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POETIQUE

 

 

 - Je vous précise... si vous êtes artiste à salons, pour salons, pour patronages, pour Cellules, pour Ambassades, pour Cinéma, vous vous présentez comment ?... en habit, pardi !... en bel uniforme !... c'est entendu ! en chromo !... il le faut !... mais si vous êtes coté : lyrique ?... né lyrique ?... réellement lyrique !... alors, ça va plus !... y a plus de costumes pour votre nature !... nerfs à vif, qu'il faut vous lancer, vous présenter !... vos nerfs à vif !... les vôtres !... pas les nerfs d'autrui !... oh, là, non ! bien les vôtres !... plus qu'à poil !... à vif !... plus que tout nu !... et tout votre " je " en avant !... hardi !... pas de tricheries !
 
  (Entretiens avec le Professeur Y, folio, p.57).

 

 

 

 

 Louis-Ferdinand CELINE : " En plein moment où tout palpite "

 C'est trop bête, je fais plus attention... je regarde les fleurs, les tombes autour... C'est l'épanouissement partout, les marguerites, les roses, jaunes, rouges... vraiment c'est la profusion... clématites, jacinthes... des beautés de couleurs fraîches comme ça n'existe qu'au cœur d'été, en plein moment où tout palpite, où la joie des plantes exhubère, tourne folle, entête, que les papillons, les piafs virent voguent à portée, ivres, posent, butinent, titubent en l'air d'odeur... Ah ! puis les lilas, y en avait encore de juin, des géraniums incarnat à pas croire ses yeux de violence...

  En pente tout ceci de l'inclinaison des allées... vous voyez ce que je veux dire... le couchant de la Butte... entre Caulaincourt et Joffrin... l'enclos des Troënes... cimetière privé presque... enfin mettons deux trois cent tombes... et tout à l'extrême, au Lapin, en bordure de rue, des peupliers des acacias, pas un arbre triste... juste un petit sapin dans un coin... mais tout en haut le vent passait, la moindre brise... C'était un bruissement, toute la voilure de Montmartre, tout un froufrou vert sur le bleu...
(Maudits soupirs pour une autre fois, 1985, Le Petit Célinien, 3 juillet 2013).

 

 

 

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             LE MARINSKI.
 
 
Ah ! que penserez-vous... tout exagérément... Ce garçon exagère !... Voyons ! Ces bolchéviques , ces " bombes entre les dents "... ne sont pas si désastreux !... Ils n'ont pas tout écrabouillé quand même !... tout réduit en poudre infâme !... Ah ! Vous me prenez sur le vif !... Ah ! La remarque est pertinente !... Ainsi tenez, leurs théâtres !... admirablement préservés !... très exact ! beaucoup mieux que leurs musées !...qui présentent je ne sais quel aspect de brocante, de " saisie-warrant "... Mais leurs théâtres ! En pleine splendeur !... Incomparables !... éblouissants !... L'intérieur surtout !... Les bâtiments, l'édifice... toujours un peu casernes... colosses... un peu " boches "... Mais l'intérieur ! les salles !... Quelles prestigieuses parures ! Quel transport !... Le plus beau théâtre du monde ? Mais le Marinski ! sans conteste !... Aucune rivalité possible !... Lui seul vaut tout le voyage !...

  Il doit bien compter dans les deux mille places... C'est le genre du Grand-Gaumont... du Roxy... pour l'ampleur... Mais quel style !... Quelle admirable, unique réussite !... quel ravissement !... Dans le genre mammouth léger... aérien de grâce... décoré tout de bleu ciel, pastel filé d'argent... Autant de balcons, autant de cernes... franges-d'azur... en corbeilles... Le lustre, une nébuleuse d'étoiles... une pluie suspendue... cristallin... toute scintillante... Tout le parterre, tous les rangs en citronnier... résilles de branchages aux tons passés... bois tournés, velours sur pastel... un éparpillement de palette... une poésie dans les sièges !... Le miracle même ! Opéras de Paris, Milan, New York, Londres !... délires de bains turcs !... pâtisseries dégorgées d'un Grandgousier mort !...

  Ce serait comparer vraiment le Mont Saint-Michel au Sacré-Cœur, notre grand oriental lavabo... Pour vous convaincre, vous irez peut-être vous-mêmes à Leningrad... vérifier... (Réclame absolument gratuite). Je pourrais encore avec un peu d'espace... Ce serait très facile... jaboter descriptivement... mais le temps ?... Vous dépeindre de mon mieux... tant d'autres prodigieuses perspectives... évoquer dans la mesure de mes dons futiles, toute la majesté de ces impériales demeures... leur " baroque " aussi... leur cocasse... et d'autres châteaux... toujours plus grandioses... devant la mer... bien d'autres élans magnifiques de sculptures et de grâce...

  Et puis l'esplanade du Palais d'Hiver... Ce vélodrome pour éléphants... où l'on pourrait perdre, sans le savoir, deux brigades !... entre deux revues !... deux charges !... Et puis tout autour, en pourtour, tout un gratte-ciel écrasé, fainéant, couché, tout en éventail... à cent mille petits trous, lucarnes et pertuis... les Bureaux du Tzar.
 (Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, août 2017, p.306)

 

 



 

 

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          LA DAME DE PIQUE... Tré cartas !

 Je vous parle du Marinski avec un tel enthousiasme... Je vous vois venir... toujours suspicieux... J'avoue !... Minute !... Avec Nathalie, nous fûmes de toutes les soirées... Nous avons tout admiré, tout le répertoire... et La Dame de Pique... six fois... Dame de Pique mélodique vieille garce... Lutine sorcière, trumeau faisandé... Impératrice des âmes... " Pique " ! attend au fond du cœur russe " Dame " ! l'heure des fêtes du charnier... Dame de Pique, messe inavouée, inavouable... charme de tous les meurtres... flamme sourde de massacre, mutine, au fond d'un monde en cendres...
 Un jour, la flamme timide remontera... jaillira plus haut !... si haut !... bien plus haut que le plus haut clocher d'or !... La flamme en attente... vacille... grelotte... berce... toute la musique haletante... plus tendre... berce... le hasard... Tré cartas !...

  Trois suicides !... au jeu de la Reine dans les griffes de la momie... Trois suicides doucement montent de l'orchestre chaque soir... Dans les rouleaux d'énormes vagues brûlantes... du fond... qu'aucune police ne sait voir... Trois petits oiseaux de suicide s'envolent... trois âmes menues... si menues... que les vagues emportent furieuses... je vous dis... grondantes... mugissantes... du fond du monde... que la police ne voit pas... La vieille carne, corbeau de tous les âges... douairière tout en meurtres... en bigoudis... en falbalas... vaporeuse de guipures, en crève chaque soir... chantante... au bord de l'abîme... Tant de pourriture cascade... d'un corps si menu !... si frêle !... tant de choses !... dans un torrent d'arpèges... étouffent l'auditoire... tous ces Russes... étranglent... Tré cartas !...

  Foule maudite !... Russes blêmes !... fourbes !... conjurés !... Que personne ne sorte !... Votre destin va s'abattre ! Un soir ! dans une trombe d'accords... Le fou là-haut va sortir votre carte... Tré cartas ! L'officier au jeu de la Reine... Qui bouge ?... Du vieil enfer... tous les démons en queue d'étoupe, bondissent, jaillissent, gigotent... toutes les joies, regrets, remords, s'étreignent, cabrioles de toutes les haines... de tous les gouffres il en surgit... Sarabande !...
 De l'orchestre tout en feu... toutes les âmes et les supplices arrachent les violons... Le malheur hante... canaille... rugit !... ouvre son antre... La vieille s'écroule... Elle n'a rien dit...

  La Dame de Pique avait tout à dire !... Pouvait tout dire !... Pourtant elle ne pesait rien... moins qu'un flocon de laine... moins qu'un oiseau qui chavire... moins qu'une âme en peine... moins qu'un soupir du Destin... Son corps dans cette chute ne fit le moindre bruit... sur la scène immense, petit monstre fripé, tout en papillotes... La musique est plus lourde... bien plus lourde que ce petit froissement d'étoffes... Une feuille morte et jaunie, soyeuse... s'abat tremblante sur le monde. Un sort.
 (Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, août 2017, p.308).

 

 


 


 

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          LE BRENNER HOTEL.

 Dieu sait s'ils étaient gaullistes, antihitlériens à tous crins les hôtes du " Brenner ", Baden-Baden... s'ils étaient mûrs pour les Alliés !... croix de Lorraine au cœur, dans les yeux, sur la langue... et pas des petites gens malchanceux, affolés râpeux boutiquiers... non !... tous habitués du très haut luxe, de la supercatégorie, deux trois femmes de chambre par appartement, balcon de cure ensoleillé sur la Lichtenthal-allée... les bords de l'Oos, ce petit ruisseau aux clapotis si distingués, bordé de toutes espèces d'arbres rares... le site du parfait raffinement... saules pleureurs à chevelures d'argent, au fil de l'eau, sur vingt... trente mètres... jardinage fignolé de trois siècles... le " Brenner " n'admettait clients que les extrêmement bonnes familles, anciens princes régnants ou magnats de la Ruhr... de ces maîtres de forges à cent... deux cent mille ouvriers... là où je vous parle, juillet 44, encore ravitaillés très bien et très ponctuellement... eux et leurs gens... beurre, oeufs, caviar, marmelade, saumon, cognac, grand Mumm... par jets d'envois parachutés sur Vienne, Autriche... direct, de Rostov, de Tunis, d'Epernay, de Londres... les guerres qui font rage sur sept fronts et sur toutes les mers n'empêchent pas le caviar... la super-écrabouillerie, bombe Z, lance-pierre, ou tue-mouche, respectera toujours les delikatessen des hautes tables... 

  Ce n'est pas demain que vous verrez Kroukrouzof se nourrir de " singe " ! Nixon à la nouille à l'eau, Millamac à la carotte crue... les hautes tables sont " Raisons d'Etat "... Le " Brenner " l'était avec tout ce qu'il faut !... assassins à tous les étages habillés en garçons de cuisine promenant la compote marasquin... question des espèces, vous pensez que ces personnes  étaient affranchies... que la " Bourse au mark " pour dix, quinze millions, à la fois, sur une carte, amusait clients et larbins... la hâte d'être débarrassé de cette monnaie de farce !... acheter avec n'importe quoi ! mais d'où la Camelote ? d'à côté !... de Suisse... et par là, d'Orient, du Maroc... et à quel prix !... en marks, par brouettes !... très bien... très bien... mais encore il fallait un souk !... un étage entier du " Brenner " fut aménagé... avec ses marchands authentiques !... frisés, gominés, bistrés, cauteleux ad hoc... amabilités de jaguar, sourires à crocs, cousins de Nasser, Laval, Mendès, Yousef... " allons ! allons ! aimés clients ! " vous auriez vu les magnats ce qu'ils amenaient comme tombereaux de devises !... le souk Brenner en plein négoce !... le vrai du vrai du fond des choses ! un Boukara : cinq kilos de " Schlacht Bank ! " pesé !... enlevé !... demain vous verrez les mêmes, rassemblés en souks au Kremlin, Russie, à la,  Maison-Blanche, U.S.A., une autre guerre en plein !

 Dix, vingt Hiroshima par jour, vous pourrez vous dire que ça boume, furieux bruits, c'est tout !... bénignités, chichis, froissements atroces... mais tout pourvu que Mercure s'y retrouve !... l'essentiel !... que ce soit dans les bagnes russes, à Buchenwald, ou dans les " pires asiles de force ", ou sous les cendres atomiques Mercure est là ! son petit temple ?... vous êtes tranquille !... la vie continue... Nasser aussi et son canal !... et marmelades !... et les vrais esturgeons de Rostov !... que le dernier parachute qui reste aille pas s'amuser s'il vous plaît à laisser tomber autre chose qu'une vraiment forte caisse de Chianti, plus coupes et miroirs biseautés, " purs Venise " plus mieux que tout !... ensembles déshabillés nylon, " façon Valenciennes " !... tout sur la table des dames " Kommissar " !... un peu là, idoles parfumées, blasées des tortures, bâillantes aux potences... pensez un peu aux chemisettes " ratafia-nylon ", dernier parachute !... qu'on vous le répète pas ! pas toujours aux trucs fastidieux à pulvériser cinq provinces ! balancer des si forts neutrons qu'on retrouve plus la gare Saint-Lazare !... pas un écrou de locomotive !... assez de vos extravagances !
 (Nord, Folio, 1976, p. 11).

 

 

 

 

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          LA VIEILLE DAME QUI TOUCHAIT L'IVOIRE EN VIRTUOSE...

 Me voici dans la maison... Tous ces bureaux strictement vides ça fait bien de l'écho... J'arrive au premier étage... ça vient de ce côté-là... Un paravent... Je m'arrête... sur la pointe des pieds, je fais le détour. Maintenant je la vois la pianiste... C'est la petite vieille, je la connais bien... C'est la " grand'mère ", celle qui cause le français dans ce " Bon accueil "... Elle fait même des phrases, elle fignole... elle parle précieux...
 C'est elle qui me donne les renseignements pour les visites que je désire... Je me planque dans un coin de la pièce... je ne fais aucun bruit... J'écoute bien attentivement... Elle m'en avait jamais parlé, qu'elle en touchait merveilleusement du piano... Jamais... C'était trop d'effacement. Je lui en tenais rigueur... Nous étions pourtant bons amis... Ca faisait trois semaines au moins que chaque soir sur les midi je traversais toute l'avenue... pour lui présenter mes devoirs... et puis cancaner un petit peu... casser du sucre... Elle était fine comme de l'ambre cette petite vieille, et puis aimable au possible...

 Là, sur ma chaise, je mouftais pas... l'écoutant... J'ai tout entendu... une exécution parfaite... d'abord presque toutes les " Préludes " et puis Haydn, la " cinquième "... Je dis pas Haydn pour prendre un genre. En plus de mes dons personnels, j'ai fréquenté une pianiste, des années... Elle gagnait sa vie sur Chopin et sur Haydn... Vous dire que je connais les œuvres... et sensible à la qualité... Eh bien, je l'affirme comme je le pense, la grand'mère c'était une artiste...
  Au bout d'un moment, je suis parti, comme j'étais venu, sur les pointes. Le lendemain d'abord, je voulais pas lui en parler de cette indiscrète audition... enfin je l'ai félicitée... qu'elle touchait l'ivoire en virtuose... et même infiniment mieux !... Sans aguicheries, sans clinquant, sans bouffées de pédales... Elle a compris par mes paroles que je savais apprécier... et puis que vu mon raffinement j'étais bien capable d'une réelle conversation...

  En parlant bien bas, plus bas, elle m'a mis un peu au courant... " Je suis " nouvelle " dans ce pays, vous me comprenez, Monsieur Céline ?... " Nouvelle " non par l'âge, hélas !... Mais par la date de mon retour... Je suis restée absente vingt ans !...
 Voici un an que je suis revenue... J'ai fait beaucoup de musique à l'étranger... Je donnais parfois des concerts... et toujours des leçons... J'ai voulu rentrer... les voir... me
voici... Ils ne m'aiment pas beaucoup, Monsieur Céline... Je dois demeurer cependant... C'est fini !... Il faut !... Ils ne veulent pas de moi comme musicienne... Mais ils ne veulent pas que je parte... Je suis trop vieille pour le piano... me disent-ils... Mais surtout mon absence depuis tant d'années... leur semble suspecte...
 Heureusement je parle plusieurs langues étrangères... cela me sauve... me vaut ce petit emploi... Je ne veux pas me plaindre, Monsieur Céline, mais vraiment je ne suis pas heureuse... Vous voyez, n'est-ce pas ? J'arrive au bureau avant l'heure, bien avant les autres, à cause du piano... Ils ont un piano ici... Chez moi, il n'y a pas moyen... bien sûr... pas de piano... Nous sommes trois vieilles personnes à loger ensemble dans une petite pièce... C'est déjà très bien... Si vous saviez... Je ne veux pas me plaindre... "

 La veille de mon départ, je la trouvai gênée la grand'mère, anxieuse, avec quelque chose à me confier encore... Elle chuchotait : " Monsieur Céline, vous me pardonnerez... Puis-je me permettre de vous demander... Oh ! une petite question... peut-être très indiscrète... Oh ! je ne sais trop... si je dois ?... Enfin vous ne me répondrez pas si je suis fâcheuse... Ah ! Monsieur Céline ! je ne suis pas très heureuse... Mais il y a beaucoup de gens, n'est-ce pas Monsieur Céline, qui ne sont pas très heureux ?... Cependant que pensez-vous ?... à votre opinion, Monsieur Céline ?... Une personne en ce monde, absolument sans famille... sans aucun lien... qui n'est plus utile à personne... Vieille... invalide déjà... malheureuse, plus aimée par personne... qui doit endurer bien des misères, bien des affronts... n'a-t-elle pas le droit à votre avis ?... bien sincère ?... sans ménagement, je vous prie, d'attenter à ses jours ?... "

 Ah ! Je ne fis qu'un bond !... sur ces mots... quel sursaut !... " Holà ! Madame ! voici le véritable blasphème !... Comment ! Grande honte et remords ! Ah ! Je ne vous écoute plus !... Un tel projet ! aussi sauvage ! insensé ! sinistre !... Vous capitulez Madame ?... devant quelques arrogances de minces bureaucrates imbéciles... Je vous trouve à tout extrême, pour quelques niaises taquineries... Pfoui !... Quelques fredaines de cloportes... Déroutant ! Madame, déroutant !... en vérité... Un parfait talent comme le vôtre doit revenir aux concerts !... Voici le devoir impérieux ! Demandez à être entendue ! Madame !... Et vous triompherez !... Tous ces gens du bolchévisme, dans l'ensemble, je vous l'accorde ne sont pas très aimables... Ils sont peut-être un peu cruels... un peu grossiers... un peu sournois... un peu sadiques... un peu fainéants... un peu ivrognes... un peu voleurs... un peu lâches... un peu menteurs... un peu crasseux... je vous l'accorde !... C'est à se demander par quel bout il vaudrait mieux les prendre ?... Mais le fond n'est pas mauvais !... dès que vous réfléchissez !... "

 La grand'mère, comme tous les Russes, c'était sa passion de réfléchir. Nous avons réfléchi ensemble... passionnément...
 " Vous voyez, ai-je gaiement conclu, vous voyez ! Je peux vous assurer, Madame, je peux vous faire le pari, cent mille roubles ! que votre talent si précieux, si finement délié, si sensible, si intimement nuancé, ne sera pas longtemps méconnu !... Ah ! que non !... Vous reviendrez au public, Madame ! je vous le prédis !... Je vois ça d'ici !... Et dans toutes les grandes villes de la Russie du " Plan " ! Vous irez partout, triomphale, attendue, acclamée, désirée !... redemandée !... "
 - Vous croyez, Monsieur Céline ?... Ils se méfient tellement de nous, de tous ceux qui reviennent... de ceux qui connaissent l'étranger...
 Nathalie à ce moment entrait... il fallait se taire.
 - Au revoir, Madame, au revoir ! Je reviendrai ! absolument ! J'ai juré, deux ou trois fois.
 (Bagatelles pour un massacre, Omnia Veritas Ltd, p. 277).

 

 

 

 

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       LE BATEAU-MOUCHE et le GRAND AIR.

 [...] Je vous parle pas à lurelure... bateaux-mouches et patati ! je les découvre pas !... tous les dimanches, dans ma jeunesse, pour ma mine, nous le prenions au Pont-Royal, le ponton le plus proche... cinq sous aller et retour Suresnes... sitôt avril tous les dimanches !... pluie, pas pluie !... chierie de mômes, à l'air !... tous les mômes des quartiers du centre... j'étais pas le seul " papier mâché " !... et les familles !... la cure !... à la cure, ça s'appelait !... Suresnes et retour !... bol d'air !... plein vent ! vingt-cinq centimes !... c'était pas la croisière tranquille... vous entendiez un peu les mères !... " Te fouille pas dans le nez !... Arthur ! Arthur !... respire à fond !... " les mômes le coup du grand air les faisait caracoler partout ! escalader tout !... des machines aux chiottes ! à se fouiller dans le nez, et se tripoter la braguette... ah ! et surtout à l'hélice !... au-dessus de ses gros remous... des tourbillons de bulles ! vous les trouviez là... quinze... vingt... trente... à s'halluciner... et les mères et les pères avec !... et de ces gifles !... les corrections !... ah ! Pierrette !... ah ! Léonce !... on se retrouvait !... hurleries !... larmes !... vlang ! vlaac !... à la mornifle et la cure d'air !... pas cinq sous par personne pour rien !... " Tu finiras au bagne, voyou !... " mômes désespoir des familles !... " Respire, respire, jean-foutre "... beng !... vlang ! " je te dis ! " l'enfance alors, c'était des gifles ! Respire donc à fond, petite frappe ! vlac ! laisse ton nez tranquille, scélérat ! tu pues, tu t'es pas torché ! cochon !... " les illusions quant aux instincts sont venues aux familles plus tard, bien plus tard, complexes, inhibitions, tcétéra... " tu pues, tu t'es pas torché ! te farfouille pas la braguette ! " suffisait avant 1900... et tornades de beignes !... bien ponctuantes ! c'était tout !... le môme pas giflé tournait forcément repris de justice... frappe horrible !... n'importe quoi !... votre faute qu'il tournait assassin !... 

 Ça faisait des bateaux-mouches bruyants... punitifs, éducatifs ! ça respirait dur, claquait tour de bras !... partout !... en avant sur l'ancre... en arrière au-dessus de l'hélice ! bang ! vlang ! " Jeannette !... Léopold !... Denise !... t'as encore fait dans ta culotte !... " qu'ils s'en souviennent de leur dimanche !... mômes " papier mâché ", morveux, désobéissants !... le mal que c'étaient des parents de leur faire profiter du grand air ! qu'ils faisaient exprès de pas respirer !... Pont-Royal-Suresnes et retour !
  Qu'ils se mettent tous ensemble d'un côté, tout le bateau penchait... forcément... les parents avec !... renouveau des mères ! " Tu le fais exprès, petit apache ! " et vlac ! et paff !... " Respire ! respire !... " ... le Capitaine, de sa guitoune, vociférait... qu'ils se retiennent !... " Pas tous ensemble !... " au porte-voix !... mais va foutre !... ils s'agglutinaient plus ! encore plus !... et les mômes, et parents, grand-mères !... et gifles !... contre gifles !... et pipis !... tout le rafiot à la même rampe !... à chavirer !... qui qui s'amuse sans désordre ?... plof ! bang ! " Clothilde !... ouin! clac ! mornifles que veux-tu ! Gaston !... ta poche !... tu te touches !... pflac !... cochon ! "

  Nous étions beaucoup à prendre l'air... c'était une croisière aussi qu'était joliment indiquée pour les petits asthmes, coqueluches, bronchites, Pont-Royal-Suresnes... toutes les boutiques, quartiers du Centre, Gaillon, Vivienne, Palais-Royal, étaient que des sortes de boîtes à mômes mines mie de pain... qui respiraient que le dimanche !... Quartier de l'Opéra... Petits-Champs, Saint-Augustin, Louvois !... à la cure !... les arrière-boutiques en avant !... si il fallait que ça profite !... " à fond ! à fond ! " Pont-Royal-Suresnes !
  (D'un château l'autre, Poche, 1968, p. 103).

 

 

 

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      LA REVUE EN JUILLET.    

 - Hussards pour la Charge ! Chaaaaargez !...
 Latte haute ! mais qui voudrait de moi aux Hussards ?... Personne !... Personne plus... Alors Cuirassier ? Oh risette ! mes osselets mous ! mes peaux pourries ! Ils me foutent à frire dans ma cuirasse ! où que je vais ! où que je pars ! pourtant c'est l'âme, c'est tout, la charge ! " Chaaargez " ! le colonel des Entrayes vingt longueurs avant l'escadron ! debout sur ses étriers ! latte haute ! aigrette blanche ! crinière au vent ! son commandement ! " Chaaargez " ! les quatorze escadrons s'ébranlent... la trombe est lancée !... le Putois charge aussi, voisin !... et brâoum !... il croule !... il recommence !... il est à rire !... il secoue mon mur... trois briques... il me les remue... il est à rire !...

 - Vas-y cousin !
 Faut du cœur pour crever un mur !... faut pas que rire !... la charge c'est tout !... à la réflexion... et les songes... où qu'on a chargé ?... il me force !... il me force à réfléchir le temps... où qu'on a chargé à propos ? où qu'on a chargé ? à Longchamp, bien sûr ! à Longchamp, tambours et trompettes ! comme si j'y étais ! à Longchamp avant le grand Juillet ! Le Moulin ! Le Moulin ! " Chaaargez " ! le colonel des Entrayes comme si j'y étais ! Sa latte au clair ! Son commandement ! " Escadrons " ! et les dragons ! et la " légère " ! le général des Urbales " Septième volante indépendante " reprend toute l'aile au déploiement ! Vingt-sept escadrons ventre à terre ! toute la cavalerie de Paris et la Garde et les onze fanfares foncent aux tribunes !

 " Ceux qui vont mourir vous saluent ! " Seize régiments sur la bride, pile, fixent face au Président ! Douze mille chevaux encensent hennissent envoyent des écumes haut au ciel en averse blanche... recouvrent tout ! floconnent tout !... infanterie ! génie !... jusqu'à la " saucisse " à son câble qu'est maintenue au sol ! et dur, par cinquante sapeurs de Meudon ! Tous les fourgons du train sous mousse ! sous mousse comme des bocks !... le colonel des Entrayes, le général des Urbales, debout sur leurs étriers saluent du sabre ! les canons tonnent ! le soleil jette dans les aciers les cuirasses les cuivres les grosses caisses de ces feux des éblouissements que vos yeux trente ans clignent encore ! que l'âme sait plus... qu'a pas d'âge rien... les tribunes palpitent vous diriez... c'est les énormes hurrahs du trèpe !... et les couleurs !... les buées des hommes... c'est les délires les trépignements des patriotes... cent mille gueules  ouvertes... deux cent mille... le halo des respirations... je vois à travers ! je vois !... je vois les ombrelles je vois les aigrettes... je vois les boas... plumes à flots... bleus... verts... roses... ça comme cascade des Tribunes !... la mode ! la haute mode !... et les mousselines... flots orange... mauve... c'est les élégances haut en bas... les fragilités...

 " Ceux qui vont mourir vous saluent ! " La " Sambre et Meuse " à présent ! et " Sidi-Brahim " des Chasseurs ! et mise en batterie en voltige !... Ah ! La Légion ! Ah les " Marsouins " ! cette géante clameur que ça lève ! ouffre ! bouffre ! gouffre ! plus fort que les pièces !... C'est le peuple entier ! c'est l'enthousiasme !... tout le bois de Boulogne !... là-bas les hauteurs de Saint-Cloud... la rumeur revient sur nous ! déferle ! plus loin encore l'écho reporte... On est brassé des horizons, des verdures des sommets d'Enghien !... on serait emporté un petit peu des forces des lames des clameurs !... c'est quelque chose !... les cieux houlent, mouvent, par endroits rompent, des hurlements de " Vive la France " !...
 De sa loge, tout seul, sous dais rouge, tout en l'air, Monsieur Poincaré nous salue ! 
  (Féerie pour une autre fois, Folio, 1992, p.171).

 


 

 

 

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       SIGMARINGEN.

  Peut-être pas encore se vanter, Sigmaringen ?... pourtant quel pittoresque séjour !... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute la forêt !... dix, vingt montagnes d'arbres !... Forêt Noire, déboulés de sapins, cataractes... votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour " metteur en scène "... tout style " baroque boche " et " Cheval blanc "... vous entendez déjà l'orchestre !... le plus bluffant : le Château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte !... pourtant... pourtant vous amèneriez le tout : Château, bourg, Danube, place Pigalle ! quel monde vous auriez !... autre chose d'engouement que le Ciel, le Néant et l'à Gil !... les " tourist-cars " qu'il vous faudrait !... les brigades de la P.P. ! ce serait fou, le monde, et payant !

 Je vous reparlerai de ce pittoresque séjour ! pas seulement ville d'eaux et tourisme... formidablement historique !... Haut-Lieu !... mordez Château !... stuc, bricolage, déginganderie tous les styles, tourelles, cheminées, gargouilles... pas à croire !... super-Hollywood !... toutes les époques, depuis la fonte des neiges, l'étranglement du Danube, la mort du dragon, la victoire de Saint-Fidelis, jusqu'à Guillaume II et Gœring.
 (D'un château l'autre, Poche, 1968, p.154).
 

 

 

 

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      POESIE ET VERITE

  Lorsque Céline nous parle du style, de l'invention du style, ce n'est pas en formaliste mais en poète : " En réalité, écrit Céline c'est le retour à la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s'exprime pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé académisé s'exprime en ingénieur, en architecte, en mécanisé, plus en homme sensible. " Céline, comme Malcolm de Chazal, est un phénoménologue à l'état sauvage : " Aller alors directement a son but par l'intimité même des choses, mais cela ne va pas sans imprimer à la pensée un certain tour mélodieux, mélodique... " Lorsque Céline daigne se comparer, dans son dessein, c'est à Mallarmé : " Je suis un styliste, un coloriste de mots mais non comme Mallarmé des mots de sens extrêmement rares - Des mots usuels, des mots de tous les jours. "
  Ces mots de tous les jours, ces mots parlés, ne sont nullement un langage parlé sténographié, mais une transposition, une transfiguration. Les mots, comme chez Mallarmé, passent de l'autre côté du reflet, ils deviennent autre chose, un courant profond, un continuum, par " un tour de force harmonique ".
 
  Il faut littéralement nous dit Céline " s'enfoncer dans le système nerveux ", dans les radicelles électriques, les crépitements, les étincellements de l'âme, pour retrouver une langue " qui palpite plus qu'elle ne raisonne ". L'essentiel est de ne pas confondre l'accessoire avec le dessein, qui est toute musique, danse, virevolte mélodieuse... Le monde, pour Céline est en proie aux prosateurs, autrement dit aux planificateurs, aux idéologues, aux administrateurs. La poésie est pour lui une révolte sauvage, une insurrection du sensible, de l'anté-académique, du pré-scolastique, c'est Villon, c'est Molière " lorsqu'il danse ", c'est, plus en amont encore, la rêverie celte, bardique, féerique, qui refuse la platitude et la lourdeur du réel : " Mais vous savez que je suis beaucoup plus poète que prosateur et je n'écris que pour transposer. "

 Si le modèle que transpose Proust est la cathédrale, celui de Céline est le ballet. La différence est là bien plus sensible que dans ce que les universitaires nomment les " registres de langue ". L'œuvre de Proust n'est pas plus écrite que celle de Céline. L'une et l'autre opèrent, chacune à sa façon, à une transposition et reviviscence de la parole. Au demeurant, il semblerait assez que toutes les grandes œuvres de la littérature française soient, à beaucoup d'égards, une transposition de la langue parlée. Le véritable écrivain écrit toujours selon son souffle, en improvisateur ; son langage écrit est la recouvrance de sa parole perdue, de sa parole profanée, réduite au silence, dans ses usages mêmes, son rythme, son timbre et son grain.
  D'après le témoignage de Paul Morand, Proust en conversation mondaine déployait les mêmes phrases en spirale que dans La Recherche. Les phrases sont lancées à l'impourvue, elles saisissent les idées et les émotions qui passent, qui s'offrent à sa virtuosité, à son bonheur, bien avant que l'auteur n'eût l'idée du point final, toujours arbitraire... D'où les points de suspension chez Céline et chez Proust, ces phrases qui se rebellent et se cabrent à s'achever. Proust et Céline usent de la grammaire non comme d'une règle, mais comme d'un instrument médiumnique.
 (Luc-Olivier d'Algange, Spécial-Céline n° 14, 2014).

 

 

 

 

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  QUE JE BURINE...

  C'est naturellement dans le domaine de son art que ses confidences sont le plus précieuses. Trouvant en Hindus quelqu'un de préparé à le comprendre, Céline revient constamment sur le sujet, en tout cas dans les premiers mois de cette correspondance, s'efforçant avec obstination de cerner une poétique qui est chez lui aussi sûre et constante que le nord d'une boussole, mais reste en grande partie à l'état d'intuitions. Ce qu'il cherche à capter, explique-t-il à Hindus, ne se laisse pas facilement définir, cette " fleur des nerfs ", cette " musique de l'âme ", ou même seulement cette " émotion ".
  Il essaie du moins d'en donner une idée en multipliant les termes d'opposition : à travers la phrase, cible principale de ses attaques parce qu'elle est le noyau du français écrit traditionnel, il s'agit de libérer l'écriture de la logique, de l'explication, de la raison, en un mot de la prose académique. Ce qui se manifestera alors, une fois écartés, ces contraintes surajoutées, ce sera l'émotion, réaction première de l'être à tout évènement de la vie ou de la parole.

  Il est d'autant plus porté à tenter de faire comprendre la nature de son travail que, dans le temps où il écrit ces lettres, il rédige une nouvelle version de son roman. Dans le cours d'une journée, il quitte l'un de ces genres d'écrits pour l'autre. Pour dire ce qu'il s'efforce de faire dans le roman, ce sont, dans les lettres, les métaphores qui se présentent le plus spontanément à son esprit. Ce n'est pas encore aller très loin dans cette voie que d'ajouter, après avoir écrit qu'il n'en était encore qu'aux ébauches du roman : " Au labourage plutôt - il faut qu'il germe et qu'il pousse... " (Lettre à Milton Hindus, 22 juin 1947).
  Mais il est beaucoup plus près de ce qui ne peut être dit que par une métaphore - ou plutôt par plusieurs entassées l'une sur l'autre - quand il évoque les romans à venir qu'il a dans l'esprit comme autant de châteaux " en l'air " : " Seulement - il y a un grave, très grave SEULEMENT... Quand je m'approche de ces châteaux il faut que je les libère, les extirpe d'une sorte de gangue de brume et de fatras... que je burine, pioche, creuse, déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote, mirage, fouille, puis ménage. "

  Quelque chose, poursuit-il, " défend " ces châteaux " dès que j'essaye d'y toucher, c'est-à-dire de les mettre sur le papier, de les écrire, décrire, la transmutation du mirage au papier est pénible, lente, c'est l'alchimie - Mais tout est là - Je ne crée rien à vrai dire - Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise - Tout existe déjà c'est mon impression. " (Lettre à Milton Hindus, 15 décembre 1947).  
  (Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, p.427).

 

 

 

 

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  Xavier GRALL, la BRETAGNE et LOUIS-FERDINAND CELINE.

 Il y a trente ans déjà, Xavier GRALL poète, écrivain et journaliste breton larguait les amarres. Son œuvre littéraire est importante : poésies, romans, billets, pamphlets et chroniques hebdomadaires dans La Vie , Le Monde ou encore Témoignage Chrétien. Chaque billet est un joyau unique, une perle rare. L'un d'entre eux, paru dans Le Monde du 3-4 octobre 1976 s'adresse à Louis-Ferdinand Céline. L'hommage y est sublime. Qu'on en juge !

  CELINE BLUES...

 A Trévignon, dans ce petit port de la côte finistérienne, penser à Céline, c'est sans doute évoquer la liberté profonde, et unique, de cet imprécateur perdu dans les banlieues.
 Il n'aimait que ça ! Barde dingue et écorché, breton par sa mère, la dentellière issue d'une famille des Côtes-du-Nord, sait-on qu'il fut étudiant à Rennes, médecin à Quintin, qu'il battit les campagnes bretonnes, au temps des poumons pourris, pour y faire des conférences sur la tuberculose. Sait-on qu'il adorait Saint-Malo et que, à la fin de sa vie, c'est ici, sur les rives de Cornouaille, qu'il désirait s'établir. Et crever.

A Trévignon, devant les barques qui se dandinent et tirent sur l'ancre, dans le bruissement du clapot, dans cette musique grise qui semble lever des profondes entrailles du sable et des algues, oui, l'on retrouve la seule tendresse durable de Louis-Ferdinand Céline. La mer ! Toujours la mer ! A elle ses plus belles pages, à elle ses féeries, à elle ses dingueries les plus tendres. Il détestait la terre. Comme beaucoup de médecins, ces fouailleurs pessimistes des sanies et des vices, c'est à l'océan qu'il demandait l'espoir et la consolation. " Sur la mer que j'aimais comme si elle eut dû me laver d'une souillure ", avait déjà dit Jean-Arthur Rimbaud, cet autre bourlingueur. Idem de Céline.

  LE VOYAGE AU BOUT DE LA MER

 Trépané, paludéen, rongé d'amibes, accablé de toutes les saletés guerrières et terriennes, Céline trouvait, face à la mer, sa respiration. Il l'aura sillonnée de part en part. Sa vie ne fut longtemps que voyage. Africa ! América ! Canada ! Cuba ! Et, pour finir, là-bas, chez les Vikings, à Klaskovgard, au royaume du Danemark ! Il aima la vie salée, blanche et sauvage de Terre-Neuve. Et, à la veille de la guerre, quand il fout son camp une fois de plus, c'est encore sur un bateau qu'il le fait. Sur le Shella... Le paquebot fit naufrage. Et sans doute Céline regretta-t-il de ne pas périr avec lui. Fini ! Dans la mer ! Corps et bien. Le voyage au bout de la mer...

  MEUDON MAUDIT

 A Trévignon, relire, face au môle griffé de goélands, Le Pont de Londres, et notamment la description superbe du port de la Tamise. Sloops, barques, cargos, voiliers, et tous les marins du monde ! Et toutes les marchandises ! Ah, les errances humaines ! Cette prose célinienne, que jazz ! ça danse, ça trépigne, ça tempête, ça claque, ça chavire... La mer.
 Celte errant, maudit, rageur, et, à la fin, quand les marées seront loin et les ports, et les matelots, et les caboulots. Celte radoteur sur les bords... L'opprobre qu'il aura sans doute cherché aura eu raison de son bon sens rassis. Finie la rigolade ! L'ordure elle-même fadasse ! Reste la souffrance pleine, plénière, océanique. Les bateaux ne partent plus. On n'embarque plus rien, même pas un quart d'espérance. Personne sur le pont, même pas une danseuse. Plus rien. L'humanité n'a plus rien. Ni havre ni ancre de miséricorde. On ne rêve plus, quoi ! C'est la terre, Meudon maudit. Autant s'enterrer sous le saule, ad vitam aeternam.
 " La mer est méchante et glaciale ", gémit-il en sa lugubre relégation de Klaskovgard, ce toponyme que l'on dirait fait pour lui. Et sa misère.
 Non, Céline ! A Trévignon, elle est encore tiède et bonne. Féerique pour cette fois-ci encore... "

 (Xavier Grall, Le Monde, 3-4 oct.1976, dans le Petit Célinien, 8 déc.2011).

   

 

 

 

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  DEFILE A LONGCHAMP.

 Il me force à réfléchir le temps... où qu'on a chargé à propos ? où qu'on a chargé ? à Longchamp, bien sûr ! à Longchamp, tambours et trompettes ! comme si j'y étais ! à Longchamp avant le grand Juillet ! Le Moulin ! le Moulin ! " Chaaargez " ! le colonel des Entrayes comme si j'y étais ! Sa latte au clair ! Son commandement ! " Escadrons " ! et les dragons ! et la " légère " ! le général des Urbales " " Septième volante indépendante " reprend toute l'aile au déploiement ! Vingt-sept escadrons ventre à terre ! toute la cavalerie de Paris et la Garde et les onze fanfares foncent aux tribunes ! " Ceux qui vont mourir vous saluent ! " Seize régiments sur la bride, pile, fixent face au Président ! Douze mille chevaux encensent hennissent envoyent des écumes haut au ciel en averse blanche... recouvrent tout ! floconnent tout !... infanterie ! génie !... jusqu'à la " saucisse " à son câble qu'est maintenue au sol ! et dur, par cinquante sapeurs de Meudon !

  Tous les fourgons du train sous mousse ! sous mousse comme des bocks !... le colonel des Entrayes, le général des Urbales, debout sur leurs étriers saluent du sabre ! les canons tonnent ! le soleil jette dans les aciers les cuirasses les cuivres les grosses caisses de ces feux des éblouissements que vos yeux trente ans clignent encore ! que l'âme sait plus... qu'a pas d'âge rien... les tribunes palpitent vous diriez... c'est les énormes hurrahs du trèpe !... et les couleurs !... les buées des hommes... c'est les délires les trépignements des patriotes... cent mille gueules ouvertes... deux cent mille... le halo des respirations... je vois à travers ! je vois !... je vois les ombrelles je vois les aigrettes... je vois les boas... plumes à flots... bleus... verts... roses... ça comme cascade des Tribunes !... la mode ! la haute mode !... et les mousselines... flots orange... mauve... c'est les élégances haut en bas... les fragilités...

  " Ceux qui vont mourir vous saluent ! "...
 La " Sambre-et-Meuse " à présent ! et " Sidi-Brahim " des Chasseurs ! et mise en batterie en voltige !... Ah ! la Légion ! Ah les " Marsouins " ! cette géante clameur que ça lève ! ouffre ! bouffre ! gouffre ! plus fort que les pièces !... C'est le peuple entier ! c'est l'enthousiasme !... tout le bois de Boulogne !... là-bas les hauteurs de Saint-Cloud... la rumeur revient sur nous ! déferle ! plus loin encore l'écho reporte... On est brassé des horizons, des verdures des sommets d'Enghien !... on serait emporté un petit peu des forces des lames des clameurs !... c'est quelque chose !... les cieux houlent, mouvent, par endroits rompent, des hurlements de " Vive la France " !...
  De sa loge, tout seul, sous dais rouge, tout en l'air, Monsieur Poincaré nous salue !
 (Féerie pour une autre fois, Gallimard, Folio, 1985, p. 172)

 

 



 

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  BESSY.

 Le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois, au Danemark... elle foutait le camp... je l'appelais... vas-y !... elle entendait pas !... elle était en fugue... et c'est tout !... elle passait nous frôlait tout contre... dix fois !... vingt fois !... une flèche !... et à la charge autour des arbres !... si vite vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu'elle pouvait de vitesse !... je pouvais l'appeler ! j'existais plus !... pourtant une chienne que j'adorais... et elle aussi... je crois qu'elle m'aimait... mais sa vie animale d'abord ! pendant deux... trois heures... je comptais plus... elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards... elle me revenait les pattes en sang, affectueuse... elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin, je vois le tertre... elle a bien souffert pour mourir... je crois, d'un cancer... elle a voulu mourir que là, dehors... je lui tenais la tête... je l'ai embrassée jusqu'au bout... c'était vraiment la bête splendide... une joie de la regarder... une joie à vibrer... comme elle était belle !... pas un défaut... pelage, carrure, aplomb... oh, rien n'approche dans les Concours !...

 (...) A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettais le Danemark... rien à fuguer à Meudon !... pas une biche !... peut-être un lapin ?... peut-être !... je l'ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud... qu'elle poulope un peu... elle a reniflé... zigzagué... elle est revenue presque tout de suite... deux minutes... rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !... elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste... c'était la chienne très robuste !... on l'avait eue très malheureuse, là-haut... vraiment la vie très atroce... des froids -25°... et sans niche !... pas pendant des jours... des mois !... des années !... la Baltique prise...

  Tout d'un coup, avec nous, très bien !... on lui passait tout !... elle mangeait comme nous !... elle foutait le camp... elle revenait... jamais un reproche... pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait... plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu'on la gâte... elle a été !... mais elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avais jamais fait peur... je l'ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh, elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l'allonger sur la paille... juste après l'aube... elle voulait pas comme je l'allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle aux bois où elle fuguait, Korsör, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait !
 Oh, j'ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l'agonie des hommes c'est le tralala... l'homme est toujours quand même en scène... le plus simple...
  (D'un château l'autre, Gallimard, 1969, p.130).


 

 


 

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   Le petit gniasse

  Jamais la plus petite douterie !... L'exquisité de mon écoute !... Chef d'orchestre en somme !... en plus du putois mal élevé et les beuglements des étages !... tenez, celle du dessus, l'avorteuse, je dirais comme vingt-cinq nouveau-nés !... ces cris !... la " 28 " ! Je me répète ?... alors ?... J'ai l'oreille, voilà !... Tous les vagissements me passionnent... pensez, des années à Tarnier !... Brindeau, Lantuéjoul... les premiers cris... le premier cri !... Tout gras et glaires... mon affaire !... les toutes petites tronches, écarlates, bleues, strangulées déjà !... si j'ai aidé des êtres à naître !... Comme ils arrivent !... vous me remettez dans les souvenirs ! " Poussez, ma petite dame ! Poussez !... "

  J'ai entendu bien des cris... je suis un homme d'oreille... mais le duo d'accouchement maman le petit gniasse, voilà un accord à se souvenir... la maman juste fini de crier le môme reprend... Je vous ferai pas d'effet littéraire " la vie continue tcétéra "... Je vous fais grâce... Flûte des calculs !... Certains bruits je suis chiche d'autres je les donne...

 (Féerie pour une autre fois, Folio, 1977, p.157)

 

 

 

 

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   Je la connais la mort un petit peu...

  C'est papier à musique chez lui comme fignolage, comme raffinement... pas une ombre d'atome de poussière... c'est le vrai Brummel pour l'intérieur... quand je vais chez c'est lui c'est bien simple, j'ai honte de mes pieds, je me martyrise sur les pointes... je me les marche dessus l'une sur l'autre pour faire qu'une seule trace, une seule empreinte sur ses tapis... Ah ! j'en mène pas large... J'ai soigné sa mère si malade... une dame âgée bien sympathique... elle me disait " Approchez Docteur ", j'osais pas approcher du lit tellement c'était immaculé... la couverture à petites fleurs, les draps, de la batiste une neige, pas le plus petit pli de désordre... je l'ai bien soignée comme j'ai pu... et j'avais de petits résultats... je la tenais par un fil, par un cheveu... Je me suis absenté : finibus !... La mort est venue la prendre tout de suite... Elle osait pas en ma présence... ma façon de marcher sur les pointes, sensitif à tout... ça la faisait réfléchir... Je la connais la mort un petit peu, elle aime pas qu'on s'aperçoive, qu'on y voye les pieds elle aussi... que j'y aurais vu aussi ses traces sur le tapis à Lambrecaze... Tout ça c'est dans le raffinement... faut être averti voilà tout...

  Dans la propreté exquise, le moindre rien, quelque chose qui vole, une petite plume qui traverse, va, vire, vogue dans l'air comme ça, la porte qui s'ouvre, c'est fini, une âme a quitté la maison. Ah ! moi je sais. Tout d'expérience. Je l'aurais pas quitté sa maman, elle vivrait encore. Enfin c'est une façon de parler... Mon Dieu, faut pas se vanter trop. J'aurais encore des choses à dire, je les dirai pas... je vais pas raviver les peines... L'oubli de tout nom de Dieu ! Enfin, sa mère était gentille... Ah ! j'ai perdu le fil du récit. Vous remarquez ma digression ... c'est le sentiment qui m'étreint... Les gens disent " C'est un brutal ", c'est pas vrai, moi je suis tout cœur...
  (Maudits soupirs pour une autre fois, 1985).

 

 

 

 

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   Aux souvenirs...

 Ma nénette trotte, je suis aux souvenirs... Quels souvenirs ! J'en ai connu des arches, des vraies, des arches à copines et copains... des vraies flottantes sur des vrais flots, sur les remous des boucles... Bougival... Suresnes... la Râpée... Dieu ! quelle vie on fait là-dedans ! Brouillards... la jeunesse... quelles péniches... Mahé sur la Malamoa... le chat Banais, Tayard Eliane... l'eau qui ondoye... volte, chuchote au ras du piano, virevolte... l'écho qui s'emporte... les notes... le pont... le soir... Notre-Dame... notre bon colonel Camus à l'accordéon ... l'Abeille qui nous hâle... les cloches encore... Bougival... Rueil entre les peupliers... le tram à quincaille, le 14... les brumes encore... le temps parti... Elizabeth... Roger la complainte... les branleuses, les obscènes à sous, leur cul pour une thune... les quais gluants de foutre... les cris de violés pédés... les flics, leur chien qu'accourt aboyeur...

  Quels hurlements encore ? Je sursaute, je palpite. Merde ! je m'étais assoupi... là sur la borne de l'Abreuvoir... en bas de la montée des cailloux... Quelles atrocités, quelles douleurs, quelles sarabandes m'accaparent, m'enveloppent, m'emportent aussitôt que je laisse aller... dodeline, roupille un moment... ma péniche ma tête est pleine de ris, de morts et souvenirs... Merde alors ! Debout sale hanté ! Crève, coule, emmerde pas l'eau, la brume, les divines pâleurs, l'ombre des arches, le séjour moite... Un peu de courage, cœur perdant ! Culbute au fond, fouis ! plomb de chagrin ! trop lourd à la vie qui danse, trop pesant aux mots qui s'envolent... Né au rebors, coule et t'endors au lit du flot, que nappes nappes passent encore, douces énormes d'oublis et de tout. Povoisie m'étrangle ! je sanglote ! Descends tes marches, courage, malfrin maudit cafouilleux couard ! Assez de ressouvenances ! Au fait malagaufre ! Sauve tes églogues et barre-toi si tu le peux ! Tes papiers, ce barda crevant, là, au moins huit douze légendes plus sublimes les unes que les autres ! Ah ! merde alors ! foi d'inspiré !
  (Maudits soupirs pour une autre fois, 1985).

 

 

 

 

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   La vue au 7 ième étage.

  Les péripéties de l'Epoque !...
- Oh, mais au fait ! vous évadez !
 Ah pas du tout !... c'est la trame du Temps... le Temps ! la broderie du Temps !... le sang, la musique, et dentelles !... je vous l'étends, éployé, déploye... Clamart !... Fulda ! voyez ! mirez !... le Temps, la trame !... vous connaîtriez le rouet, l'endroit où deux et deux font trois... vous seriez moins ébahi et puis quatre ! et puis sept, selon !... vous diriez oui... vous seriez aux dessins du monde, broderies des ondes... peut-être ?... et non !... plus un petit motif remarquez !... modulé... jamais un brin de Temps sans note !... la broderie du Temps est musique... Sourde peut-être... preste, et puis plus rien... petit coucou, horloge qui bat, votre cœur, la vague au bord, le môme qui pleure, l'harpe à Sieyès... minuit ! les douze coups !... douze balles !... le peloton ! l'aventure finie !... et alors ?... le ferrant qu'on n'entend plus ? la chance !... le fer et le cheval sont partis !... la rame des galères !... les bruits disparus et les spectres qu'osent plus rien hanter... plus un " hou-hou ! "... les "moulins à eau " tenez !... pflom !... pflom !... mérovingiens tous !... Ces rythmes disparus ?... que vous foutent ?... vous êtes pas mystique, ni chose !... ni Papussien ?... ni Encaussique ?... vous avez pas connu Delâtre ?... son atelier Sente des Cloys ?... la " Presse Esotérique du Sâr " ?... l'endroit est plus rien... gravats... ronces... Montmartre... vous entenderiez le rossignol, le merle, les mouches, les joueurs de boules, ça vous évoquerait rien du tout !...

  " Gredin ! " vous vous écrieriez !... il nous enfle ! le fripon nous erre !... sa trame ! la trame ! son quiqui oui ! la corde ! et zoust ! son balcon ! il demeurait là !... l'insolence ! et ils l'ont pas suspendu ? non... aux zoizeaux ! aux corbeaux ! vautours ! périr, pourrir, balancer, puer ! ah c'est indignant ! rossignols ? rossignols ? qu'il cause !... Cette Vue ! il se fout de nous !
  La vue sur tout, sur tout Paris que vous me pardonnerez jamais !
- Le fini traître ! c'est pas la peine ! au jugé ! la preuve finale ! écrabouillante ! une vue pareille ! Il se refusait rien ! Ah là là ! Ils l'ont pas pendu !
  Du monstre alors ! félon, pas croire ! pas imaginable !... l'horizon des collines de Mantes... Drancy au Sud... toute la ville à lui !... les dévalements en traîne de fée ! tous les toits, les mille et mille... rouges, noirs !... doux gris... la Seine, ses moires, les bulles mauves... roses... Notre-Dame !... ah, le cochon !... le Panthéon !... le mac ! ce fiel !... les Invalides !... dis, l'Etoile !... c'est effrayant !... il a demeuré là ?...
  Les bras vous tombent.
  (Féerie pour une autre fois, Folio, p.86)

 

 

 

 

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    L'endroit sensible...

  Corniauds vous avez tout gaffé ! vous avez pas traqué, le vrai monstre ! le Céline, bouzeux il s'en fout ! Même que vous seriez plus hanteurs tracassiers, assoiffés, mille fois, que toute l'espèce d'Afrique, d'Asie, chacals, Amérique réunis, condors et dragons, il s'en gode !
 
C'est le Docteur Destouches qu'est sensible ! Vous y auriez effleuré le Diplôme, c'était du finish et la mort ! Mais là de cette tracasserie d'ombre piteuserie d'hallali de fantôme, dépècerie de Lune m'outragerai-je ? Que je vous fouetterais tout ça plutôt ! que ça poulope encore plus oultre ! plus nombre ! ahane au spectre ! pisse, sue du sang, plus braillards ! dérate à la charge de pas moi ! à la Lune ! hyéneuse ! Que ça soye encore plus fumant, râlant, enragé ! Ecumez ! Ventremer ! Le cor ! Au cor ! que je vous en sonne ! et de la trompette ! et l'olifant !

   C'est beau la chasse aux fantômes, vous voir, c'est nanan, c'est le vice, je vous rattraperai au charnier, je vous dépouillerai de vos peaux fumantes ! Voilà du spectacle Odéon ! du Grand-Guignol ! Casino ? Non ! Chaillot ! Encore que je préfère l'Opérette ! Normalement je suis gai et mutin, verveux, allègre, Vermot, espiègle ! Et puis un faible pour les danseuses ! oh très peu du pendu pour moi ! balançant raide ! Les fillettes que j'aime voir danser, bien roses, tout vigueur, prestesse, musique ! ces équilibres ! ô farfadettes ! Mollets, cuisses, sourires, dardant vie ! que le souffle vous coupe ! Joye et joye ! Chierie du cor ! du fond du bois ! des colombins ! papiers gras ! hiboux ! 
  (Féerie pour une autre fois, folio, p.38).

 

 

 

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 " Au moment où montent les ombres, où bientôt il faudra partir on se souvient un petit peu des frivolités du séjour... Plaisanteries, courtois devis, frais rigodons, actes aimables... et puis de tout ce qui n'est plus après tant d'épreuves et d'horreurs que lourd et fantasque apparat de catafalques... Draperies à replis de plomb, peines perdues ! l'énorme chape des rigueurs, arias, sermons, vertus chagrines, déjà tout le mort écrasant... souqué fagoté sous pitchpin, en crypte vide. Ah ! qu'il serait ensorcelant, qu'à l'instant même, au moment juste où tout nous cloue, s'échappe, jaillisse hors du cercueil miraculeux trille de flûte ! tout preste, guilleret à ravir !

  Quelle surprise ! quelle fierté ! Soupirs au Landerneau des Morts ! Ah ! quelle leçon pour les familles !... Joyeux compère macchabée gaudrioleur à fantômes ! Ménestrel pour tous précipices, lieux envoûtés, abords maudits ! Le premier bonhomme Casse-la-Pipe n'ayant pas vécu pour de rien, ayant enfin surpris, compris toutes les grâces du Printemps ! le renouveau de l'oisillon ! du Pinsonnet au bocage, emportant le tout au delà ! Révolutionnaire des Ombres ! Trouvère aux Sépulcres ! Baladin faridondant aux Antres du Monde...

  Je voudrais être celui-là ! Quelle ambition ! Nulle autre ! Pardi ! Bougre ! Mille grâces le fûté !... Mieux rigodon d'Eternel qu'Empire humain calamiteux taupinière mammouth à complots... Croulant mirage à gogos !... Salut aux monarques ! Ravigoter les sujets ? les faire gigoter en mesures ! Quelle histoire !... Fou qui se donne aux Ephémères !... Mille fois mieux périr gentiment emportant la flûte !... Mais encore faut-il le moment d'extase ravissante ! Ne part pas qui veut de musique ! Le moment choisi !... Il faut durer en attendant... Je le dis toujours !... Le pour... le contre ! Sauter ici... Rebondir là !... raccrocher le pain quotidien... La vie de puce !... On vous épie !... Quel tourment !... Je vous ai montré violemment le genre chez Tackett... Pour se sauver avec la flûte c'est autre chose ! Vous le verrez ! Foin de branlette !... "
   (Guignol's band, poche, Gallimard, page 159).


 

 


 

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                                                                                                                        A Théophile BRIANT

                                                                                          Saint-Malo, [ février 1944. ]

                                                                                      Le quatrième an d'Apocalypse.

                    Mon cher Théo ! 

    Puisque les poètes ont retrouvé leur Duc, Briant-le-Prodigieux, et leur patrie Goëlane aux marches de l'Atlantide, permets que je m'inquiète des archives sauvées...

  Depuis des ans déjà j'erre, je quière et je fouille et ne laisse de jour et de nuit à mander... Les Légendes et Le Braz et la Mort où sont-ils ?... Puis-je les obtenir aux prix d'or et de sang ?

  L'écho est muet, Théo ! Les libraires sont hostiles. Le Braz est inconnu, les velins hors de cours, les héritiers atroces, l'éditeur sous les flots... Le temps, la mer, les protêts, leurs sorcières, la horde des malheurs, la fatigue et la honte ont englouti nos rires, nos tendresses et nos chants et Le Braz et sa lyre... le moindre feuillet du plus celtique message.

  Rien à retrouver... C'est le complot aux ombres et le maudit en rage aux bribes de nos âmes !...

  Au secours, Théophile, les Légendes se meurent ! mieux qu'Arthus sommeillent et ne reparleront plus ! Au combat Gwenchlann barde aux larmes de feu ! Accours et tes crapauds ! Les charniers sont ouverts ! Au trépas de vingt siècles les bourreaux roulent et cuvent ! mufles, et goinfrent au massacre, chancellent sous les armes ! Bientôt le moment rouge et la foudre du monde !

  Saccage ! Aux dédains et l'oubli vengeance du Poème !

    A toi.

                                                                                                        Louis-Ferdinand Céline. 

 

 

 

 

 

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  Et je fais d'allusions à personne ! M'entend qui veux ! Pas né sous la bonne étoile ! " En Quart " est mon nom de baptême, je connais les oracles moi -disant ! Je me trompe pas beaucoup dans les rêves, mais à condition mystifiante que je garde l'oreille bien contre terre et les suspicions plein l'entraille ! Ainsi entendu !...

 Que je flanche et je bascule au tréfonds ! Ah ! la conviction pitoyable !... " Te laisse pas tenter ! "... Pensez si j'ai vu les sorcières !... Par la lande ! les prés et les rives ! et puis bien ailleurs encore !... aux rocs ! aux abîmes !... avec leurs balais et l'hibou !... C'est l'hibou que je comprends le mieux... Il me fait toujours : " Pote attention ! Tu vas parler trop !... " C'est bien exact dans un sens, le bon cœur m'agite et tracasse ! me fait causer tort et travers. Piteuse excuse ! La viande à bourrique entre en branle... Et c'est la riposte immédiate ! bafouages, brimades, férocités, tractations démones, déversages de torrents de fiente pour que je crève hagard, englouti, sous les opprobres, la répulsion des gens de bien, des Juifs et des concussionnaires, légionnaires !

  Infamie ! Consommée cabale ! Je peux plus ouvrir ma plume. Que ça soye en Correctionnelle, sous les coups " d'attendus " farouches, ou dans l'antichambre des patrons, je me trouve à l'instant bouleversé, décapé, racorni infect, au rang des larves empestantes, au dépit des bonnes intentions, abominé, étrillé vif, quelque chose de plus racontable, d'écrabouillable subrepticement entre salpêtres et cendres chaudes et le fait qu'en est bien la preuve c'est que même les gens de mon bord qui sont en sorte sur mes galeries ils ont des pudeurs pour mon cas, ils ont des scrupules d'en causer, ça leur gerce un peu la figure, ils préfèrent se taire... Ça serait pitié qu'ils se compromettent parce que moi je les emmerde aussi... Ça fait que comme ça on est d'accord... on se saisit sans s'être entendus... sans s'être consultés le moindrement. C'est la grâce, la discrétion même.
  (Guignol's band, folio, Gallimard, p.26).                  

 

 

 

 

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  (...) Et puis tant de jolies chansons fraîches et comiques et galantes qui me dansent au souvenir... toutes à l'essor de la jeunesse... Et tout ainsi au fond de ces ruelles dès que le temps s'arrange un peu... un peu moins froid, un peu moins noir au-dessus du quartier Wapping entre " Poplar " et les " Chinois ". Alors la tristesse s'en va fondre par petit tas gris au soleil... J'en ai vu moi des quantités qui fondaient ainsi des tristesses, plein les trottoirs en vérité, gouttaient au ruisseau...

  Mutine fringante fillette aux muscles d'or !... Santé plus vive !... bondis fantasque d'un bout à l'autre de nos peines ! Tout au commencement du monde, les fées devaient être assez jeunes pour n'ordonner que des folies... La terre alors tout en merveilles capricieuse et peuplée d'enfants tout à leurs jeux et petits riens et tourbillons et pacotilles ! Rires éparpillent !... Danses de joie !... rondes emportent !

  Je me souviens tout comme hier de leurs malices... de leurs espiègles farandoles au long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim...

  Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillonner, anges riants au noir de l'âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux... au moment lâche où tout s'efface... Ainsi sera la Mort par vous dansante encore un petit peu... expirante musique du cœur... Lavender Street !... Daffodil Place !... Grumble Avenue !... suintants passages de détresse... Le temps jamais au bien beau fixe, la ronde et la farandole des puits à brouillard entre Poplar et Leeds Barking... Petits lutins du soleil, troupe légère ébouriffée, voltigeante d'une ombre à l'autre !... facettes au cristal de vos rires... étincelantes tout autour... et puis votre audace taquine... d'un péril à l'autre !...

  Fillettes de rêve !... plus vives que fauvettes au vent !... voguez !... virevoltez aux venelles !... aux brumes... aux cachous poisses teintes !... Warwick Commons ! Caribon Way où l'effarouché truand rôde... reniflant au long des ruisseaux... vêtu de peur !... et le ministrel, le faux nègre, barbouillé de suie, haillons d'arlequins... rôdailleur ici, là, partout... guitare au poing... voix poitrinaire... d'une buée... d'un brouillard à l'autre... gigotant d'un mauvais pied pour un penny, pour deux pences !... le saut périlleux en arrière !...
  (Guignol's band, Gallimard, folio, p.40).

 

 

 

 

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 " Peut-être pas encore se vanter, Siegmaringen ?... pourtant quel pittoresque séjour !... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute la forêt !... dix, vingt montagnes d'arbres !... Forêt Noire, déboulées de sapins, cataractes... votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour " metteur en scène " ... tout style " baroque boche " et " Cheval blanc "... vous entendez déjà l'orchestre !... le plus bluffant : le Château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte !... pourtant...

... pourtant vous amèneriez le tout : Château, bourg, Danube, place Pigalle ! quel monde vous auriez !... autre chose d'engouement que le Ciel, le Néant et l'à Gil !... les " tourist-cars " qu'il vous faudrait !... les brigades de la P.P. ! ce serait fou, le monde, et payant !
 
  (D'Un château l'autre, Gallimard, folio, p.154).  

 

 

 

 

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     LENINGRAD

 Il faut d'abord situer les choses, que je vous raconte un petit peu comment c'est superbe Leningrad... C'est pas eux qui l'ont construit les " guépouistes " à Staline... Ils peuvent même pas l'entretenir... C'est au-dessus des forces communistes... Toutes les rues sont effondrées, toutes les façades tombent en miettes... C'est malheureux... Dans son genre, c'est la plus belle ville du monde... dans le genre Vienne... Stockholm... Amsterdam... entendez-moi. Comment justement exprimer toute la beauté de l'endroit... Imaginez un petit peu... les Champs-Elysées... mais alors, quatre fois plus larges, inondés d'eau pâle... la Neva... Elle s'étend encore... toujours là-bas... vers le large livide... le ciel... la mer... encore plus loin... l'estuaire tout au bout... à l'infini... la mer qui monte vers nous... vers la ville... Elle tient toute la ville dans sa main la mer !... diaphane, fantastique, tendue... à bout de bras... tout le long des rives... toute la ville, un bras de force... des palais... encore d'autres palais... Rectangles durs... à coupoles... marbres... énormes bijoux durs... au bord de l'eau blême...

 A gauche, un petit canal tout noir... qui se jette là... contre le colosse de l'Amirauté, doré sur toutes les tranches... chargé d'une Renommée, miroitante, tout en or... Quelle trompette ! en plein mur... Que voici de majesté !... Quel fantasque géant ? Quel théâtre pour cyclopes ?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses... vers la mer...

  Mais il se glisse, piaule, pirouette une brise traître... une brise de coulisse, grise, sournoise, si triste le long du quai... une brise d'hiver en plein été... L'eau frise au rebord, se trouble, frissonne contre les pierres... En retrait, défendant le parc, la longue haute grille délicate... l'infinie dentelle forgée... l'enclos des hauts arbres... les marronniers altiers... formidables monstres bouffis de ramures... nuages de rêves repris à terre... s'effeuillant en rouille déjà... Secondes tristes... trop légères au vent... que les bouffées malmènent... fripent... jonchent au courant...

  Plus loin, d'autres passerelles frêles, " à soupir ", entre les crevasses de l'énorme Palais Catherine... puis implacable au ras de l'eau... d'une seule portée terrible... le garrot de la Neva... son bracelet de fonte énorme. Ce pont tendu sur le bras pâle, entre ses deux charnières maudites : le palais d'Alexandre, le fou rose lépreux catafalque, tout perclus de baroque... et la prison Pierre et Paul, citadelle accroupie, écrasée par ses murailles, clouée sur son île par l'atroce Basilique, nécropole des Tsars, massacrés tous. Cocarde tout en pierres de prison, figée, transpercée par le terrible poignard d'or, tout aigu, l'église, la flèche d'une paroisse d'assassinés.

 Le ciel du grand Nord, encore plus glauque, plus diaphane que l'immense fleuve, pas beaucoup... une teinte de plus, hagarde... Encore d'autres clochers... vingt longues perles d'or... pleurent du ciel... Et puis celui de la Marine, féroce, mastoc, fonce en plein firmament... à la perte de l'Avenue d'Octobre... Kazan la cathédrale jette son ombre sur vingt rues... tout un quartier, toutes ailes déployées sur une nuée de colonnades... A l'opposé cette mosquée... monstre en torture... le " Saint Sang " torsades... torsions... giroles... cabochons... en pustules... toutes couleurs... mille et mille. Crapaud fantastique crevé sur son canal, immobile, en bas, tout noir, mijote... (Bagatelles pour un massacre, 1937).