses de Céline. Pendant deux ans, nous avons
beaucoup échangé par téléphone, mais je ne l'ai jamais
vue. J'espérais à travers elle récupérer Casse-pipe,
mais son intérêt à elle - j'ai fini par le comprendre -
était que cela dure le plus longtemps possible. Tant
qu'elle ne me donnait pas les documents j'étais là à
tirer la langue, à parler avec elle, à accepter tout ce
qu'elle me demandait. Au bout d'un certain temps, je me
suis rendu compte que je n'obtiendrais jamais rien et
j'ai proposé au journaliste Jérôme Dupuis de prendre la
suite de cette piste. Il est le seul à l'avoir
rencontrée, une fois à Paris. Mais cela s'est passé
exactement comme pour moi. Elle l'a fait lanterner et,
lui aussi, a fini par abandonner. La mort de Lucette
Destouches en 2019, puis celle de la fille d'oscar
Rosembly l'an dernier, a permis, je pense, à Jean-Pierre
Thibaudat de ressortir les manuscrits. "(5)
C'est de toute évidence un proche de Marie-Luce
Rosembly qui lui a remis ces trésors. La manière dont il
dit être entré en possession de ces manuscrits ne
convainc ni Brami, ni d'autres céliniens. Il affirme les
avoir reçus d'une famille de résistants qui les auraient
détenus durant toutes ces années après une perquisition
faite chez Céline au printemps 44. " Une famille liée au
père de Thibaudat, lui-même résistant, d'où la connexion
", précise son avocat.(6)
On se demande bien pourquoi des résistants se seraient
emparés de ces manuscrits qui n'avaient pas d'intérêt
pour eux. D'autant que contrairement à Rosembly, ils
n'avaient aucune idée de leur valeur. Reste à savoir
quand Thibaudat a reçu ces manuscrits. Seul un examen
attentif de ses transcriptions pourraient en donner une
idée.
1. Lettre de Céline du 26 mai 1949
à Henri Mahé. La Brinquebale avec Céline, éd.
Ecriture, 2011, p.395.
2. Jacques Lambert, Gen Paul, un peintre maudit parmi
les siens, La Table ronde, 2007, P. 221.
3. Témoignage de Mireille Martine, in Serge Perrault,
Céline de mes souvenirs, Du Lérot, 1992, P. 44.
4. Rosembly fut arrêté le 23 janvier 1945.
5. Propos d'Emile Brami recueillis par Benoît Grossin,
France Culture (site internet), 8 août 2021.
6. Propos d'Emmanuel Pierrat recueillis par
François-Guillaume Lorrain, Le Point, 12 août 2021.
(Marc Laudelout, Le Bulletin
célinien n° 443, septembre 2021).
***
Céline et le Cercle européen
Céline
a-t-il
appartenu
au Cercle européen comme l’affirmait l’un des chefs
d’accusation dirigés contre lui dans le réquisitoire de
1950 ? Si l’auteur le dément avec la plus grande
fermeté, il n’en reste pas moins que son patronyme
figure effectivement sur les listes nominatives de
l’association. Identifié à l’un des piliers de la
collaboration littéraire et qualifié par la presse
d’après-guerre d’écrivain « pro-nazi » ou d’ « agent de
la Gestapo » (1), Céline a sans conteste partagé
certaines idées politiques et sociales avec ce cercle,
dont l’objectif prioritaire était d’assurer la
rénovation nationale autour d’un axe européen dominé par
l’Allemagne. Qu’il y ait eu convergence
idéologique,
sans doute. Avait-il pour autant sa carte ? Même cette
question appelle une réponse nuancée tant les sources
font défaut pour trancher définitivement et avec
certitude. De fait, l’évocation du cercle européen
revient
systématiquement dans les documents relatifs au procès.
Une minute des renseignements généraux, datée de
décembre 1949 (2), stipule le rattachement de Céline à
l’association, et l’argument sera repris par M. Drappier,
en février 1950, devant la 3e sous-section de la Cour de
Justice. Une ordonnance du 26 décembre 1944 frappe
d’indignité nationale tous ceux qui ont pris part, comme
témoins ou acteurs, aux activités de groupes jugés
collaborationnistes.
Toute implication lors de " manifestations artistiques, économiques ou
politiques [...] en faveur de la collaboration " est
explicitement visée par ce texte. En conséquence, les
membres du Cercle européen - dont Céline a évidemment le
profil - font l'objet de poursuites juridiquement
fondées. Mais l'accusé l'entend différemment et nie en
bloc. Jamais Céline n'en démordra. Il s'est fait
inscrire malgré lui au comité d'honneur, et déclare même
avoir tout fait pour s'y soustraire.
Certes,
qu’elle soit ou non effective, l’appartenance de Céline
au Cercle européen est un bien mince détail au vue des
faits qu’on lui reproche par ailleurs. Ses appels à la
haine lui vaudront bien plus cher que quelques dîners
parmi les habitués du Cercle.
Mais quand on lit la défense de l’auteur face à l’accusation d’en avoir
été membre, il semblerait qu’il perçoive comme une
injure à son indépendance ce rattachement indu à une
chapelle. On sait qu’elle importance il accordait à son
isolement d’écrivain sourd à influence de ses pairs. Sa
liberté s’en trouve par là même compromise. Céline
enlisé dans un groupe ? C’était remettre en cause son
discours permanent de patriote au-dessus de la mêlée…
Extrait du
mémoire de défense rédigé par Céline le 6 novembre 1946
(archives nationales)
(Jean-François
ROSEAU, Le Petit Célinien, 14 février 2012).
***
Nabe’s
News
Lucette
forever !
Le journaliste Gaspard Dhellemmes a produit dans le
Magazine du Monde un assez bon dossier sur le destin
de Lucette Destouches, morte le
8 novembre 2019, et sur celui de sa maison de Meudon.
Cinq grandes pages où l'on n'apprend pas grand chose sauf que Dhellemmes
confirme, en quelque sorte, les propos de Nabe dans
Valeurs Actuelles et dans Nabe's News, y
compris le " mécontentement " de l'auteur de " Mon
petit François ", lettre ouverte à Maître Gibault
après son éviction des obsèques de son amie.
A propos, ce
qu'on ne savait pas, c'est l'existence d'un autre
mécontentement, mais de Gibault cette fois-ci. En effet,
le curé " playboy ", de l'église Saint-Paul Saint-Louis,
que l'avocat avait choisi pour célébrer discrètement
l'enterrement de madame Céline, a découvert que le père
Pierre Vivarès (c'est son nom) en avait rendu compte sur
son Facebook, allant jusqu'à publier une photo de la
tombe ouverte de Céline attendant le cercueil de sa
femme par dessus celui de son mari.
En quoi c'est
plus indécent que d'avoir forcé Lucette à signer, à demi
morte, l'autorisation de la republication des pamphlets
? Le père Vivarès a bien fait de montrer symboliquement
l'abime dans lequel est tombé le félon maître Gibault !
(Nabe's News, 11 mai 2020).
***
Nicolas Sarkozy parle de Céline
En
décorant Madeleine Chapsal de l'Ordre national du
mérite, mercredi soir, le président de la République a
rappelé que la romancière avait réalisé un grand
entretien avec Louis-Ferdinand Céline pour L'Express.
En ajoutant d'un air de défi à l'adresse des amis des
promus du jour, et des ministres qui se pressaient dans
la salle des fêtes de l'Elysée : " S'il est encore
permis de nos jours de parler de Céline sans créer de
polémique ! "
(Le Figaro, 1/10/2011, dans Le Petit Célinien,
dimanche 9 octobre 2011).
***
LE CANARD ENCHAINE ET BAGATELLES POUR UN MASSACRE.
L.-F. Céline (et quelques autres) dans Le
Droit de vivre (1932-1963)
1938.
" De nombreux amis nous signalent l'ébouriffant article
consacré par Jules Rivet, dans Le Canard enchaîné,
au livre écœurant et puant de feu Céline.
" Livre libérateur, torrentiel, irrésistible chef-d'œuvre... Un homme
qui gueule magnifiquement ".
Quelle mouche pique donc Rivet, et que veut dire cet article dans un
journal qui nous avait habitués, jusqu'à présent, à
d'autres procédés ? Et depuis quand le Canard
enchaîné, qui compte tant de lecteurs parmi nos
adhérents, sacrifie-t-il à l'antisémitisme le plus
abject ? "
Dans
la même rubrique, sous le titre " Feu Céline et son
sabord " : " Feu Céline n'a trouvé, à ce jour, que deux
laudateurs. D'abord - et c'est assez triste - Jules
Rivet, du Canard enchaîné, ensuite - et c'est
triste pour Jules Rivet - Noël Sabord, de Paris-Midi.
" 400 pages de haute et forte taille... Horde en déroute ", le
Sabord en étouffe de joie. Mais, direz-vous, qui est
Noël Sabord ? Justement, l'un de ces cuistres que feu
Céline, dans son délire de paranoïaque, flanque dans la
même tinette que les Juifs et tous les honnêtes gens. "
A
propos du livre stupide et répugnant de Céline qui ne
relève plus de la littérature mais de l'excitation à la
guerre civile, on a la surprise de lire dans Le rouge
et le Noir de Bruxelles, ordinairement mieux
inspiré, un article approbateur d'un certain M. Spitz.
La justification fournie par M. Spitz est lamentable.
C'est celle de l'art pour l'art, à propos de ce mauvais
tract hitlérien !
Le choix du sujet est libre. Si Céline a besoin de bouffer du Juif
pour se mettre en verve, libre à lui. Il faut
reconnaître que, de temps à autre, un coup de caveçon
est nécessaire, faute de quoi les Juifs exagèrent. Une
réaction s'imposait. Nous l'avons, elle est de taille.
Certaines choses devaient être dites. Céline les dit -
les hurle même. C'est parfait.
Voilà le danger de ces mauvaises besognes
faites sous le couvert littéraire. On leur cherche des
excuses qu'on ne trouverait pas pour un article de La
Libre Parole et qui n'en mérite pas davantage. Quant
à M. Jacques Spitz, il va de soi que, si un de ces jours
j'ai besoin de lui flanquer préalablement une paire de
baffes, il n'y trouvera que des avantages.
Ce
n'est pas tout. Dans Le Canard Enchaîné - hé oui,
le Canard - on trouve un article approbateur de
Jules Rivet - hé oui, Jules Rivet ! - Que voilà de
beaux coups de triques et de la belle langue solide,
verveuse et bien constituée... Voici de la belle haine
bien nette, bien propre, de la bonne violence à manches
relevées, à bras raccourcis, etc. Ici, le
non-conformisme se débat avec vigueur, le solitaire
s'affirme, montre les crocs, règle des comptes.
Et de parler d'un livre " libérateur,
torrentiel, plus beau et plus pur qu'un chef-d'œuvre ".
Un " règlement de compte " ? Exemple :
On me retirera pas du tronc qu'ils ont dû drôlement les chercher les
persécutions ! (les pogroms) foutre bite ! S'ils avaient
fait moins les zouaves sur toute l'étendue de la
planète, s'ils avaient moins fait chier l'homme ils
auraient peut-être pas dérouillé !... Ceux qui les ont
un peu pendu, ils devaient bien avoir des raisons... On
avait dû les mettre en garde ces youtres ! User, lasser
bien des patiences... ça vient pas tout seul un pogrom !
C'est un grand succès dans son genre un pogrom, une
éclosion de quelque chose... (p. 72).
Voilà, n'est-il pas vrai, Rivet, quelque chose de " libérateur ", de beau
et de pur.
Toujours
dans le même numéro, p. 2, publication d'une lettre de
Jules Rivet au directeur sous le titre " Une lettre de
Jules Rivet " et le chapeau : " Nous recevons de
Jules Rivet, du Canard enchaîné, une lettre qui
entend répondre aux échos publiés ici-même sur l'étrange
article qu'il consacra récemment à l'ignoble bouquin de
l'antijuif Céline. / Nous publions volontiers cette
lettre. Philippe Lamour, de son côté, donne la réplique
à Jules Rivet ".
Ce 31 janvier 1938.
" Mon cher Droit de vivre,
Je ne suis pas antisémite, je ne suis pas anticommuniste, je ne suis pas
antifranc-maçon, trois attitudes qui marquent le livre
de Céline. Je me contente d'être libertaire du genre
individualiste. Et ça me suffit. J'ai donc le droit, je
pense, en dehors de toute question de parti, de race, de
couleur ou de religion, de dire mon admiration pour un
écrivain que je considère comme un nouveau Villon et qui
apporte à la langue française (puisque c'est la langue
française que le hasard me fit pratiquez) beaucoup plus
de vie et de sève que les 30 académiciens réunis et
l'escouade bien alignée des critiques.
Je n'ai pas voulu dire et je n'ai pas dit autre chose.
Bien à vous. Jules Rivet. "
(Eric Mazet, L'Année Céline 2019, p. 148).
***
ELSA MARIANNE VON ROSEN (1924)
Née
en 1924, Elsa Marianne von Rosen, danseuse d'origine
suédoise, devient l'élève privilégiée de Lucette en
1945. En réalité, à 21 ans, elle était déjà une danseuse
de grand talent. Elle deviendra rapidement danseuse
étoile à l'Opéra de Stockholm.
Le 8 mai 1947, Céline la recommande à Henri Mahé pour qu'il la présente à
Gen Paul, à Aimée Barancy et à Alex Garaï lors d'un
séjour à Paris :
" Lucette a une élève ici suédoise de grande famille, Marianne de Rosen
très jolie qu'il faudrait dégrossir et parisianiser,
friquée, bonne danseuse, jolie et 22 ans. L'âge. Je
voudrais l'envoyer à Baba et à Popol, qu'ils la
conseillent un peu. Qu'en penses-tu ? Dis-tu mieux ? Il
lui faudrait un petit peu de publicité, et des caresses
évidemment. Ce serait malheureux qu'elle se perde.
Quimper est trop loin. Marianne de Rosen. Retiens le
nom, son vrai nom ". (1)
Mais
que se passa-t-il ? Dès le 12 août 1947, Céline écrit à
Gen Paul :
"
La jeune danseuse suédoise que je prévoyais pour toi est
une salingue aussi, à jeter, une mufle, mignonne, mais
une petite ordure, profiteuse, voleuse, une carne, juste
bonne à faire une pétasse et à grandes tartes dans le
portrait... " (2)
Elsa
Marianne von Rosen épousera en août 1950 Allan
Fridericia (1921-1991), chorégraphe et critique danois,
dont le père, L.-S. Fridericia, était médecin-chef à
Copenhague et fut l'une des premières personnes avec qui
Céline prit contact en arrivant au Danemark. " Je
vais voir Madsen tout ratatiné - il m'évince -
Frédéricia (le juif) est bien plus intelligent ".
(3)
Allan
Fridericia fit une carrière de directeur de théâtre,
scénographe, critique et historien de la danse. Son
intérêt pour la tradition du ballet danois l'amena à
publier une biographie de Bournonville (1979), fondateur
de l'école de ballet danoise, dont il reconstitua et fit
représenter, avec sa femme, plusieurs ballets.
Elsa Marianne von Rosen se révélera comme chorégraphe en 1950 dans le
ballet de Birgit Cullberg Mademoiselle Julie. En
1960, elle créera avec son mari le Scandinaviske
Ballet, où elle confirmera son talent de metteuse en
scène. En 1963, elle créera le ballet " Irène Holm "
pour le Théâtre Royal de Copenhague, puis deviendra
maître de ballet à Göteborg et à Malmö.
En 2000, chez Albert Bonniers Forlag, Elsa Marianne von Rosen publiera ses
mémoires sous le titre Inte bara en dans pa rosor
(" La vie n'est pas qu'une danse sur les roses "), où
elle évoquera ainsi Céline et " Lisette " :
"
C'est chez Bartholin que je rencontrai la femme de
Céline, Lisette, qui était danseuse, et c'est ainsi
qu'Allan et moi, fîmes la connaissance de Céline. Malgré
son passé louche, nous devînmes amis. L'homme lui-même
était un paquet de nerfs, fascinant et intéressant. Lui
et Lisette n'avaient pas des moyens financiers brillants
et c'est pour leur rendre service que je commençai à
prendre des leçons de danse chez Lisette. Cela se
passait dans une vieille maison de Kompagnistrœde. Il
n'y avait ni barre, ni glace, et, en guise de musique,
Lisette jouait des castagnettes. Ce n'en était pas moins
un cours de ballet classique. Je ne crois pas y avoir
beaucoup appris, mais c'était incontestablement une
expérience marquante ". (4)
Dans
une lettre de prison, Céline confia-t-il à Lucette
qu'une nièce de Gœring s'appelait von Rosen ? Dans un
raccourci saisissant, ce souvenir deviendra pour Lucette
: " Je donnais des cours à la nièce de Gœring qui
était mariée avec le fils d'un rabbin ".
(5)
(1) Extrait de lettre inédite à Mahé, 8 mai 1947,
coll. M. et A. Mahé.
(2) Tout Céline 4, p. 168.
(3) Première esquisse de Féerie, Romans 4, p. 578.
(4) Elsa Marianne Von Rosen, " Un autre témoignage sur Céline ",
traduction et notes de François Marchetti, Le
Bulletin célinien, novembre 2002, p. 11-12).
(5) Lucette Destouches et Véronique Robert, Céline Secret, p. 95.
(Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Du Lérot, 2004, p.
302).
***
MAURIAC et CELINE. DÎNER au " RENDEZ-VOUS DES
MARINIERS ".
" J'en viens au dîner du 23 mars 1933. Et à François
Mauriac qui sera par la suite, bien plus tard, pendant
la guerre, après la guerre, l'une des bêtes noires de
Céline. Comment Mauriac avait-il réagi au Voyage au
bout de la nuit, au moment de sa parution ? On le
sait par l'article tardif de L'Echo de Paris du
31 décembre 1932, où il avait fini par évoquer tout de
même le roman de Céline avec d'infinies réserves : " Un
livre asphyxiant dont on n'a que trop parlé à l'occasion
des derniers prix, et dont il ne faut conseiller la
lecture à personne ", tout en concédant qu'il "
possédait le pouvoir de nous faire vivre au plus épais
de cette humanité qui campe aux portes de toutes les
grandes villes du monde. "
Est-ce en réaction à cet article seul de Mauriac que Céline entreprit de
lui répondre dans une lettre datée du 14 mars, si l'on
en croit la graphie de Céline, et de l'année 1933 selon
toute vraisemblance ? Il la lui adresse sur papier à
en-tête du dispensaire de Clichy, et il y fait preuve à
la fois de révérence à l'égard de son correspondant (qui
sera élu à l'Académie française en juin 1933), dont les
romans comme Le Baiser au lépreux (1922),
Genitrix (1923), Thérèse Desqueyroux (1927)
ou Le Nœud de vipères (1932) sont déjà devenus
des classiques, mais aussi d'une désinvolture non moins
manifeste dans ses propos, où il se livre au plus près
de lui-même :
"
Vous venez de si loin pour me tendre la main qu'il
faudrait être bien sauvage pour ne pas être ému par
votre lettre. Que je vous exprime d'abord toute ma
gratitude, un peu émerveillée, pour un tel témoignage de
bienveillance et de spirituelle sympathie. Rien
cependant ne nous rapproche. Rien ne peut nous
rapprocher. Vous appartenez à une autre espèce, vous
voyez d'autres gens, vous entendez d'autres voix. Pour
moi, simplet, Dieu c'est un truc pour penser mieux à
soi-même et pour ne pas penser aux hommes - pour
déserter en somme superbement. Voyez combien je suis
argileux et vulgaire ! Je suis écrasé par la vie. Je
veux qu'on le sache, avant d'en crever, le reste je m'en
fous. Je n'ai que l'ambition d'une mort peu douloureuse
mais bien lucide et tout le reste c'est du
yoyo... "
Je
dois au dessinateur Wiaz (Pierre Wiazemski) d'avoir pu
prendre connaissance autrefois, quand j'écrivais ma
Vie de
Céline,
de l'original de cette lettre reçue par son grand-père,
et dont j'ai gardé photocopie. Ses ratures mêmes ou ses
rajouts sont éloquents.
Les deux hommes eurent-ils ensuite l'occasion de se rencontrer ? Longtemps
la question resta incertaine. La réponse nous vint de
Ramon Fernandez ou, plus précisément, des notes si
précieuses recueillies dans l'agenda de son épouse et
exploitées par Dominique, quand il écrivit Ramon.
On y apprend que, le 17 mars 1933, Ramon Fernandez dîne
avec Céline et Mauriac en haut de la rue Lepic, non loin
du 98, où habitait l'auteur du Voyage. On ne sait
rien de plus des circonstances de ce
dîner. Plusieurs points me paraissent
tout de même significatifs
Tout
d'abord le lieu de cette rencontre, rue Lepic. Autrement
dit sur le territoire même, si l'on peut dire, de
Céline. C'est Mauriac qui se déplace jusqu'à lui, c'est
Mauriac qui tenait sans doute le plus à rencontrer ce
nouveau venu sur la scène littéraire, cette bête
curieuse qui lui a adressé cette lettre si impertinente,
en un sens, mais si désespérée surtout.
Céline, certes, travaillait tard le soir. Une première fois, en novembre,
il avait décliné une proposition à venir dîner chez
Ramon Fernandez. " Certes je serais particulièrement
heureux de vous rencontrer avec vos amis mais il m'est
bien impossible que ce soit à dîner. Je quitte le
dispensaire à sept heures et je dois encore passer chez
mes malades un peu plus tard. Si vous voulez, chez vous,
après dîner, vers 9 heures par exemple. "
Je ne suis pas du tout persuadé que Céline, ou plutôt le docteur
Destouches, faisait encore beaucoup de clientèle privée
à cette époque, mais qu'importe ! Il est significatif,
en tout état de cause, qu'il fasse venir à lui, en mars,
Mauriac et Fernandez. Il y a plus révélateur encore.
La
rencontre a dû suffisamment
intriguer, voire fasciner, sinon séduire, Mauriac, pour
qu'ils conviennent de se retrouver quelques jours plus
tard. Fernandez les réunit cette fois pour un dîner près
de chez lui, quai d'Anjou, au Rendez-vous des
Mariniers... Le fameux dîner du jeudi 23 mars 1933.
Quelle fut leur conversation ? En vérité, la première question qui devrait
se poser serait plutôt celle-ci : y eut-il seulement une
conversation entre eux ? Je n'ai jamais recueilli aucun
témoignage d'un dialogue, d'un véritable échange entre
Céline et l'un de ses proches, conversant ou s'opposant
sur un sujet donné. En société, Céline se taisait le
plus souvent. Il observait. Il épiait. Il écoutait. Par
goût, par tempérament (et pas seulement sur un plan
érotique), il était voyeur. Et écouteur aussi. Il
auscultait le monde autour de lui. Et puis, soudain, il
lui arrivait de prendre la parole. De monologuer, de
prophétiser, d'invectiver, d'imiter, d'amuser la
galerie, mais oui !
On
ne soulignera jamais assez la cocasserie de Céline,
auprès de ses intimes, quand il se sentait en confiance.
Il inventait, il grossissait les traits, il
caricaturait, il voyait juste. Jusqu'au délire ou au fou
rire le plus apocalyptique.
J'imagine
volontiers Mauriac, tel un chat patelin et griffu, tapi,
aux aguets, dans un coin du Rendez-vous des Mariniers,
un Raminagrobis réjoui au fond de lui-même par ce jeune
écrivain insensé et désespéré (Céline a presque dix ans
de moins que lui, et il débute tout juste dans une
carrière que Mauriac a entamée à un âge beaucoup plus
jeune que le sien) qu'il espère apprivoiser, voire
convertir. En attendant peut-être, par la suite, de ne
faire de lui qu'une bouchée.
Bien entendu, tout chez Céline (la lettre qu'il lui a adressée l'a déjà
mis en évidence) le sépare de l'univers mauriacien. Pour
faire bref, le conflit entre la foi et la chair, qui
pèse sur la plupart des romans de Mauriac, lui demeure
totalement étranger.
La foi ? Quelle foi ? La seule vérité de ce monde, c'est la mort, ne
cesse-t-il d'écrire et de répéter. Céline ne croit guère
aux promesses de l'au-delà. Reste que cet apparent
désert spirituel de Céline doit captiver Mauriac - comme
vous hypnotise ce que l'on veut combattre, ou l'abîme
que l'on veut combler. Quant à la chair, mon Dieu, elle
n'est pas triste pour Céline. C'est un répit, une grâce,
un bonheur fugace, un moment de légèreté dans un monde
désespérément lourd, un petit hoquet, une vaguelette de
bonheur dans un océan de tristesse. Quelque chose qui
ouvre aussi sur un mirage d'absolu.
[...]
La guerre venue, le fossé se creusera encore,
irrémédiablement, entre Céline et Mauriac. Mais le 23
mars, apparemment, tout se passa bien. Pour preuve,
après leur repas, Céline entraîna chez lui, rue Lepic,
Fernandez et Mauriac pour finir la soirée.
Mauriac et Céline que tout ou presque opposait alors, et que tout
opposerait par la suite, étaient là, l'un en face de
l'autre, à parler, à s'écouter, à se jauger, à se juger
! Un moment de la vie littéraire de la France du XXe
siècle. Un moment disparu, évanoui, insaisissable,
quelque part à l'autre bout de ce quai d'Anjou où je
passerai tant de temps, par la suite, à lire et à
étudier Céline, à lui consacrer une thèse de doctorat,
plusieurs essais, une biographie, sans soupçonner un
instant qu'il avait dîné un soir du mois de mars 1933,
là, à l'autre bout du quai, onze années avant ma
naissance...
(Frédéric Vitoux, Au rendez-vous des Mariniers, Fayard, 2016, p. 228).
***
BLA-BLA-BLA, BENARD ou CELINE ?
Dans son numéro spécial du Centenaire,
Le Canard enchaîné passe en revue quelques
expressions nées dans l'hebdomadaire et aujourd'hui
admises dans le langage courant, telle que « bla-bla-bla
» :
Le Canard enchaîné,
6 juillet 2016
Les céliniens savent qu'elle a été forgée
dans Bagatelles pour un massacre, où on la trouve
à six reprises à la page 265. Paul Gordeaux [1891-1974],
journaliste et auteur dramatique, a écrit, en
collaboration avec son ami Marcel Espiau [1899-1974],
plusieurs pièces à succès au cours des années Trente.
Robert Denoël leur a édité Prisonnier de mon cœur,
une comédie en trois actes parue en janvier 1938, au
même moment que le pamphlet de Céline.
Son ami Pierre Bénard [1901-1946],
rédacteur en chef du Canard, l'aura popularisée.
C'est une information intéressante, mais qui méritait
d'être complétée.
(Site Robert Denoël, Henri Thyssens, 6 juillet 2016).
***
LEAUTAUD ou CELINE pour Pierre PERRET ?
"
La bête est revenue ! " Pierre Perret, lui, l'a vue.
Il en a fait un nouveau disque qui en porte le titre. Il
consacre même une chanson à " Ferdinand ", pour
discréditer Céline dans les livres de classe. C'est
lui-même qui l'a dit. Des refrains tout à fait méchants.
Et très bêtes. Au refrain : " Le racisme chez toi
polluait le talent, Tu étais pas un bien joli
monsieur... " Sur fond d'accordéon ! Tout de même,
Georges Brassens, le maître de Pierre Perret, avait plus
de classe que son épigone quand il écrivait : " Je
n'admire pas forcément des gens admirables (...) mais le
plus grand écrivain du siècle pour moi c'est Céline.
"
Ce que Pierre Perret ne dit plus dans ses interviews, c'est qu'il aimait
bien Céline lui aussi, l'avait même beaucoup lu, pas
seulement celui du Voyage et de Mort à crédit,
mais aussi celui de Guignol's band et de
Casse-Pipe, jusqu'à s'en être inspiré comme San
Antonio ou Alphonse Boudard qui eux, ont honnêtement
reconnu leur dette. Il le
disait à la radio en 1967 et au restaurant du Port
Salut, où il chantait rue Saint-Jacques.
Pierre
Perret maintenant préfère Léautaud à Céline, lui a
consacré un petit livre, et s'enorgueillit de l'avoir
fréquenté. Le Journal de Léautaud, tenu
minutieusement chaque jour, ne contient pas le nom de
Pierre Perret, mais, en 1954, le chanteur aurait rendu
visite à l'ermite de Fontenay... On a le droit de
préférer Léautaud à Céline, surtout au Céline des
pamphlets, mais quel Léautaud préfère-t-on ?
Dans son Journal littéraire, destiné à la publication de son
vivant, Paul Léautaud se demandait le 11 septembre 1940
s'il fallait préférer " la victoire de l'Allemagne,
dont l'influence amènerait certainement une
réorganisation politique, sociale et morale de la
France, avec une diminution presque certaine de liberté,
surtout pour nous les écrivains - ou la victoire des
Juifs, qui n'en pulluleraient que de plus belle et n'en
occuperaient que de plus belle tous les postes
dirigeants... " Tel quel !
Le
30 novembre 1940, après l'épisode du Massilia, Léautaud
note, en nommant Daladier, Jean Zay, Mandel, Campinchi
et Marcel Bloch : " Ces gens-là, y compris Blum,
auraient dû être envoyés au poteau quinze jours après
l'entrée des Allemands en France. En Russie, en
Allemagne, même en Italie peut-être, cela n'aurait pas
traîné. "
Le 18 février 1941, Léautaud écrivait encore : " on aurait dû fusiller,
sans jugement, les faits suffisaient, les Daladier,
Reynaud, Mandel et consorts, canailles et incapables
réunis. Cela eût été un grand réconfort pour le pays et
donné à entendre aux autres d'avoir à se tenir
tranquilles. L'intérêt de la France, c'est la
collaboration, l'entente, l'accord avec l'Allemagne.
"
Jamais Céline n'a été aussi loin, ni dans ses lettres ni dans ses
pamphlets. Ces extraits, qui valent plus d'une page des
Bagatelles et des Beaux draps en
imprécations ou supputations, ont-ils été retenus dans
l'édition des extraits du Journal de Léautaud qui
vient de paraître ?
Pierre Perret n'a pas eu de scrupules à composer une longue préface pour
l'ouvrage.
(Eric Mazet, Ecrits de Paris, février 1999, n°
607, p. 38-40).
***
Le CELINE de MEUDON
L'affirmation
selon laquelle, pour simplifier, Céline aurait -
pendant les dix dernières années de sa vie
passées à Meudon à partir de son retour en
France en 1951 - fabriqué artificiellement un
personnage de miséreux, pauvre et sale, pour une
dernière image de victime dans la postérité, est
fausse.
Ceux qui la présentent ou partagent
involontairement en suivant la caricature
facile, se trompent et ne pourront que changer
d'avis s'ils fouillent la question. Ils sont de
bonne foi, il leur sera beaucoup pardonné. Ceux
qui la soutiennent et la développent alors
qu'ils connaissent le " dossier Céline ", sont
dans une situation différente où nous les
laissons...
Cette
contribution a pour seul objet de produire une
pièce probablement inconnue à ce jour...
Auparavant, je rappellerai quelques évidences :
- L'erreur que je dénonce ne constitue
pas un " détail " pour plusieurs raisons ; -
Tout d'abord, il est largement établi que pour
la France, le XXe siècle avant " mai 1968 " est
bien celui de Céline, tant il s'y est engagé
toujours, partout et tellement fort. Il a secoué
son temps comme il a ébranlé la littérature.
Certes, il ne pouvait espérer éviter les coups
venant notamment d'une spécialité française :
l'intellectuel stalinien bien au chaud dans ses
diplômes et réseaux ;
- Il est tout aussi certain qu'au-delà des ses
extraordinaires lyrisme et fantaisie, c'est la
sincérité et le courage qui sont les fondements
de ses pensées, œuvres et actions... La "
peau sur la table "... ;
- De même, est éclairant le fait que ses
adversaires ont entrepris un méthodique
déshabillage qui se poursuit depuis plus de
soixante ans, jusqu'à la négation de ce qui est
le cœur du créateur : l'authenticité... Après
mûre réflexion - car ces gens-là réfléchissent
beaucoup pour leur carrière -, " l'agité du
bocal ", courant au secours de la victoire en
1945, avait commencé en dénonçant un Céline
vénal. Par ailleurs, bien peu ont suffisamment
considéré que le nommé Sartre, tel est son nom,
ne s'est, exemple au hasard, jamais inquiété de
la situation des juifs, alors même qu'il fut
boursier à Berlin en 1933 et 1934... Où était
donc sa légitimité en 1946 pour pontifier
inopinément sur cette " question " ?... "
Philosophes pantouflards et amateurs " pour
ce qui était la Résistance armée, bien vu
Monsieur Jankélévitch... ;
- D'où l'importance première de la sincérité et
la gravité de l'erreur sur ce point.
Ces
quelques banalités situent l'intérêt du point
précis de l'authenticité de l'image que nous
avons pour les années Meudon, les dernières, les
définitives, d'autant plus
que ces jours-ci, au
secours, " Céline revient "... Et qu'il ne nous
lâchera plus.
Bien que la question soit réglée de longue date au regard de la nature
très particulière de l'immense océan Céline, je
la reprends donc ici, après avoir invité à
consulter iconographie, témoignages,
correspondances et œuvres - tant de preuves
convergentes de la totale liberté du bonhomme.
Il faudrait aussi rappeler à ceux qui trahissent
l'élémentaire charité chrétienne que sept ans
d'exil, dont dix-huit mois de prison au charmant
pays danois, ont à l'évidence cassé notre
baroudeur, rentré vieillard, revenu brisé sous
ses nippes.
Un seul exemple :
Pierre Monnier s'exprime ainsi, relatant ses
nombreuses visites à Meudon : " Il était
toujours habillé de la même façon. Deux ou trois
lainages, un foulard et un pantalon dans lequel
il dissimulait sa maigreur. L'hiver, il doublait
ou triplait le nombre des lainages et faisait
tout disparaître sous une grande cape, aussi
usée que le reste. (...) Ses pieds, très grands,
étaient enfermés dans d'énormes chaussons. ".
Que l'on puisse penser un instant que celui qui, recevant ses amis, rares
mais fidèles, s'accoutre volontairement de cette
façon pour apitoyer la postérité est bête ou
méchant.
Cet homme, ayant tout vu, est revenu se terrer, créant encore enseveli
sous les laines, et mourra le lendemain du jour
où il mit le mot " fin " sur son dernier
ouvrage, comme Proust, dont tant le sépare et
tant le rapproche...
Or le hasard
a fait que je viens de rencontrer une dame de 93
ans qui a connu le Docteur Destouches en 1931,
ce qu'elle relate dans le livre de ses
souvenirs, écrit pour ses douze petits-enfants
et publié à compte d'auteur... Il s'agit de la
fille du directeur général de la " Biothérapie
", S.A. de Produits chimiques, Biologiques et
d'Hygiène
(1) ",
créée en février 1921, qui s'exprime ainsi :
" A l'âge ingrat, mon visage s'est couvert de boutons... Mon père
s'émeut de mon chagrin et me convoque à son
usine pour consulter le nouveau docteur qu'il
vient
d'engager. (...) Le docteur Destouches, après
m'avoir examinée, me prescrit un traitement de
trois mois. A la sortie du lycée chaque midi, il
me faut courir le rejoindre dans un café de
l'avenue de La Motte-Piquet et ingérer un grand
bock de bière où on a émietté au préalable un
cube de levure fraîche. C'est affreusement amer.
Pendant ce temps-là, il me raconte son voyage
aux Etats-Unis d'une manière si passionnante que
je ne sens plus l'amertume du breuvage. Ma mère
était furieuse : une jeune fille dans un café
avec un homme, cela ne se fait pas. Mais le
docteur Destouches me paraît si vieux, si sale
et si laid qu'il n'y a aucun danger pour moi.
Par contre, je bois ses paroles. Le roman
Voyage au bout de la nuit paraît en 32. Je
découvre que mon médecin est Louis-Ferdinand
Céline. "
Bien
entendu, je me suis empressé de solliciter un
entretien avec cette personne qui a rencontré
Céline, ce qu'elle m'a aimablement accordé pour
me dire des phrases que j'ai notées : " La
première fois, mon père était présent... Le
docteur a regardé mes boutons... En deux
minutes, il a dit : " Je sais ce qu'il vous
faut... " Très direct, très rapide,
nerveux... " Je lui donne un traitement de
trois mois... Je la vois à midi au café... "
Il avait commandé tous les jours une levure
fraîche... Mixée avec un demi de bière...
C'était très mauvais... Il prenait une bière
aussi... Il m'a dit : " Je vais vous
raconter des histoires... " Il me sortait le
texte qu'il savait par cœur... Quand il parlait,
j'oubliais tout... Un original... J'ai ressenti
sa tendresse... Je passais mon deuxième bac...
C'était au dernier trimestre, les boutons se
sont atténués et je suis partie en vacances
débarrassée... Je ne l'ai plus revu... J'ai
senti qu'il était comme un écorché vif...
révolté de ce qu'on faisait aux petits, aux
pauvres... Il avait une curiosité vis-à-vis de
chaque personne... Il était indigné devant le
monde tel qu'il était... "
Quant à l'apparence : " Toujours un chapeau... Tout était
crasseux chez lui... Pas de cravate... Un
manteau gris... Il me paraissait aussi vieux que
mon père... Sa peau faisait sale... Il était
déjà comme ça à l'époque... Si j'avais dû aller
à l'Opéra avec lui, j'aurais été ennuyée... "
Sur ma question : " Mon père disait que c'était un très bon
médecin, au diagnostic rapide et sûr... Cela lui
était égal que son médecin était négligé... "
Inutile de commenter, sinon pour ajouter que
nous avons beaucoup bavardé, très agréablement
pour moi face à une femme exceptionnelle qui a
vu tellement et que je remercie chaleureusement.
Je suppose que ces faits de 1931 pourront intéresser les céliniens, tant
s'y manifestent déjà chez le docteur Destouches,
écrivain débutant, originalité, tendresse,
détachement des conventions, spécialement
vestimentaires, intérêt pour l'autre, le faible,
le petit, le malade, même " riche " (!), tout
est relatif, sûreté et simplicité de l'approche
médicale, éloquence, lyrisme...
Bernard GASCO
(BC n°298, juin 2008, p. 15).
(1) " Tout en continuant à travailler rue Fanny, Louis entra
dès la fin de l'année 1928 au service de la "
Biothérapie ", laboratoire spécialisé dans les
vaccins et la pâte dentifrice, situé rue Paul
Barruel à Paris. C'est un ancien ministre de
Kérenski, le chimiste Titoff, qui l'y
introduisit sur la recommandation d'un ancien
confrère de la section d'hygiène [de la SDN].
Il s'y retrouva sous la coupe de deux israélites qui se succédèrent à la
tête du conseil d'administration, Charles
Weisbrem et Abraam Alpérine, ami du docteur
Ichok " (François Gibault, Céline, 1894-1932. Le
Temps des espérances, Mercure de France, 1985).
***
CELINE et Jean
GIONO.
Nous avons reçu de M. Jean-Claude- Loustaunau (Eupen) le
témoignage suivant. Il nous a semblé intéressant de
publier ici ce texte, révélateur de la confraternité
toujours de rigueur dans notre petite république des
lettres. Signalons, pour la petite histoire, que
l'écrivain concerné publia en 1941 son roman " Deux
cavaliers de l'orage " dans l'hebdomadaire
collaborationniste " La Gerbe ".
"
Je vous rapporte ici sur le ton de l'anecdote un des
nombreux camouflets que j'ai pu subir à propos de
Louis-Ferdinand Céline. Il y a douze années environ
(j'avais 18 ans), je faisais preuve, figurez-vous, de
quelques velléités poétiques et littéraires. Des poèmes
à 18 ans ? Ebauches naïves d'une sensibilité immature !
Je fis part de mes sensations à Jean Giono dont j'admirais le style et la
sensibilité bleu pastel, comme le ciel de sa Provence.
Mes poèmes n'étaient ni meilleurs ni plus mauvais que
d'autres, mais, par l'effet de je ne sais quelle bonté,
le Maître manifesta quelque intérêt pour mes
débraillages intimes, m'enjoignant même, par retour du
courrier, de me rendre chez lui, là-bas à Manosque.
J'y fus donc, deux fois très exactement. Il m'écouta,
croyez-le bien, avec une modestie et une patience
extrêmes, subissant les pires virulences du déconnage
adolescent, avec une tolérance dont je mesure toute
l'étendue aujourd'hui. Mis en confiance, je m'enhardis à
lui parler de Louis-Ferdinand Céline dont j'avais
découvert le " Voyage " trois années auparavant.
Le charme était rompu. Il me fut très difficile de faire sortir le Maître
de sa réserve à propos de ce délicat sujet. Il a fini
par me dire de manière laconique et presque évasive : "
Céline n'était pas un écrivain (au sens noble du terme
s'entend), les propos qu'il tient dans ses livres sont
orduriers, de plus il a fait preuve pendant la guerre
d'un esprit collaborateur. "
Pour mon compte personnel, je compris définitivement de
ce jour que, décidément, les souffrances, pour communes
qu'elles soient, nous font prendre des routes bien
différentes. ".
(BC n° 1, Premier trimestre 1982, p. 7).
***
CELINE et le DOCTEUR ROUQUES.
Pour le journaliste de gauche Léon Treich,
donné dans L'Ecole des cadavres comme membre juif
de l'état major du colonel de La Rocque, une lettre
d'excuse manuscrite de Céline suffit pour arrêter le
dépôt de plainte. En revanche, la plainte du docteur
Rouquès aboutit à un procès et à la condamnation de
Céline et de Denoël.
Dans le livre, après les pages de photographies, Céline avait introduit in
extremis un post-scriptum qui reproduisait entre autres
trois citations sous le titre " Dernières nouvelles ".
L'une provenait de L'Humanité en date du 5
novembre 1938.
Signalant l'inauguration d'un dispensaire subventionné par le syndicat
communiste des Métaux de la Région parisienne, le
journal énumérait les médecins qui avaient pris la
parole
à cette occasion.
Céline, manipulant la citation comme il en a l'habitude, commence par
ajouter à la liste le nom d'un autre médecin, le docteur
Rouquès, en effet membre du Parti communiste, puis,
toujours à l'intérieur des guillemets, il y joint un
commentaire de son cru : " tous juifs ".
Le docteur Rouquès intente un procès en diffamation, qui est plaidé
devant la XIIe chambre correctionnelle du tribunal de
Paris le 8 mai 1939. Céline et Denoël sont défendus par
un avocat d'extrême droite, Me Saudemont. Le jugement,
prononcé le 21 juin, les condamne à une amende et à des
dommages et intérêts.
Dans ses attendus, le tribunal établissait que L'Ecole des cadavres
était un " pamphlet violent frénétique qui d'un bout
à l'autre renferme à l'adresse des Juifs, parmi une
accumulation d'invectives, des allégations et
imputations de fait, d'un caractère manifestement
diffamatoire ", et que le docteur Rouquès, " qui du
reste n'était pas d'origine juive ", était en effet
indirectement diffamé.
(Henri Godard, Céline, folio n° 6451, 15 mars 2018).
***
Délateur ? Le docteur Rouquès accuse :
" En 1943 [en fait en 1942], alors que je militais depuis longtemps
dans la Résistance, Céline réédite son livre [L'Ecole
des cadavres] en le dotant d'une Préface dans
laquelle il disait en substance " qu'il lui était enfin
donné de publier à nouveau cet ouvrage qui avait été
interdit à la suite d'un procès intenté par un certain
Dr Pierre Rouquès, chirurgien des Brigades
internationales, chirurgien de la CGT. "
L'effet de cette réédition fut immédiat. Dans la petite ville du Midi où
je vivais et où l'attention des " collaborateurs " du
cru était déjà mise en éveil par mes fréquents
déplacements et mon attitude générale, le livre fut mis
en circulation et à partir de ce moment la Gestapo
commença à s'intéresser à moi, ainsi que tous les
éléments louches du coin.
Je considère cette Préface comme une véritable provocation qui a failli
[...] me coûter ma liberté et peut-être ma vie. "
(Docteur Rouquès, lettre du 2 mars 1946 au juge Zousmann, in
L'Histoire, n° 453, novembre 2018).
***
CELINE et FAURE.
Ces deux médecins avaient connu le Front et en sont
sortis traumatisés par l'atrocité des combats. Ils
eurent pourtant bien des divergences quant à leurs
positionnements par rapport à la vie politique. La
correspondance qu'ils échangent - il reste alors cinq
ans à vivre à E. Faure - s'avère très riche pour
appréhender l'essence de leurs visions respectives.
Il est amusant de lire les réponses de Céline , affirmant que le "peuple "
est un slogan creux, à celui qui, ébloui et conquis par
le talent de l'écrivain, veut le faire adhérer à son "
Association des écrivains et artistes révolutionnaires "
et à la croisade antifasciste.
Ce 14,
Cher ami,
Je suis anarchiste depuis toujours, je n'ai jamais voté, je ne voterai
jamais pour rien ni pour personne. Je ne crois pas aux
hommes. Pourquoi voulez-vous que je me mette à jouer au
bigophone soudain parce que douze douzaines de ratés
m'en jouent ? Moi qui joue pas trop mal au grand piano ?
Pour me mettre à leur toise de rétrécis, de constipés,
d'envieux, de haineux, de bâtards ? C'est plaisanterie
en vérité. Je n'ai rien de commun avec tous ces châtrés
- qui vocifèrent leurs suppositions balourdes et ne
comprennent rien. Vous voyez-vous penser et travailler
sous la férule du supercon Aragon par exemple ? C'est ça
l'avenir ? Celui qu'on me presse de chérir, c'est Aragon
! Pouah ! S'ils étaient moins fainéants tous, s'ils
étaient si bons de volonté qu'ils disent - ils feraient
ce que j'ai fait au lieu d'emmerder tout le monde - de
leurs fausses notes. Ils la reculent la révolution au
lieu de la faciliter.
Ils
ressemblent à ces mâles qui n'ont plus d'instinct, qui
blessent les femelles et ne les font jamais jouir. Ne
sentez-vous pas, ami, l'hypocrisie, l'immonde
tartufferie de tous ces mots d'ordre ventriloques ? Le
complexe d'infériorité de tous ces messieurs est
palpable. Leur haine de tout ce qui les dépasse , de
tout ce qu'ils ne comprennent pas, visible. Ils sont
aussi avides de rabaisser, de détruire, de salir,
d'émonder le principe même de la vie que les plus bas
curés du Moyen Age.
Ils me fusilleront peut-être les uns ou les autres. Les nazis m'exècrent
autant que les socialistes et les communards itou, sans
compter Henri de Régnier ou Comœdia
ou Stravinsky. Ils s'entendent tous quand il s'agit de
me vomir.
Tout est permis sauf de douter de l'homme - Alors c'est fini de
rire. J'ai fait la preuve ; mais je les emmerde aussi
tous -
Je ne demande rien à personne.
Affectueusement à vous gd ami.
L. D. CELINE.
Cachet de la poste :
2 mars 1935
Cher
Elie,
Le malheur en tout ceci c'est qu'il n'y a pas de "
peuple " au sens touchant où vous l'entendez, il n'y
a que les exploiteurs et les exploités, et chaque
exploité ne demande qu'à devenir exploiteur. Il ne
comprend pas autre chose. Le prolétariat héroïque
égalitaire n'existe pas. C'est un songe creux,
une faribole, d'où l'inutilité absolue, écœurante
de toutes ces imageries imbéciles : le prolétaire à
cotte bleue, le héros de demain - et le méchant
capitaliste repu à chaîne d'or. Ils sont aussi fumiers
l'un que l'autre. Le prolétaire est un est bourgeois qui
n'a pas réussi. Rien de touchant à cela : une larmoyerie
gâteuse et fourbe. C'est tout - Un prétexte à congrès, à
prébende, à paranoïsmes ! L'essence ne change pas. On ne
s'en occupe jamais. On bave dans l'abstrait. L'abstrait
c'est facile. C'est le refuge de tous les fainéants. Qui
ne travaille pas est pourvu d'idées générales et
généreuses. Ce qui est beaucoup plus difficile c'est de
faire rentrer l'abstrait dans le concret.
Demandez-vous à Breughel, à Villon, s'ils ont des
opinions politiques ?...
J'ai honte d'insister sur ces faits évidents... Je gagne ma croûte depuis
l'âge de 12 ans (douze). Je n'ai pas vu les choses de
dehors mais de dedans. On voudrait me faire oublier ce
que j'ai vu, ce que je sais - me faire dire ce que je ne
dis pas. Je serais fort riche à présent si j'avais bien
voulu renier un peu mes origines. Au lieu de me juger,
on devrait mieux me copier. Au lieu de baver ces
platitudes - tant d'écrivains écriraient des choses
enfin lisibles. La fuite vers l'abstrait est la lâcheté
même de l'artiste - Sa désertion - Le congrès est sa
mort - La louange son collier - d'où qu'elle vienne.
Je ne veux pas être le premier parmi les hommes. Je veux
être le premier au boulot - Les hommes je les emmerde
tous, ce qu'ils disent n'a aucun sens - Il faut se
donner entièrement à la chose en soi. Ni au peuple - ni
au Crédit Lyonnais.
A personne.
Bien affect.
LOUIS F. CELINE.
***
Lettre d'Elie FAURE à CELINE.
30.7.35
Mon très cher ami,
[...]
Oui Céline. Mais ne pensez-vous pas qu'il est des
souffrances que l'homme qui souffre se doit d'éviter à
l'homme, surtout au petit homme. Et que c'est facile,
très facile, vous le savez bien Céline vous médecin des
faubourgs, des banlieues, des taudis, de la faim, des
orgies de crasse et de misère. Facile. La socialisation
de la propreté, la crèche, les écoles claires, l'eau
fraîche, les infirmières, les femmes qui aiment les
enfants. Les Russes sont sur la voie du bonheur
physique, du départ égal
pour
tous les enfants. Ce n'est pas tout, c'est beaucoup. Ils
se débrouilleront plus tard pour le reste. Je parle des
enfants devenus hommes.
Certes, il y a un moyen d'éviter cela, Céline. Très simple vous le savez.
La force au service du faible. " Le prolétaire est un
bourgeois qui n'a pas réussi ". Certes. Je veux bien
qu'il en ait le moyen. Non pour devenir un bourgeois,
mais pour que le bourgeois disparaisse. Car l'esprit
bourgeois est engendré par le sentiment de domination
sur le pauvre d'une classe qui, en disparaissant,
perdrait du même coup ce sentiment.
Ici
aussi, aristocratisme. Je voudrais, et c'est facile, par
des moyens d'organisation et d'hygiène (mon Dieu, dur
freudien que vous êtes) que la hiérarchie nécessaire ne
s'établît plus d'après les fonctions mais d'après les
âmes.
Je vais vous parler en artiste. Sans doute comprendrez-vous mieux. Car je
me demande par moments, si en matière sociale le préjugé
moral ne vous domine pas. Je sais, je sens, c'est le
fruit de toute une vie de méditation et de souffrance,
qu'une forme sociale nouvelle est en instance, qui sera
pour les hommes un prétexte nouveau de vivre en
attendant l'irrésistible mort.
Nous sommes debout près du lit de cette accouchée, les fers à la main. Je
me fous de la morale. Peut-être même de la justice.
Peut-être même n'ai-je pas de pitié. Mais je veux aider
par tous les moyens, fût-ce par la force, les forces
nouvelles à vivre. Une société, une forme, une statue,
une musique ne se fondent pas sur un absolu qui est le
néant à votre sens, et à mon sens. Nihiliste, vous êtes,
je le répète, dans le vrai, métaphysiquement parlant.
Mais humainement parlant c'est la foule qui veut un
prétexte à vivre qui a raison et prenez-y garde, qui
aura raison, ce qui est mieux que d'avoir raison. Et si
j'aime cette foule qui aura raison, et que je n'aimerai
sans doute plus le jour où elle aura eu raison, c'est
parce qu'elle est anonyme. Je l'aime du même amour que
j'ai pu conserver à deux ou trois de mes amis - dont
vous êtes - et que j'aime anonymement, d'instinct, non
pour leurs idées ou leurs sentiments, mais pour
eux-mêmes pour la sensation de puissance ou de [?]
qu'ils me donnent.
Au surplus, l'homme n'a jamais construit que sur
l'illusion, et non sur la réalité. Votre réalisme
transcendant vous le savez bien, et c'est pour cela que
vous y tenez farouchement, aboutit, exclusivement à la
mort, ce qui peut être pour un individu puissant un
outil de développement magnifique - c'est votre cas -
mais ne peut frapper les multitudes dont nous avons
besoin parce qu'elles sont l'engrais, qu'au front et au
cœur, et les [engager ?]
dans la mort avant leur mort même. Nous ne pouvons pas
les condamner, comme nous avons le droit de nous
condamner nous-mêmes, au suicide surnaturel alors
qu'elles vont d'un pas encore chancelant, mais ivre,
vers une vie nouvelle que je ne partage, croyez-le, que
partiellement et surtout provisoirement.
Villon,
Breughel étaient le fruit de ces ivresses collectives.
Laissez à ma vieillesse commençante l'illusion de
l'éprouver, au moins aux moments admirables où il
abdique la pensée et chante, entre une gueule noire et
un homme aux bras nus couverts de poils roux.
Votre lettre a été terrible pour moi Céline, car, je vous le répète
encore, vous avez raison. Et vous avez attisé, ce dont
je dois vous remercier, mon irrémédiable souffrance. Qui
ne travaille pas est pourri d'idées générales et
généreuses. Cela m'a frappé en plein cœur.
Car c'est mon cas. Je n'ai jamais travaillé, sans doute
parce que le mal tournait trop vers moi-même. C'est donc
vrai pour moi. Mais pas pour le pauvre bougre qu'il faut
aider à travailler pour le défendre d'idées générales et
généreuses.
"
La fuite vers l'abstrait est la lâcheté même de
l'artiste. " Admirable ! je n'ai jamais éprouvé cette
vérité avec plus d'intensité et de douleur
qu'aujourd'hui. Mon dernier livre est mauvais, parce
qu'abstrait, et abstrait que social et expliquant plus
qu'exprimant. Et je pousserai la lâcheté jusqu'au bout
puisque je le publierai, même le sachant mauvais.
Ecoutez-moi bien mon Céline, cela pour bercer mon
orgueil dans le mensonge d'un sacrifice nécessaire au
peuple, sur l'autel de qui je le dépose, mais au fond de
moi-même en sachant fort bien que cet orgueil n'est
qu'un écran pour cacher aux autres la vanité puérile
d'un penseur fier d'ajouter à la pile de ses livres un
nouveau tome qu'on ne lira cependant pas. Heureusement
pour moi d'ailleurs.
Céline si vous m'aimez, donnez-moi un sujet concret. Je meurs de n'en pas
trouver depuis mon voyage.
Et priez pour moi !...
(Lettres trouvées dans les papiers d'Elie Faure et la réponse sur un
brouillon par lui conservé, Paul Desanges, Elie Faure,
Regards sur sa vie et sur son oeuvre, Pierre Caillet,
Genève, 1963, in Cahiers de l'Herne poche-club, 1968).
***
Michel AUDIARD, à propos de GABIN, de CELINE et des
JUIFS.
Un
ami m'a offert un vieux magazine. Il s'agit d'un mensuel
belge intitulé Le Nouvel Europe
Magazine datant de décembre 1980. Quel
intérêt ? Il contenait un entretien exclusif avec
l'inénarrable Michel AUDIARD.
Le
dialoguiste et réalisateur inoubliable s'y livre à un
discours politiquement incorrect, qu'il serait
impensable de prononcer de la sorte aujourd'hui.
Attention, ça décoiffe !
Michel AUDIARD et la peine de mort.
Dans
plusieurs films et, surtout, dans " Le Pacha ", vous
mettez dans la bouche de Jean GABIN des prises de
positions favorables à la peine de mort. Est-ce
votre opinion propre ?
Oui.
(...) je crois que la peine de mort conserve ; alors là,
je suis peut-être " béret et baguette de pain ", un
caractère exemplaire, quoi qu'on en dise, parce que le
voyou qui est arrêté croit toujours qu'il se tirera. Il
pense qu'il s'évadera. (...) Alors, quand on lui coupe
la tête, je n'aime pas dire cela mais il n'emmerde plus
personne !
Michel AUDIARD, Jean GABIN et la politique.
Mais
comment voyait-il (Jean GABIN) le monde politique ?
Il
ne le voyait pas car il avait un mépris total, complet,
pour le monde politique. Incroyable même. Chez GABIN,
tout est incroyable parce que tout est excessif. Ses
amitiés, ses antipathies, tout. Les hommes politiques,
ça lui donnait des boutons. A telle enseigne, c'est
impensable mais c'est vrai, qu'il n'est plus allé chez
son coiffeur où il allait depuis vingt ans, au
Rond-Point des Champs-Elysées, le jour où il a su que
son garçon coiffeur coupait les cheveux à Edgar Faure.
C'est vous dire.
Il ne pouvait pas les sentir ! Il partait du principe : quand un homme
politique vous serre la main ou vous dit bonjour, c'est
qu'il attend quelque chose de vous. Il ne pouvait penser
que quelque chose de gratuit puisse venir d'un homme
politique. Il a haï De Gaulle et détesté Giscard avec le
même entrain.
Michel AUDIARD, CELINE et les JUIFS.
Céline
et vous, c'est toujours le grand amour ?
Alors
là, toujours. (...) Le cas CELINE est très simple : il y
a ceux qui avouent avoir été influencés et ceux qui ne
l'avouent pas. C'est tout. Mais ce qui est certain,
c'est qu'on écrivait autrement la veille. (...) Même la
Série noire est inspirée de CELINE. Parce qu'on
n'écrivait pas de cette façon avant. On n'employait pas
les mêmes mots. (...) On a oublié que les fameux écrits
antisémites qu'on lui a tant reprochés ont été écrits
bien avant la guerre. Donc, avant l'occupation. Alors,
pourquoi cette hargne ? Jusqu'à plus ample informé, on
avait bien le droit d'être antimaçon ou antisémite.
Si on n'avait pas pu, il fallait le dire. Fallait le faire savoir : " Il
est interdit d'être antisémite, sous peine de prison ".
Alors, il aurait été arrêté. Mais il fallait prévenir.
On a donc été de mauvaise foi avec CELINE.
Mais où je m'insurge aussi, c'est au moment où les
avocats et défenseurs de Ferdinand disent qu'il n'a
jamais été antisémite. Alors là, c'est de la connerie.
C'est idiot. Cela ne le diminue en rien, bien au
contraire. (...) Car finalement, au milieu de cette
apocalypse qu'il nous a proposée, la seule chose qu'on
retient contre lui, c'est son antisémitisme. Il avait le
droit de dire du mal de tout le monde sauf du Juif.
Alors là, le Juif nous casse les couilles et vous pouvez
l'écrire en toutes lettres.
(medias-presse-info,
29 août 2015, Egalité et Réconciliation).
***
VOYEUR, IMPUISSANT ? OU HYPER ACTIF SEXUEL ? Céline en effet, reconnu pour être l'écrivain qui introduisit de force la sexualité crue dans la littérature française moderne, passe néanmoins pour avoir été un amant indifférent, spectateur plutôt qu'acteur, pour ne pas dire impuissant. Il faut dire que Céline est en partie responsable de cette réputation qui remonte à deux de ses propres lettres. Céline se qualifie lui-même de " voyeur " lorsqu'il écrivit à Milton Hindus : J'ai toujours aimé que les femmes soient belles et lesbiennes - Bien appréciables à regarder et ne me fatiguant point de leurs appels sexuels ! Qu'elles se régalent, se branlent, se dévorent - moi voyeur - cela me chaut ! et parfaitement ! et depuis toujours ! Voyeur certes et enthousiaste consommateur un petit peu mais bien discret... (28 février 1949, Céline tel que je l'ai vu). Quant au mythe de l'impuissance de Céline, il provient de quelques mots adressés à Marcel Brochard dans une lettre non datée : " Bonne santé vieux, bonne broche toujours ? Voici l'âge de la " redoutable ", dont le dernier mot, " la redoutable ", fut interprété par Brochard comme une métonymie pour impuissance : A 36 ans l'âge de la " redoutable " !... Impuissance ? Conséquence des longues journées de dévouement au dispensaire de la rue Fanny à Clichy ? Conséquence des soirées de la rue Lepic, où après le frugal repas, chez la mère Marie - à l'eau - Louis se mettait à écrire. (Céline à Rennes). Ces deux brefs passages prirent de telles proportions aux yeux de ses biographes que son voyeurisme et son impuissance furent tenus pour acquis, depuis le sobre " C'est surtout en spectateur que Céline aimait les femmes " (Le temps des espérances) de Gibault, jusqu'à l'analyse détaillée de Vitoux : On a beaucoup glosé sur une hypothétique et précoce impuissance sexuelle de l'écrivain. A l'appui de cette théorie, une lettre assez énigmatique de Céline à son ami Marcel Brochard [...] - lettre que Brochard commente en effet dans le sens d'une impuissance ( la " redoutable ") de l'écrivain. La vérité, c'est que Céline (que ses parents avaient fait circoncire quand il était enfant, pour des raisons d'hygiène ou des raisons médicales, on ne sait) était plus voyeur qu'acteur, on l'a dit, il s'en est expliqué sans ambages. Faire l'amour l'ennuyait vite, avec la même partenaire du moins. L'impuissance de Céline, certains critiques ont voulu en voir aussi une confirmation dans la rédaction haletante des pamphlets, comme si l'écrivain, saisi d'une rage fébrile et désolée, voulait en quelque sorte se rattraper par l'écriture, par des spasmes, par des volées de mots et d'injures, une volonté grotesque et vaine de prendre le monde et de le violer avec une rancœur essoufflée et agressive. Mais les faits sont têtus. Céline n'était pas impuissant. Il devenait indifférent. [...] spectateur un peu vicieux de la sexualité des autres, de l'homosexualité féminine en particulier, amant lui-même de temps à autre, rapidement... On peut avancer encore une autre explication. Céline [...] ne voulait pas disperser son énergie dans la sexualité. Cette attitude a quelque chose d'oriental. Il tenait à se mobiliser vers un seul but : écrire. Il faudrait donc considérer l'écriture chez lui non plus comme l'aveu d'une impuissance rageuse mais au contraire comme le jaillissement d'une force très canalisée. (La vie de Céline). (...) Avant de confronter ces spéculations avec le récit du témoin le plus fiable qui soit, notons combien il est difficile de ne pas s'étonner d'une accusation de passivité sexuelle portée contre un homme qui eut trois femmes (Suzanne Nebout, Edith Follet, Lucette Almansor), une compagne régulière (Elizabeth Craig), une demi-douzaine de liaisons durables (Karen Jensen, Lucienne Delforge, Erika Irrgang, Cillie Pam, Evelyne Pollet), sans compter de nombreuses liaisons éphémères et des dizaines de passades. La réponse d'Elizabeth à ma première question à propos de l'impuissance sexuelle de Céline balaya d'un seul coup à la fois les accusations d'impuissance et de passivité érotique. Lorsque je lui demandai brusquement si Louis à l'époque était en train de devenir impuissant, elle réagit violemment : " Ça alors ! Croyez-moi, il n'avait rien d'impuissant ! Certaines fois, j'aurais même été contente qu'il le fût, pour quelque temps bien sûr ". Loin de déplorer la passivité d'un amant indifférent qui l'aurait négligée sur le plan sexuel, Elizabeth semblait plutôt se plaindre de " l'hyper-activité " érotique de Céline : Louis ne m'a jamais négligée en aucune façon, et certainement pas sur le plan sexuel. Faire l'amour avec lui était toujours une expérience merveilleuse. Pendant longtemps, faire l'amour trois, quatre fois par jour n'avait rien d'extraordinaire. Vous savez bien, quand l'homme en a envie, que peut-on dire ? A certains moments, je pensais : " Mon Dieu, je ne sais pas si je vais y arriver ce soir, après avoir travaillé au studio toute la soirée ". Si Céline négligea Elizabeth après avoir commencé à écrire Voyage, ce ne fut donc pas sur le plan sexuel : " Pendant les deux dernières années à peu près, il passait énormément de temps à travailler sur le livre, matin, midi et soir. Mais nous avions toujours une vie sexuelle épanouie. Pour moi, c'était une période heureuse malgré l'intensité de sa concentration ". En fait, elle décrivait Louis comme un " coureur en rut " dont les élans amoureux étaient loin d'être épuisés par les attentions pressantes dont elle était l'objet : Le sexe le stimulait, c'était une chose que je pouvais comprendre. C'est vrai qu'il avait d'autres liaisons par ailleurs tout le temps. Ce n'étaient pas des liaisons dont il se cachait, il m'en parlait. Il n'y avait là rien de mal, il n'était ni homosexuel ni extra sexuel ni rien du tout ce dont nous parlons aujourd'hui. Nous nous aimions profondément. J'aimais lui donner tout ce qui lui faisait plaisir. Cela me faisait plaisir de rencontrer les gens qu'il aimait, même les femmes qu'il aimait, et cela ne m'est jamais apparu comme quelque chose de condamnable. Pour lui, le sexe était une stimulation. S'il avait besoin de sexe, il avait besoin de sexe. C'était simple et sans histoire. (Alphonse Juilland, Elizabeth et Louis, Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, janvier 1994).
***
CELINE et REBATET.
" Comme beaucoup de lettrés de sa génération, Lucien
Rebatet fut un lecteur enthousiaste de Céline dès la
parution de Voyage au bout de la nuit. Pour des
raisons idéologiques, cet enthousiasme ne faiblit pas à
la sortie de Bagatelles pour un massacre, bien au
contraire. Mais, avant de venir à résipiscence, il sera
désarçonné et déçu par la nouveauté de Guignol's band.
Contrairement à ceux qui partagèrent le sort de
Céline à Sigmaringen, il salua franchement la
résurrection célinienne de la fin des années cinquante (D'un
château l'autre) et, au-delà de la critique
littéraire, prit sa défense alors que Céline était
attaqué par ceux qui étaient dans le même camp que lui.
Récit d'un long compagnonnage.
Tout
commence en 1932 lorsque Rebatet, alerté par l'article
enthousiaste de Léon Daudet, achète Voyage au bout de
la nuit à la librairie Flammarion, alors sise
boulevard des Italiens. Il commence sa lecture sur un
banc, juste en face de la librairie : " Deux
heures plus tard, j'étais toujours là, ignorant le
fracas du roulage et le flot des passants,
merveilleusement captif dans mon île célinienne. (Un bémol : il apprécie
modérément le " populisme de banlieue " de la
partie parisienne du roman.)
Même enthousiasme, quatre ans plus tard, à la lecture de Mort à crédit,
considéré comme son chef-d'œuvre.
Amusé quoique dérouté par les passages crus caviardés
par l'éditeur (grâce à un correcteur de l'Action
Française qui se l'était procuré, il eut la
possibilité de lire l'un des rares exemplaires non
censurés) : " Chaque page de ses grands bouquins
est à lire comme une partition, où le moindre signe à sa
valeur, ne serait-ce que le déplacement d'une virgule.
La minutie dans le gigantesque, comme chez Wagner, comme
chez les gothiques dont Céline continue si bien la race.
A cette époque, il n'écrit aucun article sur Céline,
la chronique littéraire étant, dans l'Action
Française, le domaine réservé de son ami Brasillach.
Lequel ignore Voyage et éreinte Mort à crédit.
Dans le journal royaliste, Rebatet, lui, tient la
chronique cinématographique (qu'il poursuivra dans Je
suis partout). Et lorsque paraît Bagatelles pour
un massacre, il engage avec Brasillach une course à
qui signera le premier papier, l'un dans l'AF et l'autre
dans JSP. C'est une totale adhésion : " Nous avions
accueilli avec une joie et une admiration sans limites
les Bagatelles pour un massacre de Céline. Nous
en savions des pages et cent aphorismes par cœur, " se souviendra-t-il. Son article paraît le 21
janvier 1938, une semaine après celui de Brasillach : "
Dire que nous l'avons lu ne signifie rien. Nous le
récitons, nous le clamons. "
Réserve sur le style toutefois : " Je rêve d'un Céline plus
profondément pénétré de la vieille cadence latine, ayant
toujours la santé rayonnante du verbe rabelaisien. "
Il n'empêche que Rebatet sera durablement influencé
par la verve célinienne : " Après Bagatelles,
j'ai triplé tous les adjectifs. C'est historique.
" Il retiendra aussi la leçon célinienne consistant à
s'impliquer personnellement dans le pamphlet. Ce qu'il
fera dans le brûlot qu'il signera à l'été 42.
Lorsque paraît, un an plus tard, L'Ecole des cadavres
préconisant l'alliance continentale, la rédaction de
l'hebdomadaire est tétanisée : " On décida un peu
cafardement que Céline se répétait, délayait, et
j'acquiesçais, malgré les cris de joie que m'avait tiré
souvent cette tornade. "
Après la défaite, Céline fait figure de prophète. C'est le
moment où Rebatet monte le voir à Montmartre, début
1941, alors qu'il achève la rédaction des Beaux draps.
Surprise de Rebatet qui entend Céline prédire la déroute
allemande : " Une armée qui n'apporte pas une
révolution avec elle, dans les guerres comme celle-là,
elle est cuite. " Pour lui, c'est clair : Céline
déraille. Quelques années plus tard, il confiera à son
ami Cousteau : " A partir de Stalingrad, j'ai eu
quelques occasions de me rappeler ce propos. "
Le 11 mai 1941, Rebatet et lui sont invités à
l'inauguration de l'Institut des Questions Juives, rue
La Boétie. Vingt ans plus tard, Rebatet racontera que
Céline perturba délibérément cette manifestation par des
observations provocatrices. Dans la version qu'il écrit
en prison de cette manifestation, il fait plutôt état
d'un Céline blaguant à mi-voix. Les souvenirs de Rebatet
sont d'ailleurs un peu embrouillés : il décrit un Céline
" enseveli dans sa peau de mouton et son cache-nez
pisseux " alors que les photographies prises ce
jour-là le montre correctement vêtu d'un manteau et en
complet cravate.
Lorsque Rebatet lui adressa peu avant Les Tribus du cinéma et du
théâtre, Céline lui en accusa aussitôt réception : "
Je me suis jeté, vous l'imaginez, sur votre
vitriolique petit livre, pour mon délice et mon
édification sadique. " Et quand paraît, l'année
suivante chez Denoël, Les Décombres, Céline en
approuve la teneur mais, décidément intraitable, exprime
le vœu que " tous les
contemporains et surtout les Antisémites "
présentent un bulletin de naissance de quatre
générations " de leur patriotique personne et de
leurs ascendants et de leurs épouses. "
Allusion directe, on l'aura compris, à Veronica Popovici
qu'il n'est pas le seul alors à suspecter d'origines
douteuses. Rebatet ne relève apparemment pas et, tout au
long de l'Occupation, saluera " le prodigieux
Céline, splendide pourfendeur d'Israël. " Lequel, tout
aussi confraternel, dédicace l'un de ses livres " à
l'admirable chroniqueur de l'an 41 ".
Durant cette période, ils se voient de temps à autre,
comme en témoigne cette chronique cinématographique de
1942 dans laquelle Rebatet relate une visite à Céline.
Venant d'écouter une émission à la BBC, celui-ci
commente férocement un film anglais (ou hollywoodien),
Paris tel qu'il était, dans lequel les journalistes
de la " cinquième colonne " (dont les fascistes de Je
suis partout) tiennent le mauvais rôle. "
En mars 1942, Céline fait un court voyage à Berlin apparemment
professionnel, en réalité pour remettre à une amie
danoise la clé de son coffre dans une banque danoise. A
cette occasion, on lui demande de prononcer une
allocution au Foyer des ouvriers français, travailleurs
volontaires venus en Allemagne dans le cadre de la
Relève. Coïncidence : l'année suivante, Lucien Rebatet
sera invité au même endroit. Il précise que ce " foyer "
était situé " au milieu du zoo, qui est le bois de
Boulogne de Berlin, mais situé en plein centre de la
ville ". Et s'enquiert des propos tenus par Céline
au même endroit l'année précédente. Confirmation de ce
que celui-ci en dit après la guerre : " Quoi ! c'est
simple. Tant qu'à faire, si on vous demande à choisir
entre la chtouille ou la vérole, vous préfèrerez la
chtouille, c'est du pareil au même : il vaut encore
mieux les Fritz que les Popofs. " Rebatet
précise : " Je leur tins à peu près le même langage,
avec moins de couleurs, ce qui les déçut. "
Durant
l'exode en Allemagne, Rebatet et Cousteau sont exaspérés
par l'attitude de Céline qui renie ses prises de
position en faveur des forces de l'Axe. Témoignage de
cette mauvaise humeur : le texte dialogué " Bagatelles
pour un suicide ", écrit par Rebatet et Cousteau à la
centrale de Clairvaux au début de l'année 1950. Rebatet
l'accuse alors d'effectuer une courbe rentrante pour
être réadmis dans la communauté des lettres. Il lui
reproche surtout de vouloir faire oublier l'écrivain de
combat qu'il fut : " Il veut réintégrer la tribu
(...) Pour avoir le droit de rentrer, d'être reconnu par
ses frères, il lui a fallu s'anéantir lui-même. (...)
Bagatelles, L'Ecole des cadavres, c'étaient de
fameux chapelets de bombes, ça n'avait pas fini
d'éclater. Il n'y avait que Céline qui pût les
désamorcer, proclamer : " C'était du bidon ".
Céline a accepté. Il peut revenir. Il n'est plus
dangereux, puisque personne ne pourra jamais plus relire
Bagatelles, pamphlet-bidon. "
Quatre ans auparavant, Céline, incarcéré à Copenhague,
se demandait où se trouvait Rebatet alors même que
celui-ci s'apprêtait à se livrer à la Sécurité militaire
(française) de Feldkirch, en Autriche. Céline estime
alors que Rebatet et d'autres " ont joué
beaucoup mieux que lui ". Or, après avoir failli être
fusillé, l'auteur des Décombres, va subir une
détention de sept longues années. Lorsque Céline aura
connaissance de la réalité, il s'indignera du discours
émollient tenu par ceux qui commentent le sort de
Rebatet : " C'est la déconnerie digestive de
ceux qui sont dehors - Pas à s'en faire pour ceux qui
sont en chaînes. Ils sont habitués ! " Et, dans une
lettre ultérieure : " Qui parle de Rebatet de
Cousteau et de mille autres qui pourrissent exactement
pas de la volonté du Ciel mais du verdict des hommes là
bien vivants leurs frères français (...) ah ce silence
sur les maudits ! " Ce qui ne l'empêchera pas
de tenir ensuite des propos peu amènes sur " Rebatet
si parfaitement vendu à la collaboration. " En
fait, Céline ne supportera pas qu'on le compare, lui,
l'écrivain parfaitement libre et indépendant, à des
journalistes ayant dû tenir compte des directives de la
Propaganda Staffel.
Lucien Rebatet est libéré durant l'été 1952 alors que
les éditions Gallimard viennent de sortir Féerie pour
une autre fois dont la réception critique, à tous
points de vue, est à peu près nulle. Rebatet lui-même
est déçu par ce livre qui marque le retour (raté) de
Céline sur la scène littéraire. Mais l'auteur des
Décombres a alors d'autres préoccupations : assigné
à résidence en Dordogne, puis en Normandie, il ne pourra
s'installer à Paris qu'à l'automne 1954. Il se débat
alors dans d'âpres difficultés matérielles, s'imposant
traductions alimentaires et rédactions de catalogues
pharmaceutiques. Paradoxalement, cette année-là son
roman Les Epis mûrs reçoit un accueil critique
plus nourri que son chef-d'œuvre,
Les Deux Etendards, sorti de presse alors qu'il
était encore incarcéré et qui hâta son élargissement.
Ce n'est qu'en 1956 qu'ont lieu les retrouvailles à
Meudon en compagnie d'Arletty et du jeune Paul
Chambrillon. L'année suivante l'interview à L'Express
et, plus encore, D'un château l'autre suscitent
le courroux de Cousteau et de ses amis, Rebatet, lui,
prend le parti de Céline. Une première fois dans sa
chronique littéraire de Dimanche Matin : " J'éprouve
quelque difficulté pour m'associer à la consternation ,
à l'indignation de mes amis devant le " scandale Céline
". J'ai eu comme eux un assez violent haut-le-corps, la
semaine dernière en ouvrant le Monde, L'Express.
Mais après huit jours, et le livre lu, on peut voir les
choses un peu plus calmement. "
Une seconde fois pour clore la polémique ouverte au sein même de la
rédaction : " Je persiste à croire que Céline ne nous
doit pas les comptes qu'il est juste de réclamer à
d'anciens militants, toi ou moi par exemple. (...) Il
n'appartenait à aucun bord. C'était un visionnaire
anarchiste, qui se mit à bouillonner de prophéties
presque malgré lui. J'estime qu'il y a quelque excès à
parler de reniement pour un homme qui n'a jamais connu
ni principes ni drapeau. "
L'article sur D'un château l'autre lui vaudra une lettre
reconnaissante de l'intéressé : " Toi seul ton
magnifique article le prouve as compris de quoi il
s'agissait ! Tout impensable ce livre pour ceux qui n'y
étaient pas ! "
Comme on le sait le décès de Céline, survenu le 1er
juillet 1961, fut tenu secret par Lucette. Ce n'est que
deux jours plus tard que Rebatet apprend la nouvelle par
un coup de fil de Robert Poulet : " C'est le plus
grand écrivain français depuis Proust qui s'en va. Il
n'aura pas vu paraître dans la Pléiade le Voyage
et Mort à crédit, dont Gaston se réjouissait
devant moi l'autre semaine, " pour tous ceux que ça
allait embêter ".
Avec Nimier, Marcel Aymé, Claude Gallimard et quelques autres, il est
l'un des rares à assister à son enterrement : " Nous
avons tous jugé qu'il était parfaitement dans l'ordre de
ce temps que le plus grand écrivain français
d'aujourd'hui fût enterré ainsi, à la sauvette, par une
poignée de copains. "
(Marc Laudelout, B.C. n°380, décembre 2015).
***
CELINE ET STEELE.
" On notera encore qu’à la date où Steele décide de
quitter Denoël, Céline n’a pas encore publié le moindre
ouvrage antisémite. Le témoignage qu’il a donné en 1972
est d’ailleurs sans ambiguïté : « Après mon départ,
Denoël publia des œuvres de Céline qui étaient de
véritables diatribes antisémites ; or moi, je suis juif
de naissance ; cela ne m’a pas beaucoup plu, d’autant
plus que Céline imaginait, en bon paranoïaque qu’il
était, qu’il n’avait jamais touché ses droits d’auteur
et il mettait cela sur mon dos parce que j’étais juif. »
On comprend donc que, selon Steele, qui n’est pas paranoïaque,
Céline lui en veut parce que ses droits d’auteur lui
sont chichement versés et que c’est certainement parce
qu’il est juif. Dans les lettres à Denoël où il est
question de Steele, Céline ne montre, il est vrai,
aucune sympathie pour l’Américain, dont il écorche
toujours le nom, mais il ne lui reproche pas d’être
juif, seulement d’être « con ».
Robert Beckers expliquait autrement le départ de l’Américain : «
Steele intervenait dans les dépenses mensuelles pour
50.000 F, et parfois plus. Il finit par se croire
exploité ».
Beckers a été attaché à la maison d'édition entre 1930 et 1936 « en
qualité de directeur commercial », dira-t-il le 7
octobre 1946 à la police. C'est aussi le titre que
s'attribuait Max Dorian (pour la même période !) dans le
témoignage qu'il a donné en 1963 pour le numéro spécial
des Cahiers de l'Herne consacré à Céline.
En réalité, il n'y eut pas de directeur commercial aux Editions
Denoël avant juillet 1944. Et, lorsque Robert Denoël
nomma Auguste Picq à cette fonction, c'était en
prévision de la mesure de suspension qui allait le
frapper deux mois plus tard.
Il n'empêche que Robert Beckers a rendu de nombreux services rue
Amélie avant et pendant la guerre, surtout dans le
domaine publicitaire, et qu'il était au courant de ce
qui s'y passait.
Le témoignage de l'Américain recueilli par François Gibault
va d'ailleurs dans ce sens : « Steele, lassé de boucler
les " trous " de l'entreprise et d'honorer les traites
et autres engagements que Denoël prenait en imitant sa
signature, lui avait vendu ses parts le 30 décembre
1936. »
Pour Auguste Picq, « Steele s’est fâché avec Denoël à cause de Céline
dont il n’acceptait pas le comportement et les
exigences. Lorsque j’ai abandonné la Comptabilité en
1944 pour prendre la direction commerciale, le compte
Bernard Steele était toujours créditeur.
Quand les Américains ont débarqué en France, nous avons reçu aux
Editions la visite de Steele en officier de marine
(lieutenant de vaisseau), décoré de la Légion
d’Honneur. Je l’ai revu ensuite plusieurs fois chez lui
ou à son bureau de l’ambassade U.S. à Paris. Il a eu des
entretiens avec Maximilien Vox, Mme Voilier et Lacroix,
des Domaines, mais j’ignore de quelle façon et à quelle
date il fut réglé. »
Bernard Steele s'en est expliqué dans une lettre adressée le 16 décembre
1964 à Dominique de Roux qui l'avait sollicité pour le
second numéro spécial des Cahiers de L'Herne
consacré à Céline, mais qui ne retint pas son
témoignage. Philippe Alméras l'a publiée intégralement
dans le numéro spécial du Magazine littéraire
consacré à Céline en octobre 2002 : « [...] peu après
les événements du 6 février 1934, nous nous sommes
aperçus, Denoël et moi, que nous n'étions plus du tout
d'accord.
L'époque, il est vrai, était très trouble et très
troublée : les idées s'entrecroisaient et se heurtaient
avec violence et l'on se rendait de plus en plus compte
que certaines valeurs auxquelles on était resté attaché
commençaient à s'effriter avant de s'effondrer dans la
catastrophe générale. Il est bien possible qu'en
d'autres temps plus paisibles, nous eussions peut-être
pu combler le fossé qui se creusait chaque jour
davantage entre nous, mais... l'époque étant ce qu'elle
était, nous n'avions vraiment aucune chance de retrouver
l'entente qui avait régné entre nous jusqu'alors. La
part active que prit Denoël à la rédaction et à
l'administration d'un hebdomadaire politique que venait
de lancer Alfred Fabre-Luce fut, pour moi, l'événements
décisif qui motiva mon départ des Editions Denoël et
Steele et le retrait de mon nom de la raison
sociale. »
Si les mots ont un sens, Steele prétend qu'au lendemain des émeutes
qui ont secoué Paris en février 1934, il s'est rangé du
côté des forces progressistes, tandis que Denoël prenait
le parti de la droite réactionnaire, ce qui les a
éloignés l'un de l'autre, et que le fossé s'est encore
élargi quand Denoël a pris la direction de L'Assaut.
L'Américain oublie de dire que Denoël s'est rallié à la droite en réaction
à l'avènement du gouvernement de Front Populaire, dont
les mesures sociales ont en partie ruiné la maison
Denoël et Steele, parmi des centaines d'autres
entreprises, et que c'est son argent à lui, Steele, qui
fondait dans la débâcle économique du pays.
Quant à Céline : « je ne me plaisais pas dans sa société et je le voyais
le moins souvent possible. Après son retour de Russie,
nos relations, déjà peu cordiales, se sont rapidement
détériorées à cause de son antisémitisme naissant dont
j'ai été, je crois, une des premières cibles. »
Entre le 25 septembre 1936, date à laquelle Céline est rentré
d'U.R.S.S., et le 28 décembre 1936, date de la mise en
vente de Mea Culpa, il faut croire que Steele a
fait les frais de l'antisémitisme « naissant » de
l'écrivain, car son pamphlet, on l'oublie trop, est
avant tout anticommuniste.
Quoiqu'il en soit, Bernard Steele céda ses parts à Denoël le 30 décembre,
et remit verbalement sa démission de gérant des
Editions Denoël et Steele le 12 janvier suivant.
Après la parution, fin décembre 1937, du deuxième pamphlet de Céline,
Steele se manifesta à nouveau : « Bien que je fusse déjà
parti de la maison quand parut Bagatelles pour un
massacre, je n'ai pu m'empêcher de téléphoner à
Denoël pour lui exprimer mon indignation à la seule
pensée que ce livre, précisément, puisse être publié par
une maison que je venais à peine de quitter et dont
j'avais été l'un des fondateurs. »
Les relations entre Denoël et Steele se rétablirent au moment
de la débâcle. Après avoir quitté la rue Amélie, Steele
s'était installé dans le Midi. En mai 1940, « avant la
ruée allemande sur les Pays-Bas, je reçus la visite de
Denoël qui, mobilisé dans l'armée belge, avait tenu à me
revoir avant de rejoindre son régiment. A cette
occasion, nous avons eu une très franche explication et
nous nous sommes séparés en très bons termes. »
On connaît le périple de Robert Denoël dans le Midi :
entre le 16 et le 30 mai 1940, il a fait escale à
Pont-Saint-Esprit, Narbonne, et Montpellier. Je suppose
que Steele habitait alors l'une de ces trois villes.
Après l'Armistice du 22 juin, il a quitté la France et
rejoint les Etats-Unis.
Dans sa lettre à Dominique de Roux, Bernard Steele a aussi analysé les
rapports qui existaient alors entre Denoël et Céline : «
j'en suis aux conjectures : j'ai toutefois l'impression
que leur entente devait être assez bonne. En effet, les
goûts littéraires de Denoël l'attiraient immanquablement
vers le bizarre et l'insolite. Cela ne pouvait que faire
l'affaire de Céline, dont l'œuvre entière se situe dans
un monde imaginaire.
De plus, mon ancien associé était un homme extrêmement ambitieux,
ce qui ne devait pas non plus déplaire à Céline.
L'ambition de Denoël, soit dit en passant, prenait
parfois des allures un peu curieuses : il me confiait un
jour qu'il " espérait bientôt avoir un million de
dettes, car, disait-il, ce n'est qu'à cette condition
que l'on commence à être considéré à Paris ".
Par ailleurs, le côté persécuteur-persécuté de Céline pouvait également,
me semble-t-il, présenter un certain attrait pour
Denoël, dont certains des amis intimes se rangeaient
tout naturellement dans cette catégorie. Enfin, les deux
hommes étaient des révoltés et tous deux étaient des
destructeurs ; sur ce terrain aussi pouvait sans doute
s'établir une entente entre eux. »
Cette analyse fort intéressante pose question car Steele, qui a vécu aux
côtés de Denoël durant plus de six ans, a dû discuter
avec son associé de la personnalité et de l'œuvre de
l'écrivain, malgré quoi il s'en tient à des conjectures.
D'autre part il ne cite pas, et on le regrette, les amis
intimes de Denoël qu'il rangeait dans la catégorie des
persécutés-persécuteurs. "
(Site Robert Denoël, www.thyssens.com).
***
CELINE et COLETTE
A JEAN PAULHAN
Le 5. [juin 1950.]
Ah mon cher Paulhan j'ai très bien reçu le Sol,
et bravo pour les Religions (1) ! Comme cette
nénéref est juteuse savoureuse prolifique... Que je
jouis d'avance !
Oh pour Colette vous savez je suis tout prêt à la trouver la plus grande
écrivaine de tous les Siècles (2)
! Kif pour Gide ! Sartre ! Rintintin ! et Julot nabot
Romains ! Si ça peut les faire jouir ! Tous ! Je les
vois méli mélo s'entremêlant s'enculant en grande
partouze de vanité ! tout foutrant ! nageant dans la
sauce des " soi-soi " ! des malades ! Moi vous savez le
grrrand écrivain me fait bien chier, le brasseur de
fresques !... Je trouve tous ces gens impuissants à
barrir, agaçants, irritants, rabâchants à l'infini des
topos archifatigués, des bouts d'Evangile en somme,
jazzés un peu... à peine et mal.
Je ne suis qu'un " petit inventeur " et ça ne m'amuse pas au
surplus ! C'est le pire ! Je me livre à ce sale boulot
dans l'espoir un jour de pouvoir me racheter un lit-cage
quelque part où les gens (dans quel pays ?) n'auront pas
la rage de m'égorger, où je pourrais crever tranquille.
Mes ambitions sont miteuses et très limitées, infimes.
Ces gens écrivains ne marchent pas sur terre... ils
évoluent dans les nuées de mots. Et ils ne savent rien
faire à mon sens avec les mots, ressassent les clichés.
Ils sont ivres de vanité, et ivrognes sans fantaisie. La
Colette à mon petit sens a eu une idée géniale La
Chatte (3),
une petite idée, mais une trouvaille, au délayage c'est
de la merde académique, dite limpide incomparable etc.
(le bafouillage critique). On la prône surtout d'être
une vieille acharnée gonzesse comme Mistinguett et aussi
d'être mariée avec un youtron.
L'Ambassade Abetz et l'Institut Epting portaient la Colette aux nues !
Ils la trouvaient eux la 1re écrivain de France,
juste après Giraudoux qui leur avait bien craché
dans la gueule. Les boches aiment le fouet, le juif, et
le crachat. Ils adoraient leurs ennemis. C'est Mme Abetz
qui a fait dédouaner tout de suite le mari de Colette de
Drancy ! Pensez donc ! Elle-même ne s'habillait que chez
Schiaparelli, ne couchait qu'avec Lifar, ne faisait
meubler l'Ambassade que par Jensen (4).
Colette je crois jouait aux " Résistances ". Du coup ce fut de l'Hystérie
chez les Frisés (dont l'Idéal eût été que Poincaré
revînt en personne sur terre leur botter le cul).
J'avais une dentiste juive, Mlle Mayer à mon dispensaire
de Sartrouville qui passait ses nuits d'angoisse chez
Colette au Palais-Royal, avec Mme Leibovici la femme du
chirurgien (5).
Il s'agissait de retrouver Leibovici (foireux s'il en
fut), de sauver le mari de Colette... Dieu qu'on s'est
amusé ! Tout a très bien fini grâce à Mme Abetz ! C'est
moi qui paye finalement pour toute cette faribole ! et
quelques autres illuminés de mon espèce ! Quand ça
recommencera je vous jure ami d'être du bon côté.
Je me sortirai de la tombe pour hurler avec les loups !
Bien affectueusement à vous
LF Céline
1
Paulhan fait à nouveau envoyer à Céline des volumes
publiés par Gallimard dans la collection " Géographie
humaine " (L'Homme et le Sol d'Henri Prat et Géographie
et religions de Pierre Desfontaines).
2 Aucune œuvre de Colette,
pas plus que de Céline, ne figurait parmi les " douze
romans du demi-siècle ".
3 1933.
4 Le styliste Jansen, dont la maison familiale a été
fondée en 1880 par le Hollandais Jean-Henri Jansen, est
alors un décorateur à la mode. Quant aux activités
mondaines de Colette pendant l'Occupation, on en trouve
des témoignages dans la presse de l'époque, par exemple
dans la luxueuse revue Images de France Plaisirs de
France qui publiait chaque mois des publicités pour
des maisons prestigieuses, parfumeurs, joailliers,
décorateurs ou couturiers comme Schiaparelli.
5 Raymond Leibovici, chirurgien, a été membre du réseau
de résistance Front national ; il avait été suspendu
dans ses activités professionnelles en 1942.
(Lettres,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2009, p. 1331).
***
QUELS MOYENS D'EXISTENCE POUR
DESTOUCHES A LONDRES ?
Débute
alors la période la moins bien connue de la vie de
Destouches à Londres. Rares sont les faits établis :
après son départ du bureau des passeports, le jeune
réformé quitta la chambre de Georges Geoffroy au 71,
Gower Street pour un logement situé au 4, Leicester
Street. Comment gagnait-il désormais sa subsistance,
sans solde et sans pension ? Entre autres expédients,
Céline affirma à Paul Marteau qu'il avait gagné sa vie "
avec les Tarots un certain temps à Londres ! "
(1)
L'hypothèse d'une courte expérience du travail en atelier d'usine
n'est pas à exclure : si Céline a pu affirmer " en
Angleterre , je m'occupais de la fabrication d'ailes
d'avions " (2),
c'est peut-être en référence à la société de
construction de modèles réduits d'avions lancée en 1915
par Chung-Ling Soo, qui se trouvait être également un
ingénieur et un homme d'affaires connu, dont l'atelier
était à Barnes, dans le nord-est de la capitale ; ou
plutôt à la Vickers et Armstrong Cie, maintes
fois mentionnée sous diverses variantes par Céline dans
Guignol's band - l'usine d'armement dont a été viré
Borokrom - qui employait encore en août 1916 des
mécaniciens français réservistes pour les moteurs
d'aéroplanes Gnome. (3)
Une autre piste serait l'emploi dans un hôpital de
Londres : " où j'ai appris si bien l'anglais ?...
London Hospital Mikle End Road... "
(4) Et c'est
sans compter sur l'aide qu'Edouard Bénédictus et Léon
Leyritz, témoins de son premier mariage, ont pu lui
apporter, tout comme d'autres contacts dans les milieux
scientifiques mentionnés dans les lettres d'Afrique.
(5)
Par ailleurs, pourquoi n'aurait-il pas
sollicité le soutien matériel et financier de ses
parents, qui ne lui a jamais fait défaut avant la guerre
comme en Afrique ?
Une
autre source de revenus, difficilement avouable,
éclairant mystères, contradictions et brouillages des
pistes ultérieurs tout en mettant fin aux spéculations
et rapprochements hasardeux, serait son implication
directe dans le Milieu français de Soho. Henri Godard a
retrouvé et signalé dans la correspondance de Céline
maintes allusions indirectes à cette expérience,
notamment ce demi-aveu à Albert Paraz :
"
J'avais tout pour être maquereau. Je refusais du
monde à Londres. J'étais riche à 25 ans si j'avais
voulu, et considéré - un monsieur aujourd'hui ".
(6)
Et
ces propos adressés à Henri Mahé, qui venait de lui
raconter, à l'époque de la rédaction de Voyage au
bout de la nuit, comment une prostituée lui avait
proposé de l'argent, et qui s'entend répondre par un
Céline soudain bien pensif et agacé :
" Ecoute Kiki !... Blessé en 14, je me suis retrouvé
à Londres, 2ième Bureau... J'ai fait la connaissance
d'une putain... Je l'ai épousée... Trois jours après je
barrais en Afrique, pleine forêt vierge... Avis !... "
(7)
[...]
La rupture qui suit de près le mariage, son départ pour
le Cameroun sont des évènements dont le déroulement et
les raisons complexes nous échappent encore, d'autant
que l'illusion rétrospective de la reconstruction
biographique a tendance à l'inscrire dans un réflexe
continuel de fuite. Sans aller jusqu'à retenir la thèse
de l'implication dans un trafic de drogue ou de
contrebande, le réformé définitif n° 2 Destouches
était-il vraiment " en délicatesse avec les gens du
Consulat " et la police anglaise, comme le suggère
la lecture de Guignol's band ?
(8)
Depuis le début de l'année 1916, l'opinion et
les journaux anglais s'attaquaient aux " déserteurs
français d'âge militaire habitant l'Angleterre et les
accusaient de voler le travail des anglais " : des
pressions ont-elles été exercées pour précipiter son
départ ? Son mariage avec une " fille " établie depuis
près de deux ans dans le Milieu lui a peut-être valu des
menaces sérieuses de la part de l'ancien protecteur de
la " brune " Suzanne, ce colonel anglais qui
l'aurait entretenue " en dehors de toute relation de
parenté ", d'après le témoignage tardif de Georges
Geoffroy. (9)
Cela expliquerait la réaction et la mise en
garde adressée à Henri Mahé, et le regret qu'exprimait
Céline à Geoffroy en 1947, " on aurait dû rester
là-bas... se défendre... ", alors que les lettres
d'Afrique attestent au contraire les efforts déployés
par cet ami pour l'empêcher de partir à l'aventure.
(10)
Dans Féerie, le souvenir de cette rupture donne
lieu à un paragraphe empreint de nostalgie :
"
Je les avais quittées Leicester Square... abandonnées sa
soeur et elle... Je vois encore l'arbre, le banc, les
fleurs... les piafs... les myosotis, les géraniums...
c'est en plein Londres vous connaissez ?... en détresse
là, orphelines d'homme... " (11).
(1)
Lettre du 25 juin 1949 à Paul
Marteau dans Tout Céline 2, p.111.
(2) Céline I, p.172.
(3) C.A.D.N. Londres Ambassade B 263, télégramme de
l'attaché militaire au ministre de la guerre, 4 août
1916 - Romans 3, p.100, 372, 561-562, 644 et notes 1023,
1111.
(4) Un des modèles de Clodowitz, qu'une variante donne
pour Yudenszweck, serait Ludwig Rajchman, alors chargé
de recherches expérimentales pour le Medical Research
Committee de Grande-Bretagne et directeur du Laboratoire
central d'études de la dysenterie, que Louis Destouches
a pu croiser dès 1915-1916 à Londres. Rigodon, Romans 2,
p.897. - Synopsis de Guignol's band III, dans Romans 3,
p.765 et note p.1169. - Fiche biographique de L.
Rajchman, site internet des archives de l'Institut
Pasteur.
(5) Voir les articles : Eric Mazet, Céline et la Sirène,
le Bulletin célinien n°23, p.10-15. - André Derval,
Edouard Bénédictus, dans Colloque international de Paris
1992, p.125-135.
(6) Henri Godard, Les données de l'expérience - Londres,
dans Romans 3, p. 978-979. - Lettre à Albert Paraz du 30
novembre 1948, Cahier Céline 6, p.202. - Dans la version
B' de Féerie (Romans 4, p.973 et note 1 p.1292) : " Je
garde de mes temps d'hareng un de ces mépris pour les
clients [...] ".
(7) Extrait de la première version de La Brinquebale
avec Céline d'Henri Mahé, publié par Eric Mazet dans "
31 " Cité d'Antin, p.70-71.
(8) Romans 3, p.103.
(9) Ce témoignage, cité par Henri Godard a été publié
par l'hebdomadaire Minute le 20 mars 1964 (Romans 3,
p.979 note 4). Ce colonel anglais a pu inspirer le
personnage de l'oncle de Virginie, le colonel J. F. C.
O'Collogham, dans Guignol's band.
(10) François Gibault, Céline I, p.175-176.
(11) Féerie pour une autre fois I, Romans 4, p.76. Dans
Mort à crédit et Guignol's band II, c'est l'embarquement
qui marque les ruptures. Bardamu quitte Molly sur le
quai d'une gare en prenant le train, alors que Ferdinand
s'apprêtait à embarquer seul sur le Kong Hamsün, en
abandonnant Virginie.
(Janine
et Louis, Nouveaux documents sur Londres et Suzanne
Nebout, par Gaël Richard, Année Céline 2006, Du Lérot
éd. p.110-116).
***
BON PERE, MAUVAIS MARI ?... DIVORCE
VOULU OU CONTRAINT ?...
De
Genève, en janvier ou février 1926, Louis écrit à Edith
: " [...] Il faut que tu découvres quelque chose pour
te rendre indépendante à Paris, quant à moi, il m'est
impossible de vivre avec quelqu'un. Je ne veux pas te
traîner pleurarde et miséreuse derrière moi, tu
m'ennuie, voilà tout. J'aimerais mieux me tuer que de
vivre avec toi en continuité [...] Je déteste le
mariage, je l'abhorre, je le crache ; il me fait
l'impression d'une prison où je crève [...] " (Lettres,
26-1).
Le docteur Follet a-t-il poussé Edith à divorcer ? Elle dira que ce
fut de sa seule volonté (Vitoux, 163).
Dans
" Céline, mon père ", mémoires inédits, Colette
Destouches a écrit : " Il fut bientôt certain
que Louis n'était pas fidèle. Quelques aventures par ci,
par là, laissaient Edith dans de grandes douleurs. "
Elevée avec une cuiller en or dans la bouche ", disait
mon père, elle était trop jeune et trop mal armée pour
avoir de la sagesse, vis à vis de Louis. Leur mariage
sombrait évidemment. Le grand responsable fut le docteur
Follet. Personnage de petite taille mais d'une grande
intelligence, excellent chirurgien, ami de Charcot et de
Quenu, il faisait une brillante carrière à Rennes. Dire
qu'il était anticlérical n'est rien. Il était
diabolique, et portait le joyeux prénom d'Athanase.
Grâce à ses nombreuses relations dans la magistrature,
ami du préfet Anjubeau, il fit bâcler un divorce en
moins de temps qu'il n'en faut d'habitude. En l'absence
de Louis, il fouilla soigneusement dans les affaires de
son gendre et y trouva la pièce à conviction : une
lettre compromettante d'une femme qui était amoureuse de
Louis et qui donnait des précisions, sans équivoque.
Follet, en regardant de très près, pu avoir d'autres
preuves d'infidélité. Louis étant absent, en moins de
temps qu'il ne faut pour le dire, le divorce fut
prononcé. Quand Louis revint, il fut sidéré et
complètement bouleversé.
Louis et Edith, chacun à sa manière, furent très
affectés. Mon père m'a raconté qu'après sa séparation,
il avait donné rendez-vous à ma mère, à mon sujet, dans
un restaurant place de la Madeleine. Il avait encore
essayé d'arranger les choses. Hélas, elle n'en voulait
plus. Pour oublier, il prit tout de suite la décision de
partir au Cameroun. Beaucoup plus tard, une lettre en
provenance du Danemark, dit ceci :
" Mon Colichon, / Je dois te dire que ta mère s'est vengée très vachement
en faisant tout pour te séparer de moi, divorce
d'ailleurs demandé par elle et expédié en 15 jours, (par
Anathase vieux franc-maçon). Je n'aurais jamais divorcé,
je ne suis pas un brillant mari, les femmes m'emmerdent,
mais j'étais un très bon père. J'ai beaucoup ressenti
cette méchanceté. / Je crois, en fait, que c'est le seul
chagrin, dit sentimental, que j'ai ressenti dans ma vie.
/ Ta mère a commis l'irréparable. "
Dans un entretien produit par Paris-Match le
31 mars 1994, Colette Destouches reviendra sur ce
divorce : " - Vos parents n'étaient pas brouillés
après leur divorce ? - " Absolument pas. Leur séparation
était un divorce " arrangé ", comme on parle des
mariages " arrangés ". Mon père était toujours ailleurs.
La fin de ses études de médecine à Paris, puis les
missions pour la Société des Nations l'éloignaient sans
cesse. Le grand-père Follet a dit : " On va arranger ça.
" Pour cet anticlérical, le divorce n'était pas une
tare. Connaissant tout le monde au palais de justice, il
a tout réglé. Mon père n'était pas là. Il est rentré,
comme d'habitude, le sourire aux lèvres. " Oui, j'étais
au Cameroun... C'était très bien... Ils sont très
noirs... " On ne tirait rien de plus de lui. Grand-père
lui dit : - " Edith a divorcé. " - " Impossible, je
n'étais pas là ! " - " Si, si, je me suis occupé de
tout. Tu ne vas pas te fâcher pour ça : c'est fait. "
Mon père m'a dit par la suite qu'il avait très mal pris
la chose. - " Vos parents ont donc divorcé malgré eux ?
" - " A peu près. Ils s'entendaient très bien... "
Le 26 février, Edith peut avoir téléphoné à Louis
son intention de divorcer. Louis aurait fait, dit-on, un
voyage éclair de Paris à Rennes. Le 28 février, un
dimanche, Destouches écrit de Genève à Albert Milon : "
Je suis parti de manière brutale. Excusez-moi tous. Un
coup de téléphone m'a appris que ma femme m'intentait un
divorce, logique mais imprévu. Tu sais que mon action
désavoue ma pensée - ainsi fut-il fait. Vareddes va
t'écrire pour te voir. Vas-y. Peut-être à bientôt "
(Lettres 26-2).
(Eric Mazet, Voyages, BC n° 364, juin 2014).
***
ARLETTY ET GUITRY.
Chez
Arletty, rue Raynouard où je passe deux heures en fin
d'après-midi. Céline m'a prévenu, elle est très affectée
par la mort récente au Congo de son ami allemand des
années d'occupation. " Et pourtant, il était marié,
il l'a bien laissé tomber sans jamais chercher à la
revoir, depuis la guerre, mais elle est comme ça...
Surtout, laissez-la dire et passer ses humeurs, c'est
une fille épatante. "
L'appartement est beau et calme, ouvert sur les jardins de Passy.
Garance elle-même, à peine vieillie. Contrairement à
Céline, qui ne se préoccupe guère des contingences et
ignore à peu près la télévision aussi bien que tout ce
qui peut remplir les colonnes des journaux, elle réagit
très vivement aux évènements. Elle déplore l'échec du
putsch d'Alger, trouve à Challe " une gueule
magnifique à la Rommel ". Parlant de de Gaulle, elle
dit : " le salaud, le grand con, ou l'autre ".
Après cet exorde, elle revient à Céline qu'elle a connu
" en 41 ou 42, par Marie- Josée de Chambrun, la fille
de Laval ". Elle s'inquiète amicalement de sa santé,
et sa voix est soudain émue, fraternelle. " Il était
très excité au téléphone. Le Voyage au cinéma, ce
serait formidable. Il m'a dit sa confiance et que ce
serait vous qui feriez le film, et personne d'autre... "
Comment lui expliquer qu'il s'agissait de tout autre chose et que
Céline est en train de dérailler complètement ? Je me
contente de dire :
- " Oui, il pense que l'influence de Lazareff pourrait
être précieuse. "
- " Il n'a pas tort. C'est un vieil ami, il a toujours
été très gentil avec moi.... Je vais vous le faire
connaître. "
Tout ceci me paraît irréel, enfantin et dérisoire,
mais c'est peut-être moi qui manque de punch ? Plutôt
que de m'enfoncer davantage dans ce que je ressens comme
un pénible malentendu, je tente une diversion en
évoquant Guitry qui, dans Quatre ans d'occupation,
parlait d'Arletty avec chaleur, émotion et humour. Sa
réaction me stupéfie.
- " Sacha ? vous rigolez ! J'aurais voulu que vous le
voyiez comme moi déballer à tout le monde ses photos de
bonnes sœurs achetées aux
Puces. Sa cousine Adélaïde, la révérente mère Marie des
Anges, sa tante. L'œil
humide d'émotion. Quel numéro ! Irrésistible. Mais c'est
qu'il ne riait pas ! Naturellement, il était Juif, et
personne ne l'ignorait alors. D'ailleurs, on lui
pardonnait tout. Il en a bien profité, la vache... "
Le ton est à la rosserie allègre plutôt qu'à la véritable hostilité.
D'une manière ou d'une autre, cela pourrait venir d'une
déception sur le plan de l'amitié ou de la simple
camaraderie d'artiste. Je n'ai pas le souvenir en effet
qu'elle ait participé à la distribution des films de
Guitry après la guerre. Et puis Arletty n'a jamais varié
dans ses préférences, qui ont suivi les inclinations de
son cœur de femme, exclusif,
farouche et passionné.
Et maintenant, que faire ? Pourquoi diable Céline a-t-il
éprouvé le besoin de lui dire que je parlais "
admirablement " l'anglais ? Me voit-il réellement
cinglant vers Hollywood à bord de l'Amiral Bragueton
? Il faut que j'aie le courage d'en finir avec ce
dialogue de sourds.
(Jacques D'Arribehaude, Le cinéma de Céline, Petits brulards II, Le
Lérot Rêveur n° 45, septembre 1987).
***
CELINE ET
MAHE.
Le
29 juillet1949, Céline recommandait Mahé à Paul Marteau
propriétaire des cartes à jouer Grimaud, qui désirait
aider Céline :
" Je viens de recevoir la visite ici, d'un admirable ami et admirable
peintre - HENRI MAHE - français, breton et parisien. Il
a un petit projet dont il voudrait vous faire part.
Auriez-vous la bonté de le recevoir. Vous l'aimerez tout
de suite, j'en suis persuadé : un artiste et un cœur
généreux. "
Mais
est-elle du 20 juillet ou du 20 août, la réponse de
Céline à Louis Delrieux, où l'écrivain reproche à Mahé
son optimisme :
"
Oui, j'aime Henri certes, comme un frère - mais il a la
crédulité du breton, et il voit du père noël partout
[...] Henri est mimi mais il a échappé aux véritables
épreuves qui font un homme la guerre et la prison - Je
suis heureux pour lui - mais il est léger - Je ne suis
pas léger - Je suis sérieux - que sérieux. J'ai le monde
entier au cul - pas lui. Alors nos mots n'ont pas le
même sens - Il vit dans la comédie - Je vis dans la
tragédie. "
Or,
Mahé, comme beaucoup d'humoristes, était un angoissé qui
ne se vexait pas de passer pour un amuseur. La relation
épistolaire entre Céline et Mahé s'assombrit un temps
quand Mikkelsen invita Mahé à revenir, mais cette fois
avec ses deux filles, car Céline prit ombrage de cette
invitation qui pouvait le rendre redevable envers son
protecteur. Céline écrivit ainsi à Mahé :
"
Ne va pas rêver surtout voyage en famille ! Oh la la
! tu connais pas Mik ! T'en es toujours au Père Noël !
Il a les mômes et les dépenses en horreur. Il déteste
les visites et surtout des familles Toi tout seul ça va
mais c'est tout et encore ! Décidément tu ne vois pas
clair, tu tiens absolument à déconner. [...] Mik donne
l'impression boyard fastueux. Il est l'avare et la
cruauté en personne - "
Mahé renonça à un deuxième voyage à Korsor. Ce
n'était pas la première bouderie qui séparait les deux
amis. La fâcherie plus sérieuse, mais qui n'avait rien
de définitif,
eut une autre cause. Céline avait recommandé à Milton
Hindus de rencontrer Mahé lors de son passage à Paris,
où l'universitaire devait séjourner avant de se rendre
au Danemark : " A Paris passez voir sans faute mes
amis Henri Mahé (peintre), 31 rue Greuze, et le Dr
Camus, 8 avenue de Breteuil, tous deux fins psychologues
et guides éminents de la vie parisienne. "
Quand Hindus répètera à Mahé que Céline lui avait dit ne pas posséder
de passeport, le peintre, pensant qu'il en avait un,
mais un faux, aurait répondu : " Oh vous savez, il
est un peu menteur ! ", propos que le professeur
reproduira dans son livre de souvenirs. Après avoir lu
en janvier 1950 ce passage à la parution du livre en
anglais, Céline écrira en avril à Mahé une lettre pleine
de colère :
"
Ta lettre pleine d'injures, est bien rigolotte, elle
confirme en plein hélas le livre de l'immonde Hindus où
il déclare que mes amis de Paris nommément Camus, Mahé,
Geoffroy, Paul, etc... sont las de mes jérémiades de ma
comédie, de mes feintes souffrances, qu'ils se sont
ruinés pour m'expédier des mets de luxe ! (luxuries)
Qu'ils en ont assez ! Que tous, en particulier Henri
Mahé, n'arrête pas de prévenir tous ceux qui vont me
voir " oh faites attention Céline est un sacré
menteur ! imposteur ! " (Extrait de lettre inédite de
Céline à Mahé, 8 janvier 1950).
Ce fut la dernière lettre envoyée à Mahé du Danemark.
Mahé s'expliquera beaucoup plus tard, après la mort de
Céline :
"
En effet ! tous ses vieux amis, le docteur Camus,
moi, Geoffroy, Gen Paul, etc... en avions marre de ses
menteuses jérémiades. Sa belle-famille aussi du reste.
Il avait retrouvé son or. Mik l'hébergeait en deux
maisons, cottage pour l'été, luxueuse pour l'hiver.
Lorsque Milton Hindus manifesta le désir d'aller à
Korsor, il reçut l'ordre de passer d'abord à Paris me
voir. C'était l'anniversaire ! le mien ! ripailles et
rigolades ! On parla des pamphlets... " Céline est notre
frère, il souffre comme ceux de notre race " bavait
Hindus en intellectuel sevré de martyrologie. - Louis
ment comme il respire, lui répondis-je pour désamorcer
ce romantisme. " Et j'ajoutais : " Il a cent fois raison
! Tous les Français en font autant ! Comme s'ils
s'adressaient constamment à leur inspecteur des
contributions ! Céline parlera désormais le seul langage
qu'ils comprennent ! la poésie de la misère ! le
mensonge des souffrances ! " Léon Bloy disait : " Je
veux que l'on me dise merci de ce qu'on me donne ".
Depuis
longtemps, Mahé connaissait les transpositions poétiques
de Céline, mais parfois elles ne l'amusaient plus, car
lui aussi affrontait des difficultés sans nombre dans
son métier, où son amitié avec Céline l'avait bien
souvent marginalisé.
Les relations n'avaient pas été rompues définitivement. Céline invita
Mahé à venir le voir à Meudon en novembre 1954, mais la
visite se termina mal, et les deux amis ne se revirent
plus. Mahé ne sera pas invité à l'enterrement de Céline,
mais il lui restera fidèle jusqu'au bout, prenant
toujours sa défense sans souci de déplaire. Céline ne
fut peut-être pas son meilleur ami en toute occasion ,
mais il fut, en tout cas, malgré les fâcheries, le frère
breton, le frère d'âme, le grand ami de toute éternité.
(Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004,
p.293).
***
CELINE ET HERMAN DEDICHEN.
Mikkelsen
ne pouvait juger seul de la valeur de cet écrivain
contemporain, au style si contesté en France, d'autant
moins connu au Danemark qu'il n'y avait pas été traduit,
et d'autant plus suspect qu'il était à présent poursuivi
pour des écrits antisémites. Mikkelsen demanda donc à
Herman Dedichen ce qu'il en pensait.
La réponse d'Herman Dedichen était déterminante et Mikkelsen pouvait lui
faire confiance. Ingénieur, Dedichen avait vécu dix-sept
ans dans le nord de la France et parlait un excellent
français. Il était passionné de littérature, écrivait
lui-même, et l'on faisait parfois appel à lui pour des
traductions. Apparemment, tout le séparait de Céline,
autant de l'homme que de l'écrivain. A partir de
décembre 1941, Dedichen était entré dans la Résistance.
Nourri des valeurs du judaïsme, de la laïcité, du naturalisme, Herman Dedichen, anglophile, résistant, et
sans doute franc-maçon, pouvait porter sur L.F. Céline
un jugement hostile et décisif. Il n'en fut rien. En
France, il avait lu Mort à crédit, avait retenu
que ce dernier livre était dédié à Lucien Descaves,
dernier représentant du naturalisme. Il avait entendu
parler de l'Hommage à Zola prononcé à Médan. Il
avait surtout lu Voyage au bout de la nuit, dont
le réalisme, la révolte et le pacifisme lui firent sans
doute répondre à Mikkelsen " Céline est un très grand
écrivain, l'un des plus grands peut-être, et j'aimerais
moi-même traduire en danois son Voyage au bout de la
nuit, un livre extraordinaire et révolutionnaire. "
Le 30 septembre 1945, Céline écrivait à Marie
Canavaggia : " J'ai un grand admirateur ici en la
personne de Mr Dedichen copropriétaire du Politiken -
homme très distingué ingénieur très riche et qui a été
17 ans ingénieur dans le Nord de la France. Cet amateur
est très épris de mes livres - à tel point qu'il s'est
mis sous ma tutelle à traduire le " Voyage " qui sera
peut-être ainsi enfin traduit en scandinave. [...] Plus
piquant encore ce M. D. fut le grand chef de la
résistance danoise en grande liaison avec les anglais.
Général du maquis danois. Je ne pouvais mieux tomber.
Mon avocat et l'homme qui m'a ici sauvé la vie en
quelles atroces circonstances
! est M. Thorwald
Mikkelsen [...] Ils sont grands amis avec Dedichen. Ce
sont des gens influents d'extrêmement bonne famille et
de " bonnes idées ". Ils sont tous les deux évidemment
grands amis des Juifs. "
Dedichen
et sa femme furent invités à séjourner à Nice chez les
Pirazzoli, beaux-parents de Céline, preuve de bonnes
relations et de reconnaissance, mais en septembre
1947
Céline écrivait aux Pirazzoli - " Dedichen a disparu
"... " C'est la fuite des rats je le crains avant le
grand naufrage hélas ! " Céline se trompait. Il
revit Dedichen. Et il reconnut sa dette envers lui.
Dedichen était secrétaire général de " l'Association mondiale de bridge ",
et le 4 février 1949, Céline fait une démarche en sa
faveur auprès de Paul Marteau, propriétaire des cartes à
jouer Grimaud :
" Cette association doit tenir un grand tournoi du 2 au 10 juillet
prochain au Palais d'Orsay. Or il paraît (à ma surprise
!) que ces bridgeurs internationaux sont assez peu
fortunés à ce point que Dedichen me demande d'intercéder
auprès de vous pour obtenir 450 jeux de cartes, soit
gratuits, soit à prix très réduits. [...] Son
intervention a été décisive à certains moments
extrêmement critiques... "
Une lettre de Céline à Mahé, du 18 février 1949, nous apprend que
Marteau a offert pour 600 000 francs de cartes à jouer
en vue d'un tournoi de bridge au Quai d'Orsay. Auprès du
même, dans une lettre du 29 juillet 1949, Céline insista
: " Je lui ai colloqué Dedichen et son tournoi de
bridge au Quai d'Orsay. Tout de suite, Marteau s'est
mouillé de 600 sacs ! Gi ! sur la table, en jeux de
cartes. Tous ces bridgeurs sont rastaquères et fauchés
(y compris Dedichen). "
En juin 1949, Dedichen et sa femme furent invités par Paul Marteau à
séjourner à Neuilly et Dedichen présenta au maître
cartier le baron Robert de Nexon, président des
Bridgeurs français.
Que
s'est-il passé par la suite ? Céline a-t-il été déçu par
Dedichen, pour une question d'argent ou de change, ou
fut-il pris de jalousie quand il apprit que Mikkelsen
avait invité Mahé à venir en famille ? Dans une lettre
au peintre, de mai 1949, Céline exprime une certaine
rancune vis-à-vis de Mikkelsen et de Dedichen :
" Oh la la ! tu connais pas Mik ! T'en es toujours au Père Noël ! Il a
les mômes et les dépenses en horreur. Il déteste les
visites et surtout des familles. Toi tout seul ça va
mais c'est tout et encore ! Décidément tu ne vois pas
clair, tu tiens absolument à déconner. [...] Mik donne
l'impression boyard fastueux. Il est l'avare et la
cruauté en personne - Attention - Il abomine ta
peinture. [...] Il te fait donc en peinture tout le tort
possible, en ceci parfait aryen comme nous les
connaissons très bien. Il suit en art les avis de son
ami Juif Dedichen qui lui est un juif militant qui prend
tout son goût dans le peintre " Léger " ! [...] Ces
gens-là (nous) te haïssent, et toi autant que moi -
youtrons militants et courtisans larbins de youtrons
(synthétiques). "
Une
lettre à Mahé du 26 mai 1949, à la louange de Madame
Dupland - qui ne peut donc être la " dénonciatrice " de
décembre 1945 - nous apprend qu'elle travaillait chez
Dedichen et que Céline a pris alors ses distances
vis-à-vis de ses anciens protecteurs :
" Elle connaît aussi bien le Ladema (malade en verlan), elle te
dépucèlera un peu à ce sujet, cher rêvasseur. Et pour le
fer à soude (1),
elle en connaît un brin aussi. Elle bosse chez eux ! "
En février 1951, ni Mikkelsen ni Dedichen
n'ont retrouvé grâce aux yeux de Céline, qui dresse un
portrait négatif auprès de Marteau :
" Les Dedichen se sont montrés si possible plus infects encore à
Nice, chez les parents de Lucette, se permettant tout...
[...] Tous les Danois envoyés en notre nom en France ont
abusé atrocement de mon nom, de ma situation... Un Musée
des Goujateries... "
Céline, une fois de plus en flagrant délit
d'ingratitude ? Comme toujours écorché vif, ambivalent,
à paroles multiples, et donc, comme La Rochefoucauld et
les moralistes du XVIIe , à la recherche des plus
sombres motivations du geste le plus noble, pour ensuite
finir par reconnaître ses dettes et exprimer sa
gratitude.
(Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004, p.55).
***
L'HISTOIRE ET LA REALITE OBJECTIVE.
Céline
avait donc pu se considérer à l'abri dans un tel pays
d'exil, d'autant plus que d'autres évènements
historiques lui furent très favorables. Ainsi, au
Danemark, qui n'avait jamais connu au cours de son
histoire d'antisémitisme, la politique de collaboration
d'Erik Scavenius évita les persécutions raciales de
l'occupant. Du moins jusqu'au
29 août 1943, jour d'insurrection où Werner Best,
entendant précéder une réaction inévitable d'Hitler,
décida une déportation massive des Juifs.
Mais s'il agissait ainsi, c'était en réalité pour les sauver, jouant le
double jeu et espérant qu'un jour on lui en saurait gré.
Aussi chargea-t-il son collaborateur Georg Ferdinand
Duckwitz (1904-1973) d'aviser la Résistance danoise que
la Gestapo interviendrait dans la nuit du 1er octobre.
Presque tous les Juifs furent immédiatement hébergés
dans des hôpitaux, des temples ou chez des particuliers.
Dans la nuit de la rafle, seuls 481 d'entre eux, qui
n'avaient pas cru à l'avertissement ou n'avaient pas
trouvé de refuge, furent emmenés au camp de
Theresienstadt en Bohême. Les jours suivant, une
véritable armada, affrétée sur les côtes de la Baltique,
transporta les 7 000 juifs ayant échappé aux
arrestations jusqu'en Suède, où ils attendirent en
sécurité la fin des hostilités.
L'auteur de Bagatelles, qui n'était donc pas dans
un pays ayant connu la persécution des Juifs, bénéficia,
en outre, de l'hostilité des Danois à l'égard des
communistes. Il leur était reproché d'avoir, par
certains excès à l'égard de l'occupant, inutilement mis
en danger la population danoise. Alors que l'Allemagne
nazie était déjà à l'agonie...
(Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot, 2004, p.33).
***
SUR DEUX RETOURS BIEN DIFFERENTS...
Ce
retour en France attendu comme le salut se présente le
moment venu dans de très mauvaises conditions. La
consultation médicale concernant Lucette pouvant
finalement attendre le mois de septembre,
les Destouches ont donc pris l'avion directement pour
Nice, et de là gagnent Menton. Ils doivent y être logés
au palais Bellevue dans l'immeuble où la mère et le
beau-père de Lucette possèdent plusieurs appartements.
Céline n'a fait la connaissance des Pirazzoli qu'à
l'occasion de leur court séjour à Klarskovgaard en
septembre 1948. Il les a trouvés " bien gentils " et,
dans les années précédentes, ils ont été " très très
utiles " (Lettre à Marie Canavaggia, 18 septembre
1948), en mettant un de ces logements sur la Côte
d'Azur à la disposition de Danois auxquels les
Destouches voulaient rendre service. Mais, en dépit des
démonstrations d'amitié, à l'approche de l'arrivée du
couple, les perspectives s'assombrissent : " Nous sommes
très malvenus à Menton. Pendant 7 ans que de suppliques
! Revenez ! ah ! on ne peut plus attendre ! Et puis à
présent qu'on revient toutes les raisons pour ne
pas nous recevoir. " (Ibid. lettre du 27 juin 1951).
Ils se sont pourtant mis d'accord
à l'avance. Le couple sera hébergé au cinquième étage et
aura à sa disposition un studio au rez-de-chaussée pour
le travail, danse et écriture (Céline a demandé une
ligne de téléphone pour relier les deux " de façon à
ce que jamais, pas une minute, nous ne soyons
séparés. C'est une habitude absolue que vous
comprendrez facilement. " (Lettre
inédite à Ercole Pirazzoli, 6 juin 1951). Pour
éviter que son arrivée ne soit signalée par des
indicateurs de police, il a prévu de rendre lui-même
visite au commissariat de police de Menton et au préfet
à Nice.
Le 1er juillet au soir, le couple débarque avec la "
ménagerie " annoncée : " 1. Bessy la chienne. 2. le très
vieux Bébert (coupé). 3. une petite chatte d'un an,
Tomine. 4. un petit chat (charmant), coupé, très doux,
d'un an, Flûte. " (Ibid.) Dix jours plus tard,
rien ne va plus : la chaleur est insupportable (Céline
rêve de Bretagne et de mer), la cohabitation au
cinquième est impossible : " Toute une famille de
raviolis sur les os ! " Il recommande à Paraz qui est
tout près, à Vence, de ne pas téléphoner : "
Ça fait des drames -
L'immonde comédie continue. Le réfugié pue. " (Lettre
du 10 juillet 1951 à Albert Paraz).
Bientôt, Ercole Pirazzoli ne sera plus que "
Couscous ", sa femme que " Tire-lire ", " une sous
putain belge. Car cela est belge par la lourdeur,
la sensualité, l'hérédité. Quant à lui Macaroni, c'est
même pas à en parler ! " (Lettre à Albert Paraz du 5
février 1952). Un seul mot pour qualifier leur
hospitalité, comme six ans auparavant, à Copenhague,
celle des Johansen : " thénardière ", du nom du couple
qui, dans Les Misérables, exploite
éhontément l'innocente Cosette. Bien
après la fin brusquée du séjour, les injures
continueront, à froid. Il ne fait pas bon donner
l'hospitalité à un homme comme Céline, quand il est
encore plus écorché vif que d'habitude.
Les Destouches avaient un billet d'avion pour Paris
début septembre, afin de permettre à Lucette de
consulter le docteur Tailhefer. Mais le séjour à Menton
est devenu si insupportable qu'ils prennent l'avion
Nice-Paris le 23 juillet. Ils allaient cette fois être
reçus chez Pascaline et Paul Marteau, couple de grands
bourgeois de parfaite éducation, admirateurs de
l'écrivain qui plus est, dont la maison spacieuse se
situait à Neuilly en bordure du bois de Boulogne. Paul
Marteau faisait tout pour faciliter le séjour de Céline
et y attachait assez d'importance pour enregistrer les
faits et gestes de l'écrivain dans un journal.
C'est chez lui que Céline revit au mois d'août des amis de Montmartre
comme Zuloaga, Bonvilliers et son voisin de la rue
Girardon, Jean Perrot - à l'exception, naturellement, de
Gen Paul. Après la longue épreuve des années danoises et
l'extrême tension de ces trois semaines de Menton, l'été
passé chez les Marteau est dans la vie de Céline un
moment de détente, dont témoigne le ton de la dédicace
qu'il écrit pour eux sur un de ses livres en les
quittant : " A Pascaline et Paul ! Neuilly oct.51 / On
va traverser le Bois de Boulogne pour s'en aller mon
Dieu où ? / Voyager, chercher la Belle vue le Bel air
lenlaire ! "
Un an plus tard, il exprimera encore rétrospectivement sa reconnaissance
par une autre dédicace : " Au bout d'un très long
cauchemar, trouvé deux âmes, une demeure de paradis et
le Bois de Boulogne ! Vive miracle ! Deux miraculés bien
affectueux. " (F. Gibault, Céline t. III, p.269).
Pendant ces trois mois, grâce à la voiture et au
chauffeur que les Marteau avaient mis à leur
disposition, Céline et Lucette avaient sillonné les
environs de Paris à la recherche de la maison pourvue
d'un jardin qu'il leur fallait pour les abriter, eux et
leurs animaux. Il n'était pas question de penser à
Montmartre, où Céline eût croisé à tout moment les
anciens copains dont la plupart l'avaient abandonné ou
trahi, et en premier lieu Gen Paul : comment se
retrouver face à face, de part et d'autre du carrefour
Junot, avec le frère qui l'avait renié ? Le Village lui
était interdit.
Céline, en dix ans, n'y reviendrait jamais. Il disait pourtant au
Danemark avoir " la nostalgie féroce de [son] XVIIIe ".
(Pierre Monnier, ferdinand furieux, p.70).
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.480).
***
CELINE ET
GEN PAUL.
Sa relation avec le peintre est unique dans son
existence par l'intensité, l'ambivalence et par ce qui,
en elle, se situe au moins pour une part au-delà du
rationnel. Il l'appelle souvent son frère, mais pourrait
aussi dire, avec plus de raisons encore que pour Marie
Canavaggia, son double. Il se sent lié à lui par quelque
chose de plus profond
que la simple rigolade. Gen Paul, tant qu'ils ont vécu
l'un près de l'autre, l'aidait à rester dans la clef de
son œuvre. " Un mot [de lui]
de temps en temps me redonne l'accord, la lyre. " (Lettre
à Milton Hindus, 10 août 1947). Leurs destinées ne
cesseront jamais de lui paraître inséparables : " C'est
écrit - nous nageons dans les mêmes mers secrètes -
quand je coulerai il coulera. " (Lettre à Gaby Paul,
début 1948).
Sitôt transféré de la prison à l'hôpital, en février-mars 1947, une des
premières lettres, encore écrite au crayon, a été pour
lui : " On a trop pleuré tu vois, on ne pourra plus
jamais si on touche un rivage. [...] Défends-toi,
amuse-toi, parle pas de rien - Envoie-moi un croquis du
Moulin - à la va-vite. " Lucette ajoute de sa main
quelques lignes qu'elle signe du surnom qui n'est le
sien que pour quelques rares intimes, Gen Paul avant
tous les autres : " Mon cher Popol, ce petit mot dans
notre détresse vous dira assez que nous pensons bien à
vous et sommes si malheureux de notre exil. Hélas
pourriez-vous reconnaître votre pauvre frère ? Ferdinand
n'est plus qu'un souffle de corps et d'âme, vers la
France cependant - si ému de vous lire ! A bientôt
encore j'espère ! Nos baisers. La Pipe. " (Inédite,
coll. part.).
Gen Paul, qui n'écrit pas beaucoup, a fait une fois
l'effort de donner des nouvelles de Montmartre, et
Céline l'en remercie le 12 août. Mais, ce qu'il
voudrait, c'est que Gen Paul, qui ne répugne pas aux
voyages puisqu'il est allé aux Etats-Unis, vienne à
Copenhague. Il le lui dit et le lui fait dire par tous
leurs amis communs. Or Gen Paul ne souhaite pas que son
nom soit davantage associé à celui de Céline. La figure
complice que celui-ci lui avait prêtée en 1937 dans
Bagatelles est devenue à elle seule lourde à porter.
L'altercation de juin 1944 n'avait été que la première
manifestation de cette volonté de distance.
A l'occasion d'un séjour de trois semaines à New York,
en juillet 1946, il avait pu s'employer en faveur de
Céline en compagnie d'un Français, Jo Varenne, leur ami
commun à Montmartre. Il était le mari de la propriétaire
du Moulin de la Galette, le bal musette situé sous les
fenêtres de la rue Girardon. C'est lui qui avait
organisé pour Gen Paul une exposition. Pendant les
années d'occupation, il avait eu des activités qui
l'avaient poussé en 1944 à se mettre à l'abri à New
York, où son oncle Alexandre Varenne, notable de la IIIe
République, était alors en poste. Céline n'avait pas
manquer de renouer avec le neveu dès novembre 1945,
avant son arrestation.
A l'époque du séjour de Gen Paul, Jo Varenne avait mis en jeu ses
relations pour obtenir la rédaction par l'avocat Julian
Cornell d'un appel en faveur de Louis-Ferdinand Céline
et sa signature par une dizaine d'artistes et
d'intellectuels. L'appel mettait l'accent sur le fait
que la justice française ne reprochait pas à Céline des
actes mais des opinions, que les poursuites étaient
inspirées par un désir de vengeance de ses ennemis, et
il demandait en conséquence au gouvernement danois de ne
pas donner suite à la demande d'extradition. (Le
texte de l'appel, dans F. Gibault, Tome 3, p.124).
Gen Paul avait participé à ces démarches.
Revenu à Montmartre, il n'a garde d'en faire plus, et
même il ne résiste pas à son penchant à la médisance.
Céline écrira un peu plus tard à sa jeune femme : " Il
n'a pas voulu comprendre (il comprend pourtant tout le
vicieux !) qu'en certains instants il faut absolument
résister au vice d'envoyer des vannes. Elles peuvent
être mortelles - Il faut y aller molo molo avec les
hommes dans le trou. " (Lettre à Gaby Paul, début
1948). Mais il lui en veut encore davantage de son
refus de venir au Danemark, qu'il ressent comme une
trahison. Dès lors, il multiplie à son sujet auprès de
ses correspondants des formules en termes contrastés qui
explicitent ce qu'il a toujours su mais que jusqu'à
présent il taisait. La fascination prévaut, mais elle
n'exclue pas la lucidité.
En juillet 1946, il le disait à Lucette " vil, bas et génial. "
(Lettres de prison, p.161) ; en avril 1947 à
Augustin Tuset : " Quant à Popol jaloux comme trente-six
tigres, maléficieux comme 40 sorcières, je l'aime bien
et tout est dit. Il a au moins l'immense avantage de ne
jamais être emmerdant " (Lettre 1947) ; en août,
à Georrges Geoffroy : " Il faut le manier comme une
harpe. Certaines de ses cordes sont exquises - d'autres
atroces... " (Lettre, 20 août 1947) ; en
septembre, à Albert Paraz, après avoir dit qu'il
l'aimait " comme un frère ", il ajoutait : " Mais
d'illusions ? point l'atome " (Lettre, 1947) ; en
juin 1948, à Milton Hindus : " Tenant compte de son
génie - c'est Caliban - toutes les bassesses, toutes les
trahisons " (Céline tel que je l'ai vu, p.190) ;
à Daragnès enfin, à un moment où il a appris que Gen
Paul avait de nouveau sombré dans l'alcoolisme : "
Quelques filaments de rigolade, un peu de fiel, quelques
cristaux de génie... un bocal. " (Images d'exil,
Mazet et Pécastaing, p.269).
Avec l'ami qui a fait défection et se tient à distance,
il ne rompt pourtant pas tout à fait, lui écrivant
quelques rares lettres, dont l'une, en novembre 1947,
sur le mode du genre de plaisanteries qu'ils
affectionnent : " Je te vois sur photo déjà maqué avec
Hindus... tu prends des drôles de mœurs
[...] je vais finir, par nostalgie, par m'habiller en
demoiselle et venir clandestin poser chez toi - Je sais
que tu ne me trompes pas par goût - C'est la séparation
qui nous tue. " (Lettre, novembre 1947).
La dernière date de 1950. (Images d'exil, p.270). Dans
l'intervalle, Gen Paul se sera imposé comme la figure
centrale dans les versions successives du roman en cours
d'écriture, sous des traits de moins en moins flattés.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.417).
***
LES PREUVES POUR UN PROCES.
Juridiquement,
le cas Céline en cours d'instruction était à la fois
évident et ambigu. Tout le monde avait conscience que le
fondement réel des poursuites était la violence inouïe
de ses écrits antisémites d'avant la guerre et de la
guerre. Mais le délit d'incitation au racisme ne sera
inscrit dans la loi française qu'en 1972. Avant cette
date, mis à part la courte période qui s'était écoulée
entre la promulgation du décret Marchandeau en avril
1939 et l'instauration en octobre 1940 de l'Etat
français, ces propos relevaient encore de la liberté
d'expression. Pour ce qui est de Céline la morale et le
droit ne coïncidaient pas. Dans cette première étape de
la demande d'extradition, la justice française se
trouvait donc en porte à faux, partagée entre l'opinion,
qui demandait que ne soient pas laissés impunis ces
écrits moralement condamnables, et la difficulté de
faire entrer cette demande dans un cadre juridique. De
son côté le gouvernement danois hésitait entre la
demande de sa propre opinion publique, aiguillonnée par
la presse communiste, et l'avis d'un membre du cabinet
qu'on ne pouvait négliger puisqu'il s'agissait du
ministre chargé des Questions relatives à la Résistance
et à l'épuration. Celui-ci, M. Per Federspiel, était
l'ami de Me Mikkelsen et avait été alerté par lui depuis
les Etats-Unis sur la spécificité du cas Céline. Il
avait aussitôt écrit en ce sens à son collègue de la
Justice. (Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé
Céline, chap. II).
L'embarras des autorités françaises est sensible dans
les récapitulations des chefs d'accusation qu'elles
transmettent successivement au gouvernement danois à
l'appui de la demande d'extradition. (La totalité du
dossier a été publié par David Alliot, L'Affaire Céline).
La première note verbale du 31 janvier 1946 ne
mentionnait que des imputations mineures (l'appartenance
" d'honneur " à un groupe des médecins pro-allemands),
erronées (Guignol's band et Bezons à travers
les âges présentés comme " favorable à l'Allemagne
") ou extrêmement vagues ( " avoir facilité la
propagande germanique ").
En avril, à défaut de préciser ces charges, un courrier du Quai d'Orsay
précise à son représentant à Copenhague les raisons de
l'importance attachée à cette affaire : " La demande
d'extradition de l'intéressé ayant été communiquée à la
presse en son temps, celle-ci attache à cette
négociation un intérêt considérable, que l'ouverture de
la période électorale ne fera probablement qu'accentuer.
" (F. Gibault, tome III, p.96). Il s'agit du
référendum sur la Constitution prévu pour le 5 mai.
On comprend que, de l'autre côté, une note verbale
danoise demande le 21 mai en réponse " une spécification
détaillée des chefs d'accusation retenus contre
l'inculpé. " (Ibid. p.98). Le ministre danois
propose à cette fin de recevoir une commission rogatoire
chargée d'interroger Céline. Mais la partie française ne
donne pas suite à cette proposition, si bien que, début
septembre, les Danois réitèrent leur demande de
précision. Celle-ci provoquera finalement le 20
septembre une seconde note verbale, rédigée par le chef
de la légation française à partir d'éléments transmis
par le Quai d'Orsay : " Céline est considéré comme l'un
des collaborateurs les plus notoires de l'ennemi et son
châtiment est réclamé par tous. " (Ibid. p.100).
Le lendemain, pourtant, son auteur, s'adressant cette fois à son
ministre, reconnaît que les documents produits ne
semblent pas établir le chef de trahison et s'étonne que
le juge d'instruction n'ait pas rassemblé de preuves
plus convaincantes.
La cheville ouvrière de cette négociation était cet
ambassadeur qui présidait depuis septembre 1945 à la
légation de France à Copenhague, Guy Girard de
Charbonnières. Ce diplomate de quarante ans, ami et
ancien chef de cabinet de Georges Bidault, alors
ministre des Affaires étrangères, était donc rattaché à
la Résistance, mais, comme ne manquera pas de le clamer
Céline, seulement après être passé par Vichy. Il
répondait sans aucun doute aux ordres souvent réitérés
de la hiérarchie, mais il mettait personnellement du
zèle, comme il le fera valoir auprès de celle-ci pour se
défendre, quand il sera clair que la demande
d'extradition ne sera pas satisfaite : " En fait j'ai
déjà, au cours des innombrables démarches que j'ai
effectuées dans ce but, été beaucoup plus loin dans mes
pressions sur les autorités que ne me le permettaient
les éléments d'inculpation dont je disposais. "
(Ibid. p.101). C'était, à cette date de janvier
1947, justifier le ressentiment de Céline dont il ne
pouvait soupçonner alors la profondeur.
Dans ses Cahiers de prison, Céline fait déjà de
Charbonnières sa tête de Turc, avec tout l'arsenal de
ses armes habituelles : déformations caricaturales du
nom propre, ridicule, injures et imputations (dont celle
d'être juif, qu'on ne s'étonne pas de voir apparaître
pour finir).
Dans l'ignorance des pressions exercées par Paris sur son représentant,
il lui faut quelqu'un à qui s'en prendre sur le moment
dans ses Cahiers et dans ses lettres. Cette
vindicte n'aura pas faibli lorsque, dans la première
partie de Féerie pour une autre fois, il fera de
Charbonnières un personnage de Guignol.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.389).
***
CELINE ET JÜNGER.
Au
premier plan des appréciations hostiles d'officiels
allemands à Céline on retrouve celles qu'Ernst Jünger
exprime à la suite de chacune de ses rencontres avec
lui. La première avait eu lieu le 7 décembre 1941, à
l'Institut allemand. Le récit que fait Jünger de cette
entrevue dans son Journal est le document le plus
problématique sur l'attitude de Céline pendant ces
années. Tous deux écrivains de valeur, les deux hommes
étaient socialement, intellectuellement, littérairement,
humainement, tellement aux antipodes l'un de l'autre
qu'il n'est pas certain que Jünger pût porter sur Céline
un regard neutre ni entendre et rapporter tels quels ses
propos.
Certains détails des deux entrées du Journal dans lesquelles il met
Céline en scène amènent à douter qu'il faille prendre au
pied de la lettre les propos qu'il lui prête, même quand
il les met au style direct et entre guillemets. Au
reste, lui-même ne s'est pas contenté par la suite, en
1951, de donner de son texte une version qui
exonérait Céline - ce qui pourrait ne répondre
qu'à une volonté d'éviter à celui-ci de nouveaux ennuis
-, il a, bien des années après, alors que Céline était
mort depuis longtemps, admis que, dans ce texte, il
avait forcé le trait.
Dans l'entrée du Journal de décembre 1941, Céline
apparaît comme aucun autre témoignage ne le montre, un
forcené possédé par le " plaisir de tuer " et l' "
instinct du massacre en masse ", " stupéfait que nous,
soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas,
n'exterminions pas les juifs. [...] Si je portais la
baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire. " (Ernst
Jünger, Journaux de guerre, t. II1939-1948).
Dans toutes les pages antisémites de Céline, rien n'approche la violence
sanguinaire de ces propos. En revanche, ils font partie
d'un portrait général, celui des incarnations du
nihilisme absolu, dans lequel Jünger englobe aussitôt
Céline : " ces hommes-là ", " de tels esprits ", " ces
gens-là ", pour lesquels les idées ne sont que prétextes
à " ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et
répandre la terreur. " Il voit en eux des " hommes de
l'âge de pierre. " Or, à l'occasion d'une nouvelle
rencontre, seize mois plus tard, en avril 1943, il
reprend sans autre détail cette même qualification en
l'appuyant curieusement sur une autre : " Du reste, il
est breton - ce qui confirme ma première impression
qu'il est un homme de l'âge de pierre. " (Ibid, p.504).
Se
confirmant lui-même dans sa vision, il ajoute que Céline
va visiter incessamment le charnier de Katyn, qui vient
alors d'être découvert. " Il est clair, écrit-il, que de
tels endroits l'attirent. " Il y eut bien un voyage à
Katyn organisé pour des intellectuels français, dont
Brasillach, par les Allemands à des fins de propagande,
mais Céline n'en était pas. En juin 1944, apprenant que
Céline a quitté Paris, Jünger le rangera encore parmi
ces " êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de
millions d'hommes " mais qui " s'inquiètent de leur sale
petite vie. " (Ibid, p.716).
Quant à la compréhension que Jünger pouvait avoir de la valeur littéraire
de Céline, elle se mesure dans ce passage plus tardif de
1947 où il croit voir dans la prose de Céline (comme,
précise-t-il, dans celle de Sartre !) une pourriture qui
imprègne chaque phrase. (Ibid, p.1049). Ces
notations suffisent à montrer qu'il y avait entre les
deux hommes une incompatibilité de nature telle qu'il
est difficile de faire fond sur le témoignage de 1941.
Céline lui opposera d'ailleurs un démenti d'une
particulière vivacité dans une lettre à Jean Paulhan de
1951 : " Je n'ai jamais prononcé des fameux mots, ni
d'autres du genre. Ce n'est ni ma plume ni mon esprit.
JAMAIS. On ne trouvera rien même d'approchant dans mes
livres, on VOUDRAIT (et avec quelle rage !) qu'ils
aient été par moi prononcés. NON. Jamais. " (Lettre
à Paulhan, 22 octobre 1951).
(Henri Godard, Gallimard, Biographies, 2011, p.327).
***
ERNST JÜNGER (écrivain) :
"
Mon rapport avec Céline est un chapitre à part entière.
Avant la guerre, j'avais déjà entendu parler de lui en
bien par l'éditeur Ernst Rowohlt qui avait acheté les
droits du Voyage au bout de la nuit. Son roman me
fit grande impression, tant par la force du style que
par l'atmosphère nihiliste qu'il évoquait et qui
reflétait parfaitement le situation de ces années. Mais
quand je fis sa connaissance, dans le Paris occupé, et à
l'occasion de plusieurs rencontres à l'ambassade et aux
jeudis de Florence Gould, je fus profondément déçu.
Sa façon de faire ne m'était pas du tout sympathique, et je crois que
l'antipathie était réciproque. Je n'aimais ni sa
collaboration ni son antisémitisme affiché. J'évoque
cela dans mon journal parisien, mais pour ne pas
l'offenser, je le nomme " Merline ". Hélas, quand elle
traduisit mon texte en français, Banine - qui était par
ailleurs une de mes amies écrivains et haïssait
cordialement Céline - le reconnut sous le pseudonyme et
rétablit son vrai nom.
Cet incident me valut sa rancoeur, au point qu'il intenta contre moi un
procès en diffamation. Quand je fus interrogé à
Ravensburg, pour ne pas compromettre Banine et en finir
le plus vite possible avec cette méchante affaire, je
dis qu'il s'était agi d'une erreur d'imprimerie. "
(Ernst Jünger (avec Antonio Gnoli et Franco Volpi), Les prochains
titans, Grasset, 1998, p. 99-100, in BC n° 195, février
1999, p. 2).
***
LA DANSE
: SON ULTIME CONTROVERSE.
Il est
en pleine écriture lorsque, de manière inattendue et
d'ailleurs gratuite, la danse lui fournit le sujet d'une
ultime polémique. Depuis des années, Lucette met en
pratique avec ses élèves une méthode d'assouplissement
qu'elle a tirée de l'enseignement de Blanche d'Alessandri
et de Lioubov Egorova, qui l'avaient initiée à la
tradition
de
la danse russe, comme avant elle Elizabeth Craig l'avait
été par Volinine. Cette méthode, pense-t-elle, est
capable de corriger une certaine rigidité de
l'enseignement officiel de danse classique dispensé par
l'école de l'Opéra de Paris.
L'impeccable maîtrise et la puissance du mouvement des jambes et du tronc
gagneraient à s'accompagner de plus de souplesse dans le
jeu des épaules, des bras et des mains. Lucette pourrait
y aider, mais il faudrait qu'elle ait les danseurs de
l'Opéra pour élèves, au lieu des amateurs et des enfants
qui seuls suivent ses cours. Céline soudain se met en
tête de lui obtenir cet enseignement. Il sollicite pour
cela Malraux, ministre des Affaires culturelles, ainsi
que Mondor. Grâce à l'intervention du premier, Lucette
obtient un rendez-vous avec l'administrateur de l'Opéra,
A. M. Julien.
Mais le maître de
ballet, le Danois Eric Lander, qui avait connu Lucette à
l'époque de leurs années de Copenhague, lui était
hostile, et l'administrateur ne fera qu'une offre
dérisoire. Céline alors dicte à Lucette à son adresse
une lettre aussi violente, contre Lander en particulier
et contre le corps de ballet de l'Opéra en général, que
celles qu'il écrivait dans ses plus beaux jours de
polémiste. Ce sera malheureusement le négatif, pour
ainsi dire, du livre sur la méthode de Lucette qu'il
allait promettre à celle-ci la veille de sa mort.
Au lecteur de Céline, il ne reste qu'à imaginer ce que ce livre aurait pu
être. En achevant son roman, sa passion de la danse fait
précisément qu'il s'avise que le titre le plus propre à
indiquer le sujet serait Rigodon, nom d'une danse
ancienne " d'un mouvement assez vif ", dit le Littré,
qui se dansait sur un air à deux temps. Le mot avait qui
plus est l'avantage de s'employer dans la langue
populaire sous forme d'exclamation, avec le sens de coup
qui règle son compte à l'adversaire : Rigodon !
(H. Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.527).
***
LES NAPOLEONS DE LA CASSETTE.
Les
soucis de la vie extérieure ne se laissent pas oublier.
Lucette, à sa libération dans les derniers jours de
décembre 1945 après une courte détention, a été hébergée
un moment chez les Johansen, avant de revenir vivre dans
l'appartement de Karen, avec la jeune Bente Johansen, à
laquelle elle donne des leçons de danse. Elle dépend,
pour vivre, d'Ella Johansen, qui puise au fur et à
mesure dans la cassette des louis et des napoléons. Mais
les pièces ne se négocient qu'au marché noir à un cours
non contrôlé. Aussi le doute s'insinue-t-il quand arrive
le moment où il apparaît que la réserve diminue
dangereusement : les pièces seraient-elles mal
négociées, ou est-ce l'intermédiaire qui prélève une
part dans l'opération, ou alors est-ce Lucette qui
dépenserait trop et sans compter ?
Au mois de mai, Karen est revenue à Copenhague, elle
reprend la cassette en charge et cohabite quelque temps,
non sans difficulté, avec Lucette dans l'appartement. En
août, lors d'une visite à la prison, elle alerte Céline
sur la diminution des ressources et en impute la
responsabilité aux dépenses inconsidérées de Lucette.
Dans une lettre-fleuve écrite sur deux jours, les 8 et 9
août, Céline se tourne contre Lucette avec une extrême
violence et dans les termes les plus blessants : " Tu ne
me trouves pas assez malheureux dans mon état pour
ajouter encore cet horrible souci... [...] Si nous
sortons jamais d'ici ce sera complètement ruinés. Par
bêtise. Parce que tu ne
veux absolument pas te maîtriser. Etre raisonnable est
pourtant une vertu d'imbécile. Comment peut-tu encore
être veule comme une enfant devant l'argent, toi si
vaillante en toutes autres choses ? "
Lucette dira plus tard avoir pensé à se suicider la nuit suivante. Et
cependant, cinq jours après, il lui écrira pourtant : "
Oublie ma lettre furieuse et imbécile. Karen ne m'avait
rien dit de déplaisant, j'ai tout brodé dans mon délire.
Tu as très bien fait d'acheter cette fourrure, et je
veux que tu la portes. Il faut être bien nourrie et
coquette. Foutre de l'argent. [...] Oublie mon
explosion idiote. " (Lettre du 13 août 1946).
L'incident est typique des " explosions " céliniennes.
(Toutes, si l'on pense à ses furies antisémites, ne
donnent malheureusement pas lieu, une fois la colère
retombée, à de semblables repentirs).
La question de la réserve des napoléons de la cassette
(les " durs ") n'est pas réglée pour autant. Elle ne le
sera, jusqu'à un certain point, qu'en novembre, au
Sundby Hospital où Céline a été transféré depuis le 6 de
ce mois. Plus cette détention à l'issue incertaine se
prolonge, plus l'état physique et psychologique de
Céline se détériore. A la suite d'un nouvel examen
pratiqué le 2 septembre, le même médecin-chef de
l'infirmerie établit le 25 septembre un nouveau bilan :
" Le patient se plaint toujours de migraines, de
vertiges et d'insomnies. Il mange mal, va mal à la
selle. Il a perdu dix kilos. Son esprit reste clair,
mais est très instable. Il pleure brusquement en pensant
à sa femme. Dans l'ensemble, il est devenu un pauvre
malheureux durant son incarcération. " (D. Alliot et
F. Marchetti, Céline au Danemark).
Le médecin savait-il qui était, en réalité, ce patient ? On est loin en
tout cas, avec la répétition de ce " pauvre patient " (solle
Menneske en danois), de toutes les images que l'on
s'est jamais faites de Céline. Lui-même se plaint
également, dans ses lettres, d'attaques de pellagre,
ancienne maladie dont le souvenir est associé à la
détention de prisonniers français sur des pontons
anglais à l'époque de Napoléon. Par un effet
d'avitaminose, des plaques de peau se décollent du
corps, image frappante de délabrement. C'est le moment
où Céline écrit : " Je n'en peux plus. " (Lettre à
Mikkelsen, 23 novembre 1946).
Le
Sundby Hospital est un établissement qui dépend toujours
du système pénitentiaire mais où les visites sont plus
libres. Céline peut y réunir tous les acteurs et
actrices du drame de son trésor de guerre pour une
véritable confrontation. Au terme de cette séance
orageuse, la cassette sera remise à Me Mikkelsen, à
charge pour lui de verser à Lucette une pension
mensuelle. (" Il ne faut pas tout de même tenter le
diable ", écrit Céline à celui-ci, d'homme à homme.)
Avant-guerre, quand il avait réalisé à toutes fins utiles cette
conversion en or de ses droits d'auteur, l'idée n'avait
rien que de raisonnable. Dans la situation créée en
1945-1946 à Copenhague par l'interdiction d'un marché
légal de l'or, par les démarches auxquelles cette
interdiction obligeait, et enfin par la détention de
Céline, ce trésor de guerre offrait prise à toutes
sortes de rumeurs et donnait un tour clandestin, voire
suspect, à la question très concrète des moyens de
subsistance du couple.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011).
***
SARTRE ET CELINE...
Il
n'est pas une biographie, aujourd'hui, qui ne rappelle
cet antagonisme qui conjugue les rapports humains et le
débat littéraire entre ces deux personnages. Mais si le
contentieux entre l'auteur de Voyage au bout de la
nuit et le " père " de l'existentialisme est ancien,
il faut remonter quelques années avant l'Occupation pour
en découvrir les causes.
Tout
commence en 1932. Céline publie le Voyage au bout de
la nuit et connaît le succès. Sartre se morfond
comme professeur au lycée François 1er du Havre et rêve
de gloire littéraire. Mais à cette époque tous les
éditeurs refusent ses manuscrits. Grand amateur de
littérature populaire Sartre dévore les romans
policiers. La publication de Voyage au bout de la
nuit ne lui échappe pas et il lit l'ouvrage avec
passion. Si l'on en croit Simone de Beauvoir, cette
œuvre aura une forte
influence sur l'auteur de Huit-clos, comme elle
le relatera dans La Force de l'âge : " Le
livre français qui compta le plus pour nous cette année,
ce fut le Voyage au bout de la nuit de Céline.
Nous en savions par cœur
un tas de passages. Son anarchisme nous semblait proche
du nôtre. Il s'attaquait à la guerre, au colonialisme, à
la médiocrité, aux lieux communs, à la société, dans un
style, sur un ton qui nous enchantaient. Céline avait
forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante
que la parole. [...] Sartre en prit de la graine. Il
abandonna définitivement le langage gourmé dont il avait
encore usé dans La Légende de la vérité. " On
sait également par divers témoignages que Sartre aurait
déclaré que c'était le livre qu'il aurait aimé écrire.
En 1937, il est muté comme professeur au lycée Pasteur
de Neuilly-sur-Seine et commence à publier ses premiers
écrits comme La Nausée, qui rate de peu le prix
Goncourt (un point commun avec Céline), dans lequel est
mis en exergue cette phrase tirée de L'Eglise : "
C'est un garçon sans importance, c'est juste un
individu ", preuve au moins qu'il suivait les autres
créations de Céline. A noter que cette phrase est tirée
de l'acte III, la partie le plus antisémite de la pièce.
Fait prisonnier en 1940, Sartre est interné dans un stalag (camp de
prisonniers en Allemagne), où il se charge d'animer
autant que possible la vie culturelle des prisonniers.
C'est à cette occasion qu'il écrit et fait monter, lors
de la Noël 1940, Bariona,
une pièce de théâtre antisémite, qui sera jouée devant
ses camarades d'infortune, au premier rang desquels se
trouvaient des officiers allemands qui ne manquaient pas
de saluer les saillies antisémites par de vigoureux
applaudissements.
En 1941, Sartre est libéré et retrouve Simone de
Beauvoir et Paris. Professeur au lycée Condorcet en
remplacement de
Henri
Dreyfus-Le Foyer, évincé parce que juif, il s'engage
dans la résistance et fonde le réseau informel
Socialisme et Liberté qui, au maximum, comportera une
cinquantaine de membres et ne laissera pas un souvenir
impérissable auprès des résistants. Faute d'avoir pu
engager une action concrète, le mouvement Socialisme et
Liberté s'auto-dissoudra à l'automne. La carrière
littéraire et professorale de Sartre se poursuivra, avec
le brio que l'on connaît, sous
l'Occupation.
Toujours en 1941, Sartre publie des éditoriaux dans le très
collaborationniste Comœdia,
puis en 1943 un ouvrage, L'Etre et le Néant. Le 3
juin 1943, il monte Les Mouches au théâtre de la
Cité (ex-théâtre Sarah-Bernhardt aryanisé).
Malheureusement pour lui, la pièce est un échec et le
public parisien boude les représentations. La plupart se
joueront dans une salle aux trois-quarts vide. Seuls les
officiers allemands, qui ont des places réservées au
premier rang, se rendent au théâtre pour applaudir la
pièce. On est bien loin de l'esprit de la résistance...
Pour tenter de redresser la situation, Sartre cherchera
le prestigieux patronage de Céline en l'invitant aux
représentations. Céline refusera d'y paraître. Son ami,
Charles Dullin, qui dirigeait le théâtre de la Cité, lui
avait fait part des souhaits de l'auteur des Mouches,
mais en vain. Tout oppose les deux hommes. Le style de
Céline est léger et novateur, celui de Sartre est lourd
et gourmé. Céline est un grand gaillard, bien charpenté,
terriblement séduisant auprès des femmes, Sartre est
petit et laid. Céline vient d'une famille de petits
commerçants et n'a pas fait de longues études, Sartre
est issu de la bourgeoisie parisienne et sort de l'Ecole
normale supérieure. Céline aime le contact avec les
petites gens, il est très à l'aise dans les milieux
prolétaires, Sartre est introverti et se réfugie dans
l'écriture. Céline est un homme de style, Sartre
d'idées. A bientôt cinquante ans, Céline a un vécu
important, Sartre de près de dix ans son cadet, est un
fonctionnaire de l'Education nationale. Céline est un
ancien combattant de 1914, Sartre a été fait prisonnier
en juin 1940. Enfin, en 1943, d'un point de vue
littéraire, Céline est tout, Sartre n'est rien.
Le tournant aura lieu en juin 1944, Céline s'enfuit en
Allemagne tandis que Sartre devient l'archétype même du
" grand résistant ". En août de cette année, Camus
propose à Sartre d'écrire des reportages pour Combat
et de relater, à vif, les combats pour la libération
de Paris. Ces chroniques auront un retentissement
international considérable, qui fera beaucoup pour son
nouveau statut. Pour Louis-Ferdinand Céline les temps
ont changé. Par la violence de ses prises de position
dans ses pamphlets et par son attitude ambiguë pendant
l'Occupation, l'auteur de Bagatelles pour un massacre
est devenu le symbole honni de la collaboration et de
l'antisémitisme.
Fin 1944, c'est Jean-Paul Sartre qui occupe désormais une place
prépondérante dans le monde des lettres. Membre très
influent du Comité national des écrivains, il décide
quel auteur peut publier, qui doit être banni de la
République des Lettres... André Malraux, qui avait des
états de service beaucoup plus conséquents dans la
résistance et qui avait plusieurs fois risqué sa vie, ne
faisait pas partie dudit comité. Ce qui en dit long sur
les conditions de sa composition.
En décembre 1945, Sartre " tue le père " et publie ses
Réflexions sur la question juive, dans la revue
Les Temps modernes (le texte sera publié en
volume en 1946). Dans le chapitre " Portrait de
l'antisémite ", Sartre écrit que : " Si Céline a
pu soutenir les thèses socialistes des nazis c'est qu'il
était payé. " Ce qui est mal connaître Céline, à qui
on peut reprocher beaucoup de choses par ailleurs, mais
qui refusera de toucher le moindre centime des Allemands
comme des autorités de Vichy. Mais quand paraît
l'article, Céline est en fuite au Danemark et sous le
coup d'une demande d'extradition. Son retour aurait été
synonyme d'une condamnation à mort. Robert Brasillach
avait été fusillé pour moins que cela... Cette sortie de
Jean-Paul Sartre est d'autant plus étonnante qu'un peu
plus haut dans Ses Réflexions sur la question juive
il avait écrit : " Un homme qui trouve naturel de
dénoncer des hommes ne peut avoir notre conception de
l'honneur. "
Pourquoi Sartre s'en prend-il donc ainsi à Céline, quitte à lui causer
des torts irréparables ? Jalousie littéraire ? Esprit de
revanche par rapport à un écrivain qui lui a fait de
l'ombre ? Souci de donner des gages envers les membres
de la résistance ? Le mystère demeure. Mais l'affront ne
restera pas sans réponse.
En 1947, au Danemark, Céline reçoit par l'intermédiaire
d'Albert Paraz le texte de Sartre. La réponse ne se fera
pas attendre. A chaud, il reprend sa plume de polémiste
et écrit un texte d'une rare virulence, intitulé A
l'agité du bocal dans lequel il s'en prend à
l'auteur des Mouches, qu'il brocarde sous le nom
de Jean-Baptiste Sartre...
C'est probablement le meilleur texte polémique de Céline. Piqué à vif, il
réplique à Sartre, en faisant feu de tout bois. Extrait
:
"
Mais page 462, la petite fiente, il m'interloque !
Ah ! le damné pourri croupion ! Qu'ose-t-il écrire ? "
Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis
c'est qu'il était payé. " Textuel. Holà ! Voici donc ce
qu'écrivait ce petit bousier pendant que j'étais en
prison en plein péril qu'on me pende. Satanée petite
saloperie gavée de merde, tu me sors de l'entre-fesses
pour me salir au-dehors ! Anus Caïn pfoui. Que
cherches-tu ? Qu'on m'assassine ! C'est l'évidence ! Ici
! Que je t'écrabouille ! Oui !... Je le vois en photo...
ces gros yeux... ce crochet... cette ventouse baveuse...
[...] M'avez-vous assez prié et fait prier par Dullin, par Denoël,
supplié " sous la botte " de bien vouloir descendre vous
applaudir ! Je ne vous trouvais ni
dansant, ni flûtant, vice terrible à mon sens, je
l'avoue... [...] Vous avez tout de même emporté votre
petit succès au " Sarah ", sous la botte, avec vos
Mouches... Que ne troussez-vous maintenant trois petits
actes, en vitesse, de circonstance, sur le pouce, Les
Mouchards ? Revuette rétrospective... L'on vous y
verrait en personne, avec vos petits potes, en train
d'envoyer vos confrères détestés, dits " collaborateurs
", au bagne, au poteau, en exil...[...] Rien que du vrai
sang ! au bock, cru, certifié des hôpitaux... du matin
même ! sang de fusillés !... Tous les goûts ! Ah quel
avenir J.B.S. ! Que vous en ferez des merveilles quand
vous serez éclos Vrai Monstre ! Je vous vois déjà hors
de fiente, jouant déjà presque de la flûte, de la vraie
petite flûte ! à ravir !...déjà presque un vrai petit
artiste ! Sacré J.B.S. "
En
1947, Sartre est tout (auteur chez Gallimard) et Céline
n'est rien... Cruel retour de situation. Le livre sera
finalement édité à quelques centaines d'exemplaires par
Pierre Lanauve de Tartas (édition très prisée des
collectionneurs) et sera repris en annexes du Gala des
vaches d'Albert Paraz. Il passe finalement inaperçu et
Jean-Paul Sartre n'aura rien à craindre de la "
déculottée " de Céline.
Reste la postérité. Après un long purgatoire, Céline est aujourd'hui
considéré comme l'un des plus grands auteurs du XXe
siècle et l'engagement de Sartre dans la résistance a
été nuancé. Néanmoins, il semblerait que Sartre n'ait
jamais renié son admiration pour Céline. En 1946, à une
enquête du journal Le Monde sur " Ecrire pour
son époque ", Sartre a reconnu que " peut-être
Céline demeurera seul de nous tous. "
Les disciples de Sartre ne diront pas la même chose, à l'instar de Serge
July, à l'époque directeur de Libération, qui, le
17 octobre 1997, a déclaré au micro de France-Inter : "
Sartre était le parrain de Libération. Je suis
de la génération élevée dans l'existentialisme, mais
pour le style du journal, qui s'est démarqué de celui
des autres journaux, il faut remonter à Céline, car
c'est lui qui a écrit pour le peuple, qui a écrit en
langage parlé. C'est lui le premier, c'est lui la
révolution. "
(David Alliot, Céline, Idées reçues sur un auteur sulfureux, Ed. Le
Cavalier Bleu, 2011)
***
C'est Paraz qui avait signalé à Céline, l'article de Sartre, " Portrait de
l'antisémite " (repris en volume dans Réflexions sur
la question juive), en octobre 1947. Sartre écrivait
effectivement p. 462 (c'est la seule mention de Céline)
: " L'antisémite a peur de découvrir que le monde est
mal fait : car alors il faudrait inventer, modifier et
l'homme se retrouverait maître de ses propres destinées,
pourvu d'une responsabilité angoissante et infinie.
Aussi localise-t-il dans le Juif tout le mal de
l'univers.
Si les nations se font la guerre, cela ne vient pas de ce que l'idée de
nationalité, sous sa forme présente, implique celle
d'impérialisme et de conflit d'intérêts. Non, c'est que
le Juif est là, derrière les gouvernements, qui souffle
la discorde. S'il y a une lutte des classes ce n'est pas
que l'organisation économique laisse à désirer : c'est
que les meneurs Juifs, les agitateurs au nez crochu ont
séduit les ouvriers. Ainsi l'antisémitisme est-il
originellement un Manichéisme ; il explique le train du
monde par la lutte du principe du Bien contre le
principe du Mal.
Entre ces deux
principes aucun aménagement n'est concevable : il faut
que l'un d'eux triomphe et que l'autre soit anéanti.
Voyez Céline : sa vision de l'univers est catastrophique
; le Juif est partout, la terre est perdue, il s'agit
pour l'Aryen de ne pas se compromettre, de ne jamais
pactiser. Mais qu'il prenne garde : s'il respire, il a
déjà perdu sa pureté, car l'air même qui pénètre dans
ses bronches est souillé. Ne dirait-on pas la
prédication d'un Cathare ?
Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il
était payé. Au fond de son cœur, il n'y croyait pas :
pour lui il n'y a de solution que dans le suicide
collectif, la non-procréation, la mort. D'autres -
Maurras ou le P.P.F. - sont moins décourageants : ils
envisagent une longue lutte souvent douteuse, avec
triomphe final du Bien : c'est Ormuzd contre Ahriman. "
(Céline et l'Actualité 1933-1961, Les Cahiers de la NRF, Gallimard,
janvier 2003, p. 382).
***
HISTOIRE D'UNE ARRESTATION.
En
fait, il a été reconnu et dénoncé anonymement dès le 1er
octobre 1945 à l'ambassade de France qui réclame son
extradition. " Le dimanche 16 décembre 1945, le
quotidien danois Politiken publiait en première page
l'information suivante :
" UN NAZI FRANCAIS SE CACHE A COPENHAGUE
Il s'agit de l'écrivain Céline qui a fui avec
le gouvernement de Vichy
Paris, samedi, Politiken, de source
confidentielle.
Le journal Samedi-Soir rapporte que l'écrivain
Céline vit comme réfugié politique à Copenhague.
Céline est célèbre pour son roman Voyage au bout
de la nuit ; il fut durant la guerre un nazi et un
anti-
sémite acharné. Ses livres antisémites ont donné à
penser que cet homme était pratiquement fou.
Après la guerre, il s'est réfugié avec le gouverne-
ment fantôme de Vichy à Sigmaringen, où il a renié
toute son œuvre antisémite,
et il a réussi à gagner
le Danemark, où il vit chez une Danoise et où il don-
ne des consultations gratuites. "
(1).
A
la suite de cet article, " le 18 décembre 1945 [en
réalité le 17], Céline et sa femme furent arrêtés, de
nuit, par des policiers en civil
(2) ". " Céline ne
crut pas une seconde à l'arrestation [...]. Il était
persuadé en revanche que les
communistes et les résistants danois le recherchaient
pour l'assassiner (3)."
Pour échapper à ceux qu'il croit être des
tueurs, il tente, armé d'un petit pistolet, de fuir par
les toits. " Notre escalade de Ved Stranden,
Lili, moi, Bébert, les toits les gouttières... les
poulets armés, méchants feux braqués... Cache-cache
autour des cheminées... Noël 1945 !...
(4) "
Cela ressemble à la séquence
vaguement impressionniste d'un film noir des années 40 :
la silhouette du fugitif armé qui se découpe en ombre
chinoise, les vapeurs de brume qui montent dans la nuit,
les tuiles glissantes et les cheminées ; dans
l'escalier, la bousculade des flics en chapeau mou et
imper mastic ; sur le pavé humide de la rue les traction
avant noires attendent moteur tournant... Les décors
pourraient être d'Alexandre Trauner, la mise en scène,
elle, manque un peu d'imagination et accumule les
clichés. La même histoire racontée par Lucette, prend un
tour encore plus dramatique : - " Des hommes armés
mais sans uniforme étaient arrivés au milieu de la nuit.
Elle [Lucette] n'était pas sûre qu'ils fussent de la
police comme ils le disaient ; elle pensait qu'ils
pouvaient être de simples assassins.
Elle les avait tenus dehors jusqu'au moment où ils avaient enfoncé la
porte ; alors elle était montée sur le toit et avait
menacé de se jeter dans la rue. Cependant Céline qui
fouillait dans ses poches pour leur montrer certains
papiers, était soupçonné de chercher un révolver. Ils
avaient menacé de les fusiller sur l'heure.
(5) "
En réalité, ni l'un ni l'autre n'a jamais franchi la
rambarde de la lucarne, personne n'a grimpé sur le toit,
Céline a fini par ouvrir la porte et se rendre aux
policiers. Pour un témoin danois, cette arrestation est
: " une pantalonnade ! Céline en chemise, tremblant
de tous ses membres, sa femme qui criait à la fenêtre !
Un gros scandale. Ah ces Français, toujours légers !
(6) "
(1)
Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline ?, Plon,
1975.
(2) Henri Godard, notice de D'un château l'autre.
(3) François Gibault, Céline 3, Cavalier de
l'Apocalypse.
(4) D'un château l'autre.
(5) Frédéric Vitoux, La Vie de Céline, Grasset, 1988.
(6) Birger Bartholin, cité par Henri Thyssens, Tout
Céline n°5, Liège, 1990).
(Emile Brami, Céline, Je ne suis
pas assez méchant pour me donner en exemple...,
Ecriture, 2003).
***
LA
MORT DE ROBERT DESNOS.
La
mort tragique de Robert Desnos a longtemps été imputée à
l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Légende
noire véhiculée avec un certain succès dans nombre de
publications consacrées au poète... Qu'en est-il ?...
La première rencontre entre les deux hommes aurait lieu le 14 mai 1936
lors d'un dîner chez Bernard Steele, l'associé de
Denoël. Etaient présents, Steele et sa femme, Denoël,
Céline, Antonin Artaud, Robert Desnos et sa femme Youki
et Carlo Rim qui relate cette soirée.
Comme
d'habitude Céline assure une partie du spectacle. La
conversation tourne autour de son antisémitisme. Artaud
évoquera le sujet avec Céline, mais aucun incident est
remarqué. On ignore si Céline et Desnos se sont revus
par la suite. Il est probable que les choses en soient
restées là. Il est possible que Desnos, à l'identique
des autres surréalistes, ne goûtait guère les textes de
Céline et la réciproque était certainement valable.
Depuis
juillet 1940 Robert Desnos écrivait dans Aujourd'hui,
un journal collaborationniste financé par les Allemands.
De juillet à novembre le rédacteur en chef était Henri
Jeanson. Estimé relativement critique vis-à-vis de
Vichy, il est remplacé en novembre par Georges Suarez,
plus en phase avec le " rapprochement " franco-allemand
de l'époque. Robert Desnos, qui faisait partie de l' "
équipe Jeanson " reste et poursuit ses rubriques sur la
vie culturelle, la littérature, la musique, le cinéma,
etc. Il occupe même le poste de " chef des informations
", ce qui lui permet d'obtenir des informations
importantes, voire confidentielles. On note que Desnos
et Suarez entretenaient une estime réciproque.
La
première " pique " de Desnos envers Céline remonte au 16
décembre 1940. Ce jour-là, il publie un article très
critique du livre de Hans Carossa, Les Secrets de la
maturité : " Je connais peu de livres aussi
détestable que celui-ci. Il est à l'orgeat ce que Céline
est au vitriol... " Il n'y aura aucune réaction de
la part de Céline. Il n'a pas dû lire l'article, et s'il
l'avait lu la
pique aura été jugée insignifiante.
L'affaire commence réellement en mars 1941. Le 28 février Les Beaux
draps sont publiés et Aujourd'hui en reçoit
un exemplaire. Le 3 mars, Robert Desnos publie un
article dans lequel Céline est pris à partie : " Le
courrier qui souvent, fait bien les choses m'apporte en
même temps deux volumes d'Henry Bordeaux et un livre de
M. L.-F. Céline. Ainsi ai-je le choix entre la
restriction et l'indigestion. C'est qu'en effet ces deux
auteurs ont plus d'un point commun. Leur clientèle est à
peu près la même et l'excès de l'un correspond aux
déficiences de l'autre. Je trouve chez tous deux le
besoin d'écrire pour ne pas dire grand-chose. En vérité
si le premier a le souffle court, le second n'a pas de
souffle du tout : il est boursouflé et voilà tout. Ses
colères sentent le bistrot et en cela il est, comme
beaucoup d'hommes de lettres intoxiqué, par la moleskine
et le zinc.
[...] Je n'ai jamais, pour ma part, pu lire jusqu'au bout un seul de leurs
livres. L'ennui, l'ennui total me force à dormir dès les
premières pages. Et tous les deux représentent les
éléments principaux de notre défaite par l'injustice
même de leur succès. [...] Brave homme l'un, brave gars
l'autre ? Je veux bien... Mais à quoi bon... à quoi bon
les lire ? Je vois bien pour qui ils écrivent. Je ne
vois pas pourquoi. "
C'est par voie d'huissier, que Céline fait parvenir
un " droit de réponse " à Georges Suarez, qui sera
publié le 7 mars : " Votre collaborateur Robert
Desnos est venu dans votre numéro du 3 mars 1941 déposer
sa petite ordure rituelle sur Les Beaux draps.
Ordure bien malhabile si je la compare à tant d'autres
que mes livres ont déjà provoquées - un de mes amis
détient
toute
une bibliothèque de ces gentillesses. Je ne m'en porte
pas plus mal, au contraire, de mieux en mieux. M. Desnos
me trouve ivrogne " vautré sur moleskine et sous
comptoir ", ennuyeux à bramer, moins que ceci... pire
que cela... Soit ! Moi je veux bien, mais pourquoi M.
Desnos ne hurle-t-il pas plutôt le cri de son cœur,
celui dont il crève inhibé... " Mort à Céline et vivent
les juifs ! "
M. Desnos mène il me semble une campagne philoyoutre (et votre journal)
inlassablement depuis juin. Le moment doit être venu de
brandir l'oriflamme. Tout est propice. Que
s'engage-t-il, s'empêtre-t-il dans ce laborieux charabia
? Mieux encore, que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo
grandeur nature face et profil, à la fin de tous ses
articles ! La nature signe toutes ses
œuvres - " Desnos ", cela ne
veux rien dire. "
En
évoquant la publication de son profil, Céline suggère
que le journaliste est juif et que Desnos est un
pseudonyme qui cache un nom forcément suspect. Mais
Desnos n'est pas juif. Il est né à Paris en 1900 et
l'origine de sa famille, comme celle des Destouches soit
dit en passant, se perd entre la Bretagne et la
Normandie.
Comme d'usage, le dernier mot revient à Desnos : " La réponse de M.
Louis-Ferdinand Destouches, dit " Louis-Ferdinand Céline
", est trop claire pour qu'il soit nécessaire de
commenter chaque phrase. Au surplus, les lecteurs
n'auront qu'à se référer à mon article de lundi dernier.
Je crois utile cependant de souligner la théorie
originale suivant laquelle un " critique littéraire "
n'a qu'une alternative : ou crier " mort à Céline " ou
crier " mort aux juifs. "
C'est là une formule curieuse et peu mathématique dont je tiens à laisser
la responsabilité à M. Louis Destouches dit "
Louis-Ferdinand Céline. "
En fin d'article, il rappelle incidemment à son adversaire qu'il
écrit sous son vrai nom, en signant : " Robert
Desnos, dit " Robert Desnos. "
L'affaire
en restera là. Desnos ne sera pas inquiété, les
Allemands étaient plus affairés à traquer les " vrais "
juifs qu'à écouter les élucubrations de Céline. Il
continuera à écrire et à publier ses articles dans
Aujourd'hui.
Le 22 février 1944, il est arrêté par la
Gestapo et déporté. Non pour l'article de Céline
paru trois ans auparavant en 1941, mais pour ses
activités de résistant. En juillet 1942, Robert Desnos
avait rejoint le mouvement Agir, où il publiait
des articles sous le pseudonyme de " Cancale ". Sa
position à Aujourd'hui lui permettait d'obtenir
des informations qu'il transmettait ensuite à son
réseau.
Qui a dénoncé Desnos ? On l'ignore encore à ce jour, mais ce n'est
certainement pas Céline qui ne savait rien du tout des
activités clandestines du poète...
Après
l'arrestation de son mari, Youki Desnos interviendra
auprès de Suarez pour obtenir sa libération. Ce dernier
écrira une longue lettre à l'officier allemand dont
dépendait le sort du poète et se portera même garant de
sa moralité collaborationniste. L'intervention échouera
de peu et Desnos sera déporté à Buchenwald (le camp des
déportés politiques). Preuve qu'il existait un lien
d'estime entre les deux hommes, Georges Suarez obtiendra
que le salaire de Desnos soit versé à sa femme. En
retour, celle-ci témoignera en sa faveur lors de son
procès en octobre 1944. En vain, puisqu'il sera fusillé
dès novembre.
Robert Desnos ne reverra jamais la France et mourra du typhus le 8 juin
1945, au camp de Terezin, à 60 km au nord de Prague, où
il avait été déporté après l'évacuation de Buchenwald
par les nazis.
Objectivement,
aucune preuve concrète n'a jamais établi de lien entre
Céline et les causes de la déportation de Desnos. Ce qui
n'empêchera pas la légende de prospérer. Fin 1945, alors
que Céline est à la merci d'une extradition en France,
il n'est fait aucune mention du décès de Desnos. Idem
pendant toute la procédure judiciaire qui s'étendra
jusqu'en 1951. Desnos est le grand absent des reproches
faits à Céline.
Les nombreuses recherches faites de part et d'autre disculpent Céline.
Depuis longtemps ses biographes battent en brèche cette
accusation. En 2001, Jean-Paul Louis publie " Desnos et
Céline ", le pur et l'impur, le plus long article sur le
sujet. La conclusion est connue... Il en sera de même de
la part des biographes du poète. Au début des années
2000, Marie-Claire Dumas, présidente de l'Association
des amis de Robert Desnos, a reconnu que Céline n'était
pas à l'origine de l'arrestation du poète. En 2007, dans
sa biographie de référence consacrée à Desnos, Anne
Egger statue définitivement sur l'affaire en écrivant :
" Les altercations publiques avec Céline remontant à
1941 et avec Pierre Pascal en 1942 sont bien trop
anciennes pour imaginer une dénonciation de leur part,
bien que la rumeur ait souvent accusé Céline. "
L'affaire
semble définitivement close. Mais depuis 2002, dans le
guide vert Michelin consacré à la ville de
Prague, le lecteur peut lire p. 265 cette référence à
Robert Desnos : " Résistant, il publia sous un
pseudonyme des articles antinazis dont Louis-Ferdinand
Céline le désigna pour auteur. Arrêté et déporté à
Buchenwald, il fut transféré au ghetto de Terezin où il
mourut."
La légende noire de Céline n'a pas fini de faire vendre du papier...
(David Alliot, Céline, Idées reçues sur un auteur sulfureux, Ed. Le
Cavalier Bleu, 2011).
***
" La seconde
" dénonciation ", qui aurait visé Robert Desnos n'est
pas moins spécieuse et tordue que la première pour nos
historiens (Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour).
Pour ces deux historiens Céline est responsable de
l'arrestation et de la mort de Desnos pour l'avoir
dénoncé comme Juif aux Allemands.
Résumons les faits. Le 3 mars 1941, dans Aujourd'hui, journal dirigé
par Georges Suarez depuis décembre 1940 et qui sera
fusillé à la Libération, Desnos compare Céline à Henry
Bordeaux, se moque des Beaux draps et traite
Céline d'ivrogne.
Le 4 mars, par sommation d'huissier, Céline adresse un droit de réponse à
Aujourd'hui, qui est publié le 7 mars. Il
reproche à Desnos de mener une campagne " philoyoutre ",
d'user d'un pseudonyme et le défie de publier sa photo
de face et de profil.
Ce n'était pas
encore le temps des rafles et du port de l'étoile, mais
Desnos pouvait perdre son emploi de journaliste, les
Juifs de nationalité française ayant perdu, par décret
de Vichy, leur statut de citoyen à part entière depuis
le 3 octobre 1940. Catholique et breton, Desnos ne
risquait rien, et Céline le savait l'ayant plusieurs
fois rencontré. Desnos continua à écrire et à publier.
Le 22 janvier 1943, dans Ciné-mondial, revue financée par
l'Ambassade d'Allemagne, deux photos de Robert Desnos
sont publiées, de face et de profil, pour illustrer un
article à la louange de Desnos qui " fait partie de
l'écurie Pathé dont le propriétaire est Borderie et
l'entraîneur Marcel Rivet " : " Il a derrière lui
un mont Blanc de poèmes, un Himalaya d'articles, des
lyrics, des chansons, des commentaires de films, et il
est recordman de slogan publicitaire radiophonique :
quatre mille à son actif. "
Desnos était entré
dans la Résistance mais ne vivait pas clandestinement.
Il sera arrêté le 22 février 1944, près de trois ans
après l'affaire d'Aujourd'hui. Céline
n'y était évidemment pour rien. En outre, depuis le 8
février Céline était à Saint-Malo, attelé à Guignol's
band, et il y restera tout le mois. Mais pour nos
historiens, par un jeu de ricochets, la légende perdure
: Céline est à l'origine de l'arrestation et de
l'horrible fin de Desnos. "
(Manipulations, Eric Mazet, Année Céline 2017, p.253).
***
FOUDRES et FLECHES...
C'est
le destin des chapelles littéraires que de se quereller
et de se jeter des anathèmes à la figure ; de se
diviser, d'afficher les vieilles haines recuites,
d'excommunier au moindre écart, et de faire valoir SA
vérité au détriment de celle des autres. [...] Depuis
quelques semaines, le microcosme est secoué par une
querelle picrocholine dont il a le secret, et qui oppose
le sieur Eric Mazet - bien connu des lecteurs de
Spécial Céline - à l'un de ses contempteurs. L'objet
du litige ? Un article écrit par notre éminent célinien,
qui n'a pas l'heur de plaire au directeur d'une revue
concurrente.
En 2011, le " directeur de la publication " de la revue
Etudes céliniennes, puisque c'est de lui qu'il
s'agit, demande à M. Eric Mazet de rédiger un article "
critique " sur notre D'un Céline l'autre, tout
juste publié aux Editions Robert Laffont. Pour plusieurs
raisons, celui-ci décline l'invitation. La principale,
c'est qu'il a apprécié cet ouvrage auquel il a participé
de façon
active
et désintéressée. La deuxième raison de ce refus est que
M. Eric Mazet est trop fin connaisseur des travers
humains pour savoir ce qui se cachait derrière la
demande d'un article " critique " par le directeur de la
publication de cette revue. Ce dernier vouant une
animosité certaine aux nombreux travaux sur Céline qui
affichent une proximité avec le " grand public " et ses
éditeurs, un article de la revue Etudes céliniennes
se devait de rabaisser notre ouvrage à la piètre valeur
qui est intrinsèquement la sienne.
[...]
Mais le crime suprême d'Eric Mazet est d'avoir rédigé en
lieu et place de l'article demandé, un article "
critique " du dernier ouvrage paru du directeur de la
publication de la revue Etudes céliniennes,
publié sous le titre Accueil critique de " Bagatelles
pour un massacre ", par les Editions Ecriture en
2010, et de le lui avoir envoyé pour avis !
Dans ce long article, solidement charpenté et à l'argumentaire consistant,
Eric Mazet répond avec la méticulosité qui est la sienne
aux affirmations proférées dans son introduction audit
ouvrage. L'article est net, implacable. Mais en creux,
on peut y lire une critique virulente des postures du
directeur de la publication de la revue Etudes
céliniennes.
Ce n'est un secret pour personne que ce personnage se sert de Céline - et
ce depuis de nombreuses années - comme d'un tremplin
pour mieux s'affirmer dans certains cénacles
intellectuels comme le " responsable " d'un fonds qu'il
n'a pas constitué et qu'il gère de façon sélective et
partisane.
[...]
Quand l'on décide de s'engager dans ce long travail de
recherche que sont la vie et l'œuvre
de Louis-Ferdinand Céline, cela ne peut se faire sans de
violentes contradictions. Céline est un génie, certes,
mais un génie complexe, un génie controversé, et,
disons-le, un génie antisémite. Depuis plus de cinquante
ans, Céline déchaîne les haines et les passions. Eric
Mazet explique qu'il a " bien des raisons personnelles
de ne pas aimer Céline " et explique pourquoi. Nous
aurions pu, nous aussi, écrire cette phrase et
expliciter les nombreuses raisons personnelles et
familiales qui nous auraient fait détester Céline.
J'aurais pu évoquer mes aïeux sur plusieurs générations
qui se battirent et moururent, " pour la France ",
évoquer mes grands-parents qui militèrent du " bon "
côté, lors du dernier conflit mondial, et qui
terminèrent leur épopée glorieuse dans une geôle
allemande pour l'une, et dans un camp de concentration
pour l'autre.
Je pourrais évoquer les nombreuses médailles, citations officielles,
etc., qui couvrent les murs de la demeure familiale, et
qui en remontreraient à beaucoup. Tout cela pour dire
que des céliniens comme M. Eric Mazet et moi-même,
sommes libres de lire ce qui nous plaît, sans entrave
aucune, sans jamais recevoir ni accepter de leçons de
morale de la part de résistants de la vingt-cinquième
heure, de petits bureaucrates embusqués derrière leurs
petits diplômes.
Pour M. Eric Mazet et moi-même (et je l'espère de nombreux autres...),
Céline nous fait rire. Céline nous fait voyager, Céline
nous fait émerveiller. Céline est une passion, pas un
plan de carrière universitaire, et nous le prenons tel
qu'il est, pétri de contradictions, avec ses
luminescences et ses malédictions. Céline, c'est la
littérature, c'est la vie, c'est aussi la mort. Et nous
sommes las d'avoir à nous justifier.
Mais cette attitude un tantinet altruiste déplaît. Et c'est là que se
dresse notre Savonarole, notre " directeur de la
publication ", dernier rempart de la civilisation contre
l'abject qui sommeille en nous. Car, aux yeux de notre
individu, toute personne qui lit Céline - voire, qui
prend du plaisir à lire Céline - devient un personnage
suspect qu'il convient de ramener à la raison première,
où à exclure à force d'anathèmes.
La
revue Etudes céliniennes est à cette image. Un
entre-soi d'individus " sûrs " qui se veulent
idéologiquement
irréprochables. Une coterie de personnages - toujours
les mêmes - qui s'auto-congratulent, s'auto-publient, s'auto-critiquent,
s'auto-satisfassent, et qui s'auto-invitent dans les
colloques... Dans ce monde clos, l'apport extérieur est
considéré comme une menace, la vulgarisation comme une
insulte, la commercialisation comme un déshonneur. Ce
qui peut expliquer pourquoi cette revue à la sinistre
couverture ne trouve guère plus de cent acheteurs et n'a
guère apporté à la connaissance de notre écrivain
favori, si ce n'est les articles de M. Eric Mazet
justement, et de quelques autres.
[...] Enfin, puisque la vie et l'œuvre de
Céline déplaisent tant à certains : puisque Céline est
un auteur contestable, nuisible, honteux, dangereux :
puisqu'ils ne l'aiment pas, voire le combattent, avec
des arguments plus ou moins fallacieux, puisque c'est un
salaud... Que ne se déchargent-ils pas de ce poids si
lourd qui pèse sur leur conscience ? Que ne vont-ils pas
voir ailleurs ? La vie est belle, mais courte, et le
monde littéraire est vaste. Ils seront ainsi libérés de
ce venin qui empoisonne leur existence ; et la notre par
la même occasion.
Nul doute qu'ils trouveront des auteurs plus conformes à leurs idées,
leurs opinions. Cela apaiserait tout le monde. Qu'ils
laissent les vrais amateurs ( " ceux qui aiment " )
travailler sereinement à leur auteur favori, sans
s'encombrer d'oisifs qui passent leur temps à dénigrer
celui des autres.
Nous n'avons pas besoin de Torquemadas, Savonaroles, et autres
Fouquier-Tinvilles de la pensée. Nous n'avons pas besoin
de " gardiens de la révolution ", ni de " ministère du
vice et de la vertu ". Nous sommes adultes et
responsables, nous savons travailler, débattre entre
nous y compris sur des sujets " délicats " sans recevoir
des leçons de morale.
Nul doute que ces tristes sires trouveront des cieux littéraires plus
cléments, loin des fumées noires des usines de La
Garenne-Rancy. Nous leur souhaitons bon vent.
(David Alliot, Polémique, Spécial Céline n° 9, mai-juin-juillet 2013,
p.9).
***
***
L'AFFAIRE HINDUS...
Le
20 juillet 1948, Milton Hindus (1916-1998), jeune
professeur de littérature à Chicago, juif américain
originaire du Bronx, débarquait en gare de Korsor du
train de Copenhague. Céline et Lucette l'attendaient sur
le quai : il venait rendre une visite amicale à l'homme
avec lequel il avait échangé une importante
correspondance littéraire depuis le début de l'année
1947. Après avoir été le surprenant thuriféraire, en
1945, dans une revue littéraire, The Angry Penguins,
du quatrième pamphlet, Les Beaux draps.
Quand
Hindus arrive au Danemark, la situation de Céline a
beaucoup changé. l'extradition était exclue. Céline est
protégé par Mikkelsen, Seidenfaden et Federspiel. Korsor
était un petit port à l'abri des tempêtes. En France,
Céline avait désormais un avocat pour défendre ses
intérêts, et on parlait de supprimer la Cour de justice.
Milton Hindus était une monnaie qui n'avait plus cours
et son instrumentalisation n'avait plus d'objet. Quant à
la qualité de la relation humaine avec l'Américain,
Céline la jaugea à l'aune de son expérience des hommes :
Milton Hindus était venu " chercher à faire la
vedette " - ce que son comportement ultérieur
démontrera d'ailleurs. Comment imaginer que ce jeune
professeur traverse l'Atlantique pour des terres
inconnues, afin simplement de parler littérature ? Il
avait en réalité un projet éditorial, car il disposait
d'une remarquable correspondance de Céline ; il lui
suffirait de prendre des photographies, ce que Céline
lui refusera, et de recueillir une série d'entretiens
intimes auprès de l'écrivain maudit, et pourquoi pas une
repentance ? Hindus venait de postuler à l'université
juive de Waltham (Massachussetts), la Brandeis
University, ce qu'il ne révèlera à Céline qu'après son
départ du Danemark.
Céline, en fait, a été immédiatement déçu par
l'indigence intellectuelle d'Hindus et son mauvais
maniement du français " Je l'ai trouvé trop idiot à
première vue, il se venge - il cherche la vedette comme
tous ! " Le 1er août, il écrit à Marie Canavaggia :
" Hindus est une espèce de rabbin imbécile amoureux
d'Hitler ! Quelle fatigue !... Il en est à décortiquer
Zola ! au baba ! Il me fout de ces migraines ! Je n'ai
plus de patience. Mais l'engueuler me fatigue aussi. Il
ne comprend rien et ne comprendra jamais rien. "
Même les sujets littéraires tournent court, se réduisant chez Céline à la
provocation ou au paradoxe. Tous deux ont compris qu'ils
n'avaient plus rien à se dire. Hindus quitte Korsor le
13 août 1948.
Déçu
de n'avoir pu battre monnaie avec l'écrivain antisémite
et d'en avoir été réduit à recueillir des ragots - ce
que Céline lui reprocha dès le 9 août - ; déçu de ne
rapporter qu'un maigre butin au lieu du grand livre dont
il rêvait, ne pouvant alors publier les magnifiques
lettres de Céline, sans l'autorisation de celui-ci, sous
peine de poursuites judiciaires, et sachant qu'elles
étaient la seule richesse du livre que nous connaissons
aujourd'hui, Hindus va donc se venger, et, comme il
l'annonce rageusement, venger " sa race ".
Il n'hésitera donc pas à comparer Céline à Hitler : " Il est plus
permanent et important qu'Hitler parce qu'il est plus
obscur que lui ". " La débâcle française de 1940 fut
préparée autant par le Voyage au bout de la nuit
et Bagatelles pour un massacre, que par Mein
Kampf ".
Hindus
annonce par la suite à Céline le projet de son essai,
vers le 15 février 1949, sous le premier titre
Céline, le monstrueux géant. Hindus demande surtout
à Céline l'autorisation, contre paiement, de publier ses
lettres. On comprend la méfiance et le refus de Céline.
Celui-ci ne réagit pas outre mesure. Le 4 mars, Céline
demande à Albert Paraz d'envoyer à Milton Hindus Le
Gala des vaches : " c'est le prof qui me défend
là-bas ". Apparemment Céline n'a pas encore lu le
livre d'Hindus et il est prudent.
Sur la recommandation de son éditeur, Hindus envoie à Céline les
épreuves. La fabrication semble répondre alors à une
certaine urgence, celle du procès de Céline, qui est
annoncé par la presse.
Hindus date son introduction du 18 août 1949. Sans doute révèle-t-il la
véritable raison de son voyage quand il écrit : " En
Céline ce n'est pas seulement l'artiste, c'est aussi le
pamphlétaire qui m'attirait ".
Dans l'épilogue, il justifie son projet : " Je publie ce livre [...]
parce qu'il constitue, après dix ans, une réponse à la
polémique que Céline a livrée à ma race. [...] Mais
il n'écrit pas alors ce qu'il ajoutera dans la
traduction française : " Six millions de Juifs
d'Europe sont morts. Mais mon témoignage entrera dans
l'histoire de leur martyre ".
Sans doute alors envoie-t-il son ouvrage à Céline. Le 23
août, dès la première lecture, Céline lance à Hindus : "
Soyez heureux ! Votre livre est aussi méchant que
possible ! Il va me faire tout le tort possible ! "
Céline était tout à fait conscient du tort que pouvait
créer ce livre s'il était publié avant l'audience de son
procès.
Le 24, Céline écrit à Paraz : " Déjà un ignoble juif Milton Hindus qui
est venu me voir cet été, ici - essaye en ce moment de
sortir en Amérique un pamphlet en ce sens ! "
Pour Céline, pas de doute, c'est un pamphlet. Les écrivains ou
journalistes américains comme Henry Miller et Alfred
Kazin ne s'y sont pas trompés. Le 25, Céline menace
l'universitaire de procès, ce qui met fin au projet de
publier les lettres : " Je suis obligé de vous
prévenir que si vous faites publier le livre dont vous
m'envoyez le projet je vous intenterai immédiatement un
procès devant la justice américaine [...] Vous m'envoyez
au surplus une lettre où vous me proposez de l'argent !
Pour la publication de je ne sais quelles lettres ! etc.
"
Le
30, auprès de Paraz, Céline conscient des répercussions
possibles au Danemark, se fait précis et virulent : " "
Ah oui l'Hindus celui-là encore une fameuse ordure !
[...] Il a été ramasser les ragots chez les potes de
Paris, et un bavacheur de Copenhague. Il fait de l'anti
anti-sémitisme à retardement - En voilà un qui me veut à
toute force bouffeur de juif - Il joue les David. Au
demeurant un parfait imbécile au physique de Buster
Keaton encore plus ahuri - et au dedans - Babitt +
Judas. Il veut venger Buchenwald maintenant sans aucun
risque. Il s'est planqué pendant toute la guerre. En
plus évidemment grand ami de Sartre. Il a bourré son
manuscrit de mensonges provocateurs propres à me faire
foutre à la porte du Danemark [...] Le tout enrobé de
louanges imbéciles bien sûr pour faire impartial ".
Céline
va écrire plusieurs lettres au président de la Brandeis
University. La première date sans doute de novembre 1949
: " Monsieur le Président, Je suis terriblement
désolé de devoir vous ennuyer en mentionnant un si petit
et grotesque incident - la cause en est une plaisanterie
stupide de M. Milton Hindus. Mais je ne peux m'en
empêcher, puisque l'auteur de ce dérangement, l'un de
vos professeurs, ne m'a donné ni explication ni réponse.
Sans doute savez-vous que Milton Hindus a rapporté de
son voyage en Europe une histoire très méchante à propos
de la visite qu'il m'a faite en exil, où il a supplié
qu'on le reçoive.
Un méchant conte, mensonger, et de plus complètement idiot. J'impute à M.
Hindus ce mensonge total. Inventions calomnieuses,
haine, et haine idiote - il ne manque rien là-dedans.
J'ai prévenu Hindus que si cette fable paraissait en
Amérique, je lui ferais immédiatement un procès en
diffamation. J'ai pris toutes mes dispositions à cet
effet. Hindus a laissé à toutes mes connaissances ici
l'impression qu'il était un goret et d'une nature
complètement sauvage. Mais il est certainement vaniteux,
jusqu'au délire, et désespérément avide qu'on parle de
lui. Je n'ai pu le recevoir. J'étais malade. Il a
beaucoup ennuyé ma pauvre femme. Il ne parle pas un mot
de français. Comment peut-il se permettre de juger mes
livres et ma personne ?
Je vois dans son essai laborieux un effort de spontanéité qu'il confond
évidemment avec de l'originalité. C'est lamentable.
En
français, il ne connaît pas la différence entre " un
mauvais goût " et " le mauvais goût " ! Il me fait
trahir Stendhal ! Il est crasse d'ignorance et de
prétention. Je vous laisse juge de la façon indécente
dont il traite les femmes dans son livre, en particulier
ma femme, et de la façon lâche avec laquelle il me fait
insulter le Danemark qui m'a donné asile... Un
provocateur n'agirait pas autrement. Sont-ce là les
manières d'un professeur en vacances ?
Je voulais, Monsieur le Président, attirer votre attention sur ce fait
avant d'en appeler au jugement des cours américaines.
Car, tout ceci, étant dit, ce manuscrit contenant ces
ordures a déjà beaucoup trop circulé en Amérique, tant
pour la réputation de votre Université que pour la
mienne, et pour les délices venimeux de M. Hindus...
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma haute
considération.
Hindus
modifie le titre de son livre qui devient The
Crippled Giant. Cherchant manifestement à nuire à
Céline il engagera une course contre la montre avant le
procès qui est prévu pour le 21 février 1950. C'est vers
le 15 janvier que The Crippled Giant est imprimé
à New York. Sur la jaquette en couleurs : photo de
Milton Hindus vu de profil. Dernière de couverture :
photos d'identité de Céline et d'Hindus, réflexions
d'Henry Miller sur le livre.
Céline pousse Marie Canavaggia à retrouver la préface d'Hindus à Mort
à crédit et à l'envoyer au journal Combat,
qui serait prêt à la publier. Le 19 janvier, Combat,
le journal d'Albert Camus, au grand crédit moral et
intellectuel, publie des extraits de la préface d'Hindus
à Mort à crédit sous le titre : " Un Juif
témoigne pour L.-F. Céline ".
Est-ce Maurice Nadeau ou Pascal Pia, tous deux admirateurs de Céline, qui
sont à l'origine de cette publication ? Céline a obtenu
ce qu'il souhaitait. Le Monde Juif et Le Temps
retrouvé s'indignent. Le 26 janvier, Combat
peut publier les vives réactions de la préface d'Hindus
sous le titre : " D'autres Juifs témoignent contre L.-F.
Céline ". Trop tard. Céline divise les Juifs. Sous la
direction de Maurice Bismuth, et avec Paul Lévy,
directeur de Aux Ecoutes, une " Association
d'Israélites pour la réconciliation des Français "
se crée et témoigne à décharge pour Céline.
Le
21 février 1950, la Cour de justice condamne Louis
Destouches, par contumace, à un an de prison, à 50 000
francs d'amende, à la dégradation nationale et à la
confiscation de ses biens à concurrence de la moitié. Il
est déclaré en état d'indignité nationale.
Sous le masque faussement amical de l'intellectuel épris de tolérance, le
jeune Hindus s'est comporté en délateur animé par des
intérêts personnels. Reconnaissons-lui, cependant, le
mérite d'avoir provoqué une admirable correspondance,
peut-être la plus importante pour la compréhension de
l'art poétique de Céline.
(Images d'exil, Klarskovgard, 1945-1951, Eric Mazet et Pierre
Pécastaing, Du Lérot, 15 juin 2004).
***
CELINE
A KRANZLIN - LE TEMOIGNAGE D'ASTA SCHERZ.
Après
avoir quitté Montmartre le 17 juin 1944, Céline et
Lucette Destouches sont installés à Baden-Baden dans le
Brenner's Park hotel. Souhaitant gagner le Danemark au
plus vite, ou du moins, se rapprocher de la frontière,
Céline accepte l'offre du docteur Hauboldt, qui leur
propose un hébergement dans le château des Scherz, situé
en Prusse, à 60 km au nord de Berlin.
D'août à octobre 1944, Céline, Lucette et Robert Le Vigan passeront
plusieurs mois chez les Scherz, avant de rejoindre le
dernier gouvernement de Vichy, qui venait d'être
installé à Sigmaringen par les Allemands. Ces mois
passés dans le château prussien fourniront la trame
principale de Nord, le dernier roman publié par
Céline de son vivant.
Mais au moment de sa rédaction, Céline n'avait même pas pris la peine de
masquer les noms de ses anciens hôtes, les croyant
décédés peu après l'arrivée de l'Armée rouge. En 1962,
soit un an après la mort de l'écrivain, Asta Scherz,
bien vivante, découvre le roman de Céline, et porte
plainte. Le correspondant allemand de Paris-Presse
(1)
l'interroge sur le séjour du docteur Destouches dans son
château.
" J'irai à Paris, s'il le faut, pour connaître les
résultats de mon action en justice ", nous dit Mme Asta
Scherz, 60 ans, dans son petit appartement du 11, Goertz
Allee, à Berlin. Elle est décidée à faire le maximum
pour sauver l'honneur de sa famille. Elle a remis entre
les mains de son avocat, le Dr Fromm, une plainte en
diffamation contre les Editions Gallimard qui publièrent
Nord, de Louis-Ferdinand Céline, dans lequel Mme
Scherz s'est reconnue.
" C'est en lisant une critique de Maurice Nadeau dans un journal français
que j'ai appris l'existence de ce livre, nous a dit Mme
Scherz. J'ai acheté Nord à la librairie française
de Berlin-Ouest et je me le suis fait traduire. C'est
alors que j'ai vu que ce M. Céline avait écrit sur moi
et sur ma famille de véritables horreurs. "
En 1944, fuyant précipitamment le territoire français
sur les talons de la Werhmacht en déroute, Céline et son
ami le comédien Le Vigan s'étaient retrouvés en
Allemagne, dans le domaine de la famille Scherz, dans la
province de Brandebourg.
" Il habitait dans la ville du domaine, raconte Mme Asta Scherz. Il
vivait sous son vrai nom, le docteur Destouches. Je l'ai
vu, en tout, trois fois pendant son séjour. Il n'a
jamais eu aucune relation avec ma famille. Il ne
s'entretenait qu'avec trois prisonniers français, dont
l'un était notre jardinier. Ce monsieur est resté dans
le domaine d'août à octobre 1944. Nous ne nous sommes
jamais adressé la parole, d'une part, parce que je ne
connais pas un mot de français, d'autre part, parce que
ce personnage ricaneur nous faisait à tous l'effet d'un
charlatan. "
Peu
après, Céline partait pour la Suède [sic, pour le
Danemark], tandis que les Scherz, chassés de leur
domaine, en 1945, par les Russes, se retrouvaient
finalement à Berlin-Ouest.
La famille Scherz avait possédé le domaine pendant cinq générations. Asta
Scherz est la fille d'un général-major. Quant à son
mari, il avait appartenu au parti national-socialiste,
puis à la SA jusqu'en 1935, date à laquelle il fut
frappé de poliomyélite. Il devint par la suite
entièrement paralysé et c'est dans cet état que le vit
Céline. Depuis, Eric Scherz est mort en 1949 d'un cancer
à l'estomac, à l'âge de 60 ans. La famille est
actuellement composée de Mme Asta Scherz, 60 ans, de son
fils Udo, 23 ans, et de sa fille Anne-Marie, 30 ans.
La famille Scherz avait presque oublié ce docteur
français traqué, qui avait passé trois mois auprès d'eux
sans leur parler, quand Asta Scherz eut sous les yeux
une traduction de Nord. Les noms étaient à peine
changés, mais les lieux étaient bien les mêmes, ainsi
que les personnages.
C'est ainsi que Mme Scherz se vit décrite sous le nom d'Isis Chertz,
comme une demi-mondaine peu farouche qui tentait
d'empoisonner son mari pour hériter du domaine.
Quant au mari lui-même, il était présenté comme une sorte de demi-fou,
tandis que le beau-père menait avec des prostituées
polonaises d'effarantes bacchanales.
" Je ne comprends pas ce qui a pu pousser cet homme à écrire ce livre
affreux et à raconter ces choses sur nous, dit Mme
Scherz. Il devait être fou, ce n'est pas possible ! "
Asta Scherz vit maintenant très chichement dans un petit
appartement meublé de deux pièces. Elle est secrétaire
dans une entreprise. Son fils Udo est diplômé de
physique et sa fille conseillère fiscale à Hambourg.
" Vous savez, précise Mme Scherz, que Nord est interdit à Berlin
et dans toute l'Allemagne ? Je ne sais pas encore quelle
somme je vais demander comme dédommagement. Mon avocat
la fixera. En tout cas, une première action sera engagée
ici, à Berlin, le 1er juillet. "
(1): Anonyme, " L'aristocrate prussienne qui
poursuit l'éditeur de Nord en diffamation : " Ce
monsieur Céline a écrit des horreurs sur moi. Nous
l'avons vu trois fois. Il avait l'air d'un charlatan ".
Paris-Presse L'Intransigeant, 3-4 juin 1962.
(David Alliot, Spécial Céline n°2, septembre-octobre 2011).
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