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						 LA 
						MORT 
						
						  
						
						  
						
						  
						Jamais, en quelque circonstance, j'ai pu 
						me résigner à la mort... j'ai jamais pu abandonner 
						rien... la mort pour moi personnelle, serait une 
						aubaine, je serais bien content, mais la mort des autres 
						me vexe... [...] même les centenaires qui cassent leurs 
						pipes jamais été d'accord !... je suis pour le départ de 
						rien...(Féerie pour une autre fois 2, p.393).
 
						J'ai lutté gentiment contre elle, tant que 
						j'ai pu... cotillonnée, j'ai festoyée, rigodonnée, 
						ravigotée, et tant et plus... enrubannée, émoustillée à 
						la farandole tirelire... Hélas ! je sais bien que tout 
						se casse, cède, flanche un moment...
 Je sais bien qu'un jour la main tombe, retombe, le long du corps... Et 
						tous les mensonges sont dits ! tous les faire-part 
						envoyés, les trois coups vont frapper ailleurs !... 
						d'autres comédies !...
 (Le Pont de Londres).
 
						  
						  
						  
						  
						
						
						  Louis-Ferdinand CÉLINE : « je suis pour 
						le départ de rien... »
						 
						
						« " merde ! merde ! merde ! " la conscience c'est ça : 
						merde ! merde !... jamais, en quelque circonstance, j'ai 
						pu me résigner à la mort... j'ai jamais pu abandonner 
						rien... la mort pour moi personnelle, serait une 
						aubaine, je serais bien content, mais la mort des autres 
						me vexe... dans le fond du tréfonds de tout c'est pour 
						ça qu'on peut pas me piffrer, qu'on s'acharne à me 
						trouver mille crimes, parce que je râle à la mort des 
						autres... même les centenaires qui cassent leurs pipes 
						jamais j'ai été d'accord !... je suis pour le départ de 
						rien... merde ! merde ! merde ! »(Louis-Ferdinand 
						Céline, Féerie pour une autre fois II, Romans IV, 
						Pléiade, p. 393. Le Petit Célinien, lundi 20 juin 2014).
 
						  
						  
						********* 
						  
						  
						      VOIR LA 
						DALLE OU REPOSE SA MERE 
						 Les épreuves m'ont cassé, 
						j'avoue... tenez, je reviens à ma mère... je peux pas me 
						faire à cette tristesse... elle est enterrée 
						Père-Lachaise, allé 14, division 20... Je 
						voudrais bien 
						un " laissez-passer "... juste le temps d'aller voir la 
						dalle...Tout est survenu d'une façon... elle a jamais su ce que j'étais devenu... 
						je lui porterais un pot de marguerites... c'était sa 
						fleur la marguerite... Marguerite Louise Céline 
						Guil
  lou... Elle est morte de chagrin de moi et 
						d'épuisement d'effort du cœur... des palpitations, 
						d'inquiétudes... de tout ce qu' " on " disait... pensez 
						les gens de l'avenue de Clichy !... les bancs... 
						l'opinion publique !... Elle a jamais su ce que j'étais devenu... nous l'avons vue partir un 
						soir, elle a pris la rue Durantin et puis la descente 
						vers Lamarck... et puis ce fut tout pour toujours... 
						elle dormait plus depuis des mois... Elle a jamais 
						beaucoup dormi... maintenant elle dort... Elle était 
						comme moi, soucieuse, trop consciencieuse... Elle avait 
						un petit rire en elle pourtant, moi je l'ai énorme... La 
						preuve dans ce fond de fosse, tenez, je peux rire quand 
						je veux, je pense à vous, magique, comment que vous 
						allez tortiller, gigoter, quand jouera la flûte, le 
						petit air d'en haut que vous connaissez pas encore... Le 
						rire c'est en soi ou y a rien...
 
						 Je l'ai vue rire, moi, sur des 
						dentelles, sur les " Malines ", les " Bruges ", des 
						finesses araignées, des petits nœuds, des 
						raccords, ma mère, surfils, qu'elle se 
						crevait les yeux... ça devenait des dessus de lit 
						immenses, de ces Paradis à coquettes, de ces 
						gracieusetés de dessin... de ces filigranes de 
						joliesse... que personne maintenant comprend plus !... 
						c'est en allé avec l'Epoque... c'était trop léger... la 
						Belle !... c'était des musiques sans notes, sans 
						bruit... pour l'ouvrière c'était ses yeux... ma mère 
						c'est ainsi... elle était aveugle pour finir... soixante 
						ans sur les dentelles !... J'ai hérité de ses yeux 
						fragiles, tout me fait pleurer, le gris, le rouge, le 
						froid... J'écris à grand'peine... oh, mais je dormirai 
						aussi moi ! ça viendra le moment du repos !... J'aurai 
						mérité... " Indigne ! " plus qu'indigne ! traître ! 
						patati ! personne m'empêchera ma mort ! Saisi ! tout ! 
						Dodo ! Je gagne !Je voudrais bien un " laissez-passer " pour le Père-Lachaise, aller voir 
						la dalle, le nom... Oh ! l'impertinence ! qu'ils 
						suffoquent ! Excrément ! qu'ils hurlent, hors Patrie 
						!... A moi ? De Courbevoie ! eux qui viennent de replis 
						de fumiers qu'aucune carte mentionnera jamais ! de ces 
						désolations de sous-steppes qu'ont même pas de poteaux ! 
						d'urinoirs ! de mares ! de grammaires ! c'est 
						l'outrecuidance qui me tuera ! vous verrez ! verrez les 
						cruautés de ces rebuts ! d'ébaubissement que je 
						mourrerai ! que tout est permis !... paillassons d'hier 
						!...
 (Féerie pour une autre fois, Folio n° 918, Gallimard, 1985, p. 75).
 
						  
						  
             ******** 
						  
						   Voyage 
						: un Culte du Moi paradoxal 
						 Tout 
						commence avec la guerre, présentée comme une véritable 
						boucherie. C'est un abattoir dans lequel les hommes 
						ressemblent à des animaux que l'on sacrifie, d'où 
						l'expression " viande humaine ". Quant au champ 
						de bataille, il ressemble à un immense cimetière. Par 
						ailleurs, au retour des batailles, il ressemble à un 
						immense cimetière. Par ailleurs, au retour des 
						batailles, les soldats sont comparés à des fantômes, des 
						revenants tout juste sortis du tombeau. C'est-à-dire que 
						même ceux qui ne tombent pas sous les balles ennemis 
						sont marqués par la mort qui paraît inéluctable. Bardamu 
						se considère donc comme un " assassiné en sursis 
						", ce qui provoque chez lui un sentiment d'effroi contre 
						lequel il ne peut lutter. Effrayé, il ne veut pas mourir 
						et regrette de ne pas avoir commis un délit qui l'aurait 
						placé en sécurité, en prison. Après sa blessure et une 
						période de convalescence, la peur de retourner au front 
						le rend fou, ce qui lui vaut un nouveau séjour à 
						l'hôpital. Là, il explique à Lola qu'il s'interdit de 
						participer au carnage. Ce qui donne l'occasion à Céline 
						de signer un plaidoyer contre la guerre, voire toutes 
						les guerres, qui sont autant de vies perdues 
						inutilement, sans que personne ne s'en souvienne un 
						jour.Mais c'est surtout en sa qualité de médecin que le personnage principal 
						se trouve souvent confronté à la mort. Et cela, qu'il le 
						veuille ou non, comme le montre l'exemple du père 
						Henrouille. Bardamu, qui souhaite avoir des nouvelles de 
						Robinson parti à Toulouse, se rend chez les Henrouille. 
						Arrivé devant leur pavillon, il désire repartir mais la 
						porte s'entrouvre et on l'invite à rentrer. Il se 
						retrouve alors au chevet du père Henrouille mourant, ce 
						qui lui fait dire : " [...] j'avais pour me trouver 
						dans des cas de ce genre une espèce de veine de chacal. 
						" Cela dit, même quand il ne la cherche pas, la mort se 
						présentait sur son chemin. Tenant à intensifier cette 
						atmosphère macabre, le narrateur nous propose ensuite 
						une description clinique de l'état du malade. Et, c'est 
						la mort dans toute son horreur, inéluctable, qui nous 
						est présentée dans ce
  passage. 
 Céline utilise délibérément cet élément dans d'autres chapitres de son 
						roman ; et, c'est toujours à Rancy, qu'il situe le long 
						récit de l'agonie de la jeune femme ayant avorté, qui 
						s'étale sur plusieurs pages. Bardamu est complètement 
						impuissant, immobile, incapable de faire autre chose que 
						prendre le pouls de la mourante qui se vide de son sang. 
						La mort triomphe à nouveau comme ce sera encore avec le 
						personnage Bébert dans la suite du roman ; avec, en 
						outre, une réflexion sur l'incapacité de la médecine 
						pendant les semaines de souffrances endurées par 
						l'enfant. Du coup, la mort s'avère être également liée à 
						la banlieue, à la misère et le narrateur n'hésite pas à 
						comparer, dans cette vision lugubre, les murs des 
						immeubles à des cercueils.
 Une des banalités ontologiques que Bardamu discerne, dans son voyage au 
						bout de la nuit, est que la mort ronge l'existence 
						humaine jour après jour. D'ailleurs la dissemblance 
						entre la vie et la mort n'est pas assez grande tel que 
						nous l'affirme le narrateur dans le passage suivant : 
						" [...] les vivants qu'on égare dans les cryptes du 
						temps dorment si bien avec les morts qu'une même ombre 
						les confond déjà. " Par conséquent, nous sommes tous 
						en sursis et ceux qu'on a oubliés sont considérés comme 
						trépassés. Notons que cette impression l'accable depuis 
						son séjour dans la chambre du père Henrouille agonisant. 
						Ainsi, les choses s'avèrent être beaucoup plus 
						supérieures à l'homme en ce qui concerne le fuite du 
						temps et la peur de la mort. Dans ce contexte, c'est 
						tout le roman qui est placé sous le signe de la mort et 
						pour Bardamu, " [...] toutes les pensées conduisent à 
						la mort. " Dans Voyage au bout de la nuit, la 
						mort est également présente dans son aspect le plus 
						sordide, dans l'épisode de Toulouse, quand Madelon fait 
						visiter le caveau rempli de cadavres à Bardamu. L'auteur 
						insiste sur la décomposition, la malpropreté et la 
						puanteur des corps.
 
						 Le roman commence sur les champs de 
						bataille et s'achève par la mort de Robinson. 
						Entre-temps, de nombreuses personnes ont péri. Ce sont 
						elles qui reviennent hanter Bardamu alors qu'il se 
						trouve dans un café de Montmartre avec Tania. Dans ce 
						long passage, le narrateur à l'impression de ne pas 
						pouvoir aller plus loin. Au cours de son hallucination 
						revoit ceux qu'il n'a pu sauver, Bébert, la jeune femme 
						qui avorte et d'autres encore. A la fin du passage, le 
						narrateur distingue un monde dans lequel " [...] tout 
						est presque fini " et où il n'y a " [...] presque 
						plus de vie [...] pour personne. " ; comme si la 
						terre vivait ses derniers instants. Tous les revenants 
						de toutes les époques se retrouvent là, ayant fait un 
						grand trou dans la nuit pour s'enfuir. Ils sont guidés, 
						par un grand voyageur, La Pérouse, comme si tous les 
						voyages, à l'image de celui de Bardamu, menaient à la 
						mort. En ce sens, dans l'œuvre de Céline, la quête 
						s'achève par la découverte de l'omnipotence de la mort, 
						qui est directement liée à la vérité prospectée par 
						Bardamu.Ainsi, il n'est jamais aussi près de la vérité que quand il participe aux 
						combats durant la guerre : " J'étais dans la vérité 
						jusqu'au trognon, et même que ma propre mort me suivait 
						pour ainsi dire pas à pas. " Un peu plus loin, il 
						explique que pendant " ... cette espèce d'agonie 
						différée, lucide, bien portante... il est impossible de 
						comprendre autre chose que des vérités absolues. "
 Aussi, c'est parce que la vérité est intimement liée à la mort en 
						Afrique, que Bardamu regrette de ne pas avoir regardé 
						les hyènes dans les yeux ; ces animaux qui aiment la 
						charogne et vivent de ce qui est inerte. Pareillement, 
						les cadavres qui sont dans la cave de la vieille 
						Henrouille à Toulouse s'avèrent être plus proches de la 
						connaissance que tous les vivants : " Ce n'est pas 
						tout à fait de la nuit qu'ils ont au fond des orbites, 
						c'est presque encore du regard, mais en plus doux, comme 
						en ont des gens qui savent. "
 
 A ce niveau, il s'agit là aussi, d'une réflexion philosophique sur le sens 
						de la vie dont la conclusion réfute l'idée d'une 
						connaissance liée à la mort ; d'où le nihilisme 
						sous-tendu par les réflexions de l'auteur. Ce qui dénote 
						les lectures de Céline influencé doublement par 
						Nietzsche et Schopenhauer.
 Dans son voyage intérieur, Bardamu doit faire face à ses propres démons. 
						Tout d'abord, sa peur est indéniablement liée aussi bien 
						à la guerre qu'à la mort. Certainement, Bardamu est 
						anxieux par lâcheté et le reconnaît volontiers, et cette 
						peur jouit d'une dimension romanesque bien plus large 
						dans la fiction de Céline. Effectivement, il est dans la 
						nature de l'homme d'être lâche, comme le montre par 
						exemple la cruauté des Blancs en Afrique ; et les 
						limites de Bardamu sont aussi celles du genre humain ; 
						ce qui pourrait s'apparenter aux propos de Freud pour 
						qui " dans les névroses de guerre, ce qui fait peur, 
						c'est bel et bien un ennemi intérieur. "
 (Youssef Ferdjani, Voyage : un Culte du Moi paradoxal, BC n° 423, novembre 
						2019).
 
						  
						  
						********* 
						  
						  
						           
						JOUHANDEAU et la MORT de CELINE.
 Le samedi 1er juillet 1961 mourait, dans son 
						pauvre pavillon des hauteurs de Meudon dans un décor de 
						terrain vague et de banlieue à la Marcel Carné, le 
						docteur Destouches - en littérature, Louis-Ferdinand 
						Céline - l'un des plus grands écrivains de notre temps.
 Ce jour d'été d'il y a vingt ans, l'auteur du " Voyage au bout de la nuit 
						", revêtu de sa robe de chambre usée, incolore, et 
						chaussé de ses vieilles savates, avait dit à sa
  femme, 
						l'ancienne danseuse Lucette Almanzor : " Je voudrais 
						m'étendre un peu ". Après avoir fermé les yeux quelques instants, il les rouvrit pour 
						murmurer ce qui reste ses dernières paroles : " Il 
						faudra penser à mettre les lettres à la poste... " Une 
						phrase de tous les jours, une réflexion de père 
						tranquille qui surprend dans la bouche d'un homme qui, 
						tant de fois dans tant de pages fameuses, hurla, injuria 
						et blasphéma avec son génie inégalé de pamphlétaire.
 
						 Pour le vingtième anniversaire de 
						la mort de cet écrivain ô combien non-conformiste et qui 
						eut le courage d'aller jusqu'au bout de son destin tout 
						en sachant qu'il avait choisi la mauvaise voie, la " 
						Revue célinienne " (Trolieberg 20, 3200 Kessel-Lo, 
						Belgique) a publié un numéro spécial de plus de 80 
						pages, illustré de plusieurs documents photographiques 
						inédits et composé de témoignages riches d'enseignement.
						
 Les éditeurs ont eu l'excellente initiative de reproduire, en guise de 
						préface, ces propos de Marcel Jouhandeau : " Du moment 
						que nos erreurs ne reposent pas sur un intérêt, qu'elles 
						n'ont pas été dictées par un bon calcul, surtout si 
						elles n'ont réussi qu'à nous ruiner et à faire de nous 
						des martyrs, elles n'ont rien de regrettable.
 
 " En politique, on ne peut guère que se tromper ou être trompé, tout n'y 
						étant que partis, partis pris qui aboutissent trop 
						souvent à des fanatismes opposés, aussi néfastes les uns 
						que les autres et à répandre le sang (on en pourrait 
						dire presque autant des religions).
 
						 " Ma conviction profonde à l'égard 
						de Ferdinand Céline, c'est qu'il n'avait pas plus 
						d'illusions sur les idées que sur les hommes et parce 
						qu'individu exceptionnel, comme son langage, il était 
						singulier, singulièrement impair, comparable et 
						réductible à rien d'autre qu'à lui-même, il me semble 
						mériter d'être respecté à l'égal de certans cyniques de 
						l'antiquité. Louis-Ferdinand Céline, c'est notre 
						Diogène. " (J.P.Tz). (BC n° 1, Premier trimestre 1982, p. 2).
 
						  
						 ********* 
						  
						        
						  
						LES MORTS DE CELINE. 
						  Je leur ferai à tous... Hou 
						! rouh !... Hou !... rouh !... Ils crèveront de peur... 
						" Je suis de ces auteurs qui ont du souffle, du 
						répondant, du biscoto. J'emmerde le genre humain à cause 
						de mon répondant terrible, de ma paire de burnes 
						fantastiques (et bordel de dieu je le prouve !). Je 
						jute, je conclus, je triomphe, je trempe la page de 
						plein génie... De vous à moi, entre copains, c'est ce 
						qu'on me pardonne pas du tout, à la ronde, ce qu'on me 
						pardonnera jamais, jamais, la façon que je termine, que 
						j'achève les entreprises, que je vais au pied comme une 
						reine, à tous les coups 1.
						" 
						 Louis-Ferdinand Céline est-il mort 
						le 7 décembre 1932 quand le roman de Guy Mazeline, 
						Les Loups, remporta le prix Goncourt pourtant dû à 
						l'auteur de Voyage au bout de la nuit, " un récit 
						romancé, dans une forme assez singulière et dont je ne 
						vois pas beaucoup d'exemples dans la littérature en 
						général. [...] du pain pour un siècle entier de 
						littérature, [...] le prix Goncourt 1932 dans un 
						fauteuil 2 " ?
  Est-il mort quatre ans plus tard quand, en juin 
						1936, deux mois après la publication de Mort à crédit, 
						il écrivit à Charles Bonabel : " Quant à mon petit 
						établi il a été littéralement balayé par un flot 
						prodigieux de haine imbécile et bouillante. Echaudé je 
						le suis quant à la vente ! Ce pays n'a plus qu'une 
						ferveur, le dénigrement. Tout ce qui sape gagne 
						3 ! " ? 
						 Est-il mort le 11 décembre 1937 
						lorsqu'il démissionna du dispensaire municipal de 
						Clichy, dirigé par le médecin juif et communiste 
						Grégoire Ichok, quelques mois après la publication de 
						Mea culpa, un court pamphlet qu'il rédigea après son 
						séjour dans l'Union des Républiques Socialistes 
						Soviétiques 4 
						?Est-il mort à l'occasion du lancement de Bagatelles pour un massacre, 
						le 31 décembre 1937, pamphlet à l'origine de l'abandon 
						de l'écriture de Casse-pipe, et pour lequel il 
						écrivit à Marie Canavaggia, sa secrétaire : " Qui m'a 
						défendu pour M. à crédit ? Des tenants de la 
						haute littérature ? Qui ? Ce fut n'est-ce pas l'hallali 
						le plus lâche, le plus injuste, le plus écœurant... 
						Alors, je n'ai d'intention que du berger à la bergère... 
						Je me fous cosmiquement d'être impartial ou même 
						scrupuleux... Je suis en guerre contre tous. Comme tous 
						furent solidaires pour essayer de me réduire à rien. 
						Ceci est peut-être mesquin mais c'est solide et 
						pondérable. Ce n'est pas du vent. Tous ces " Soyez 
						noble... soyez au dessus... ne vous mêlez pas de ces 
						bassesses, etc... " sont des propos de juifs. Pour que 
						nous prenions les coups de pieds au cul avec le sourire 
						et que crevions en souplesse. [...] Ce livre est rédigé 
						sous le signe du plus grand désagrément. Il n'est 
						pas fait pour plaire - à personne 
						5. " ?
 
						 Est-il mort le 21 juin 1939 après 
						avoir été condamné par la 12e chambre correctionnelle à 
						4 400 francs d'amende de dommages et intérêts pour 
						injure et diffamation envers Pierre Rouquès, suite à la 
						publication, fin 1938, de L'Ecole des cadavres, 
						écrit polémique dans lequel il réclamait une alliance 
						militaire, politique et économique avec l'Allemagne, 
						alors que les armées d'Adolf Hitler venaient d'entrer à 
						Prague 6 
						?Est-il mort en décembre 1941 quand Les Beaux Draps, ce manifeste de 
						l'utopie célinienne dédié " à la corde sans pendu ", fut 
						accueilli sans ferveur par la presse collaborationniste 
						et interdit par le ministère de l'Intérieur dans la zone 
						libre 7 
						?
 Est-il mort en 1944 quand les journaux se montrèrent décontenancés 
						par Guignol's band, ce " kaléidoscope d'images 
						pénibles souvent ordurières 
						8 " publié le 
						15 mars et jugé en décalage avec ses prises de position 
						publiques depuis 1936 
						9 ?
 Est-il mort en 1952 quand, deux ans après son retour d'exil, persuadé 
						qu'il suffirait de présenter sur les étalages le " 
						nouveau Céline " pour vendre les 33 000 exemplaires
  de l'édition courante, il accusa Gallimard d'organiser 
						la mévente de Féerie pour une autre fois 
						
						10 ? 
						 Est-il mort en janvier 1955 quand, 
						après avoir constaté que Normance ne serait pas 
						plus un succès de vente que le premier Féerie, il 
						se faisait traiter de " mufle " par Jean Paulhan 
						11, l'un des 
						fondateurs du Comité national des écrivains, l' "anémone 
						languide " qui avait pourtant fait les premières 
						approches pour une réédition de Voyage au bout de la 
						nuit chez Gallimard ?Est-il mort en 1957 quand, fort des 23 000 exemplaires de D'un château 
						l'autre vendus en une année, il " rallie le fumier 
						(doré) du Système 13 
						" en faisant son grand retour sur la scène littéraire ?
 Est-il mort en 1960 quand les Editions Gallimard durent retirer de la 
						vente Nord, ultime roman paru de son vivant, à la 
						suite de la plainte déposée par la propriétaire du 
						manoir de " Zornhof " qui s'y était jugée diffamée
						13 ?
 Est-il mort le 30 juin 1961 quand, exténué, il annonça à Lucette que 
						Rigodon était terminé et lui demanda d'acheter un 
						stylo avec lequel il fera sa copie de mise au net, avant 
						d'être emporté par une hémorragie cérébrale gauche le 
						1er juillet 1961 14, 
						laissant ainsi un texte complet, mais qui n'avait pas 
						reçu la dernière mise au point d'une copie définitive
						15 ?
 
						  Céline n'est pas mort. " Pléiadisé 
						", objet d'un nombre incalculable d'études et de 
						publications en tous genres, présent dans les journaux, 
						à la radio, au cinéma, dans les postes télévisés, les 
						métros, dans les rayons des bibliothèques nationales, 
						municipales et privées, sur Internet et Facebook, dans 
						toutes les bouches (bienveillantes ou dédaigneuses, 
						instruites ou profanes), l'auteur de Mort à crédit 
						n'en finit pas d'exister et de se rappeler à notre bon - 
						ou mauvais - souvenir. " Je veux passer fantôme ici, dans mon trou... dans ma tanière... Je leur 
						ferai à tous... Hou ! rouh !... Hou !... rouh !... Ils 
						crèveront de peur... Ils m'ont assez emmerdé du temps 
						que j'étais vivant... Ca sera bien mon tour...16 
						"
 (Emeric Cian-Grangé, Spécial Céline n°28, avril-mai-juin 2018, P.33).
 
 1. L'Ecole des cadavres, Denoël, 1938.
 2. Lettre aux Editions de la NRF, peu avant le 14 avril 1932, (Lettres, 
						Gallimard, Pléiade, 2009).
 3. Lettre à Charles Bonabel, juin 1936, (Lettres, Pléiade, 2009)
 4. Lettre à Karen Marie Jensen, 6 février 1937, (Lettres, Pléiade, 2009).
 5. Lettre à Marie Canavaggia, 26 octobre 1937, (Lettres, Pléiade, 2009).
 6. Préface de la réédition de L'Ecole des cadavres, Denoël, 1942.
 7. François Gibault, Céline : 1932-1944, délires et persécutions, Mercure 
						de France, 1985).
 8. Jacques de Lesdain, Aspects, 2 juin 1944.
 9. Georges Blond, L'Echo de Paris,15 avril 1944.
 10. Lettre à Claude Gallimard, 12 septembre 1952, 
						(Lettres, Pléiade, 2009).
 11. Lettre de Jean Paulhan à Céline, 14 janvier 1955, 
						(Lettres, Pléiade, 2009)
 12. Pierre-Antoine Cousteau, Rivarol, 20 juin 1957.
 13. Les Editions Gallimard publient au mois d'octobre 
						1964, une édition dite " définitive " de Nord, dans 
						laquelle tous les noms propres sont remplacés.
 14. Certificat du Dr Willemin.
 15. Le déchiffrement du manuscrit fut réalisé par Mme 
						Destouches, aidée de Me André Damien, puis de Me Gibault. 
						Le roman définitif paru en février 1969, sept ans et 
						demi après la mort de Céline.
 16. Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937.
 
						  
						  
						                                                                                                                           
						********* 
						  
						  
						           
						TROIS CATEGORIES D'IMAGES DE MORT... 
						 Dans tout texte célinien la 
						mort est là, injuste et absurde, elle guette les hommes 
						et la matière. Dans sa préface de 1932 au Voyage au 
						bout de la nuit, Céline écrit que  
      					notre 
						voyage " va de la vie à la mort ". Dans Mort à crédit, 
						Ferdinand craint par anticipation pour des gens qu'on 
						perd " sur la route... des potes qu'on ne reverra 
						plus... plus jamais... qu'ils ont disparu comme des 
						songes... que c'est terminé... évanoui... qu'on s'en ira 
						soi-même se perdre aussi... [...] dans tout atroce 
						torrent des choses, c'est triste, c'est infâme - 
						Ferdinand crie son désespoir pour tous ces " 
						innocents qui défilent le long des vitrines " qui 
						passent, qui s'en vont, inexorablement. 
						 Pour les besoins de notre analyse , 
						nous distinguerons , suivant le critère de leur 
						dimension macabre et comique, trois catégories des 
						images de mort. Tout d'abord il y a des morts des 
						innocents, celles des enfants et des animaux, qui sont 
						pudiques, où l'on ne voit pas le cadavre et qui sont 
						exemptes d'éléments macabres. Un autre groupe constitue 
						les morts " méritées ", comme celle de Robinson ou de la 
						grand-mère Caroline, où l'on assiste à l'agonie et où le 
						macabre, biologique ou imaginatif apparaît mais reste 
						dans le registre de l'ordinaire. La troisième catégorie 
						enfin, apanage de Mort à crédit, constitue non 
						pas des images mais des visions de mort, de vraies 
						danses macabres où l'escalade des détails scabreux, 
						dégoûtants, terrifiants atteint son paroxysme. 
						 Les représentants par excellence du 
						premier groupe nous paraissent le petit Bébert de
						Voyage au bout de la nuit et la chienne Bessy 
						dans D'un château l'autre. Nous avons choisi ces 
						deux exemples parce qu'ils nous semblent 
						particulièrement impressionnants et riches en 
						connotations littéraires.Bébert est le petit neveu de la concierge que le docteur Bardamu, 
						avec toutes ses connaissances médicales, n'arrive pas à 
						sauver de la mort. Emu, profondément bouleversé par son 
						impuissance de médecin, Bardamu cherche la consolation 
						dans la transcription en bas français de la célèbre 
						lettre de Montaigne à sa femme, ce qui confère à son 
						drame un air comique, hautement littéraire. Par contre 
						nous n'assistons ni à l'agonie de l'enfant ni ne voyons 
						son cadavre. Même ses funérailles nous sont
  épargnées. La mort " belle, discrète, fidèle ", émouvante, est celle de la chienne 
						Bessy. [...] Cette belle mort, sans " le tralala 
						" qui nuit aux hommes qui jouent leur agonie, rappelle 
						cependant de façon singulière le topoï de la mort 
						exemplaire remontant à la Chanson de Roland. Elle semble 
						calquée sur celle du fidèle chevalier qui expire la tête 
						tournée vers le nord, vers la douce France. Réminiscence 
						littéraire ou non, cette mort n'est qu'émouvante, sans 
						aucun trait macabre.
 
						  Le deuxième groupe des morts sont 
						les morts " méritées " selon l'idée de Céline 
						lui-même que la mort se mérite, irrévocable, atroce, 
						encore faut-il la payer. " C'est pas gratuit de 
						crever ! C'est un beau suaire brodé d'histoires qu'il 
						faut présenter à la Dame ". Si les deux morts du 
						premier groupe sont mineures dans le sens qu'elles 
						n'infligent pas directement sur l'intrigue, les morts de 
						Robinson et de la grand-mère Caroline ont un fort impact 
						sur l'avenir des protagonistes, Bardamu et Ferdinand.Robinson, ce double maudit de Bardamu, meurt d'amour, il est blessé à mort 
						par la femme qui l'aime et qui refuse de tolérer le 
						manque d'amour de la part de son bien-aimé. Bardamu, 
						impuissant, assiste à l'agonie de son ami. Il est gêné : 
						en tant que médecin il ne peut pas l'aider et en tant 
						qu'ami il n'arrive pas à compatir. Ils étaient " 
						malins " tous les deux et quand on est " malin 
						" il est difficile d'éprouver du chagrin.
 [...] Cette scène émotive (dans le sens que donne Céline à ce 
						qualificatif), avec ses détails de salle de dissection, 
						prolongée par celle du transport du corps sur une 
						civière au poste de police, clôt le roman et par le fait 
						même acquiert une importance capitale. Comique, elle ne 
						l'est sûrement pas, elle est paradoxale et dérisoire par 
						sa qualification du crime d'amour et la condition du " 
						malin " de l'agonisant - il a bien mérité sa mort, 
						absurde comme sa vie elle-même.
 
						 La mort de la grand-mère Caroline 
						dans Mort à crédit est plus complexe. La scène de la 
						mort, la nuit, précédée par la réunion de la famille et 
						la longue attente, présente plusieurs points communs 
						avec celle de la grand-mère de Proust dans Du côté 
						des Guermantes. Après les adieux, la famille attend, 
						" contractée " dans une pièce attenante. L'agonie est 
						pudique, l'on ne voit pas l'agonisante ; " une sorte 
						de hoquet " annonce la mort. La mère 
						s'évanouit. La description du deuil de la famille et de 
						l'enterrement est sobre. En somme une mort digne, bien 
						ancrée dans la tradition, inspirée de grande 
						littérature. Les éléments macabres et comiques 
						surviennent plus tard. La mère qui mène le grand deuil 
						fait amener les siens et son amie, Mme Divonne, au 
						cimetière. On visite le tombeau de Caroline, on apporte 
						les fleurs, toujours les roses, ses préférées, on change 
						les vases, on décore l'intérieur. Ferdinand est sensible à la présence de sa grand-mère : " elle était 
						pas loin là-dessous ". Le caveau est propre et bien 
						entretenu. [...] Après être sortie du cimetière, Mme 
						Divonne annonce qu'elle a faim et qu'elle voudrait bien 
						manger de la galantine. L'idée même de galantine écœure 
						le garçon. " Je pensais plus qu'à vomir... Je pensais 
						à la galantine... A la tête que devait avoir là-dessous, 
						maintenant Caroline... à tous les vers... les bien 
						gras... des gros qu'ont des pattes... qui devaient 
						ronger... grouiller dedans ". Et effectivement il 
						vomit sur le pantalon de son père. Le père, furieux, 
						honteux, entre dans une de ses colères : il s'en va 
						feignant de ne plus connaître sa famille.
 
						 Le troisième groupe est constitué 
						des visions de mort situées sur la crête du registre du 
						macabre. Dès le début de Mort à crédit le délire 
						monte, atteignant le sommet de l'absurde et du dérisoire 
						avec les deux suicides : de Nora Merrywin et de Courtial 
						des Pereires. Le roman commence par la mort de la 
						vieille concierge du narrateur. La disparition de cette 
						" douce et gentille et fidèle amie " suscite la 
						révolte chez Ferdinand adulte. A qui en parler, à qui 
						écrire ? Il en éprouve de la haine pour ceux qui ont 
						disparu laissant le vide autour de lui. La mort se 
						mérite. Est-ce pour cela que les morts les plus 
						spectaculaires sont l'apanage des personnes les plus 
						spectaculaires, les plus hautes en couleurs comme Nora 
						ou Courtial ?
 Madame Nora Merrywin exerçait sur Ferdinand un vrai sortilège. " Ses 
						mains... le visage, c'était une petite féerie rien que 
						de les regarder... C'étaient des ondes, des magies, au 
						moindre sourire... Ses cheveux aussi, dès qu'elle 
						passait devant la cheminée, devenaient tout lumière et 
						jeux !... Sa voix, c'était comme le reste, un
  sortilège 
						de douceur... " La faillite et la fermeture 
						imminente du collège poussent cette femme au suicide. La 
						description des derniers moments précédent le suicide et 
						la noyade elle-même, présentée dans le langage violent, 
						vulgaire, obscène, avec tous les détails pornographiques 
						des " adieux " de Nora et de Ferdinand provoque un 
						malaise profond. La longue scène, à la fois lyrique et 
						grossière, de la mort de Nora est d'une atrocité inouïe. 
						Le rapport de Ferdinand soulève le cœur. 
						Il regarde d'en haut " le petit carré blanc " 
						emporté par les vagues et entend même, par un effet 
						fantastique, ce dernier hoquet qui fait évacuer la vie. 
						 La mort de Courtial des Pereires, 
						personnage haut en couleur, atteint dans le paroxysme du 
						délire macabre de sa relation, la ligne de crête de 
						l'absurde, de la déraison et du comique. C'est la 
						faillite, comme dans le cas de Nora qui pousse Courtial 
						à se suicider. Il n'est pas comme la " fée " du Meanwell 
						College, la victime innocente de la ruine de son mari - 
						Courtial, inventeur fantasque, est homme de volonté, 
						c'est lui qui entraîne dans son désastre les autres. 
						Acculé au désespoir, il assume la catastrophe qu'il a 
						provoquée par sa mort qui, sous la plume de Céline, 
						devient une vraie apocalypse. L'histoire de son suicide 
						comprenant sa disparition, la découverte du corps, son 
						déplacement, l'arrivée des gendarmes, la veillée, la 
						visite du chanoine fou, jusqu'à l'enlèvement du corps 
						dans l'ambulance, compte plus de 45 pages (1036-1082).[...] Les atrocités se superposent parce que le corps est gelé, il adhère 
						à la surface graveleuse de la route et il faut le 
						transporter. La description est détaillée : il faut 
						retirer le canon, mettre le cadavre sur la brouette. Le 
						sang gicle, il n'arrête pas de gicler. Tout le long 
						passage concernant les péripéties de la veuve et de 
						Ferdinand avec le cadavre est pénible à lire. Les images 
						macabres, atroces avec leurs scènes sanglantes, le 
						désespoir d'Irène, le traitement infligé au corps par le 
						chanoine fou atteignent un tel degré d'horreur qu'elles 
						deviennent comiques. C'est trop, c'est une vraie danse 
						macabre où l'épouvante se mêle au comique car son 
						illustration est folle et fausse.
 
						 [...] Le langage, lui aussi 
						imaginatif, permet à Céline de donner à ses écrits ce 
						ton violent et en même temps léger qui masque la 
						réalité. Il lui superpose sa propre réalité qui, quoique 
						calquée sur le réel, est imaginaire et illusoire. La 
						misère de Céline, et c'est dans sa présentation que la 
						griffe du génie se révèle dans toute sa puissance, est 
						une misère, somme toute, fantastique comme est 
						fantastique le cortège des morts dans Voyage au bout 
						de la nuit. Il est possible de se retrouver la nuit 
						place du Tertre, il est vrai que les gens meurent, nous 
						pouvons accorder que c'est absurde, nous pouvons croire 
						que leurs esprits vivent éternellement mais il ne nous 
						est pas possible de les voir cavaler dans le ciel 
						nocturne.La vision célinienne de la misère est construite selon le même schéma, 
						tous les éléments sont ou peuvent être vrais, c'est leur 
						rassemblement qui est extravagant. L'absurde et la 
						dérision semblent venir de cette unification fallacieuse 
						: il y a toujours quelque détail qui détonne et qui 
						peut, à tout moment, dégénérer devenant monstrueux, 
						gigantesque.
 
						  Les images des morts, surtout 
						celles du troisième groupe ainsi que celles de la " 
						mistoufle ", paraissent l'œuvre 
						de cette imagination  puissante qui, mariée à 
						l'humour noir, met en mouvement la spirale de l'absurde 
						qui transforme ce qui était réel en illusoire et ce qui 
						était terrifiant en burlesque ou tout simplement 
						comique. Et le rire est cette victoire de l'intellect 
						sur le mal dont parlait Rabelais.(Anna, Kukulka-Wojtasik, BC n° 405, mars 2018).
 
						  
						  
						                                                                                                                             
						********* 
						  
						 
						        
						SOUDAIN, DANS UNE ENCOIGNURE, SON AILE DE 
						GOELAND VA FRAPPER LE DIEU DE DELPHES...  L'été a 
						surgi, torride. Il se retire sous la pierre de sa 
						maison, brûlante comme la Casbah. Il ne supporte plus le 
						soleil, sortant au crépuscule : " Je vais aux 
						commissions. " Il rapportait de Billancourt la viande 
						des bêtes, marcheur qui a perdu son ombre. Les gens de 
						Meudon en le croisant auraient pu dire, comme les 
						habitants de Vérone au sujet de Dante : " Eccovi l'uom 
						ch'è stato all Inferno " (Voyez, l'homme qui a été en 
						enfer).C'en est fait de la nature. Le sacrifice commence. Le plumage doré des 
						tourterelles semble lever des soleils au couchant. La 
						nuit, la tempête est intolérable. Au-delà des jardins 
						fleuris, tout se consume, la ville ne dort pas, même 
						parmi le sommeil ; les jupes ne tiennent plus et 
						discrètement les receveurs d'autobus mettent leur 
						mouchoir sur la nuque. L'été pâle chauffe le dôme des 
						Invalides au milieu du désert, et toute la lumière 
						éclaire les ténèbres dans cette année 1961, qui ne sera 
						dans l'Histoire que celle de la mort de Céline.
   Après bien 
						des allers et retours, il terminait. Hemingway fait 
						aussi le tour du cadran, tragédie du chasseur que ses 
						chevrotines vont répandre en lambeaux sur trois étages de façade. L'eau, les baigneurs, la pourriture extrême de l'été, la fumée des 
						sacrifices, quatre notes d'une péniche sur la Seine. 
						Table rase. Les mouches pullulent. On dort. Les 
						dentelles des vacances festonnent autour de la flamme du 
						Vésuve. Les matelots blancs pensent aux villages de la 
						Calabre, aux ânes des fermiers et les radars des navires 
						de guerre tournent sans bruit, le pape bâille, le bitume 
						fond. Tout est terni. La nuit porte à son paroxysme la 
						vision célinienne de la catastrophe présente, l'échec de 
						toute révolution vivante, en tant que poussée d'être et 
						de liberté face à la dialectique de l'histoire en marche 
						vers sa propre fin.
   Et Céline, 
						dans une encoignure, frappe le Dieu de Delphes de son 
						aile de goéland, et le livre est écrit.
 Aussitôt, il meurt.
 La voie solaire s'est refermée.
   Le 1er 
						juillet 1961, Louis-Ferdinand Céline est mort dans le 
						plus grand secret, terrassé, sur son couvre-lit 
						écarlate, d'une rupture d'anévrisme. La veille, 
						s'extirpant de ses catacombes, il était monté au balcon 
						boire aux glycines. Un instant, au milieu des éclairs de 
						chaleur, il était apparu comme un retraité sur la digue 
						du port, regardant sortir et entrer les navires, ce 
						monde, comme il disait, qui bagotte, s'en va, s'en 
						revient.Et maintenant, malgré la clandestinité, malgré les quatre gerbes de 
						glaïeuls et de fleurs champêtres contrevenant à la 
						conspiration du silence, quel solennel apparat, quel 
						sombre mélancolie de l'être écartelé sur l'abîme de ses 
						plus secrets vertiges ornaient cette parole menaçante 
						contre laquelle on ne pourrait plus rien ?
 Cependant, Lucette, danseuse de l'Opéra Comique, veuve de ce Convive de 
						pierre qui a fixé à jamais tout le drame de ce signe 
						bipolaire Hitler-Staline, fermait, du médius droit, les 
						paupières de l'homme seul.
   C'était il y 
						a cinq ans. Humainement parlant, on enterrait Céline, 
						non comme Marlborough, dont on pouvait évaluer les 
						victoires ; on le portait en terre dans l'horreur de ce 
						jour sans ombre, comme le Juif au visage de supplicié 
						sur le chemin de sa libération. Et dans l'apaisement des 
						condoléances distraites, sous la dalle marquée d'un 
						voilier, Destouches, exclu de la horde, devenait à 
						jamais l'oiseau bizarre au-dessus des Totems, ses livres 
						eux-mêmes.(Dominique de Roux, La mort de L.F. Céline, la petite vermillon, 
						octobre 2007, p.190).
     
						                                                
						     *********
                      
						
						Pas d'église, pas de discours.   
						L'enterrement de Céline est prévu 
						pour le mardi 4 juillet. A 8 heures du matin, le corps 
						est mis en bière. Lucien Rebatet et quelques intimes 
						saluent une dernière fois la dépouille : " Le cercueil 
						était posé dans sa chambre à coucher, à côté de la porte 
						de la salle de bains grande ouverte. On voyait le 
						lavabo, les serviettes, et en tournant la tête de 
						l'autre côté, les hardes de Louis-Ferdinand, ses cinq ou 
						six canadiennes élimées, accrochées en tas au 
						portemanteau. " (Lucien Rebatet, Journal). Sur le cercueil en chêne verni, une simple plaque : " Louis-Ferdinand 
						Destouches (1894-1961) ". Exécuteur testamentaire des 
						dernières volontés de Céline, Roger Nimier est arrivé à 
						Meudon au volant de sa vrombissante Aston Martin avec 
						deux journalistes pour que l'évènement soit relaté dans 
						la presse.
   Ils rendront 
						compte du dernier voyage de Louis-Ferdinand Céline dans 
						leurs journaux respectifs. André Halphen dans 
						Paris-Presse-L'Intransigeant, et Roger Grenier dans
						France-Soir. Un photographe, Claude Lechevalier, 
						immortalise la cérémonie pour le compte de 
						France-Soir. A 8 h 45, au moment où le corps quitte 
						la " ville Maïtou ", une pluie fine se met à tomber. 
						Roger Grenier évoque la scène: " Suivi de quelques 
						voitures, le corbillard entama la montée, à travers les 
						rues de Meudon, vers le cimetière des Longs-Réages. Il 
						continuait à pleuvoir. Le convoi n'est pas passé par 
						l'église, et il n'y a pas eu de discours. "André Halphen, plus lyrique : " La pluie à commencé à tomber, fine, à 
						l'instant où les croque-morts ont sorti du pavillon de 
						la route des Gardes, à Meudon, la bière en chêne verni. 
						Il était 8 h 45 ce matin. Vingt et une minutes plus 
						tard, au moment précis où le dernier des trente intimes 
						a quitté l'ancien cimetière de Bellevue, le soleil est
  revenu [...]. La cérémonie avait été simple, rapide, 
						sans aucun apparat. Telle qu'il l'avait souhaitée. 
						Quelques couronnes de fleurs rouges : roses, glaïeuls,
						œillets. Un caveau 
						provisoire dans le coin du vieux cimetière. A trois 
						mètres d'un dolmen. "   Une vingtaine 
						de personnes sont présentes pour un dernier adieu. 
						Lucette Destouches, Colette Turpin, Serge Perrault, 
						Roger Nimier, Gaston Gallimard, venu avec un prêtre pour 
						bénir le corps, Claude Gallimard, Marcel Aymé et ses 
						éternelles lunettes fumées, Lucien Rebatet, Robert 
						Poulet, l'acteur Jean-Roger Caussimon, le metteur en 
						scène Max Revol, et Renée Cosima, l'épouse de Gwenn-Aël 
						Bolloré, Arletty, retenue à Belle-Ile s'est excusée, 
						mais sera présente à l'inhumation définitive en octobre. 
						Selon certains témoins, Gen Paul se serait rendu au 
						cimetière, mais aurait été éconduit par le personnel 
						funéraire. L'enterrement est bref : " A peine au 
						cimetière, le cercueil a été glissé dans la fosse. 
						Quelques fleurs et c'en fut fini à jamais du docteur 
						Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, dont la vie 
						fut si longtemps pleine de bruit et de fureur. Il était 
						à peine neuf heures du matin. " (Roger Grenier, D'un 
						enterrement, l'autre). Une photographie publiée dans France-Soir représente Lucette 
						Destouches et Colette Turpin côte à côte. Lucien Rebatet 
						commentera ironiquement la cérémonie : " Nous avons tous 
						jugé qu'il était parfaitement dans l'ordre de ce temps 
						que le plus grand écrivain français d'aujourd'hui fût 
						enterré ainsi, à la sauvette, par une poignée de 
						copains, beaucoup plus pauvrement qu'un concierge. " (Lucien 
						Rebatet, Journal).
  Le lendemain, 
						5 juillet 1961,un communiqué diffusé par l'agence 
						France-Presse officialise la disparition de l'écrivain : 
						" La mort de Louis-Ferdinand Céline - survenue samedi 
						dernier, à 18 heures - avait été soigneusement cachée 
						par sa femme et ses amis. Les obsèques ont eu lieu hier 
						matin dans la plus stricte intimité. C'est à 8 h 45, 
						sous une pluie fine, que le fourgon mortuaire a quitté 
						la villa de Meudon pour gagner directement le cimetière. 
						Une cinquantaine d'amis entouraient Madame Lucette 
						Almanzor, veuve de l'écrivain. "La nouvelle est diffusée à la radio. Ultime visiteur connu à Meudon, 
						Christian Dedet se rappelle le choc en entendant la 
						nouvelle de la mort de l'écrivain à la radio : " 
						Quelques instants plus tard, je reçois un coup de 
						téléphone. C'est Henny Dory : " Tu vois Christian, je te 
						l'avais bien dit qu'il allait mourir ! " (Témoignage 
						de Ch. Dedet à l'auteur).
   Avec des 
						degrés divers, la presse rendra compte de la disparition 
						de l'écrivain. Mais de tous ces hommages, c'est Roger 
						Nimier qui écrira le plus beau texte sur la mort de 
						Céline. Texte d'autant plus beau qu'il est sobre et bref 
						: " Le Voyage est fini. Louis-Ferdinand Céline 
						est arrivé devant la nuit. Tant de guerres, tant de 
						misères, tant de haines traînées après soi, tant de 
						génie, tant de douceur secrète, c'est un mort bien 
						lourd, sur des jambes fragiles. Le siècle lui avait fait 
						l'honneur d'une trépanation et d'une médaille militaire. 
						Il le laissera partir comme il l'avait reçu. On ne 
						l'enfermera pas dans un Panthéon ou dans quelque 
						nécropole littéraire. Il est parti tout seul dans la 
						grande banlieue des morts. Il va peut-être retrouver 
						Robinson, bien changé lui aussi, comme on se retrouvait 
						au hasard d'une bataille. Céline est mort comme Proust, acharné à finir son dernier livre, 
						Rigodon. Il est mort de fatigue, après avoir trop 
						donné de lui, partout, par la sympathie des animaux 
						souffrants les uns pour les autres. Mourir, quand on 
						n'a pas d'imagination, ce n'est rien. Quand on en a, 
						c'est trop. "
 (David Alliot, Madame Céline, Tallandier, janvier 2018, p.210).
                                                                                                                                
						*********     
						
						  
						 La 
						mort de Courtial des Pereires. 
					
						 
						
						 La matinée 
						allait finir, il devait être à peu près onze heures... 
						Le vache facteur réapparaît... C'est moi qui l'aperçois 
						le premier... Je regardais un peu par la fenêtre... Il 
						se rapproche... Il rentre pas... Il reste planté là 
						devant la porte... Il me fait signe à moi de sortir... 
						qu'il veut me causer... que je fasse vite... Je 
						bondis... Il me rejoint sous le porche, il me chuchote, 
						il est en émoi...- Dépêche-toi ! Cavale voir ton vieux !... Il est là-bas sur la route, 
						après le passage de la Druve... à la remontée de 
						Saligons !... Tu sais la petite passerelle en bois ?... 
						C'est là qu'il s'est tué !... Les gens des " Plaquets " 
						ils l'ont entendu... Le fils Arton et la mère Jeanne... 
						Il était juste après six heures... Avec son fusil... le 
						gros... Ils m'ont dit de vous dire... Que tu l'enlèves 
						si tu veux... Moi j'ai rien vu... t'as compris ?... Eux 
						ils savent rien non plus... Ils ont entendu que le 
						pétard... Et puis tiens voilà deux lettres... Elles sont 
						toutes les deux pour lui...
 Il a même pas fait un " au-revoir "... Il est reparti le long du mur... 
						Il avait pas pris son vélo, il a coupé à travers 
						champs... Je l'ai vu rejoindre la route en haut, celle 
						de Brion, par la forêt.
 
						 (...) Après une 
						grande traite en plat... à travers les molles cultures 
						c'était une raide escalade à flanc de colline... Arrivés 
						là, tout là-haut, on
						 découvrait 
						bien par exemple !... pour ainsi dire tout le paysage 
						!... On soufflait pire que des bœufs avec la patronne... 
						On s'est assis une seconde, au revers du remblai pour 
						mieux dominer... Elle avait pas très bonne vue la pauvre 
						baveuse... Mais moi je biglais de façon perçante... On 
						me cachait absolument rien à vingt kilomètres 
						d'oiseau... De là, du sommet, après la descente et la 
						Druve qui coulait en bas... le petit pont et puis le 
						petit crochet de la route... Là j'ai discerné alors en 
						plein... au beau milieu de la chaussée, une espèce de 
						gros paquet... Y avait pas d'erreur !... A peut-être 
						trois kilomètres ça ressortait sur le gravier... Ah ! Et 
						puis à l'instant même... Au coup d'œil... j'ai su qui 
						c'était... A la redingote !... au gris... et puis au 
						jaune rouille du grimpant... On s'est dépêché 
						dare-dare... On a dévalé la côte... " Marchez toujours ! 
						marchez toujours ! que j'ai dit... Suivez ! vous ! tout 
						droit !... Moi je pique par là... par le sentier !... " 
						Ça me coupait énormément ... J'étais en bas à la 
						minute... Juste sur le tas... Juste devant... 
						 Il était tout 
						racorni le vieux... ratatiné dans son froc... Et puis 
						alors c'était bien lui !... Mais la tête était qu'un 
						massacre !... Il se l'était tout éclatée... Il avait 
						presque plus de crâne... A bout portant quoi !... Il 
						agrippait encore le flingue... Il l'étreignait dans ses 
						bras... Le double canon lui rentrait à travers la 
						bouche, lui traversait tout le cassis... Ca embrochait 
						toute la compote... Toute la barbaque en hachis !... (...) Le vieille elle a bien regardé tout... Elle restait là plantée 
						devant... Elle a pas fait ouf !... Alors je me suis 
						décidé... " On va le porter sur le remblai... " que j'ai 
						dit comme ça... On s'agenouille donc tous les deux... On 
						ébranle un peu d'abord tout le paquet... On essaye de 
						décoller... On fait un peu de force... Je tiraille moi 
						sur la tête... Ça se détache pas du tout !... On a 
						jamais pu !... C'était adhérent bien de trop... Surtout 
						des oreilles qu'étaient toutes soudées !... C'était pris 
						comme un seul bloc avec les graviers et la glace...
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.619).
   
						                                                                                                                        
						*********   
						
						                La mort de sa 
						concierge. 
						
						  Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, 
						s’est arrêté chez elle. Il est là dans l’odeur de la 
						mort récente, l’incroyable aigre goût… Il vient 
						d’éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le 
						connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il 
						faut éteindre le feu dans la loge. A qui vais-je 
						écrire ? Je n’ai plus personne. Plus un être pour 
						recueillir doucement l’esprit gentil des morts… pour 
						parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour 
						soi tout seul !
 Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus 
						rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main… 
						Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit 
						hoquet. C’est tout. Bien des gens sont venus chez elle 
						autrefois pour me demander. Ils sont repartis loin, très 
						loin dans l’oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté 
						son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. 
						Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime 
						mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles 
						qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre 
						coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien 
						content.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1952, p.12).
 
						
						  
						
						  
						
						                                                                                                                            
						 ********* 
						
						  
				
						  
						
					
						       La mort de Gwendor 
						le Magnifique. 
						
				
						  
						Il 
						restait là Gustin, assoupi sur son escabeau, devant les 
						échantillons, le placard béant… Il ne pipait plus… il ne 
						voulait pas m’interrompre…- Il s’agit, que je l’ai prévenu, de Gwendor le 
						Magnifique, Prince de Christianie… Nous arrivons… Il 
						expire… au moment même où je te cause… Son sang 
						s’échappe par vingt blessures… L’armée de Gwendor vient 
						de subir une abominable défaite… Le Roi Krogold lui-même 
						au cours de la mêlée a repéré Gwendor… Il l’a pourfendu… 
						Il n’est pas fainéant Krogold… Il fait sa justice 
						lui-même… Gwendor a trahi… La mort arrive sur Gwendor et 
						va terminer son boulot… Ecoute un peu !
 
 « Le tumulte du combat s’affaiblit avec les dernières 
						lueurs du jour… Au loin disparaissent les derniers 
						Gardes du Roi Krogold… Dans l’ombre montent les râles de 
						l’immense agonie d’une armée… Victorieux et vaincus 
						rendent leurs âmes comme ils peuvent… Le silence étouffe 
						tour à tour cris et râles, de plus en plus faibles, de 
						plus en plus rares…
 - As-tu compris Gwendor ?
 - J’ai compris, ô Mort ! J’ai compris dès le début de 
						cette journée… J’ai senti dans mon cœur, dans mon bras 
						aussi, dans les yeux de mes amis, dans le pas même de 
						mon cheval, un charme triste et lent qui tenait du 
						sommeil… Mon étoile s’éteignait entre tes mains 
						glacées…  Tout se mit à fuir ! O Mort ! Grands remords ! 
						Ma honte est immense !... Regarde ces pauvres corps !... 
						Une éternité de silence ne peut l’adoucir !...
 - Il n’est point de douceur en ce monde Gwendor ! rien 
						que de légende ! Tous les royaumes finissent dans un 
						rêve !...
 - O Mort ! Rends-moi un peu de temps… un jour ou deux ! 
						Je veux savoir qui m’a trahi…
 - Tout trahit Gwendor… Les passions n’appartiennent à 
						personne, l’amour, surtout, n’est que fleur de vie dans 
						le jardin de la jeunesse.
 
 Et la mort tout doucement saisit le prince… Il ne se 
						défend plus… Son poids s’est échappé… Et puis un beau 
						rêve reprend son âme… Le rêve qu’il faisait souvent 
						quand il était petit dans son berceau de fourrure, dans 
						la chambre des Héritiers, près de sa nourrice la morave, 
						dans le château du Roi René… »
 Gustin il avait les mains qui lui pendaient entre les 
						genoux…
 - C’est pas beau ? que je l’interroge.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1952, p.23).
 
						  
				
						 
					
						 
												                                                                                                                                ********* 
						  
						  
						
						        
						La mort de Bébert. 
					
						 Elle a duré des semaines la 
						maladie de Bébert. J'y allais deux fois par jour pour le 
						voir. Les gens du quartier m'attendaient devant la loge, 
						sans en avoir l'air et sur le pas de leurs maisons, les 
						voisins aussi. C'était comme une distraction  pour 
						eux. On venait pour savoir de loin si ça allait plus mal 
						ou mieux. (...) Des conseils, j'en ai reçu beaucoup à 
						propos de Bébert. Tout le quartier en vérité, 
						s'intéressait à son cas. On parlait pour et puis contre 
						mon intelligence. Quand j'entrais dans la loge, il 
						s'établissait un silence critique et assez hostile, 
						écrasant de sottise surtout. Elle était toujours remplie 
						par des commères amies la loge, les intimes, et elle 
						sentait donc fort le jupon et l'urine de lapin. Chacun 
						tenait à son médecin préféré, toujours plus subtil, plus 
						savant. Je ne présentais qu'un seul avantage moi, en 
						somme, mais alors celui qui vous est difficilement 
						pardonné, celui d'être presque gratuit, ça fait tort au 
						malade et à sa famille un médecin gratuit, si pauvre 
						soit-elle.
 Bébert ne délirait pas encore, il n'avait seulement plus du tout envie de 
						bouger. Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu 
						de chair jaunie et mobile lui tenait encore au corps en 
						tremblotant de haut en bas à chaque fois que son cœur 
						battait. On aurait dit qu'il était partout son cœur 
						sous sa peau tellement qu'il était devenu mince Bébert 
						en plus d'un mois de maladie. Il m'adressait des 
						sourires raisonnables quand je venais le voir. Il 
						dépassa ainsi très aimablement les 39 et puis les 40 et 
						demeura là pendant des jours et puis des semaines, 
						pensif.
 Il fallait pressentir que cette maladie tournerait mal. Une espèce de 
						typhoïde maligne c'était, contre laquelle tout ce que je 
						tentais  venait buter, les bains, le sérum... le 
						régime sec... les vaccins... Rien n'y faisait. J'avais 
						beau me démener, tout était vain. Bébert passait, 
						irrésistiblement
  emmené, souriant. Il se tenait tout en 
						haut de sa fièvre comme en équilibre, moi en bas à 
						cafouiller. Bien entendu, on conseilla un peu partout et 
						impérieusement encore à la tante de me liquider sans 
						ambages et de faire appeler en vitesse un autre médecin, 
						plus expérimenté, plus sérieux. 
						
						  
						(...) Passant devant la maison le soir j'entrais pour 
						voir si tout ça n'était pas fini des fois. " Vous croyez 
						pas que c'est avec la camomille au rhum qu'il a voulu 
						boire chez la fruitière le jour de la course cycliste 
						qu'il l'a attrapée sa maladie ? " qu'elle supposait tout 
						haut la tante. Cette idée la tracassait depuis le début. 
						Idiote. " Camomille ! " murmurait faiblement Bébert, en 
						écho perdu dans la fièvre. A quoi bon la dissuader ? 
						(...) Vers le dix-septième jour je me suis dit tout de 
						même que je ferais bien d'aller demander ce qu'ils en 
						pensaient à l'Institut Bioduret Joseph, d'un cas de 
						typhoïde de ce genre, et leur demander en même temps un 
						petit conseil et peut-être même un vaccin qu'ils me 
						recommanderaient. Ainsi, j'aurais tout fait, tout tenté, 
						même les bizarreries et s'il mourrait Bébert, eh bien, 
						on n'aurait peut-être rien à me reprocher.
 (...) Pendant mon stage dans les écoles pratiques de la Faculté, Parapine 
						m'avait donné quelques leçons de microscope et témoigné 
						en diverses occasions de quelque réelle bienveillance. 
						J'espérais qu'il ne m'avait depuis ces temps déjà 
						lointains tout à fait oublié et qu'il serait à même de 
						me donner peut-être un avis thérapeutique de tout 
						premier ordre pour le cas de Bébert qui m'obsédait en 
						vérité.
 Décidément, je me découvrais beaucoup plus de goût à empêcher Bébert de 
						mourir qu'un adulte. On n'est jamais très mécontent 
						qu'un adulte s'en aille, ça fait toujours une vache de 
						moins sur la terre, qu'on se dit, tandis que pour un 
						enfant, c'est tout de même moins sûr. Il y a l'avenir.
 
						
						  
						(...) Tout de même, j'aurais bien voulu être ailleurs et 
						loin. J'aurais aussi voulu avoir des chaussons pour 
						qu'on m'entende pas du tout rentrer chez moi. J'y étais 
						cependant pour rien, moi, si Bébert n'allait pas mieux 
						du tout. J'avais fait mon possible. Rien à me reprocher. 
						C'était pas de ma faute si on ne pouvait rien dans des 
						cas comme ceux-là. Je suis parvenu jusque devant sa 
						porte, et je le croyais, sans avoir été remarqué. Et 
						puis, une fois monté, sans ouvrir les persiennes j'ai 
						regardé par les fentes pour voir s'il y avait toujours 
						des gens à parler devant chez Bébert. Il en sortait 
						encore quelques-uns des visiteurs de la maison, mais ils 
						n'avaient pas le même air qu'hier les visiteurs. Une 
						femme de ménage des environs, que je connaissais bien, 
						pleurnichait en sortant." On dirait décidément que ça va encore plus mal, que je me disais. En 
						tout cas, ça va sûrement pas mieux... Peut-être qu'il 
						est déjà passé ? que je me disais. Puisqu'il y en a une 
						qui pleure déjà !... " La journée était finie.
 
 Je cherchais quand même si j'y étais pour rien dans tout ça. C'était 
						froid et silencieux chez moi. Comme une petite nuit dans 
						un coin de la grande, exprès pour moi tout seul. De 
						temps en temps montaient des bruits de pas et l'écho 
						entrait de plus en plus fort dans ma chambre, 
						bourdonnait, s'estompait... Silence. Je regardais encore 
						s'il se passait quelque chose dehors, en face. Rien 
						qu'en moi que ça se passait, à me poser toujours la même 
						question.
 J'ai fini par m'endormir sur la question, dans ma nuit à moi, ce 
						cercueil, tellement j'étais fatigué de marcher et de ne 
						trouver rien.
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p. 277).
 
						  
						  
						
						                                                                                                  
						*********
						 
						  
						  
						
						             
						 La mort 
						d'Henrouille. 
						
						  
						Il était couché justement dans le même lit où j'avais 
						soigné Robinson après son accident, quelques mois 
						auparavant. En quelques mois ça change une chambre, même 
						quand on n'y bouge rien. (...) La femme nous laissa 
						seuls avec le mari. Il n'était pas brillant le mari. Il 
						n'avait plus beaucoup de circulation. C'est au cœur 
						que ça le tenait.- Je vais mourir, qu'il répétait, bien simplement, d'ailleurs. J'avais 
						pour me trouver dans des cas de ce genre une espèce de 
						veine de chacal. Je l'écoutais battre son cœur, 
						question de faire quelque chose dans la circonstance, 
						les quelques gestes qu'on attendait. Il courait son cœur, 
						on pouvait le dire, derrière ses côtes, enfermé, il 
						courait après la vie, par saccades, mais il avait beau 
						bondir, il ne la rattraperait pas la vie. C'était cuit. 
						Bientôt à force de trébucher, il chuterait dans la 
						pourriture, son cœur, 
						tout juteux, en rouge et bavant telle une vieille 
						grenade écrasée. C' est ainsi qu'on le verrait son cœur 
						flasque, sur le marbre, crevé au couteau après 
						l'autopsie, dans quelques jours.
 (...) On l'attendait au détour, dans le quartier sa femme avec tous les 
						cancans accumulés de l'affaire précédente qui restaient 
						sur le carreau. Ça 
						serait pour un peu plus tard. Pour l'instant, le mari 
						
						il ne savait 
						pas comment se tenir, ni mourir. Il en était déjà comme 
						un peu sorti de la vie, mais il n'arrivait pas tout de 
						même à se défaire de ses poumons. Il chassait l'air, 
						l'air revenait. Il aurait bien voulu se laisser aller, 
						mais il fallait qu'il vive quand même jusqu'au bout. 
						C'était un boulot bien atroce, dont il louchait.
 - Je sens plus mes pieds, qu'il geignait... J'ai froid jusqu'aux genoux... 
						Il voulait se les toucher les pieds, il pouvait plus.
 Pour boire, il n'arrivait pas non plus. C'était presque fini. En lui 
						passant la tisane préparée par sa femme, je me demandais 
						ce qu'elle pouvait y avoir mis dedans. Elle ne sentait 
						pas très bon la tisane, mais l'odeur n'est pas une 
						preuve, la valériane sent très mauvais par elle-même. Et 
						puis à étouffer comme il étouffait le mari, ça n'avait 
						plus beaucoup d'importance qu'elle soye bizarre la 
						tisane. Il se donnait pourtant bien de la peine, il 
						travaillait énormément, avec tout ce qui lui restait de 
						muscles sous la peau, pour arriver à souffrir et 
						souffler davantage. Il se débattait autant contre la vie 
						que contre la mort. 
                  
						Ça 
						serait juste d'éclater dans ces cas-là.
                  
						
						Quand la nature se met à s'en foutre on dirait qu'il n'y 
						a plus de limites.
 
					
						  Derrière la porte, 
						sa femme écoutait la consultation que je lui donnais, 
						mais je la connaissais bien moi, sa femme. En douce, 
						j'ai été la surprendre. " Cuic ! Cuic ! " que je lui ai fait. Ça l'a pas vexée du tout et elle est 
						même venue alors me parler à l'oreille :
 - Faudrait, qu'elle me murmure, que vous lui fassiez enlever son 
						râtelier... Il doit le gêner pour respirer son 
						râtelier... - Moi je voulais bien qu'il l'enlève en 
						effet son râtelier.
 - Mais dites-le lui donc vous-même ! que je lui ai conseillé. C'était 
						délicat comme commission à faire dans son état.
 - Non ! non ! ça serait mieux de votre part ! qu'elle insiste. De moi, ça 
						lui ferait quelque chose que je sache...
 - Ah ! que je m'étonne, pourquoi ?
 - Y a trente ans qu'il en porte un et jamais il m'en a parlé...
 - On peut peut-être le lui laisser alors ? que je propose. Puisqu'il a 
						l'habitude de respirer avec...
 - Oh ! non, je me le reprocherais ! qu'elle m'a répondu avec comme une 
						certaine émotion dans la voix...
 Je retourne en douce alors dans la chambre. Il m'entend revenir près de 
						lui le mari. Ça lui fait plaisir que je revienne. Entre 
						les suffocations il me parlait encore, il essayait même 
						d'être un peu aimable avec moi. Il me demandait de mes 
						nouvelles, si j'avais trouvé une autre clientèle... " 
						Oui, oui " que je lui répondais à toutes ces questions. 
						Ça aurait été bien trop long et trop compliqué pour lui 
						expliquer les détails. C'était pas le moment.
 
						
						  Dissimulée par 
						le battant de la porte, sa femme me faisait des signes 
						pour que je lui redemande encore d'enlever son râtelier. 
						Alors je m'approchai de son oreille au mari et je lui 
						conseillai à voix basse de l'enlever. Gaffe ! " Je l'ai 
						jeté aux cabinets !... " qu'il fait alors avec des yeux 
						plus effrayés encore. Une coquetterie en somme. Et il 
						râle un bon coup après ça.On est artiste avec ce que l'on trouve. Lui c'était à propos de son 
						râtelier qu'il s'était donné du mal esthétique pendant 
						toute sa vie. Le moment des confessions. J'aurai voulu 
						qu'il en profite pour me donner son avis sur ce qui 
						était arrivé à propos de sa mère. Mais il pouvait plus. 
						Il battait la campagne. Il s'est mis à baver énormément. 
						La fin. Plus moyen d'en sortir une phrase. Je lui 
						essuyai la bouche et je redescendis. Sa femme dans le 
						couloir en bas n'était pas contente du tout et elle m'a 
						presque engueulé à cause du râtelier, comme si c'était 
						ma faute.
 - En or ! qu'il était Docteur... Je le sais ! Je sais combien il l'a payé 
						!... On n'en fait plus des comme ça !... Toute une 
						histoire. " Je veux bien remonter essayer encore " que 
						je lui propose tellement j'étais gêné. Mais alors 
						seulement avec elle !
 Cette fois-là, il ne nous reconnaissait presque plus le mari. Un petit 
						peu seulement. Il râlait moins fort quand on était près 
						de lui, comme s'il avait voulu entendre tout ce qu'on 
						disait ensemble, sa femme et moi.
 Je ne suis pas venu à l'enterrement. Y a pas eu d'autopsie comme je 
						l'avais redouté un peu. Ça s'est passé en douce. Mais 
						n'empêche qu'on s'était fâchés pour de bon tous les 
						deux, avec la veuve Henrouille, à propos du râtelier.
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p. 371).
 
						  
						  
						                                                                                                                          
						********* 
						  
						  
						      
						La mort de Robinson. 
						 Et 
						puis elle a essayé le grand jeu : " Tu viens ? qu'elle 
						lui a fait. Tu viens Léon ? Un ?... Tu viens-t-y ? Deux 
						?... " Elle a attendu. " Trois ?... Tu viens pas alors 
						?... " " Non ! " qu'il lui a répondu, sans bouger d'un 
						pouce. " Fais comme tu veux ! " qu'il a même ajouté. 
						C'était une réponse. Elle a dû se reculer un peu sur la banquette, tout au fond. Elle devait 
						tenir le révolver à deux mains parce que quand le feu 
						lui est parti c'était comme tout droit de son ventre et 
						puis presque ensemble encore deux coups, deux fois de 
						suite... De la fumée poivrée alors qu'on a eue plein le 
						taxi.
 On roulait encore quand même. C'est sur moi qu'il est retombé Robinson, 
						sur le côté, par saccades, en bafouillant. " Hop ! et 
						Hop ! " Il arrêtait pas de gémir " Hop ! et Hop ! " Le 
						chauffeur avait sûrement entendu.
 (...) Dans le ventre qu'il avait reçu les deux balles Robinson, peut-être 
						les trois, je ne savais pas encore au juste combien. 
						Elle avait tiré droit
  devant elle ça je l'avais vu.
						Ça ne saignait pas, les 
						blessures. Entre Sophie et moi malgré qu'on le retienne, 
						il cahotait tout de même beaucoup, sa tête baladait. Il 
						parlait, mais c'était difficile de le comprendre. 
						C'était déjà du délire. " Hop ! et Hop ! " qu'il 
						continuait de chantonner. Il aurait eu le temps de 
						mourir avant qu'on arrive. La rue était nouvellement pavée. Dès que nous fûmes devant notre grille, 
						j'ai envoyé la concierge chercher Parapine dans sa 
						chambre, en vitesse. Il est descendu tout de suite et 
						c'est avec lui et un infirmier que nous avons pu monter 
						Léon jusque dans son lit. Une fois déshabillé on a pu 
						l'examiner et tâter la paroi du ventre. Elle était déjà 
						bien tendue la paroi sous les doigts, à la palpation et 
						même mat par endroits. Deux trous l'un au-dessus de 
						l'autre que j'ai retrouvés, pas de troisième, l'une des 
						balles avait dû se perdre.
 Si j'avais été à la place à Léon, j'aurais préféré pour moi une 
						hémorragie interne, ça vous inonde le ventre, c'est 
						rapidement fait. On se remplit le péritoine et on n'en 
						parle plus. Tandis que pour une péritonite, c'est de 
						l'infection en perspective, c'est long.
 
						 (...) 
						Il a repris un peu de ses sens quand Parapine lui a eu 
						fait sa piqure de morphine. Il nous a même raconté des 
						choses alors à propos de ce qui venait d'arriver. " 
						C'est mieux que ça se finisse comme ça... " qu'il a dit, 
						et puis : " Ça fait pas si 
						mal que j'aurais cru... " (...) C'est comme s'il essayait de nous aider à vivre à présent nous 
						autres. Comme s'il nous avait cherché à nous des 
						plaisirs pour rester. Il nous tenait par la main. Chacun 
						une. Je l'embrassai. Il n'y a plus que ça qu'on puisse 
						faire sans se tromper dans ces cas-là. On a attendu. Il 
						a plus rien dit. Un peu plus tard, une heure peut-être, 
						pas davantage, c'est l'hémorragie qui s'est décidée, 
						mais alors abondante, interne, massive. Elle l'a emmené. 
						Son cœur s'est mis à battre 
						de plus en plus vite et puis tout à fait vite. Il 
						courait son cœur après son 
						sang, épuisé, là-bas, minuscule déjà, tout à la fin des 
						artères, à trembler au bout des doigts. La pâleur lui 
						est montée du cou et lui a pris toute la figure. Il a 
						fini en étouffant. Il est parti d'un coup comme s'il 
						avait pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des 
						deux bras.
 
 Et puis il est revenu là, devant nous, presque tout de suite, crispé, 
						déjà en train de prendre tout son poids de mort. On 
						s'est levé nous, on s'est dégagé de ses mains. Elles 
						sont restées en l'air ses mains, bien raides, dressées 
						toutes jaunes et bleues sous la lampe.
 Dans la chambre ça faisait comme un étranger à présent Robinson, qui 
						viendrait d'un pays atroce et qu'on n'oserait plus lui 
						parler.
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p. 489).
 
						  
						  
						                                                                                                
						********* 
						  
						  
						
						        
						
						 Celle de 
						Metitpois. 
						
						 A 
						la manière qu'il a, Gustin, de retourner les mains quand 
						il pionce c'est facile de lui voir l'avenir. Y a le poil 
						et tout l'homme dans les poignes. Chez Gustin c'est sa 
						ligne de vie qu'est plutôt en force. Chez moi, ça serait 
						plutôt la chance et la destinée. Je suis pas fadé 
						question longueur d'existence... Je me demande pour 
						quand ça sera ? J'ai un sillon au bas du pouce... 
						Ça 
						sera-t-il une artériole qui pétera dans l'encéphale ? Au 
						détour de la Rolandique ?... Dans le petit repli de la " 
						troisième " ?... On l'a souvent regardé avec Metitpois à 
						la Morgue cet endroit-là... 
						Ça 
						fait minuscule un ictus... Un petit cratère comme une 
						épingle dans le gris des sillons... L'âme y a passé, le 
						phénol et tout. Ça 
						sera peut-être hélas un néo-fongueux du rectum... Je 
						donnerais beaucoup pour l'artériole... A la bonne vôtre 
						!... Avec Metitpois, un vrai maître, on y a passé bien 
						des dimanches à fouiller comme ça les sillons... pour 
						les manières qu'on a de mourir... 
						Ça 
						le passionnait ce vieux daron... Il voulait se faire une 
						idée. Il faisait tous les vœux 
						personnels pour une inondation pépère des deux 
						ventricules à la fois quand sa cloche sonnerait... Il 
						était chargé d'honneurs !... " Les morts les plus 
						exquises, retenez bien ceci Ferdinand, ce sont celles 
						qui nous saisissent dans les tissus les plus 
						sensibles... " 
						
						  Il 
						parlait précieux, fignolé, subtil, Metitpois, comme les 
						hommes des années Charcot. 
						Ça 
						lui a pas beaucoup servi de prospecter la Rolandique, la 
						" troisième " et le noyau gris... Il est mort du cœur 
						finalement, dans des conditions pas pépères... d'un 
						grand coup d'angine de poitrine, d'une crise qu'à duré 
						vingt minutes. Il a bien tenu cent vingt secondes avec 
						tous ses souvenirs classiques, ses résolutions, 
						l'exemple à César... mais pendant dix-huit minutes il a 
						gueulé comme un putois... Qu'on lui arrachait le 
						diaphragme, toutes les tripes vivantes... Qu'on lui 
						passait dix mille lames ouvertes dans l'aorte... Il 
						essayait de nous les vomir... C'était pas du charre. Il 
						rampait pour ça dans le salon... Il se défonçait la 
						poitrine... Il rugissait dans son tapis... Malgré la 
						morphine. Ça 
						résonnait dans les étages jusque devant sa maison... Il 
						a fini sous le piano. Les artérioles du myocarde quand 
						elles éclatent une par une, c'est une harpe pas 
						ordinaire... C'est malheureux qu'on revienne jamais de 
						l'angine de poitrine. Y aurait de la sagesse et du génie 
						pour tout le monde.(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.26).
 
						  
				
						                                                                                                                         
						********* 
						  
						
						
						           
						Des 
						pigeons. 
				
						
						 (...) 
						Mais nos pauvres pigeons voyageurs, à partir de ce 
						moment-là, ils avaient plus bien raison d'être... On les 
						nourrissait pas beaucoup depuis déjà plusieurs mois... 
						parfois seulement tous les deux jours... et ça revenait 
						quand même très cher !... Les graines, c'est toujours 
						fort coûteux, même achetées en gros... Si on les avait 
						revendus... sûrement qu'ils auraient rappliqué comme je 
						les connaissais... Jamais ils se seraient accoutumés à 
						des autres patrons... C'était des braves petites bêtes 
						loyales et fidèles... Absolument familiales... Ils 
						m'attendaient dans la soupente... Dès qu'ils 
						m'entendaient remuer l'échelle... ils roucoulaient 
						double !... Courtial il nous parlait déjà de se les 
						taper à la " cocotte "... Mais je ne voulais pas les 
						donner à n'importe qui... Tant qu'à faire de les occire, 
						j'aimais mieux m'en charger moi-même !... 
 J'ai réfléchi 
						à un moyen... J'ai pensé comme si c'était moi... Moi 
						j'aimerais pas au couteau... non !... j'aimerais pas à 
						être étranglé... non... ! J'aimerais pas être 
						écartelé... détripé... fendu en quatre !... 
						Ça 
						me faisait quand même un peu de peine !... Je les 
						connaissais extrêmement bien... Mais y avait plus à 
						démordre... Il fallait se résoudre à quelque chose... 
						J'avais plus de graines depuis quatre jours... Je suis 
						donc monté un tantôt comme ça vers quatre heures. Ils 
						croyaient que je ramenais de la croûte... Ils avaient 
						parfaitement confiance... Ils gargouillaient à toute 
						musique... Je leur fais : " Allez ! radinez-vous, les 
						glouglous ! C'est la foire qui continue. Pour la balade, 
						en voiture !... " Ils connaissaient ça fort bien... 
						J'ouvre tout grand leur beau panier, le rotin des 
						ascensions... Ils se précipitent tous ensemble... Je 
						ferme bien la tringle... Je passe encore des cordes dans 
						les anses... Je ligote en large, en travers... Ainsi 
						c'était prêt... Je laisse le truc d'abord dans le 
						couloir. Je redescends un peu... Je dis rien à Courtial... 
						J'attends qu'il s'en aille prendre son dur... J'attends 
						encore après le dîner... La Violette me tape au 
						carreau... Je lui réponds : " Reviens donc plus tard... 
						gironde... Je pars en course dans un moment !... " Elle 
						reste... elle rouscaille...
 - Je veux te dire quelque chose, Ferdinand ! qu'elle insiste comme ça...
 - Barre ! que je lui fais...
 
					
						
						  
						Alors je monte chercher mes bestioles... Je les 
						redescends de la soupente. Je me mets le panier sur la 
						tête... et je m'en vais en équilibre... Je sors par la 
						rue Montpensier... Je traverse tout le Carroussel... 
						Arrivé au quai Voltaire, je repère bien l'endroit... Je 
						vois personne du tout... Sur la berge, en bas des 
						marches... J'attrape un pavé, un gros... Je l'amarre à 
						mon truc... Je regarde bien encore autour... J'agrafe 
						tout le fourbi à deux poignes et je le balance en plein 
						jus... Le plus loin que je peux... 
						Ça 
						a pas fait beaucoup de bruit... J'ai fait ça 
						automatique...Le lendemain matin, Courtial, je lui ai cassé net le morceau... J'ai pas 
						attendu... J'ai pas pris trente-six tournures... Il a 
						rien eu à répondre... Elle non plus d'ailleurs, la 
						chérie, qu'était aussi dans le magasin... Ils ont bien 
						vu à mon air que c'était pas du tout le moment de venir 
						me faire chier la bite.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.490).
 
						  
						  
						                                                                                                   
						********* 
						
 
						  
						        
						
						 De 
						sa grand'mère Caroline. 
					
						  
						En 
						arrivant au guichet, elle a eu un étourdissement 
						Grand'mère Caroline, elle s'est raccrochée à la rampe... 
						C'était pas dans ses habitudes... Elle a ressenti plein 
						de frissons... On a retraversé la place, on est entré 
						dans un café... En attendant l'heure du train, on a bu 
						un grog à nous deux... En arrivant à Saint-Lazare, elle 
						est allée se coucher tout de suite, directement... Elle 
						en pouvait plus... La fièvre l'a saisie, une très forte, 
						comme moi j'avais eu au Passage, mais elle alors c'était 
						la grippe et puis ensuite la pneumonie... Le médecin 
						venait matin et soir... Elle est devenue si malade qu'au 
						Passage, nous autres, on ne savait plus quoi répondre 
						aux voisins qui nous demandaient.L'oncle Edouard faisait la navette entre la boutique et chez elle... 
						L'état s'est encore aggravé... Elle voulait plus du 
						thermomètre, elle voulait même plus qu'on sache combien 
						ça faisait... Elle a gardé tout son esprit. Tom, il se 
						cachait sous les meubles, il bougeait plus, il mangeait 
						à peine... Mon oncle est passé à la boutique, il 
						remportait de l'oxygène dans un grand ballon.
 Un soir, ma mère est même pas revenue pour dîner... Le lendemain, il 
						faisait nuit encore quand l'oncle Edouard m'a secoué au 
						plume pour que je me rhabille en vitesse. Il m'a 
						prévenu... C'était pour embrasser Grand'mère... Je 
						comprenais pas encore très bien... J'étais pas très 
						réveillé... On a marché vite... C'est rue du Rocher 
						qu'on allait... à l'entresol... La concierge s'était pas 
						couchée... Elle arrivait avec une lampe exprès pour 
						montrer le couloir... En haut, dans la première pièce, y 
						avait maman à genoux, en pleurs contre une chaise. Elle 
						gémissait tout doucement, elle marmonnait de la 
						douleur... Papa, il était resté debout... Il disait plus 
						rien... Il allait jusqu'au palier, il revenait encore... 
						Il regardait sa montre... Il trifouillait sa 
						moustache... Alors j'ai entrevu Grand'mère dans son lit 
						dans la pièce plus loin... Elle soufflait dur, elle 
						raclait, elle suffoquait, elle faisait un raffut 
						infect... Le médecin juste, il est sorti... Il a serré 
						la main de tout le monde... Alors moi, on m'a fait 
						entrer... Sur le lit, j'ai bien vu comme elle luttait 
						pour respirer. Toute jaune et rouge qu'était maintenant 
						sa figure avec beaucoup de sueur dessus, comme un masque 
						qui serait en train de fondre...
 
						  Elle m'a 
						regardé bien fixement, mais encore aimablement 
						Grand'mère... On m'avait dit de l'embrasser... Je 
						m'appuyais déjà sur le lit. Elle m'a fait un geste que 
						non... Elle a souri encore un peu... Elle a voulu me 
						dire quelque chose... 
						Ça 
						lui râpait le fond de la gorge, ça finissait pas... Tout 
						de même elle y est arrivée... le plus doucement qu'elle 
						a pu... " Travaille bien mon petit Ferdinand ! " qu'elle 
						a chuchoté... J'avais pas peur d'elle... On se 
						comprenait au fond des choses... Après tout c'est vrai 
						en somme, j'ai bien travaillé... 
						Ça 
						regarde personne...A ma mère, elle voulait aussi dire quelque chose. " Clémence ma petite 
						fille... fais bien attention... te néglige pas... je 
						t'en prie... " qu'elle a pu prononcer encore... Elle 
						étouffait complètement... Elle a fait signe qu'on 
						s'éloigne... Qu'on parte dans la pièce à côté... On a 
						obéi... On l'entendait... 
						Ça 
						remplissait l'appartement... On est restés une heure au 
						moins comme ça contractés... L'oncle il retournait à la 
						porte... Il aurait bien voulu la voir. Il osait pas 
						désobéir. Il poussait seulement le battant, on 
						l'entendait davantage... Il est venu une sorte de 
						hoquet... Ma mère s'est redressée d'un coup... Elle a 
						fait un ouq ! Comme si on lui coupait la gorge. Elle est 
						retombée comme une masse, en arrière sur le tapis entre 
						le fauteuil et mon oncle... La main si crispée sur sa 
						bouche, qu'on ne pouvait plus la lui ôter...
 Quand elle est revenue à elle : " Maman est morte !... " qu'elle arrêtait 
						pas de hurler... Elle savait plus où elle se trouvait... 
						Mon oncle est resté pour veiller... On est repartis, 
						nous, au Passage, dans un fiacre...
 
						  On a 
						fermé notre boutique. On a déroulé tous les stores... On 
						avait comme une sorte de honte... Comme si on était des 
						coupables... On osait plus du tout remuer, pour mieux 
						garder notre chagrin... On pleurait avec maman, à même 
						sur la table... On n'avait pas faim... Plus envie de 
						rien... On tenait déjà pas beaucoup de place et pourtant 
						on aurait voulu pouvoir nous rapetisser toujours... 
						Demander pardon à quelqu'un, à tout le monde... On se 
						pardonnait les uns aux autres... On suppliait qu'on 
						s'aimait bien... On avait peur de se perdre encore... 
						pour toujours... comme Caroline...Et l'enterrement est arrivé... L'oncle Edouard, tout seul, s'était appuyé 
						toutes les courses. Il avait fait toutes les 
						démarches... Il en avait aussi de la peine... Il la 
						montrait pas... Il était pas démonstratif... Il est venu 
						nous prendre au Passage, juste au moment de la levée du 
						corps...
 Tout le monde... les voisins... des curieux... sont venus pour nous dire 
						: " Bon courage ! " On s'est arrêtés rue Deaudeville 
						pour chercher nos fleurs... On a pris ce qu'il y avait 
						de mieux... Rien que des roses... C'étaient ses fleurs 
						préférées...
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.109).
 
						  
						                                                                                                                            
						********* 
 
						   
						
						La mort 
						de Nora Merrywin. 
						 Je 
						me trouve étreint dans l'élan !... congestionné, raplati 
						sous les caresses... Je suis trituré, je n'existe 
						plus... C'est elle, toute la masse qui me fond sur la 
						pêche... ça glue... J'ai la bouille coincée, 
						j'étrangle... Je proteste... j'implore... J'ai peur de 
						gueuler trop fort... Le vieux peut entendre !... (...) 
						C'est une avalanche de tendresses... Je m'écroule sous 
						les baisers fous, les liches, les saccades... J'ai la 
						figure en compote... (...) J'ai les mains qui enflent 
						tellement je lui cramponne les fesses ! Je veux 
						l'amarrer ! qu'elle bouge plus ! C'est fait ! Voilà ! 
						Elle parle plus alors ! Putain de Dieu ! J'enfonce ! Je 
						rentre dedans comme un souffle ! Je me pétrifie d'amour 
						!... Je ne fais plus qu'un dans sa beauté !... Je suis 
						transi, je gigote... Je croque en plein dans son nichon 
						! Elle grogne... elle gémit... Je suce tout... Je lui 
						cherche dans la figure l'endroit précis près du blaze, 
						celui qui m'agace, de sa magie du sourire... Je vais lui 
						mordre là aussi... surtout... Une main, je lui passe 
						dans l'oignon, je la laboure exprès... j'enfonce... je 
						m'écrabouille dans la lumière et la bidoche... Je jouis 
						comme une bourrique... Je suis en plein dans la sauce... 
						Elle me fait une embardée farouche... Elle se dégrafe de 
						mes étreintes, elle s'est tirée la salingue !... elle a 
						rebondi pile en arrière... Ah merde ! Elle est déjà 
						debout !... Elle est au milieu de la pièce !... Elle me 
						fait un discours !... Je la vois dans le blanc du 
						réverbère !... en chemise de nuit... toute redressée 
						!... ses cheveux qui flottent... Je reste là, moi, en 
						berloque avec mon panais tendu...Je lui fais : " Reviens donc !... " J'essaye comme ça de l'amadouer. Elle 
						semble furieuse d'un seul coup ! Elle crie, elle se 
						démène... Elle recule
  encore 
						vers la porte... Elle me fait des phrases, la charogne 
						!... " Good-bye, Ferdinand ! qu'elle gueule, Good-bye ! 
						Live well, Ferdinand ! Live well !... " C'est pas des 
						raisons... 
						  
						J'entends la porte en bas qui s'ouvre et qui reflanque 
						brutalement... ! Je me précipite ! Je soulève la 
						guillotine... J'ai juste le temps de l'apercevoir 
						
						qui dévale au 
						bord de l'impasse... sous les becs de gaz... Je vois ses 
						mouvements, sa liquette qui frétille au vent... Elle 
						débouline les escaliers... La folle ! Où qu'elle trisse 
						? (...) " Elle va se foutre à présent au jus !... " Je 
						regarde par la lourde du couloir... si je l'aperçois pas 
						sur les quais... Elle doit être parvenue en bas... 
						Encore un coup ! encore des cris !... et puis des " 
						Ferdinand " !... des autres... des clameurs qui 
						traversent le ciel !... (...) Une fois dehors, dans l'impasse, je me penche au-dessus des 
						rocailles, j'essaye de revoir jusqu'au pont, dessous les 
						lumières...Où ça qu'elle peut bagotter ? En effet ! je 
						l'aperçois bien... c'est une tache... 
						Ça 
						vacille à travers les ombres... Une blanche qui 
						virevolte... C'est la môme sûrement, c'est ma folle ! 
						Voltige d'un réverbère à l'autre...Ça 
						fait papillon la charogne !... Elle hurle encore par-ci 
						par-là, le vent rapporte les échos... Et puis un instant 
						c'est un cri inouï, alors un autre, un atroce qui monte 
						dans toute la vallée... " Magne enfant ! que je rambine 
						le gniard ! Elle a sauté notre Lisette ! Jamais qu'on y 
						sera ! C'est nous les bons pour la mouillette ! Ta vas 
						voir Toto ! Tu vas voir ! "
 
						  Je 
						m'élance, je déferle à travers les marches, les 
						espaces... Flac ! Comme ça ! D'un coup pile !... En 
						plein au milieu de l'escalier ! Mon sang fait qu'un tour 
						!... La réflexion qui me saisit. Je bloque ! Je 
						trembloche ! Ça 
						va ! Ça 
						suffit ! J'avance plus d'un pas !... Des clous ! Je me 
						ravise ! Je gafe !... Je me repenche un coup sur la 
						rampe ! J'aperçois... C'est plus très bas l'endroit du 
						quai d'où ça venait... 
						Ça 
						grouille à présent tout autour !... Le monde rapplique 
						de partout !... (...) Le petit carré blanc dans les vagues... il est emporté toujours 
						plus... Je la vois, moi, encore, d'où je suis, très bien 
						dans le milieu des eaux... elle passe au large des 
						pontons... J'entends même comme elle suffoque... 
						J'entends bien son gargouillis... J'entends encore les 
						sirènes... Je l'entends trinquer à travers... Elle est 
						prise par la marée... Elle est emmenée dans les 
						remous...Ce petit bout de blanc dépasse le môle ! O ma 
						tante ! O merde afur ! Elle a sûrement tout trinqué !... 
						Accélère que je rambine le fiotte ! que je lui bourre le 
						train au mignard ! Faut pas qu'on nous retrouve dehors 
						!... Qu'on soye planqués quand ils reviennent... Ah dis 
						donc !
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.315).
 
						  
						                                                                                                                             ********* 
						  
						                  
						Ce 1er 
						juillet 1961... 
						
						  
						Chaleur 
						d’été. Paris en stagnation : presque une nécropole où ne 
						viennent que les étrangers. Des boulangeries fermées 
						d’où l’odeur du pain s’est envolée et des canalisations 
						éventrées par les travaux. Tous les habitants sont 
						partis pour célébrer l’exode annuel à la campagne ou à 
						la mer. La route des Gardes se déploie au soleil, plonge 
						dans la brume, serpente depuis Versailles jusqu’au 
						lointain palais du Louvre. Ancienne route des rois de 
						France. Flanquée à présent de modestes pavillons, avec 
						les usines Renault en bas. Seuls les pavés d’autrefois 
						demeurent et aussi la splendeur continue de la vallée de 
						la Seine. La route se traîne le long de clôtures de 
						maçonnerie et de villas en mauvais état, puis s’élève à 
						un sentier étroit, presque dissimulé à la vue. 
						
						   
						Une rude 
						montée conduit à trois maisons identiques. Style 
						Louis-Philippe, séparées par des jardins  et de vieux 
						arbres. Elles dominent le paysage au-dessous d’elles. 
						Rappel de la noblesse d’antan. La dernière (« Villa 
						Maïtou ») est fermée par de hautes portes jaunes. 
						Elle est haute et crépie sur un soubassement de pierre. 
						Une allée pavée de dalles de ciment rose contourne le 
						gazon par la droite. Ce qui frappe le plus, en montant 
						cette allée, c’est le contraste entre le style du 
						pavillon Louis-Philippe et les peintures bleu piscine 
						des barrières. C’est là que vivent depuis dix ans 
						Louis-Ferdinand Destouches et son épouse Lucette. 
						
						   La vue sur Paris et la Seine a emporté 
						un choix qui par ailleurs déroute. La cuisine est à 
						l’entresol, Céline travaille et dort au rez-de-chaussée, 
						Lucette a aménagé les deux étages supérieurs pour la 
						danse. La vue profite surtout au studio. Le confort est 
						très relatif, le chauffage central existe mais 
						l’installation est ancienne et on ne l’allume pas 
						souvent. On a ajouté des chauffages au gaz. 
						 
						
						   
						Nul chauffage 
						nécessaire en ce 1er juillet 1961 : une vague 
						de chaleur submerge la France. La veille, il a fait plus 
						de 32° à Paris et la météo annonce qu’il fera encore 
						plus chaud aujourd’hui,  avec une tendance orageuse 
						accrue. Ce temps est dû à la présence d’un anticyclone, 
						solidement ancré sur l’Europe centrale et qui commande 
						sur l’hexagone un chaud flux du sud.  
						
						   Le grand soleil de la veille ramène 
						une aurore presque incandescente. Villa Maïtou, les 
						chiens, les chats, le perroquet s’ébrouent déjà dans 
						l’ombre de la maison.  Les journaux du matin regorgent 
						de publicités pour les boissons rafraîchissantes – le ¼ 
						Ricqlès ou le « Tonic Water » de Perrier – et les glaces 
						Motta à la crème fraîche, « désormais fabriquées en 
						Normandie ».  
						
						   À propos de l’Algérie, De Gaulle 
						confie en privé que « la seule solution raisonnable 
						reste l’association. » Et d’ajouter : « Si tout 
						accord avec le GPRA (= Gouvernement provisoire de la 
						République algérienne) est impossible, nous 
						regrouperons les Français autour d’Alger et d’Oran. » 
						Céline a fini par considérer la guerre d’Algérie comme 
						un événement mineur en comparaison des problèmes 
						Est-Ouest et surtout de celui posé par la Chine. Dixit 
						un confrère, le docteur Robert Brami, familier du 25ter 
						route des Gardes. Dans quelques jours, trois mois  après 
						les accords d’Evian et deux jours après le référendum 
						d’autodétermination en Algérie, le président de la 
						République annoncera officiellement la reconnaissance 
						par la France de l’indépendance de l’Algérie. Si les 
						attentats au plastic se multiplient à Alger, le pire est 
						encore à venir… En métropole, la majorité des Français 
						n’en ont cure. Le grand rush des vacances a commencé en 
						ce premier week-end de juillet. Les citadins s’en vont, 
						sous la chaleur, à la recherche du calme, de la 
						fraîcheur, de l’eau… C’est le Tour de France qui 
						passionne les foules. La veille, le Belge Planckaert a 
						fait cavalier seul au Ballon d’Alsace et a gagné, 
						détaché, à Belfort. 
						
						   Oui, l’été a surgi, torride. Depuis 
						quelques jours, Céline se retire sous la pierre de sa 
						maison, brûlante comme la Casbah. Il ne supporte plus le 
						soleil, sortant au crépuscule : « Je vais aux 
						commissions. » Il rapporte la viande des bêtes, 
						marcheur qui a perdu son ombre. Les gens de Meudon en le 
						croisant auraient pu dire, comme les habitants de Vérone 
						au sujet de Dante : « Eccovi l’uom ch’è stato all 
						Inferno » (Voyez, l’homme qui a été en enfer). 
						
						   
						Un autre médecin, André Willemin, lui rend régulièrement 
						visite : « Il s’est enfermé dans cette villa de Meudon 
						comme dans un fortin… Sa carcasse ne l’intéresse plus, 
						lui qui a été un athlète et un cuirassier héroïque de 
						14. Il l’abandonne aux intempéries… Il ne trouve jamais 
						plus de deux à trois heures d’un sommeil constamment 
						interrompu. Après minuit, il erre dans la maison... » 
						
						   « Quand il s’arrête de travailler, dit 
						Lucette, il a le sang à la tête, les mains qui 
						tremblent, les jambes qui flageolent, il me fait peur. » 
						— « Je te dis que je vais crever ! » ré pète 
						Céline… 
						
						   Chaleur étouffante dès le matin de ce 
						samedi 1er juillet. Lucette, levée à six 
						heures, trouve Louis à la cave, à la recherche d’un peu 
						de fraîcheur, l’air absent. Il accepte de remonter dans 
						sa chambre et de s’allonger. Il lui dit : « Ferme 
						tout. Je ne peux pas supporter la lumière ». Cette 
						photophobie annonce l’hémorragie cérébrale qui va le 
						foudroyer quelques heures plus tard… 
						
						  En fin de matinée, Serge Perrault 
						passe, comme il le fait souvent, mais Céline refuse de 
						le voir. Il ne veut voir personne. Au tout début de 
						l’après-midi, Marie-Claude et Rose de France viennent 
						travailler avec Lucette au premier étage. Vers quinze 
						heures, Marie-Claude descend dans la chambre de Céline 
						pour boire une tasse de thé. Il se sent un peu mieux et 
						plaisante gentiment.  
						
						  « Ce jour-là, il se plaignit de la 
						tête plus que d’habitude. Je lui ai appliqué des 
						compresses. Il s’est allongé, nu, tellement il avait 
						chaud. Et son bras droit est devenu glacé, ce qui était 
						étonnant par une journée aussi caniculaire. Le sang n’y 
						circulait plus. Je pense que l’hémorragie cérébrale du 
						côté gauche était déjà commencée. Tout de suite, j’ai 
						deviné que la crise était anormale. J’ai voulu appeler 
						un médecin mais son médecin traitant n’était pas là. 
						J’ai pensé à Willemin. Louis m’a dit : “Je te défends 
						de l’appeler, je ne veux pas, je veux qu’on me laisse 
						crever tranquille, je ne veux ni piqûre ni médecin, je 
						ne veux plus rien ” ». Tout devait suivre la nature 
						jusqu’au 
						
						bout.  
						
						  À la fin de l’après-midi, sa poitrine 
						se soulève douloureusement pour des inspirations de plus 
						en plus saccadées et courtes. Il suffoque. Vers dix-huit 
						heures, sa poitrine se soulève une dernière fois. 
						Au-dehors, un soleil toujours éclatant, et, dans la 
						maison, une étrange impression de silence et 
						d’apaisement. Étrange ? Pourquoi ?... Au bout d’un 
						moment, on comprend que les animaux se sont tus. Il n’y 
						a plus un aboiement, les chats sont invisibles, cachés, 
						il n’y a plus un pépiement d’oiseaux. Toto le perroquet 
						ne parle plus… Il va rester des mois sans parler… 
						
						   Quelques jours auparavant, Christian 
						Dedet, jeune confrère et romancier comme lui, est l’un 
						des derniers à avoir une vraie conversation avec Céline 
						:  
						
						« Je lui ai rendu visite vingt-quatre 
						heures avant sa mort. J’ai été frappé parce qu’il 
						faisait une canicule épouvantable ce jour-là et lui, il 
						avait plusieurs tricots de laine. En plus de tout ça, il 
						grelottait, il avait froid. Il s’asseyait, il se levait 
						parce qu’il tenait en place nulle part, il avait des 
						douleurs partout, il était très arthrosique, et en plus 
						il avait des sifflements dans l’oreille, des maux de 
						tête. J’ai pensé qu’il avait le centre de la régulation 
						thermique atteint, peut-être par une tumeur du cerveau, 
						peut-être par l’évolution en sclérose de son 
						artério-sclérose cérébrale dont officiellement il est 
						mort mais je me demande s’il n’avait pas une tumeur au 
						cerveau. » 
						
						  « La mort, disait Céline à la 
						fin de sa vie, m’est toujours présente. À chaque 
						seconde de ma vie, je l’ai vue et je la vois, en moi, en 
						face de moi. Tout homme qui me parle est à mes yeux un 
						mort ; un mort en sursis, si vous voulez ; un vivant par 
						hasard et pour un instant. Quant à ma mort à moi, c’est 
						ce que j’ai de plus présent, de plus conscient. Ma 
						grande préoccupation, pour le moment, n’est-elle pas de 
						protéger ma femme, autant que possible, contre les 
						désagréments qui peuvent l’atteindre quand je ne serai 
						plus ? Travaillant, écrivant, je poursuis cette idée, je 
						m’installe donc continuellement par l’esprit dans 
						l’avenir proche pour moi comme pour nous tous, où je 
						serai mort et enterré. À cette seconde où je vous parle, 
						j’ai la cervelle occupée à la fois par les choses dont 
						nous parlons et par la conviction que maintenant, tout 
						de suite, je peux m’affaisser et rendre mon dernier 
						souffle. Mais cette hantise ne m’attriste pas, ne me 
						paralyse pas, comme tant de morts-vivants qui jouent à 
						cache-cache avec la pourriture. » 
						
						   Pour conclure, donnons la parole à un 
						quatrième médecin, André Jacquot, qui délivra cette 
						manière d’épitaphe : « C’était un esprit curieux de 
						tout, lisant énormément, s’intéressant aux problèmes les 
						plus complexes comme aux choses les plus banales. Il 
						aimait s’entretenir avec les gens les plus simples et il 
						les écoutait avec patience et attention. Servi par une 
						prodigieuse mémoire, il possédait une érudition 
						extraordinaire qui lui permettait de traiter avec 
						compétence n’importe quel sujet… Malgré la vigueur de 
						ses écrits, il s’est toujours défendu d’être un 
						doctrinaire, encore moins un chef de file… La seule 
						création originale qu’il revendiquait avec véhémence 
						parfois, c’était son style si particulier… Par ailleurs, 
						sa règle de vie était : ne rien devoir à personne. Son 
						esprit d’indépendance était poussé à tel point qu’il 
						n’accepta aucune aide matérielle dans ses moments de 
						grande détresse… Il avait horreur de l’embrigadement et 
						détestait l’esprit de système… Avec cela, il était un 
						confrère excellent, sans prétention, ignorant la 
						jalousie. » 
						
						  
						Cinquante ans 
						après, un tel diagnostic est-il encore admis par la 
						bien-pensance qui le voit résolument en grand écrivain 
						ennemi du genre humain ? 
						
						 Évocation composée à partir des textes 
						suivants : Philippe Alméras, Céline entre haines et 
						passion, Robert Laffont, 1994 ; François Gibault, Céline, 1944-1961. Cavalier de l’Apocalypse, Mercure 
						de France, 1981 ; Jean Guenot, Louis-Ferdinand Céline 
						damné par l’écriture, Chez l’auteur, 1973 ; Pierre 
						Monnier, Ferdinand furieux, L’Age d’Homme, 1979 ; 
						Erika Ostrovsky, Céline, le voyeur-voyant, Éd. 
						Buchet-Chastel, 1972 ; Paul del Perugia, Céline, 
						Nouvelles Éditions Latines, 1987 ; Robert Poulet, Mon 
						ami Bardamu, Plon, 1971 ; Dominique de Roux, La 
						mort de L.-F. Céline, Christian Bourgois, 1966 ; 
						Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Grasset, 1988.
						(Marc Laudelout, envoyé le 1er juillet 2019).
 
						                                                         
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