Un choix arbitraire s'impose devant
la page blanche... Y figureront ceux qui l'ont approché
? Ceux qui ont communié avec sa pensée poétique, ses
visions, son voyage intérieur ? Les seuls thuriféraires
?... Les seuls exégètes ?... Il y a bien de ça tout de
même.
Et la liste s'insinue lentement, au fil de la pensée...
Pierre MONNIER, Eric MAZET, Marc LAUDELOUT, François
GIBAULT, Jacques D'ARRIBEHAUDE, Pierre LALANNE, Paul
CHAMBRILLON, Antoine BLONDIN, Maurice BARDECHE, Philippe MURAY, Pol VANDROMME, Pierre LAINÉ... JUGEZ PAR VOUS-MÊME...
Maurice BARDECHE.
Irresponsable, parce que tout chez lui
est contradiction. Il mêle tout, le cynisme qu'il
affiche et la bonté qu'il cache. Il est un utopiste, il
rêve pour les hommes d'un bonheur inaccessible, mais, en
même temps, il n'a aucune illusion sur les hommes. Son
amour pour eux, sa pitié pour eux sont contredits à
chaque instant par ce qu'il voit et décrit.
Menteur quand il parle, menteur quand il invente, il déteste le mensonge
des hommes et dénonce la comédie perpétuelle qu'ils se
jouent, il poursuit âprement comme écrivain la vérité :
ce qu'il sait des hommes, leur méchanceté, leur sadisme,
leur hystérie, la vanité de leur vie.
Cette vérité si cruelle, si concrète, si brutale, elle gêne, elle
offense. Et cette vérité cynique, quand on l'étend à
tout, aux régimes comme aux hommes, on ne voit plus ce
qu'elle a de généreux, elle provoque la haine.
C'était une tâche trop lourde pour lui, un fardeau qu'il n'a pas su
porter.
(Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, 1986, in BC n° 411, octobre
2018).
ANTOINE BLONDIN
- Un
véritable abandon.
Si le Tour de France n'était qu'une course cycliste, ce qui
ne se vérifie que par intermittence depuis quelques
jours, nous prendrions sur nous de parler de la
transhumance qui ramène nos cordées de ramoneurs
savoyards à quelques centimètres au-dessus du niveau de
la baigneuse. Quand une sorte de courant électrique
(d'où le nom de coureurs) sillonne les
jetées-promenades, on éprouve en général un profond
soulagement à voir surgir de l'eau des visages de
sirènes prolongés par des queues de peloton, à renouer
avec la muraille ruisselante d'un public dont le nombril
attentif s'écarquille au passage de rescapés noirauds
descendus d'une autre planète, à prendre sa part dans la
tornade qui introduit la panique aux terrasses des
salons de thé et relègue en bas de plage les éphèbes
sculptés dans du pain d'épice.
Si le Tour n'était que cette compétition ravageuse, en forme de violation
de domicile, qui plie la coutume à la loi, nous
remettrions à plus tard, à la nuit tombante, le moment
de méditer sur cette évidence, déplacée en ces lieux
bruissants de colloques d'oiseaux et de refrains
d'adolescents, que Louis-Ferdinand Céline ne nous dira
plus rien des choses de la vie.
Mais
le Tour est aussi un voyage. Quand l'état de siège s'y
relâche, l'état d'âme reprend ses droits. Les tristes
nouvelles du siècle nous parviennent. Nos chagrins
passent les frontières. Aux douaniers italiens, nous
avons dû déclarer, aujourd'hui, qu'il nous manquait
quelqu'un. La mort de Céline ne frappe pas ses lointains
confrères, elle bouleverse ses lecteurs, son prochain.
Par un retour étrange, c'est nous qui avons l'impression
de partir avant la fin et qu'on dépouille notre
sensibilité. Nous sommes rendus à un mal, qui n'est pas
celui du siècle, mais le mal de tous les siècles, et
notre écho s'est tu, notre bréviaire s'est fermé. Il va
falloir descendre en nous-mêmes pour entendre le chant
que nous ne savons pas chanter.
Céline s'est éteint à Meudon, sur la route des Gardes,
au milieu de cette côte, qui est à la fois le calvaire
et le paradis des cyclistes. Mais je crois qu'ils
s'ignoraient mutuellement. Il avait possédé jadis, quand
il était le médecin des pauvres, une monstrueuse
motocyclette à laquelle il tenait beaucoup. Ses ennemis
y avaient mis le feu, comme on brûle une effigie, en
l'occurrence celle du dénuement et du dévouement. Car il
pratiquait le sport dangereux qui consiste à aimer les
hommes sans le leur dire.
Bien
plus : il n'était membre d'aucun club. Ce routier du
bout de la nuit pratiquait en cavalier seul, drapé dans
sa houppelande, appuyé sur son bâton, berger généreux et
farouche, provocateur et humilié. Il est très honorable,
pour tous les gens qui prennent une plume, de penser que
l'un des deux ou trois plus grands écrivains du siècle
vivait sans ressources et sans avidité, loin des
récompenses, sinon livré aux outrages.
Nous
avons appris sa mort dans les faubourgs de Turin,
chantiers rocailleux qui eussent arrêté son regard bien
qu'un peu trop lumineux. Une clôture plus fragile que
les parois d'un cœur - on en
percevait le moindre battement - nous séparait d'un
hospice semblable à celui où il exerçait autrefois à
Courbevoie. Un vol de cornettes d'une blancheur très
douce passait et repassait dans la poussière du matin :
les petites sœurs invisibles
conduisaient au grillage leurs pensionnaires
claudiquants, hommes et femmes aux yeux pailletés de
naïveté que notre manège comblait de joies gloutonne et
qui s'abandonnaient, loin des nuages, à la faveur
tranquille de vieillir sans génie.
Nous attendions de la course qu'elle dissipât notre
malaise. Les premières heures furent d'un défilé, scandé
par l'apparition régulière des charmantes pagodes de
cantonniers aux murs couleur de Cassate. A l'mage de ces
monuments, qui prolifèrent dans le Piémont, où l'on voit
des bersaglieri moustachus figés dans la position : "
Arrêtez-moi ou je fais un malheur ! ", les coureurs
semblaient coulés dans le bronze d'une agressivité
paisible ; les inscriptions, tracées sur l'asphalte,
demeuraient lettre morte ; les " Forza ! " de la route
ne rencontraient aucun écho et le peloton aucun clin d'œil.
L'ennuyeux, disait déjà Céline, à propos de la guerre, c'est que ça se
passe le plus souvent à la campagne. Il en va parfois de
même du Tour de France. Mais, tout à l'heure, nous nous
endormirons face à la mer.
(Antoine Blondin, L'Equipe, 6 juillet 1961, BC n° 100, janvier 1991, p.
7).
PIERRE LAINÉ
-
LE MENSONGE.
Céline a menti dans sa vie privée, dans sa correspondance, dans ses
entretiens, dans ses romans, dans son œuvre
pamphlétaire. Il a souvent manifesté une mythomanie
véritable dans la mesure où il cherchait à fabuler, à
simuler la vérité, souvent dans une perspective précise
qui rejoint et renforce l'insurrection célinienne
(1). Même si
l'objectif de l'écrivain n'apparaît pas clairement
(lorsque, par exemple, il désigne une petite place à
Edith Follet - Mme Lebon (2)-
entre la gare et le domicile de Meudon, vers 1958-1960),
et prétend que c'est à cet endroit que sa mère proposait
ses tissus et ses dentelles), les excès mythomanes de
Céline sont rarement gratuits mais orientés vers un but
déterminé.
Si cette tendance s'insère en grande partie - par la volonté de
l'écrivain - dans le processus de révolte et revêt un
aspect positif, elle peut également contribuer à la
perversion de cette révolte. Dans les pamphlets, le
truquage de certains chiffres, des affirmations
discutables et quelques falsifications en constituent
autant de preuves flagrantes. Au-delà de la finalité
qu'il lui attribue, l'écrivain ne partage pas la
réprobation commune à l'égard du mensonge ; cette
appréciation tient compte du fait que, pour lui, tout le
monde ment, et par ailleurs que l'amour-propre n'est pas
une vertu cardinale, que la lâcheté a ses grandeurs et
favorise souvent une plus grande liberté.
Sur l'Amiral Bragueton, Bardamu le précise, après
avoir annihilé l'agressivité de l'officier colonial et
subjugué les passagers du salon par ses récits
fantaisistes : " Toute possibilité de lâcheté devient
une magnifique espérance à qui s'y connaît. " Et
Ferdinand le répète au Meanwell College, lorsqu'il
évoque la courte honte éprouvée devant Nora : " Mais
l'amour-propre c'est accessoire... "
Quoi qu'il en soit, Bardamu, comme Robinson ou
Ferdinand, ou comme Céline lui-même, sont des
mythomanes. Ils sont convaincus de cette faculté de
sursaut, de révolte que renferme le mensonge. Ils
mentent parce que, pour eux, mentir consiste à refuser
une morale fondée sur la retenue et la contrainte,
celles des déshérités, parce que cela permet d'éviter
l'enfermement, assure la participation au jeu de la vie
et éloigne la mort.
Dans un monde moderne où, selon Céline, l'imposture règne, il s'agit de
se défendre si l'on ne veut pas être trop exploité. Dès
L'Eglise, Bardamu élabore sa philosophie : " La
vie, c'est une ivresse, un mensonge. " " Comme la vie
n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges... ",
rappelle-t-il dans Voyage au bout de la nuit, il
convient de jouer le jeu, de se battre avec les armes
dont on dispose et qui sont celles des puissants, de
ceux qui favorisent le mal, des fauteurs de débâcle.
Tout le monde s'adonne au mensonge, les riches d'abord,
qui trompent ceux qui les servent, les patrons qui
écrasent les employés, les commerçants de Fort-Gono
humiliant les nègres, les officiers galvanisant les
soldats avec un patriotisme conduisant aux charniers, le
directeur de la compagnie Pordurière, Puta, Lavelongue
ou Gorloge. " L'homme c'est la machine à mentir ",
affirme Céline dans L'Ecole des cadavres. Ce que
l'écrivain répète avec passion, c'est la déplorable
influence de l'époque, cet avilissement, cette
corruption que la décadence favorise, cette perversité
directement liée au monde moderne. Décrivant
l'avant-guerre, Céline note : " L'homme il était encore
nature, à présent c'est un tout retors [...] maintenant
il est roué comme potence, rusé pitre et sournois et
vache, il bluffe [...] Il a plus l'âme en face des
trous. "
Les foules mentent : " C'est toujours le toc, le factice, la camelote
ignoble et creuse qui en impose aux foules, le mensonge
toujours ! " Partout le mensonge s'installe. " Il n'y a
plus de vérité ! ", dit Céline dans une lettre à Bendz.
Alors qu'il découvre les combines des civils et des
militaires dans le Paris de la guerre, Bardamu remarque
la
rage de mentir qui s'empare de tous, blessés et "
embusqués ", commerçants et responsables : " Bientôt, il
n'y eut plus de vérité dans la ville. " Mme Hérote
prospère de combines en trafics, Lavelongue imagine
toutes les astuces pour renvoyer Ferdinand sans le payer
( " C'étaient des mensonges... " ), les commis agissent
de même, les voisins du Passage croupissent dans
l'humidité et les médisances : " Alors, ils se montaient
des bobards, des entourloupes monumentes... ", et
Courtial, " envieux et sournois... ", raconte lui aussi
des " bobards " à Ferdinand, aux inventeurs, à sa femme
qui le juge : " Un mensonge !... que des mensonges qu'il
avait !... "
Mentir, c'est se révolter, c'est pour le pauvre et
l'humilié une revanche, le moyen de sortir de la misère,
peut-être de menacer les prérogatives de ceux qui
détiennent le pouvoir et la puissance. Cette nécessité
de mensonge n'apparaît jamais avec autant d'évidence
dans l'œuvre célinienne que
lors de la fête à bord de la péniche à laquelle
sont conviés Madelon, Robinson et Bardamu : " On
s'en sort des humiliations quotidiennes en essayant
comme Robinson de se mettre à l'unisson des gens riches,
par les mensonges, ces monnaies du pauvre. "
Bardamu ajoute qu'il ne pouvait se résoudre à montrer sa vérité à tous
ces personnages profitant des bons côtés de l'existence
et privilégiés par le destin. Conscient de devoir faire
bonne impression, humilié, Bardamu va surenchérir : si
Robinson s'est présenté comme ingénieur, lui évoque son
cabinet et sa clientèle choisie. Il s'agit de se donner
de l'importance, de compenser par un délire mégalomane
les difficultés de sa situation et les souffrances
subies. Désir de compensation, de vengeance et de
révolte né dans cette péniche - scène importante, parce
qu'elle oppose deux mondes. Lorsque les invités ont pris
le ton canaille qu'il convenait pour entonner " des
chansons de pauvres en manières de distraction... ",
Bardamu est dégoûté par l'accent distingué : alors,
au-delà du mensonge, il laisse apparaître une révolte
beaucoup plus violente et absolue, misogyne et
méprisante ( " C'est excitant, mais ça vous incite en
même temps à trousser leurs femmes rien que pour la voir
fondre, leur dignité, comme ils disent... " ).
Grâce au mensonge, l'homme peut se sortir d'une
situation désespérée, acquérir un statut, et il ne doit
avoir aucun scrupule : " La honte c'est d'être pauvre...
la seule honte !... ", affirme Céline dans D'un
château l'autre. Pour faire oublier sa déchéance, la
baronne de Caravals, réduite à la promiscuité du passage
des Bérésinas, s'invente un château familial, un
attelage traversant des domaines et des paysans
agenouillés sur son passage ; Mme Héronde, l'ouvrière, a
honte de son éclairage au pétrole, mais
annonce une nouvelle installation pour les mois suivants
; quant à Clémence, pour donner le change et tenter
d'éviter la faillite commerciale, elle colporte ses
dentelles ou essaie de placer tous les invendus du
magasin : " On sonnait le chaland sous les cascades de
bobards... "
Céline précise dans Les Beaux Draps que dans un monde déserté par
la vérité - " il aime que le faux !... " -, dans une
société où tout ce qui ne ment pas est honni, traqué,
chassé, vomi de haut, haï à mort
(3) ", l'homme doit utiliser
toutes les ressources de la mythomanie s'il veut obtenir
un minimum de considération. Longtemps, Courtial a pu
faire illusion et tenir par ses mensonges et ses
impostures le haut du pavé. Céline écrit à Mahé peu de
temps avant la déclaration de guerre : " Réussir c'est
ruser, tromper la vie. Trompe. Trompe.
(4) " L'inhumanité
du monde moderne pose un dilemme que reprend
significativement le discours de Médan : " L'homme ne
peut persister en effet dans une de ces formes sociales,
entièrement brutales, toutes masochistes, sans la
violence d'un mensonge permanent et de plus en plus
massif, répété, frénétique, " totalitaire " comme on
l'intitule... "
Dans une lettre à Garcin datée d'août 1930, Céline
demande à son correspondant s'il connaît les travaux de
Freud. Et il ajoute : " Votre bonhomme anglais est
névrosé à souhait. Tout ceci alimente mon délire, et le
jeu est à la mode - Il faut jouer, ou se taire une fois
pour toutes. " En mai 1933, il parle de " ces déballages
psychanalytiques depuis Freud ". Et encore : " Plus
rapide que le chimpanzé pour la bonne branche, et à la
pesée donc, voilà l'astuce... "
Le héros célinien, de L'Eglise aux pamphlets ou aux chroniques
allemandes, joue le jeu et élabore un système de défense
contre les exploitations qui le menacent ; il se révolte
contre la débâcle.
Dès le retour du front, dans le Paris de la guerre,
Bardamu comprend que, pour être bien vu et profiter de
tous les avantages possibles, il lui faut s'arranger
avec les civils, comme il saisit sur le navire qui
l'emmène vers l'Afrique la nécessité des élans
patriotiques. Il n'est pas le seul à jouer le jeu, même
s'il est plus persuadé que les autres personnages
céliniens de l'utilité de son attitude et de la valeur
insurrectionnelle qu'elle présente.
A Topo, Alcide et Grappa jouent aussi le jeu, qu'il s'agisse de rendre un
simulacre de justice ou d'entraîner de fantomatiques
fantassins dans d'invraisemblables exercices. Dans
Mort à crédit, quand Courtial, Irène et Ferdinand
sont informés par les gendarmes des larcins de leurs
petits pensionnaires, ils adoptent d'emblée la même
attitude et jouent le jeu afin de sauver ce qui peut
l'être encore : " Le mieux c'était de jouer la surprise,
l'étonnement... l'horreur ! On a joué tout ça... "
Au fil des ouvrages, Céline donne l'impression d'un
regret de ne pas jouer ou de n'avoir pas suffisamment
joué le jeu. Dès le début de ses Entretiens avec le
professeur Y, il fait dire à Gaston Gallimard qui
lui reproche son inaction : " Vous jouez pas le jeu ! "
Féerie pour une autre fois répète ce regret de
n'avoir pas fait ce qu'il fallait pour être riche et
adulé. Dans D'un château l'autre, Céline évoque
les remontrances de Fernand de Brinon à Siegmaringen : "
Que je tenais des propos très libres... que je jouais
pas le jeu !... "
Le souci du jeu explique en grande partie cette attirance pour le théâtre
qui caractérise la plupart des personnages céliniens.
L'existence devient une immense scène
sur laquelle chacun s'évertue à jouer un rôle. Au
bastion de Bicêtre, du soldat aux infirmières et au
professeur Bestombes, tout le monde se donne en
spectacle, raconte n'importe quoi, occupe le devant de
la scène. " Il fallait en profiter ", " nous jouions
tous en somme... ", dit Bardamu à qui son ami Branledore
dispute la palme des exploits inventés : " Comme le
Théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien
raison Branledore... il faut prendre le ton, s'animer,
jouer, se décider ou bien disparaître. "
Du théâtre au masque et à la grimace, il n'y a qu'un pas
que Céline franchit sans hésitation. Mentir, se révolter
consiste également à faire l'éloge de la grimace. Lors
de sa visite à l'institut Bioduret-Joseph, Bardamu
évoque les vieux savants et comprend leur persévérance à
poursuivre des recherches inutiles et les grimaces qu'il
leur faut accomplir plutôt que de se résigner à la mort,
de même qu'il comprend les " tas de grimaces et les
promesses " de l'abbé Protiste qui lutte pour sa vérité
et qu'il imagine " tout nu devant son autel ".
Dans la préface à Voyage au bout de la nuit, Céline souligne
encore tous les rôles que l'homme joue pour subsister,
ne pas s'avouer vaincu et se défendre contre toutes les
menaces, " les grimaces dont il s'est affublé dans le
cours de sa vie (5)
". L'apologie de la grimace apparaît avec la plus grande
netteté dans une lettre à Erika Irrgang, écrite peu de
temps avant la publication du premier roman et qui a le
mérite de résumer précisément la pensée célinienne sur
la nécessité pour l'homme de se révolter et de jouer le
jeu : " La seule façon de dominer les bourgeois c'est
d'être avec eux, au milieu même de leurs grimaces
d'honnêteté. Enfreindre leurs règles imbéciles - c'est
leur donner d'autres armes contre vous. Ils en ont déjà
assez (6). "
Parmi les délires mythomanes de Céline, ses
opportunismes, ses soucis du jeu, il convient d'évoquer
celui d'entre eux qui représente probablement l'exemple
le plus flagrant : l'intérêt et l'attitude de l'écrivain
pour la psychanalyse, plus précisément les rapports
entretenus avec l'œuvre de
Freud. Céline a éprouvé un intérêt véritable pour cette
œuvre : " Les travaux de
Freud sont réellement très importants, pour autant que
l'Humain soit important (7).
" " Le délire, il n'y a que cela et notre grand maître
actuellement à tous, c'est Freud. " Mais je crois aussi
que Céline a vite mesuré les limites de la psychanalyse
et s'est ensuite montré très critique.
Dès Voyage au bout de la nuit, l'écrivain introduit la
psychanalyse par le truchement de la harangue de
Princhard, le déserteur trop lucide, et des discours de
Baryton et du professeur Bestombes. De manière
significative, Bardamu dit de Princhard, appelé par son
supérieur : " Il n'eut que le temps juste de me
passer le brouillon du discours qu'il venait ainsi
d'essayer sur moi. Un truc de cabotin. " Dans le
portrait ironique que Bardamu trace du professeur
Bestombes, il attribue à ce dernier une admiration
forcenée pour les psychiatres et les psychologues : "
Notre grand Dupré... ", " Un autre de nos grands
psychiatres français du siècle dernier, Philibert
Margeton... " Il est évident que Bestombes fait le
pitre, se gargarise de formules creuses, telle cette "
crise de rassemblement des souvenirs " qui doit précéder
de peu " la débâcle massive des idéations anxieuses et
la libération définitive de champ de la conscience,
phénomène second en somme dans le cours du
rétablissement psychique ", ou encore lorsqu'il est
question de " diarrhée cognitive de libération ".
Quant à Baryton, le directeur de l'asile de Vigny, que
dit-il ? Que les aliénistes de sa génération étaient
moins " dépravés " que ceux d'aujourd'hui, que nul
n'essayait d'être " aussi fou que le client ", que " la
mode n'était pas encore venue de délirer sous prétexte
de mieux guérir ". Il dénonce - et c'est Céline qui
parle et s'exaspère - le monde moderne ( " tout
s'effiloche ! " ), ainsi que cette méthode qui
consiste pour les médecins à " battre la campagne en
même temps que leurs malades ", les congrès " modernes "
de " ces favoris de la psychiatrie récente " qui ne
peuvent que préparer la catastrophe avec leurs "
analyses superconscientes... ".
(...) Même s'il a pu être sensible à certains aspects ou à certaines
suggestions contenues dans les analyses de Freud et de
ses disciples - ce qu'en tant que médecin il ne pouvait
réfuter sans restriction -, Céline a surtout considéré
la psychanalyse comme une mode et un jeu nouveau à
jouer.
Dans ce domaine encore, les vingt-huit lettres à Garcin
sont éloquentes. Cinq références précises y sont faites
à Freud et à la psychanalyse, qu'il s'agisse de " ces
déballages psychanalytiques depuis Freud... J'embrasse
ma maman et mets du caca partout si cela amuse le public
", ou de ce constat à propos de Freud que " le bonhomme
n'est pas sans génie, mais attention aux limites... ",
ou encore de cette affirmation que " les psychanalystes
vont être ravis, je n'ai pas lésiné ".
En utilisant l'engouement pour Freud et la psychanalyse, Céline, en
jouant le jeu, en cédant à sa manie mythomane, a
brouillé une fois de plus les cartes et alimenté sa
révolte.
(1) L'attitude de Céline dans ce domaine est
complexe. Quand l'écrivain évoque sa trépanation, il est
certain par exemple qu'il cherche aussi à souligner ses
souffrances et ses mérites, plus tard à atténuer ses
responsabilités dans l'engagement polémique et "
politique ".
(2) Mme Edith Lebon, née Follet, était la fille du docteur Follet. Louis
Destouches la connut à Rennes et l'épousa en 1919. Elle
devait parfois venir à Meudon, chez Céline et Lucette
Almanzor. Cette fois-là, Céline était allé la chercher à
la gare et ils revenaient en marchant vers la route des
Gardes ; Edith Lebon, qui a bien connu Marguerite
Destouches, répondit à Céline : " Non, Louis, pas à moi
!... "
(3) Les Beaux Draps, p. 26.
(4) La Brinquebale avec Céline, p. 165. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire à
Lucienne Delforges : " Tu sais que je ne mens jamais,
que je ne ruse jamais... " (lettre du 26 août 1935).
(5) " Qu'on s'explique " (Cahiers Céline). L'image du théâtre et de la
grimace apparaît encore lorsque Céline écrit à Garcin :
" Il s'agit de faire le pitre, c'est dans mes cordes
vous le savez " (avril 1933). " Evidemment dans les
interviews j'amuse la galerie, pitre autant que je peux.
Mais tout ceci entre nous... " (mai 1933).
(6) Lettre datée de juillet 1932, citée dans les Cahiers Céline n° 5).
(7) Lettre à Evelyne Pollet, juillet 1933.
(Pierre Lainé,
Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Joseph Garcin
(1929-1938), Ecriture, octobre 2009).
Entretien avec Marc Laudelout, éditeur du
Bulletin
célinien
Céline sans chemise brune
Depuis quelques mois, les moralistes parisiens ont
relancé une offensive contre Céline. Fait nouveau : ils
ne se contentent plus de décrier ses idées, mais lui
dénient aussi toute originalité littéraire, en même
temps qu'ils criminalisent ses admirateurs. En réponse à
cette nouvelle vague d'intolérance, nous avons demandé à
Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien,
un point sur l'histoire et l'actualité des études
céliniennes.
On assiste depuis quelques mois à une nouvelle offensive
anticélinienne qu'illustrent, par exemple, les ouvrages
de Hanns-Erich Kaminski (Céline en chemise brune, une
fois de plus réédité et abondamment commenté) ou de
Jean-Pierre Martin (Contre Céline). Un chroniqueur de
la presse parisienne (Gilles Tordjman, pour ne pas le
nommer) a même été jusqu'à écrire qu'il était temps
d' " en finir ", non seulement avec Céline, mais encore
avec les céliniens. Quelles sont, selon vous, les
motivations et les effets de ce retour d'intolérance et
d'hostilité envers Céline ? La " malédiction " célinienne,
est-elle appelée à franchir indéfiniment les générations
?
Marc Laudelout : Il est vrai que, ces derniers temps,
Céline a davantage été dans l'actualité pour les
ouvrages hostiles que l'inverse.. Tout se passe comme si
le fait d'être de plus en plus reconnu comme l’un des
écrivains majeurs de ce siècle indisposait grandement
des gens qui ne peuvent tolérer de voir ainsi consacré
quelqu'un qui, à leurs yeux, est tout sauf
recommandable. Le simple fait que Céline fasse l'objet
de quatre volumes dans la Pléiade suscite la hargne de
pions qui lui font un procès entaché d'idéologie.
D'une
certaine façon, Céline a, depuis sa mort, constamment
suscité des réactions de ce genre. La nouveauté, c'est
que ses actuels détracteurs en arrivent, comme
Jean-Pierre Martin, à vouloir réduire son importance
littéraire, à lui dénier la qualité de romancier
véritable, bref, à considérer que la place qu'il occupe
aujourd'hui dans la littérature est une imposture. On se
doute que ces professeurs de lettres n'encouragent guère
leurs étudiants à découvrir Céline, mais essayent plutôt
de les en détourner. À confondre moralisme et
esthétique, on en arrive à tenter d'opposer vainement
Céline à d'autres écrivains de la " modernité ", comme
Michaux,
Beckett ou Ponge, considérés comme plus qualifiés parce
qu'ayant été résistants ou, en tout cas, antifascistes.
Tout cela est puéril et n'empêche pas le succès de
Céline auprès de nouvelles générations, qui n'ont cure
de ces mises en garde. S'il fallait exclure de la
littérature tous les écrivains qui ont " mal pensé ", il
n'y aurait plus grand monde. De Flaubert à Genet, en
passant par Dostoïevski, Cioran ou Morand, nombreux sont
les écrivains coupables d'avoir eu des idées
" politiquement incorrectes ", comme l'on dit aujourd'hui.
Cela étant, il est clair que ces attaques ont pour
conséquence de donner de Céline l'image d'un militant,
ce qui ne correspond absolument pas à la réalité. Il n'a
jamais fait partie d'aucun groupe politique et, comme il
le disait lui-même, n'adhérait à rien sinon à lui-même.
Après la guerre, Céline pensait que l'opprobre dont il
était l'objet n'aurait qu'un temps – il citait la sœur
de Marat : " Ce sont là turpitudes humaines qu'un peu de
sable efface " -, mais il faut bien constater que plus on
s'éloigne de la fin de la guerre, plus les passions nées
de celle-ci, au lieu de s'apaiser, vont au contraire en
s'accentuant puisqu'en France, notamment, on se plaît à
les raviver. Dans cette perspective, Céline n'a pas fini
de susciter les anathèmes de toute nature. On s'éloigne
ainsi de ce qui est l'essentiel chez cet écrivain: la
révolution esthétique qu'il s'est proposé de mettre en
œuvre.
Depuis son irruption dans la littérature
française avec Voyage au bout de la nuit, Céline
est sans doute l'un des auteurs de notre siècle qui a
suscité la plus abondante bibliographie critique. À quoi
tient, selon vous, ce phénomène ? Pourquoi cette vague
ininterrompue d'ouvrages sur Céline ?
Marc Laudelout : Cela tient tout simplement au fait
qu'il est vraiment perçu comme un " contemporain
capital ", pour reprendre une formule utilisée naguère
pour Gide. L'œuvre de Céline est considérable et tout à
fait en phase avec son époque. Il a vraiment inventé une
forme de narration différente, de telle sorte qu'on peut
dire qu'il y a un " avant Céline " et un " après Céline ".
Il se distingue aussi des romanciers de son époque par
l'aspect résolument lyrique de son écriture. Et le
personnage retient l'attention dans la mesure où il est
complètement atypique dans sa génération : ce n'est ni un
intellectuel, ni un littérateur comme les autres. Il a
aussi soutenu cette gageure de réussir une œuvre à la
fois tragique et comique. Ce n'est pas si fréquent.
J'ajouterai que ce grand fauve fascine par sa destinée
tumultueuse et l'image haute
en couleurs qu'il a donnée
de lui-même.
Son œuvre est tellement riche qu'elle se
prête à de multiples interprétations, ce que ne manquent
pas de faire les exégètes. Cela dit, il faut relativiser
: je ne suis pas certain qu'un Camus, pour ne citer que
cet exemple, n'ait pas suscité autant, sinon davantage,
d'ouvrages critiques et autres travaux universitaires.
Et si l'on dénombre les thèses, on peut dire que Proust
bat Céline de plusieurs longueurs, la différence étant
peut-être que les ouvrages sur Céline connaissent un
retentissement plus important.
Le public célinien semble relativement composite, et j'y
discernerai au moins trois catégories: les " célinologues ",
qui s'intéressent exclusivement à l'œuvre et à son
originalité dans l'histoire de la littérature, les " célinophiles ",
qui apprécient Céline tout en conservant parfois une
distance critique à l'égard de tel ou tel aspect de sa
personnalité ou de ses écrits, et enfin les " célinomanes
", qui adhèrent sans retenue aucune au style, à la
psychologie et au destin de l'auteur de Mort à
crédit. Cette dernière catégorie est d'ailleurs la
plus singulière, car il est peu d'auteurs qui aient
suscité une telle ferveur. Plus exactement,
il est peu d'auteurs dont l'œuvre soit considérée comme
une " totalité " transformant littéralement son lecteur
en " adepte ". Cette distinction des publics céliniens,
vous paraît-elle fondée et quel jugement portez-vous sur
ces trois catégories ?
Marc Laudelout : Cette distinction me paraît un peu
arbitraire, les " célinologues " étant pour la plupart
également " célinophiles ". Tous ceux qui ont travaillé
sur l'œuvre de Céline ont au moins un point commun : ils
admirent l'écrivain et éprouvent une véritable
délectation à le lire. Cela vaut pour des chercheurs
n'ayant pas forcément les mêmes convictions politiques,
comme Henri Godard, Anne Henry, Jean-Paul Louis,
Frédéric Vitoux, Philippe Alméras, pour ne citer que
ceux-là. Si tous n'ont pas, loin s'en faut, une franche
admiration pour l'homme, au moins se retrouvent-ils sur
l'attachement à l'œuvre. Ils se distinguent en cela des
nouveaux commentateurs que j'évoquais tout à l'heure,
qui, eux, n'ont de toute évidence aucun plaisir à lire
Céline ! Encore faut-il distinguer parmi les exégètes
ceux qui préfèrent écarter les textes sulfureux de leur
champ d'analyse, et les autres qui tiennent à
appréhender Céline dans sa globalité. Cela étant, il est
assez fascinant de constater que des personnes éprouvant
une franche détestation pour l'homme lui ont consacré
tant d'années d'études et de recherches.
Il y a là une
relation ambivalente assez curieuse à observer. Parmi
ceux que vous appelez " célinomanes ", il faut distinguer
les inconditionnels de l'œuvre et les inconditionnels de
l'homme, qui sont tout de même beaucoup plus rares.
Sartre a, lui aussi, suscité ceux que l'on appelle les " sartrolâtres ".
Toute œuvre célèbre engendre ses fanatiques. Si l'on
admire Céline, il va de soi que l'on ne doit pas pour
autant se sentir obligé d'adhérer à tout ce qu'il a
écrit sur le plan politique. Ceci dit, il y a aussi des
célinomanes tout à fait présentables : je songe à ces
bibliophiles qui collectionnent toutes les éditions du
grand homme et qui tiennent à avoir chaque édition
originale munie de la bande annonce qui l'accompagnait.
Ils y attachent d'autant plus de prix que Céline était
l'auteur du texte y figurant. Ainsi, celle accompagnant
Bagatelles pour un massacre était : " Pour bien rire dans
les tranchées ", ce qui montre assez, soit dit en
passant, sa volonté de prévenir un second conflit
mondial.
Les " idées " de Céline ont été rattachées à de nombreuses
filiations : les uns y voient un héritier des
hébertistes et des sans-culottes, les autres un
anarchiste. Et, bien sûr, beaucoup discutent de la
" centralité " du racisme et de l'antisémitisme dans ses
écrits : accident de parcours, conséquence particulière
d'une misanthropie plus générale, ligne conductrice
d'une pensée fondamentalement biologisante et
hygiéniste, obsession pathologique, etc. Y a-t-il donc
une " politique célinienne " et quelle interprétation vous
en semble la plus juste ? Littérature et idéologie,
sont-elles indissociablement liées chez Céline ?
Marc Laudelout : Si l'on veut réduire Céline à une
étiquette, on est sûr de faire fausse route. C'était un
être complexe, pétri de contradictions, à la fois de
gauche (voir son discours social, y compris sous
l'Occupation) et de droite (son côté patriote et
cocardier, par exemple – caractéristiques qui, au fait,
n'ont pas toujours été de droite). Son " racisme ", dont
l' " antisémitisme " est une composante, n'est pas simple à
expliquer, car il n'a pas forcément le même sens que
celui partagé par ses contemporains. L'acception même
des mots a parfois changé. Qui peut comprendre ce que
veut dire Céline lorsqu'il s'écrie : " L'art n'est que
Race et Patrie ! Voici le roc où construire ! Roc et
nuages en vérité, paysage d'âme " ? Il est vrai que ce
" racisme " constitue en quelque sorte le fil rouge de son
œuvre, puisqu'il apparaît jusque dans les romans de la
fin. Mais, dès lors que l'on appréhende l'œuvre sur un
strict plan littéraire, cet aspect n'est tout de même
pas primordial.
À force de mettre cela en avant, on
passe, à mon sens, à côté de l'essentiel : tout l'aspect
métaphorique et poétique d'une œuvre qui est avant tout
placée sous le signe de l'émotion pure, bien davantage
que sous celui des idées. Certes, on n'en a pas fini de
gloser sur le " racisme " célinien. Mais affirmer, comme
le fait un certain spécialiste, que dans le cas de
Céline " seuls l'intéressaient chez l'individu, ses gènes
et cellules ", m'apparaît pour le moins réducteur. Même
s'il est exact que la pensée de Céline est, dans ce
domaine, le reflet de l'air de son temps, issu du siècle
dernier où l'on accordait beaucoup d'importance au
concept de la race. Ainsi, L'Histoire de l'art d'Élie
Faure, que Céline admirait, est, elle aussi, fondée sur
une vision " raciste ".
Il n'en est pas moins évident que nombreux sont les
céliniens qui auraient préféré que, sous l'Occupation,
Céline mît une sourdine à ce qui apparaît alors
nettement comme une obsession. Mais là aussi, il y a une
évolution entre Bagatelles pour un massacre et ce qui a
suivi. Pierre Gripari a pertinemment évoqué la teneur de
ce livre publié en 1937 : " La partie anti juive,
violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue
nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très
banalement, à ce qu'on appelle aujourd'hui la
littérature anticolonialiste. [...] Son motif unique,
c'est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de
cette guerre civile européenne qu'on est en train de
nous préparer sous couleur de Front populaire, avec tout
le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant
que l'on retrouve dans les films français des années
trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une
guerre juive, faite pour le seul profit des Juifs et de
staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous
n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre ".
On ne peut pas comprendre ce livre si on ne le replace
pas dans le contexte de l'avant-guerre : pour une grande
part, il s'agit véritablement d'un écrit de
circonstance.
S'il fallait absolument définir Céline, je le verrais
assez en homme ayant à la fois des préoccupations
sociales liées à son esthétique et le goût d'un certain
ordre naturel, fondé sur une tradition très française
bien antérieure à la Révolution, Céline lui-même étant à
la fois profondément mystique et athée, misanthrope et
altruiste, pacifiste et violent dans l'expression de sa
pensée. Ce Gémeau avait de multiples facettes, et il
n'est pas aisé de l'enfermer dans un quelconque carcan,
car l'on trouve aussitôt des éléments qui le
contredisent.
La personnalité de Céline n'a pas provoqué moins de
controverses que ses idées. Là encore, on trouve le
discours les plus contradictoires : le médecin des
pauvres au cœur généreux s'oppose au " salaud " geignard
et lâche. La récente publication de sa correspondance
avec Gaston Gallimard révèle un individu plutôt mesquin
et obsédé par l'argent (il est vrai qu'il en manqua
parfois cruellement). Et Bardèche, en son temps,
n'avait pas été tendre envers Céline, alors que l'on
aurait pu s'attendre à plus de pondération. Pour votre
part, comment jugez-vous l'homme, si tant est qu'il vous
paraisse intéressant de le juger autrement que par son
œuvre ?
Marc Laudelout : Les génies sont rarement des
personnalités convenables. Et Céline ne fait pas
exception à la règle. Dire qu'il était facile à vivre
dans le quotidien serait assurément une contre-vérité.
La vérité se situe entre les deux: " ni saint ni salaud
intégral " me paraît une bonne formule. Il est clair
qu'il ne s'est pas toujours conduit de la façon la plus
élégante qui soit avec ses amis, dont Marcel Aymé, qui
lui voua pourtant une amitié indéfectible. Mais il ne
faut pas tomber dans l'excès inverse et ne s'attacher
qu'à l'image faussée qu'il a volontairement donnée de
lui-même. Bardèche, lui, ne peut pas comprendre, par
exemple, l'écœurement de Céline face à l'équanimité de
Brasillach envers le procureur qui l'a condamné à mort.
Il y a là une incompatibilité majeure entre deux
tempéraments diamétralement opposés. Quand à sa
" lâcheté " présumée, j'ai toujours envie de rappeler,
sans vouloir le défendre, qu'en 1914, il s'est porté
volontaire pour une mission très dangereuse, ce qui lui
valut d'être grièvement blessé et d'être décoré de la
médaille militaire. Un lâche se comporte-t-il de cette
façon ? En outre, si Céline avait été tel, il n'aurait
jamais pris les positions que l'on sait dans le contexte
périlleux de l'avant-guerre. On peut certes lui
reprocher ce qu'il a écrit , mais certainement pas
d'avoir été timoré ou pusillanime. Même attitude sous
l'Occupation à l'égard des Allemands eux-mêmes, qu'il ne
ménageait pas : certains de ses amis jugeaient d'ailleurs
son attitude provocatrice et par là même très
imprudente.
Pour le reste, il était conscient de sa valeur
littéraire et n'a guère transigé avec ses éditeurs qui
n'ont finalement pas eu à se plaindre, sur le plan
financier, d'avoir publié ses livres. Il a toujours eu
des relations conflictuelles avec ses éditeurs, car il
ne se satisfaisait pas des conditions généralement
faites aux auteurs. Avec Gaston Gallimard, c'est après
tout normal que Céline se soit entretenu d'argent,
puisque c'était son éditeur. Farouchement attaché à son
indépendance, Céline accordait de l'importance à
l'argent, car c'était pour lui le moyen de sauvegarder
sa liberté... Marcel Aymé disait que " Céline n'avait pas
le sens de l'argent, où plutôt, il ne l'avait qu'au
niveau des nécessités quotidiennes ".
D'ailleurs, est-on
bien sûr que Gaston Gallimard ait été victime de
l'avidité de Céline ? Un célinien avisé, Jean Guenot,
relève ceci pour la période allant de 1951 à sa mort :
" Dix ans de dévaluations et aucun rajustement de la
mensualité à mille francs. L'ouvrier en écriture
Destouches s'est fait avoir comme un prolétaire
solitaire. Il fallait exiger l'indexation de la
mensualité sur le traitement, par exemple, de l'agrégé
en fin de carrière ".
Et voilà ce qui est drôle : lorsque Céline réclame dans
les années cinquante le Prix Nobel de littérature et son
entrée dans la Pléiade, cela sonne comme une vaniteuse
incongruité. Aujourd'hui, cela apparaît comme une
évidence.
On sait que la publication des " pamphlets " de Céline
n'est pas interdite par la loi, mais empêchée par la
volonté de sa veuve. Qu'en pensez-vous ? Ces textes
" mythiques ", dont on ne compte plus les éditions
pirates, ont-ils une place singulière dans les écrits de
Céline ? Que vous inspirent les propos de ceux qui
refusent de séparer les jugements moraux et esthétiques
et qualifient en conséquence de " monstrueuse "
l'hypothèse d'une réédition des pamphlets ?
Marc Laudelout : L'œuvre de Céline constitue une
totalité. Vouloir en écarter trois livres pour des
raisons de bienséance est une absurdité. D'autant plus
que, sur le plan strictement littéraire, un livre comme
Bagatelles pour un massacre n'est pas médiocre. Le
talent polémique de Céline s'y déploie de manière
extraordinaire, comme l'avaient d'ailleurs reconnu André
Gide, Charles Plisnier ou Marcel Arland à l'époque. En
d'autres termes, Bagatelles n'est pas à l'œuvre de
Céline ce que Le péril juif est à l'œuvre de Jouhandeau.
Céline y dénonce bien d'autres choses : le régime en
Union Soviétique, la standardisation du livre, le règne
mercantile de Hollywood, la mainmise de l'idéologie sur
les arts, pour ne citer que ces aspects-là. Et c'est
aussi dans ce livre qu'il défend sa conception
esthétique, qui sera reprise plus tard dans les fameux
Entretiens avec le professeur Y.
Le vrai " scandale
Céline ", c'est peut-être que Bagatelles pour un massacre
constitue malgré tout un de ses meilleurs livres. Je
veux dire par là qu'il est superbement écrit, d'une
drôlerie extraordinaire, comme le reconnaissent
d'ailleurs aujourd'hui certains esprits libres comme
Philippe Sollers. Après guerre, pour des raisons de
commodité, Céline s'était, il est vrai, opposé à la
réédition des pamphlets, y compris le libelle
anticommuniste Mea culpa. Mais est-ce respecter sa
volonté que d'autoriser à plusieurs reprises la
réédition de ce texte-là, et non des autres ? On aboutit
ainsi à cette situation paradoxale que, dans la septième
livraison des Cahiers Céline, la préface à une réédition
de L'École des cadavres est accessible, mais pas le
livre lui-même. Et croit-on respecter la volonté de
l'auteur en autorisant la publication des lettres aux
journaux de l'Occupation, mais pas Les Beaux draps qui
datent de la même époque ? En fait, exercer une censure
sur cette part de l'œuvre, qui est par ailleurs
commentée dans de nombreux ouvrages, ne semble pas très
cohérent.
Pour conclure, je rappellerai que publier ne
veut pas dire approuver. Et que donner à certains textes
sulfureux l'attrait de l'interdit n'est pas forcément
judicieux. Une réédition dans une collection comme les
Cahiers Céline en donnerait, en outre, un aspect
documentaire qu'on ne pourrait confondre avec quelque
provocation malsaine. J'ajoute que, de même qu'on peut
lire Sade sans devenir sadique, on peut lire Céline sans
pour autant épouser ses idées. Le lecteur doit être
considéré comme un adulte et n'a pas besoin, il me
semble, de censure préalable.
Vous avez lancé Le Bulletin célinien voici maintenant
seize ans, et vous le publiez avec une régularité
exemplaire (les journaux d'amicales littéraires montrent
rarement une telle constance !). Pouvez-vous nous
dresser un historique rapide de cette aventure
éditoriale, en précisant notamment quelles étaient vos
motivations à l'origine et quel bilan (d'étape) vous
en dressez aujourd'hui ?
Marc Laudelout : Avant de créer Le Bulletin célinien,
j'ai fondé, en 1979, La Revue célinienne, périodique
semestriel qui regroupait des témoignages et des études.
Trois numéros ont paru, dont un numéro double en 1981, à
l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de
Céline. Ensuite, j'ai édité, sous l'égide de La Revue
célinienne, trois essais de mon compatriote Pol Vandromme sur le monde romanesque célinien. Ces livres
ont été récemment réédités en un volume à L'Âge d'Homme
sous le titre Céline & Cie. Dans mon esprit, il
s'agissait de mieux faire connaître une œuvre méconnue,
en dépit des apparences, et de faire partager une
passion littéraire peu commune.
La vocation première du Bulletin, c'est de rendre compte
de l'actualité célinienne dans le monde (publications,
colloques, articles de presse, émissions, adaptations
théâtrales, etc.) : le fait qu'il soit mensuel - et
c'est son originalité – me permet d'informer avec
régularité et rapidité nos abonnés de tout ce qui
concerne Céline. Nous publions aussi des inédits (correspondance), des documents et des articles de fond
sur tel ou tel aspect de l'œuvre, et nous avons en
projet un site sur Internet qui sera une sorte de
synthèse de tout ce qui existe de et sur Céline.
Le
Bulletin constitue, en fait, un lien entre les
aficionados qui se réunissent une fois par an au cours
d'une Journée Céline organisée à Paris. Si j'en juge par
l'attachement, renouvelé chaque année, des abonnés du
Bulletin, il a sa raison d'être. Ne bénéficiant d'aucune
subvention ni de publicité payée, il est totalement
libre de commenter l'actualité célinienne comme il
l'entend. Et, comme cette actualité est aussi faite
d'ouvrages hostiles à Céline, je m'efforce de plus en
plus d'introduire le débat au sein même du Bulletin.
C'est dire si les détracteurs de Céline ont l'occasion
de s'y exprimer. Certains lecteurs me font d'ailleurs
amicalement grief de mon libéralisme en la matière. Mais
Le Bulletin n'a pas pour vocation d'être un organe
hagiographique destiné aux fidèles d'un culte célinien
univoque. Céline a des amateurs à gauche comme à droite.
Et cette variété se retrouve aussi dans le lectorat du
Bulletin, ce qui ne nous empêche pas de réagir aux
déformations caricaturales dont l'œuvre célinienne fait
l'objet.
Quels sont, par ailleurs, vos rapports avec
la Société des études céliniennes et le groupe des
rédacteurs de L'Année Céline ?
Marc Laudelout : À dire vrai, nous n'avons aucun rapport
avec la Société des études céliniennes. Cela ne
m'empêche pas d'avoir de bonnes relations personnelles
avec son président, l'avocat François Gibault, qui est,
par ailleurs, le conseil de la veuve de Céline. La
démarche de la SEC est différente de la nôtre dans la
mesure où, s'adressant uniquement à des universitaires,
elle envisage, de manière un peu austère, Céline comme
objet d'études lors de ses colloques.
La réunion que Le
Bulletin célinien organise chaque année se veut plus
conviviale, plus chaleureuse, alternant les moments de
réflexion et d'émotion. Nos lecteurs sont forcément des
passionnés. Même s'ils n'adhèrent pas à tout ce que
Céline a pu écrire, certains d'entre eux n'en éprouvent
pas moins une sorte de compassion, et même de respect,
pour celui qui leur apparaît comme un géant en
littérature injustement malmené par ses contemporains,
qui en donnent aujourd'hui une image réductrice et
biaisée. Je me rends compte que cette attitude peut
paraître choquante pour certains, mais je crois que cela
correspond à une réalité.
Et L'Année Céline ?
Marc Laudelout : Même chose pour ce qui est de l'équipe
rédactionnelle de L'Année Céline, que nous ne
considérons absolument pas comme des concurrents, mais
comme étant complémentaires. L'Année Céline reprend
d'ailleurs des textes ou des informations que nous avons
édités en exclusivité. Toutes ces initiatives parallèles
témoignent de l'engouement pour une œuvre exceptionnelle
qui a marqué le siècle.
Je souscris d'ailleurs
entièrement à ce qu'écrivent Jean-Paul Louis et Henri
Godard dans la dernière livraison de leur revue : " Le
regain d'hostilité contre Céline qui s'est développé
depuis le début de l'année 1997 à travers les livres et
les médias rend plus que jamais nécessaire un travail
comme le nôtre. Cette hostilité revient toujours en
définitive à dénier une qualité littéraire à tout ou
partie d'œuvre de Céline, romans compris, pour ne plus
en voir en lui qu'un représentant de l'idéologie raciste
qui a ces derniers temps repris une présence dans notre
actualité. Il revient à tous ceux qui croient en Céline
écrivain de faire en sorte que la force de cette œuvre
et son apport à la littérature de son temps ne soient
pas occultés ". C'est exactement mon point de vue.
(Propos recueillis par Charles Champetier,
louisferdinandceline.free.fr/bulletin)
Pol VANDROMME.
La chronique fantastique est la tentation
même de l'art célinien. Voir grand, voir loin, voir ce
que les autres ne pressentent même pas, et d'une façon
qui transforme les petits faits vrais en un théâtre
extravagant : il n'a pas d'autre projet, ni d'autre
ambition.
Dans Normance, il passe aux aveux,
posant le principe de sa théorie, la définissant, puis
l'illustrant d'un exemple pris sur le vif : " Mais c'est
un monde ! vous écrierez ! Certainement ! je suis bien
d'accord ! vérité de vrai ! Je vous ai dit : je mentirai
rien... les phénomènes surnaturels vous outrepassent, et
c'est tout ! les chroniqueurs sans conscience
rapetissent, expliquent, mesquinent les faits ! Oh,
votre serviteur... du tout ! le respect des somptuosités
!... je vois Jules qui reprend ses bordées... en même
temps qu'il s'adresse aux nuages ! en gestes ! en
orchestre ! je vous raconte... à deux cannes maintenant
!... il dirige... faudrait que Lili traverse les flammes
pour aller lui porter à boire ?... quoi à boire ? il a
qu'à boire du feu un peu ! les cascades du ciel ! "
Céline fait tourner les êtres, dans le sens où l'on dit
: faire tourner les tables. Les adeptes du théâtre
élizabéthain pratiquaient en tortionnaires. Pour qu'un
homme dégage son odeur, déclarait l'un d'entre eux, il
faut qu'on le broie. Céline corrige
la formule : il faut qu'on l'affole.
Surtout, qu'on n'aille pas se le figurer en grand prêtre d'une secte
occultiste. Interpréter les énigmes des oracles,
transcrire la parole des dieux, ce n'a jamais été son
affaire. Le meilleur moyen d'affoler les hommes, c'est
encore d'affoler leur langage. L'académisme leur avait
désappris l'usage de ce bonheur d'expression, en
aplatissant et en rendant inerte tout ce qui passait à
sa portée. De ce carcan qui les paralysait, Céline les
débarrasse. Un homme nouveau sort d'un langage nouveau.
L'écriture de Céline restaure ce qui avait été aboli par
la dictature des littérateurs exsangues. Ce qu'il nomme
" sa petite musique ", c'est le grand chant des origines
: la montée des sèves et des marées, leur
bouillonnement, leur fracas.
"
Au commencement était l'émotion " ; " La vérité de ce
monde c'est la mort ". Ces deux maximes sont les phrases
clefs et Céline va de l'une à l'autre. Le langage chez
lui a une fonction rédemptrice : sauver la littérature
en la restituant à l'intégrité de sa vie sensible et
fondamentale ; sauver le monde en mettant l'homme en
face de sa misère pour qu'il la prenne enfin en horreur.
Il faut aller au bout de sa nuit pour courir la chance
d'accueillir son matin profond. De même, il faut que les
mots pèlerinent dans des pays impulsifs et
déraisonnables pour qu'on puisse éprouver encore leur
saveur et leur animalité.
Céline s'est souvent expliqué là-dessus. Il y a dans Bagatelles pour
un massacre, noyé dans les fureurs et les invectives
antisémites, un traité de style, un manifeste aussi
révolutionnaire pour l'histoire des lettres que la
préface de Cromwell. Mais c'est peut-être dans sa
correspondance avec Milton Hindus, familière et savante,
qu'il a le mieux dit sa préoccupation : " Mon apport aux
lettres françaises a été je crois ceci, on le
reconnaîtra plus tard, rendre le langage français écrit
plus sensible, plus émotif, le
désacadémiser - et ceci par le truc qui consiste
(moins facile qu'il y paraît) en un monologue d'intimité
parlé mais TRANSPOSE - Cette transposition immédiate
spontanée voilà le truc - En réalité, c'est le retour à
la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s'exprime
pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé
académisé s'exprime en ingénieur, en architecte, en
mécanisé, plus en homme sensible. Resensibiliser la
langue, qu'elle palpite plus qu'elle ne raisonne
- TEL FUT MON BUT - Je suis un styliste, un coloriste de
mots mais non comme Mallarmé des mots de sens
extrêmement rares - Des mots usuels, des mots de tous
les jours ".
Lorsque Céline ordonne aux faits de circuler dans ses
chroniques, il sait bien qu'ils n'en sortiront pas
intacts. Ce qui restera d'eux, ce seront des apparences.
Un peu ce qu'est une fiche de signalisation à un
personnage de chair et de sang. Céline n'est pas un
reporter : il transpose ce que les écrivains
naturalistes se contentent de rapporter, et cette
transposition s'opère par l'effet d'une langue qui
empourpre les mots, qui les encolère, qui les défoule,
qui les fait danser, - de joie, de désespoir, de rire,
de rage, mais danser sur un rythme d'un entrain
irrépressible et avec une mise en musique de sentiments
qui éclaireront comme des fanfares. Les faits
n'intéressent le chroniqueur Céline que dans la mesure
où ils suscitent et prolongent en lui des échos
fabuleux, où ils répandent des ondes qui baigneront le
rêve et le mystère. Il n'y a pas de réel. Il n'y a que
la forme et l'accent que Céline lui donne.
[...] Les chefs-d'œuvre, qui embrasent la
mémoire, anéantissent toujours la petite banalité
anecdotique d'où ils sont sortis. L'imagination qui
scrute et qui traque, l'inconscient qui se libère, la
violence qui décape, la pourriture qui remonte à la
surface des marais, l'indignation qui chante et le rire
qui lacère, un alphabet nouveau qui aide à fréquenter
toutes les cartes (celles du tendre aussi bien que
celles des égouts) comme jamais on ne l'avait fait, la
société à ciel ouvert et le mystère en pleine lumière :
voilà ce que le souvenir recueille.
Au départ, le Rouge et le Noir, ce n'est qu'un fait divers minable
que les journaux spécialisés hésiteraient aujourd'hui à
publier.
A la fin, le fait divers, brassé et trituré par ce que
le génie proliférant d'un écrivain y ajoutait, s'est
évanoui, et nous lisons une histoire d'un romanesque
fou, d'une révolte au moins aussi folle. Il y a le
regard d'un auteur, il y a sa voix, et il n'y a rien
d'autre. Nous ne nous souvenons plus de l'article de
journal qui, apparemment, a tout déclenché.
Ce dynamitage de l'anecdote initiale est plus
indispensable encore lorsqu'on essaye d'affoler les mots
et la vie, de briser non seulement le cadre d'un récit
mais aussi la syntaxe et le vocabulaire des sous-préfets
de lettres. Pour cette esthétique, note à bon droit
Céline, tout n'est pas transposable. Communiquer
l'émotion dans sa brusquerie et dans sa brutalité,
défier ainsi les simulacres des dévotions, c'est
littérairement l'entreprise prométhéenne même. On ne
peut la mener de front et à terme sans des
intermédiaires. Il faut, remarque Céline, des sujets " à
vifs ". A vif, comme ces plaies qui rongent les chairs,
qui les mordent, et qui font crier.
Ce qui est vrai des sujets, on doit le dire aussi des
personnages. Tout est à vif chez Céline, les mots, les
faits, les visages qui hantent les uns et les autres.
Dans ce registre - humeur nue, nerfs broyés - aucun
personnage n'est plus exemplaire, et exemplaire jusqu'à
la caricature, que Le Vigan. Pressé, fiévreux, haletant,
et pathétique avec cela en raison de ce que l'on devine
en lui de vulnérable et même de démuni, toujours en
difficulté avec lui-même - ce qui, selon Alain, trop bon
prince en l'occurrence, et confondant la condition
nécessaire avec la condition suffisante, est le signe
même de la sainteté. Sainteté de l'angoisse. Sainteté de
la détresse. Sainteté de ces yeux immenses, couleur de
puits. Sainteté de ces corps qui émergent de la Seine,
près des quais entre chien et loup.
Un si bon sujet, et si conforme, était sans doute à l'avance un
personnage célinien. Mais il fallait encore qu'il le
devînt vraiment et pour cela que Céline le transposât
selon la convenance même de sa création romanesque. Nous
sommes à cent lieues d'une reproduction, c'est-à-dire
d'une ressemblance littérale. Céline ne photographie pas
Le Vigan ; il le peint. Et, comme toujours avec les
grands artistes, la peinture nous en apprend davantage
sur le peintre que sur son modèle.
(Pol Vandromme, Céline et Cie, L'Age d'Homme, 1996, p.65).
Philippe MURAY.
Il faut également situer les pamphlets de
Céline dans la sinistre et longue histoire de
l'antisémitisme littéraire qui commence avec le Moyen
Age chrétien déclarant la guerre au " peuple déicide ".
Céline qui n'a hérité sa langue de personne, hérite
parfaitement de Luther et de son ordurier Contre les
Juifs et leurs mensonges, ou de ces vers de Racine
dans Esther : " Il fut des Juifs. Il fut une
insolente race. / Répandus sur la terre, ils en
couvraient la face. " Ou de Kant : " Le judaïsme, comme
tel, pris dans sa pureté, ne contient absolument aucune
croyance religieuse (...) il a exclu le genre humain
entier de sa
communion. " Ou de Fichte : " Une nation puissante et
hostile, en guerre perpétuelle avec toutes les autres et
qui, dans certains Etats, opprime durement les autres
citoyens. " Hegel : " l'esprit infini n'a pas de place
dans le cachot d'une âme juive. " Swift : "
Qu'arrivera-t-il si les juifs se multiplient et forment
un formidable parti parmi nous ? " L'encyclopédiste
Nicolas Boulanger dans le Christianisme dévoilé :
" peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus
abject, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi
".
Logiquement, la Révolution
de 89 a tenté en même temps que la déchristianisation de
la France une déjudaïsation frénétique : " Il faut une
loi précise qui défende aux descendants d'Abraham de
circoncire les enfants mâles " (la Feuille de Salut
public). Enfin Marx : " Le christianisme est issu du
judaïsme, et il a fini par se ramener au judaïsme. Par
définition, le chrétien fut le Juif théorisant ; le Juif
est, par conséquent, le chrétien pratique, et le
chrétien pratique est redevenu Juif. " Est-il si
étonnant que finalement le seul ou presque à résister au
délire soit Sade, chez qui on trouve même sur la
persécution antisémite des lueurs de pitié : " Les
malheureux pères de votre religion, les Juifs, se
brûlaient en Espagne en récitant les mêmes prières que
ceux qui les déchiquetaient " ?
Pour finir, est-ce Céline qui, au XXe siècle, écrit : " lui et ses
pareils [les Juifs], tous plus ou moins marchands ou
usuriers parqués aujourd'hui dans quelque sordide
bourgade des steppes, ils organiseront le monde et nous
apprendront à mettre nos idées en ordre et à gouverner
nos affaires sous leur bienveillante direction ? " Ou
encore : " Il me suffit que les qualités de la race
juive ne soient pas des qualités françaises " ? Non :
c'est l'insignifiant Georges Duhamel et l'inoffensif
André Gide.
Il ne s'agit pas d'atténuer par
ces rappels la responsabilité de Céline. L'adhésion de
nos plus illustres contemporains aux différentes
versions de l'horreur totalitaire ne rend pas moins
insoutenable son propre engagement. L'antisémitisme
tranquille des phares de la pensée et de la littérature
occidentales ne diminue pas son antisémitisme hurlé. Il
s'agit de voir comment, au terme d'une longue histoire,
en criant quelque chose que tout le monde a su si bien
chuchoter dans des coins de pages, Céline exerce la
fonction de révélateur messianique de la brûlante
religion des communautés.
(Philippe Muray, Céline, Seuil, 1981, p.116).
Paul CHAMBRILLON.
J'étais
jeune quand j'ai découvert Céline. Comme d'autres
enfants esseulés, je lisais beaucoup, après avoir appris
seul dans Les Pieds nickelés de Louis Forton. En 1936
parut Mort à crédit. J'avais treize ans. Ce gros livre
m'attirait : les publications de Robert Denoël étaient
des objets typographiques séduisants. Ma mère put me
l'offrir ; elle disposait de " facilités " de paiement à
la Librairie Flammarion, alors place de la République.
Je passai à la vitesse supérieure. Surtout, je découvris
une magie imprévue : la transcription " musicale " de
mon propre langage quotidien...gouaille de faubourg,
bagout des classes médiocres, pointes d'argot, " longues
" de comptoir que les normaliens peu informés assimilent
aux propos d'ivrogne. Grandi,
sinon
élevé, aux confins d'Aubervillers dans une famille
ravagée par la guerre, j'échappais à ma timidité
d'enfant pour m'affirmer dans la vivacité verbale.
Employée
de magasin, veuve dite " de guerre " à 27 ans après
quatre mois de mariage, ma mère parlait de même avec une
verve légère, une gaîté qui voulait nier son destin
tragique. Bien avant 1936, elle disposait de quelques
semaines de vacances et après une visite au Mont de
piété, elle m'emmenait " à la campagne " chaque été.
Cette année-là, nous étions logés dans une modeste
pension savoyarde, au Vivier, chez les Mietton dits "
d'en haut " par opposition à leurs cousins " du lac ".
Chacun dans son lit de notre chambre sans eau courante,
je lisais le soir à haute voix les aventures de
Ferdinand. Elle se tordait de rire, car pour ceux qui
sont à l'aise dans ce langage, il n'est pas de lecture
plus désopilante que cette tragédie d'un enfant mal
loti. Je découvrais ainsi sans le formuler que Céline
était fait pour la haute voix donc, en quelque sorte,
pour le théâtre.
On comprend peu de chose aux livres de Céline si l'on
ignore cela et moins encore si l'on ne perçoit pas qu'il
s'agit avant tout de poèmes. Mot qui, en France, est
source de malentendus. En Russie, Gogol a sous-titré ses
Ames mortes " poème ", et nombre de livres en prose ne
sont pas autre chose, comme par exemple Quartier réservé
de Pierre Mac Orlan. Raymond Queneau a noté : " J'ai
écrit des romans avec cette idée du rythme, cette
intention de faire du roman une sorte de poème ".
(...) Céline disait : " J'aurais voulu être musicien ;
le langage musical est évidemment plus émotif ". Des
chercheurs n'ont-ils pas découvert des octosyllabes dans
ses romans ? Tout son œuvre publié est un plaidoyer
incessant pour les rythmes profonds du langage, formulé
à travers le sien, le savoureux parler parisien des
petites gens.
Mon cher Albert Paraz avait déniché un prétexte à ma
rencontre avec Céline : lui proposer de le conduire en 2
CV de la maison de la route des Gardes au studio où un
journaliste niçois, Robert Sadoul, voulait
l'interviewer. Le studio était proche de
l'avenue Georges V et devant le Fouquet's, j'avais
proposé à Céline de prendre un verre - sans
doute un
verre d'eau...- dans cet établissement à la mode. Sa
haute silhouette enveloppée dans une cape de bure, sa
coupe de cheveux abrupte avaient causé une certaine
surprise parmi les consommateurs.
La mutation vestimentaire du docteur Destouches après
son retour d'exil serait un sujet de réflexion
intéressant que, et c'est dommage, nous n'avons pas la
place de traiter ici. En revanche, marquons une pause le
temps de tordre le cou à un canard : tout au long des
années où j'ai rencontré constamment Céline et la
charmante Lucette à Meudon, non seulement ils nous ont
reçus avec une parfaite égalité d'humeur, une
disponibilité entière, mais j'ai vu cet écrivain occupé
de son travail recevoir avec bonne grâce un certain
nombre de clampins que, personnellement, j'aurais
vivement remerciés s'ils étaient venus me faire perdre
mon temps chez moi, curieux divers, pigistes hasardeux
ou étudiants pincés. Tout ce que l'on raconte du Céline
bougon et hostile est du bavardage pur et simple, de la
légende mal documentée. Bien entendu, il n'était pas
toujours disponible pour tout le monde, et le docteur
était aussi un grand malade.
Anecdote : un de mes
camarades, peintre, élevait une corneille dans son
atelier et celle-ci, bon critique d'art, déféquait
volontiers sur les toiles de l'artiste. Lequel finit par
en prendre ombrage : la corneille allait finir ses jours
dans le pot-au-feu. Pour éviter cela, je proposai
d'offrir la corneille à Céline qui habitait la frontière
d'un bois. Celui-ci accepta la proposition, enchanté de
ce nouveau compagnonnage. Bien entendu, quand
j'empoignai la cage, le peintre demanda à remettre
lui-même le volatile à son nouveau maître... J'avais
donc le peintre dans ma voiture quand je déposai
l'oiseau, et je demandai la permission de le faire
venir. Céline refusa, disant : aujourd'hui je suis
fatigué, mais qu'il revienne un autre jour. Quinze jours
plus tard, le père de la corneille fut reçu avec
gentillesse. "
(Frémeaux et Associés, Extrait du livret
accompagnant l'Anthologie Céline éditée sous la
direction de Paul Chambrillon).
Kléber HAEDENS.
Ce qui maintenant commence...
Le pauvre médecin est mort. Aux premières pages d'un de
ses derniers livres il se montrait lui-même dans sa
maison de Meudon entouré d'un décor de fumée et
d'usines, près du fleuve où passent les chalands.
Après trente-cinq ans de métier, âgé de soixante-sept ans, médecin sans
auto et sans bonne, il ne soignait que des misérables,
ceux qui ne pouvaient plus voir personne parce qu'ils
n'avaient vraiment pas un sou pour payer. Repoussé par
ce monde, il aura vécu jusqu'à son dernier jour entre la
misère et l'amitié.
Céline avait des amis et il en gardera toujours. Il s'agit pour lui de
ces amitiés fondées, non pas sur des complaisances ou
des services rendus, mais sur l'admiration et la
tendresse. On ne peut aller nulle part en France sans
rencontrer des hommes, quelquefois blessés par le
désenchantement de la vie, pour qui Céline représente ni
plus ni moins que la création du monde. Le médecin de
Meudon laisse en partant cette œuvre
immense par qui tant de malheureux auront été éblouis et
bercés.
On a voulu faire taire Céline et tout récemment encore, une
émission préparée par la Télévision française a été
interdite à la suite d'on ne sait trop quelles
protestations médiocres. Mais voici qui est admirable.
Toutes les puissances du jour se liguent contre l'homme
seul qui se tient encore debout, un peu par miracle, le
dos au mur de sa maison, entre sa femme, ses paperasses,
ses clochards et ses chiens.
Il suffit que cet homme meure pour qu'il apparaisse
aussitôt, dans la plus claire évidence, qu'avec toutes
leurs associations, leurs mots d'ordre, leurs mains sur
le cœur, leurs indignations
calculées et leurs têtes obliques, les puissances
liguées ne sont rien. Pitié pour les puissances liguées
! Depuis ce matin, la voix de Céline les écrase. Cette
voix formidable que l'on a voulu étouffer sous les
cendres et qui va résonner jusqu'à la fin des temps.
Le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit retentissent
du plus grand cri qui ait jamais été poussé au nom de la
misère des hommes. Auprès de Céline, tous les écrivains
réalistes ou naturalistes qui se sont, comme on dit,
penchés sue le peuple en prenant des notes n'ont que des
figures d'hommes de lettres et leur
œuvre ne sort pas des limites assez tristes d'un
simple travail de bureau.
Il faut dire que Céline était bien autre chose qu'un réaliste. Il allait
sur des chemins sombres, portant des visions
fantastiques dans sa tête, créateur prodigieux de livres
qui partaient d'une rue ou d'un passage et de quelques
figures déshéritées, pour s'élever d'un mouvement
irrésistible jusqu'aux dimensions de l'univers.
Sous la pression du souffle de Céline, les formes
classiques de la littérature et du monde volaient en
éclats. Le vocabulaire et la syntaxe se retrempaient
dans toutes les fièvres de la vie. Céline donnait
l'impression d'avoir oublié les siècles et de se
retrouver, comme Rabelais, à la jeunesse du langage. Un
fleuve énorme et inconnu commençait à couler sous un
ciel d'orage, traversant les villes fumeuses, Paris,
Londres, Berlin, fumant dans la brûlante Afrique avant
d'aller se geler dans les steppes sous la lumière froide
du petit matin.
L'œuvre de Céline restera dans ses moments
forts comme la plus grande épopée populaire qu'aucune
littérature ait jamais pu créer. Elle a inventé un monde
presque fabuleux où l'on entend la terrible musique de
notre siècle, où la réalité la plus nue, demeure
toujours présente, où le Petit Poucet est désormais le
mince enfant des faubourgs, où les remorqueurs sur les
rivières et les cheminées des usines remplacent les
tapis volants et les forêts des contes, où le rire le
plus violent et le plus amer qui ait jamais frappé les
oreilles des hommes éclate à chaque page, se mêlant à la
rumeur du monde, s'arrêtant parfois pour nous faire
entendre un air délicieux de mélancolie.
Le docteur Destouches a donc terminé son voyage au bout de son étrange
nuit. Pour Céline et pour son œuvre,
ce qui maintenant commence porte un très beau nom,
disait Giraudoux, cela s'appelle l'aurore, une de ces
aurores qui s'ouvrent désormais pour l'éternité.
(Paris-Presse,
5 juillet 1961, dans BC n°318).
PIERRE
MONNIER.
Je connais peu de choses plus difficiles que d'écrire
une vingtaine de lignes sur Louis-Ferdinand Céline.
L'accumulation, depuis soixante ans, des cris d'horreur
et de haine, des calomnies, des mensonges, des opinions
sans le moindre fondement, des ragots, des appels au
meurtre et des sottises dont il est accablé finissent
par donner une image brouillée, totalement
indéchiffrable. Et pourtant, il suffit d'un peu
d'honnêteté intellectuelle pour le découvrir dans son
admirable unité : celle d'un homme qui regarde le monde
et les autres hommes avec le souci de donner à ce qu'il
voit la forme la plus rigoureuse et la plus
clairvoyante.
Je dirai ici, en toute simplicité, que Céline est
l'écrivain de la vision claire et de l'écriture parfaite
et exhaustive. Il en ressort un style aussi fort
qu'original, que l'on peut fuir ou admirer sans réserve
(mon cas). Je vous donne ici une opinion pertinente,
celle de Maurice Bardèche : " Le génie poétique de
Céline, c'est la formidable charge de courant poétique
et émotionnel qu'il fait passer dans l'assemblage
bizarre des mots, leur bercement et leur cadence. " (Dun
antre l'autre, Louis-Ferdinand Céline, 2005).
1961. Céline disparaît à l'heure où, s'effiloche, au
bout de quinze ans, la conspiration du silence ourdie
par les piètres du résistantialisme. Après le mauvais
accueil réservé à " Féerie pour une autre fois ", "
D'un château l'autre " a sonné le réveil.
De Meudon à l'université de Stanford où
Alphonse Juilland décortique le vocabulaire célinien,
d'Amsterdam à Tokyo, la rumeur se propage : " Ferdinand
est de retour. " L'auteur du " Voyage " a regagné
le premier rang. c'est pendant son exil en 1948 que je
lui avais rendu visite au Danemark, dans cette masure de
Klarskovgaard que l'on chauffait avec de la tourbe. Il
venait de quitter la cellule où l'avaient enfermé les
autorités de Copenhague tout en refusant l'extradition
qui l'eût voué sans
attendre
aux joyeusetés de l'épuration gaullo-stalinienne.
Amaigri, fatigué, il n'avait pourtant rien perdu de son
" aura ". Et toujours, sous le front vaste, ce regard de
Celte, bleu, rêveur et lointain qui se posait sur les
êtres et les choses, et les traversait. Il parlait, il
racontait, plein de cette inspiration tragi-comique
shakespearienne, qui est l'essence de tout ce qu'il a
écrit.
Dans sa relation avec les autres comme dans son
œuvre,
il a voulu que le regard aigu, l'observation pénétrante
fussent exprimés grâce au style le plus direct et en
même temps le plus élaboré. Spectacle fascinant de
l'écrivain penché sur son papier, peinant et raturant,
multipliant les repentirs et les corrections pour enfin
rassembler les feuilles qu'il suspendait avec des pinces
à linge à une ficelle tendue à travers le bureau. Aucun
écrivain n'a su, comme lui, porter l'art d'écrire à la
dignité de l'artisanat. Grand parmi les " petites gens
", il s'attache au travail de l'écriture avec le sérieux
passionné d'un sculpteur sur bois. Et cet objet de
quatre à cinq cents pages qu'il façonne devient un
chef-d'œuvre intimidant. C'est René Barjavel qui me
disait : " J'ouvre " Mort à crédit " à n'importe
quelle page et je découvre un monde. " Son
œuvre est la
conjonction de l'intuition, de la clairvoyance et de
l'effort de travail poussé à ses limites.
Elle est aussi prémonitoire quand Louis Destouches,
étudiant en médecine, choisit pour sujet de thèse la vie
et l'œuvre de Philippe-Ignace Semmelweis dont il fera
quatre-vingt pages parmi les plus émouvantes qui aient
jamais été écrites. le jeune médecin juif Semmelweis
n'est que compassion. Horrifié par le taux de mortalité
dans les maternités où il travaille, il est saisi par
une extraordinaire intuition. Et si les étudiants qui
s'éloignent de l'amphithéâtre de dissection pour se
rendre dans les salles d'accouchement transportaient un
mal invisible ?...
Quarante ans avant Pasteur ! C'est alors la persécution.
Les mandarins vomissent l'audacieux qui est, hélas,
lui-même affublé d'un caractère exécrable, susceptible,
intraitable et inapte à la concession... Ferdinand hoche
la tête : " Humainement, dit-il, c'était un
maladroit. " Ce qui fait sourire quand on sait que
lui-même, inondé de pitié pour ceux qui étaient promis à
l'abattoir, s'était abandonné à la pire des violences
verbales contre les belligènes de toute espèce et qu'il
eut à payer. Cher. Comme Philippe-Ignace Semmelweis.
L'affaire se termina par un jugement prononcé en cour de
justice par contumace : dix-huit mois de prison couverts
par l'incarcération au Danemark. A l'évidence un dossier
vide. L'évènement fut à la hauteur du génie célinien
quand le greffier dut lire l'acte d'accusation fait d'un
choix de citations. Il y eut tout d'abord un moment
d'interrogation, puis de curiosité, les spectateurs se
regardaient en biais, les juges étonnés se laissèrent
aller à sourire et bientôt l'assistance, libérée, public
et magistrats, tous s'effondrèrent en une énorme
rigolade...
Il y en a encore quelques-uns qui n'ont jamais lu une
ligne de Céline...Ils ne savent pas quel bonheur les
attend quand ils iront voir.
(Minute, 28 août-3 sept.
1991, BC n°110).
François GIBAULT.
On
entend souvent dire que toutes les biographies sont des
romans. Tout biographe est alors un romancier condamné à
vivre avec celui qu'il traque. Il faut d'abord aller le
chercher dans son tombeau pour le mener chez sa mère, au
temps de sa petite enfance, puis le pousser de nouveau
jusqu'à la mort, en prenant le soin de bien rouvrir
chacune de ses plaies, en n'oubliant aucune de ses
lâchetés.
Le biographe ne doit cependant jamais abuser de ses
pouvoirs qui s'apparentent au droit de vie et de mort.
Il pratique la résurrection des morts, mais il ne doit
pas ensuite céder à la tentation de les assassiner.
Combien d'écrivains, excédés par
une cohabitation devenue insupportable, ont été animés
d'intention homicide à l'égard de leurs personnages !
(...) Je dois dire que, pendant quinze ans, ma vie avec
Louis-Ferdinand Céline n'a pas toujours été facile.
Tantôt il m'inonde de sa bonté et puis, sans aucun
préavis ni motif, me jette à la rue, menaçant de lâcher
ses chiens à mes trousses si je ne quitte pas assez vite
son jardin de Meudon. En réalité, il n'aime ni les
curieux, ni les rôdeurs, ni les casseurs de légendes. Il
n'apprécie donc pas les biographes et encore moins le
sien que les autres.
Céline est pourtant mal placé pour critiquer la
curiosité. Il disait volontiers qu'il n'y avait que deux
sortes d'hommes : les voyeurs et les exhibitionnistes,
se rangeant tout naturellement dans la première
catégorie. L'œuvre de Céline, hormis les pamphlets,
n'est qu'une gigantesque autobiographie, mais si
derrière Bardamu se cache Louis-Ferdinand Céline,
derrière Céline se cachait le Docteur Destouches
qui
cachait lui-même un homme impénétrable que ses proches
appelaient Louis. Ce Breton avait plusieurs visages et,
à force de vivre en solitaire, à la poursuite de ses
chimères et au milieu des caractères qu'il concevait à
son image, il a fini par croire à l'univers insensé
qu'il avait édifié et dont il était prisonnier pour le
reste de ses jours.
Le biographe d'un tel homme est forcément un briseur
d'idole. Idolâtré par les uns, littéralement vomi par
les autres, Louis Destouches n'a laissé indifférent
aucun de ses contemporains. Il demeure encore, plus de
quarante ans après sa mort, le chien enragé de la
littérature française du vingtième siècle. Bon Dieu pour
les uns, il reste pour beaucoup d'autres une véritable
incarnation du Diable. Il est évidemment beaucoup plus
amusant de vivre avec le Diable qu'avec le Bon Dieu,
mais il ne fait pas toujours bon vivre dans l'enfer
célinien. Désabusé de tout, feignant de vivre dans la
crainte quotidienne de la misère et dans l'attente plus
lointaine de l'arrivée des Chinois, Céline est le
prophète de tous les malheurs et de tous les
cataclysmes.
Avez-vous le malheur d'aimer le vin ? D'apprécier votre
petit café ? Vous serez aussitôt rangé parmi les
alcooliques, fossoyeurs de la race blanche et assassins
en puissance. Vivez seulement quelques heures avec
Céline, il vous donnera mauvaise conscience, et vous
aurez le sentiment de porter le poids de tous les péchés
du monde. Il faut avoir le cœur bien accroché et les
reins solides pour vivre avec ce maniaque de toutes les
persécutions et de sérieuses défenses personnelles pour
résister à la contagion de sa neurasthénie.
Céline, il est vrai, en bon médecin qu'il était, apporte
toujours à ceux qu'il contamine son contrepoison sous
forme d'énormes éclats de rire. En plein drame, en train
de décrire la progression d'une gangrène ou le spectacle
d'un charnier, il aime s'arrêter pour une partie de
franche rigolade. Il est capable de faire se tordre les
veuves et les orphelins, comme de déclencher des fous
rires chez les agonisants. Ce sont autant de bouffées
d'air qui sauvent son biographe de l'asphyxie et de la
folie. Condamné à suivre Céline dans tous ses
phantasmes, à se promener avec lui dans ses décors de
fin de monde, au milieu de ses personnages de Grand
Guignol, le célinien attentif découvre aussi, à chaque
page de son œuvre, des gestes simples, des petits riens
qui déchirent son masque. Alors il apparaît tel qu'il
était : fragile, sensible comme un enfant, souffrant de
toutes les misères, tragique et désespéré.
(BC n°
267, sept. 2005).
**********************
*
" Marc Laudelout : - Votre confrère Jacques
Vergès a écrit : " Admirer Céline à une époque où règne
la pensée unique et le terrorisme intellectuel est
presque un délit ". Le fait de vous être intéressé de
près à Céline vous a-t-il valu des inimitiés, notamment
dans le milieu judiciaire ? "
Absolument pas. Cela tient au fait que je crois avoir
écrit une biographie objective de Céline, ne dissimulant
aucun des documents que j'ai découverts lors de mes
recherches. Ainsi, l'Ordre des médecins des Yvelines m'a
donné connaissance du dossier de Louis Destouches. J'y
ai trouvé une lettre qui n'est pas à la gloire de Céline
et que j'ai reproduite dans le deuxième tome de ma
biographie, alors que personne ne la connaissait et que
j'aurais pu la passer sous silence. On m'a souvent dit
qu'il s'agissait d'une biographie à l'anglaise ou à
l'américaine. Les gens qui auraient pu me reprocher de
m'occuper de Céline me rendent justice. J'ai essayé de
montrer Céline tel que je le voyais et, je le pense, tel
qu'il était.
-
" N'avez-vous pas l'impression que la condamnation
morale de Céline est paradoxalement plus forte
aujourd'hui que dans les années d'après-guerre ? "
C'est un peu normal : pendant les années
d'après-guerre, on ne s'est pas beaucoup occupé de cet
aspect de la Seconde guerre mondiale. C'est ensuite que
les historiens s'en sont occupés. Nul doute que sa
responsabilité est engagée : il faut reconnaître que
certaines phrases de Bagatelles pour un massacre sont
insoutenables. Cela étant, quand on fait un livre en ne
citant que ces phrases-là et en gommant tout le reste
comme l'a fait M. Rossel-Kirschen, on arrive à faire de
Céline une espèce de monstre. Sur le plan intellectuel,
la méthode est inacceptable et condamnable.
-
" Dans la préface des Lettres de prison, vous
écrivez : " Céline, mieux que tout autre, savait qu'il
n'avait pas voulu l'holocauste et qu'il n'en avait pas
même été l'involontaire instrument. Il savait aussi
qu'il n'avait en rien collaboré ". D'autres biographes
de Céline estiment, au contraire, qu'il a collaboré.
Tout dépend évidemment de ce que l'on entend par "
collaboration "...
Evidemment.
Céline a " collaboré " comme d'autres écrivains français
qui ont fini à l'Académie. Ceci dit, son dossier de
collaboration n'est guère consistant. Outre certaines
lettres aux journaux (surtout celles écrites en 1942 et
1943), ce qu'on peut surtout lui reprocher c'est d'avoir
permis la republication des pamphlets sous l'Occupation.
Et on ne peut pas uniquement imputer cela à son éditeur,
Robert Denoël. On connaît la lettre de Céline à Karl
Epting réclamant du papier pour permettre la réédition
de ces textes. Ceci, à une époque où la rafle du Vel'
d'Hiv avait eu lieu. Les déportations étaient connues,
même si le sort réel des déportés, lui, ne l'était pas.
-
" Ainsi, vous pouvez donc comprendre que vous choquez
certaines personnes lorsque vous écrivez : " Céline
apparaît fragile, sensible comme un enfant, souffrant de
toutes les misères, tragique et désespéré. "
Oui, j'en ai pris, pardonnez-moi l'expression, plein la
gueule lorsque, sur un plateau de télévision, j'ai dit
que Céline était un humaniste. Or, Voyage au bout de la
nuit est bien le livre d'un humaniste, c'est évident.
Céline était un être très contradictoire : avare et
généreux, anarchiste et homme d'ordre, pour ne citer que
ces deux aspects.
-
" A cet égard, vous vous êtes d'ailleurs trouvé des
points communs avec lui. "
En
effet, je suis bourgeois et anarchiste. Et surtout un
émotif rentré, si je peux m'exprimer ainsi. Lorsque
j'étais enfant, j'étais d'une extrême sensibilité. Comme
Céline, j'ai compris que c'était un immense défaut et
qu'il fallait rentrer tout cela, ne pas le montrer, se
durcir pour ne pas être vulnérable et prendre tous les
mauvais coups. Cela étant, il faut se garder,
lorsqu'on est biographe, de se laisser aveugler par les
points communs et éviter de faire une sorte
d'autoportrait.
-
" Comment voyez-vous le petit monde des céliniens ?
Il est pour le moins pittoresque, non ? "
En
effet, mais je crois qu'il en est ainsi dans d'autres
sociétés littéraires où l'on trouve également ces
aspects de jalousie, de compétition, des petites
chapelles, etc. En ce qui me concerne, j'ai un avantage
: je suis bien avec tout le monde, que ce soit avec
vous, avec Philippe Alméras, ou Henri Godard. Et je
laisse chacun s'exprimer. Je pense que c'est une
condition absolue pour être président de la Société des
Etudes céliniennes. Je m'efforce de ne rentrer dans
aucune bagarre. Je ne suis même pas arbitre : je suis
au-dessus de toutes ces querelles.
Quant à mon admiration pour Céline, je puis vous dire
qu'elle va en grandissant. Chaque fois que je relis
Voyage, je découvre des choses nouvelles. Ainsi, j'ai un
exemplaire où je souligne les passages qui suscitent mon
admiration. Tout le livre va finir par être souligné !
Vous savez que j'ai enterré récemment mon confrère
Jean-Marc Varaut. Peu de temps avant sa mort, il m'avait
demandé de lui faire la lecture car il ne pouvait plus
tenir un livre. Au téléphone, je lui ai dit : " je vais
te lire des passages de Voyage au bout de la nuit. Il
était réticent. J'ai insisté, et je lui ai lu des
passages choisis (la guerre, l'Afrique et un passage sur
l'Amérique). Il écoutait, manifestement bouleversé. Et,
à la fin, il m'a dit : " Comme je regrette d'être passé
à côté de cette œuvre ! " C'était extrêmement émouvant
pour moi.
-
" Pour conclure, j'aimerais vous demander des
nouvelles de Madame Destouches..."
Vous
savez qu'elle a 93 ans. Mais je puis vous assurer
qu'elle est très présente, magnifique, ayant même "
rajeuni " ces dernières années. Madame Destouches avait
connu un passage difficile, une sorte de dépression.
Aujourd'hui, elle sort à nouveau. Elle a passé quelques
jours, l'été dernier, dans la suite " Marcel Proust " à
Cabourg. Elle va à des expositions, des spectacles de
ballets, dîne au restaurant ou chez des amis. Elle fait
des choses qu'elle avait vraiment cessé de faire, ce
dont je me réjouis. (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC n° 267, sept. 2005).
Jacques D'ARRIBEHAUDE
a lu : Eric Seebold, Essai de situation
des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, Ed. du Lérot,
Coll. " Céline. Etudes ", 1987.
Seebold n'a aucune peine à démontrer que l'éblouissante
virtuosité des pamphlets, leur verve torrentielle, leur
puissance satirique inégalée, s'intègrent parfaitement à
l'ensemble de l'œuvre et qu'il est ridicule de
prétendre les en dissocier. Seebold ne manque pas non
plus de rappeler au passage que le titre même de "
Bagatelles pour un massacre " concerne la révolte du
combattant de 14-18 devant la guerre imbécile et
fratricide dont il restait marqué, et que rien ne permet
d'interpréter ce livre écrit en 37 comme l'odieux
ricanement d'un pourvoyeur d'hypothétiques chambres à
gaz.
En ces années cruciales 37-39, est juif pour Céline tout
ce qui pousse à la récidive de l'holocauste 14-18. Et
ses sarcasmes les plus exaspérés, les plus désopilants
aussi, vont surtout aux " ahuris vinassiers aryens ",
ces Français dont il décrit
inlassablement la
bouffissure vaniteuse, l'égalitarisme haineux, et les
adulations grotesques.
En 1934, trois ans avant " Bagatelles ", Paul Morand,
dans " France la doulce ", observant la jungle
financière de certains milieux, " qualifiés on ne sait
trop pourquoi de français ", avouait, face à " ce mépris
pour nos mœurs, la torture infligée à notre langue et à
notre culture, n'avoir rien inventé et s'être souvent
tenu en deçà du réel... En défendant les Français je
revendique simplement pour eux, écrivait ironiquement
Morand, le droit des minorités. " Céline au fond n'en
demandait pas davantage, mais comme il criait plus fort
que Morand, qu'il n'épargnait personne et qu'il
s'époumonait surtout à vouloir la paix avec l'Allemagne
- crime inexpiable - rien ne pouvait lui être pardonné.
De grands écrivains de renommée mondiale, Ezra Pound et
Knut Hamsun pour ne citer qu'eux, ont été jusqu'à leur
mort irréductiblement fidèles à leurs engagements
fascistes, né d'une aversion définitive pour " l'ignoble
dieu dollar ". Ils ont durement expié, mais leur gloire
poétique et littéraire n'en est pas moins intacte. Rien
de tel chez Céline, qui se verra sans cesse reprocher
ses pamphlets d'avant-guerre et un comportement de "
collabo " qui ne correspond à aucune réalité. En fait,
le nationalisme étriqué du nazisme, réduit au simple
élargissement de frontières archaïques, ne pouvaient que
décevoir Céline. Dès l'automne 40, il annonce à Rebatet
suffoqué : " Les Fritz ont perdu la guerre. Une armée
qui n'apporte pas de révolution avec elle dans les
guerres comme celle-là, elle est cuite... " Malgré sa
tentation momentanée, Céline, au fond, a vu juste dès
37, dès " Bagatelles " : " La mesure du monde actuel, ce
sont des mystiques mondiales dont il faut se prévaloir
ou disparaître. " Dans ces conditions Hitler n'est plus
" qu'un mage de Brandebourg fatalement condamné, son
ambassadeur à Paris, Abetz, un " fléau de médiocrité, un
emplâtre de vanité terrible, un clown pour cataclysme. "
" Homme d'une inconséquence remarquable, écrit Seebold,
Céline a subi son châtiment pour des ambiguïtés qu'il
fut lui-même incapable de résoudre ;
pro-allemand/patriote n'aimant pas les Allemands -
Violent dans ses écrits/médecin dans la vie. Encore
faut-il préciser ici : médecin des pauvres,
essentiellement.
Dans sa démesure, on pourrait ajouter que le combat
solitaire et fou de Céline n'est pas sans évoquer la
figure de Quijote et ce qu'il y avait de désespéré dans
l'ironie de Cervantès, de nostalgie profonde à l'égard
d'un passé irrémédiablement englouti (et sans doute
imaginaire) de chevalerie, de charme naïf et de féerie
perdue. Etrange correspondance, chez le docteur
Destouches, avec cette Espagne gothique et chimérique
que l'on retrouve aussi bien chez Calderon ( " la vie
est un songe " ), tandis que la poignante confidence
d'Unamuno, écartelé par l'affreuse guerre civile qui
déchirait sa patrie, fait entendre, comme un écho, la
conclusion possible de l'œuvre tourmentée, des
hallucinations poétiques, et des tragiques
contradictions de Louis-Ferdinand Céline : " La
véritable foi est de savoir se résigner au songe. "
"
Seul, Pol Vandromme, à propos des pamphlets, a eu le
courage de mettre les pieds dans le plat. Rompant avec
les airs dégoûtés des cuistres, il a dénoncer la
distinction arbitraire qui consiste à opposer le " bon "
Céline, auteur de romans que l'on ne peut décemment
ignorer au " mauvais " Céline, auteur de pamphlets "
abjects ". Et de souligner cette évidence, constamment
niée et rejetée par les larbins du conformisme
intellectuel : L'esprit des pamphlets est le même que
celui des romans. On ne juge pas ces fables énormes,
torrentielles et effervescentes, qui mettent le délire
au service d'une raison aux abois comme on juge les
petits traités du bons sens exsangue. On ne s'occupe pas
de Maldoror comme de l'Amérique de Georges
Duhamel..."
Vandromme a des accents admirables pour définir le
pacifisme de Céline, " ce pacifisme qui effraya tout
le monde...et qui est entré dans son
œuvre comme
une réponse à la rafale qui abattit en 1914 à
Poelkapelle un cavalier français... Mieux que personne,
il voit un même thème courir d'un bout à l'autre des
romans et des pamphlets : l'horreur de la décadence.
Tout sort de là : les Juifs, la guerre, ne sont que des
rictus fixés sur le visage d'une civilisation à
l'agonie..."
Comme Nietzche l'avait annoncé dans une formule déjà
reprise, dès la dernière guerre mondiale, dans les
Considérations d'un apolitique de Thomas Mann,
Tout finira par la canaille. L'imposture
démocratique pouvait-elle aboutir à autre chose qu'à ce
mépris absolu des citoyens soumis à la toise du
nivellement et de l'oppression ? Une sorte d'apothéose
semble atteinte avec le règne du " père Ubu " dont
l'Elyséenne et emphatique grenouille à son maximum
d'enflure offre la sénile caricature, et qui, tel le
héros de Jarry, pourrait conclure, sans que nul ne songe
à s'en offenser : Je tuerai tout le monde et puis je
m'en irai...
On aurait pu penser que l'effondrement du marxisme
ébranlerait quelque peu ce laborieux édifice de
perversion mentale, de doctrinaires arrogants, et de
mystificateurs haineux, mais non. Et c'est en vain que
de la Baltique à la mer Noire et du Danube au Pacifique,
des populations entières s'égosillent à nous crier que
rien n'a surpassé en horreur l'enfer du
communisme, auprès duquel le nazisme n'était qu'aimable
récréation. L'Occident préfère se boucher les oreilles
plutôt que d'être dérangé dans ses certitudes périmées,
et s'en remet toujours à la fine fleur de ses maîtres à
penser, un gâteux alcoolique et
péremptoire,
et un assassin fou à lier, Sartre et Althusser. Goya,
dont l'implacable vision n'est pas sans rapport, comme
on le sait, avec celle de Céline, choisit l'exil plutôt
que de supporter une inquisition qui n'admettait le mal
que d'un côté tout en s'arrogeant le mérite exclusif du
droit, du bien, et de la vertu.
N'oublions pas que dans un pays où les plus obscurs
plumitifs se prennent d'autant plus au sérieux que
l'opinion les considère comme des vaches sacrées,
l'ironie ravageuse de Céline à l'égard des " messages "
et des gens de lettres ayant pignon sur rue était déjà
un crime inexpiable. Il avait le vice des
intellectuels, il était futile... Comment osait-on
proférer de telles insanités ?
A la meute de ses accusateurs déchaînés, il jeta, comble
de dérision, sa fameuse lettre au " Crapouillot
", qui le résume tout entier, et que la longue rêverie
provoquée par les souvenirs d'Elizabeth Craig rappelle
invinciblement. - Voilà les choses. / Mon régiment a
pris son poste de combat à Sorcy-sur-Marne le 2 août
1914. / Y avait des affiches officielles : la
mobilisation n'est pas la guerre. / signé Poincaré. /
Ensuite y a eu la proclamation : Cavaliers, hauts les
Cœurs ! Les regards fixés sur les lignes bleues des
Vosges. / Les cosaques de Rennenkampf sont à une étape
de Berlin. " Le rouleau compresseur russe sauvera
l'Europe de la Barbarie teutonne. " / Depuis je
suis resté abruti. / J'attends. / Il m'est arrivé bien
des choses et des pas marrantes, bancalo, indigne que je
suis. On m'a tout pris. On m'a foutu plus bas qu'une
merde. Tant pis. J'attends. / Je crois à Poincaré. / Je
crois au rouleau. / Je crois à la France. / Je
crois au Crapouillot. / Je crois à l'Humanité meilleure.
/ Je crois à toutes les lignes bleues du monde. A la
ligne Maginot même. Qu'on la prolonge jusqu'à la mer. /
Je l'ai connu Maginot. Il était le lit à côté de moi au
val de Grâce. S'il avait seulement vécu on aurait pas
détruit son mur. / Voilà l'Histoire vraiment secrète.
" Tout est dit. Tout commentaire serait vain. Restons-en
là pour cette fois. "
(BC n° 120, sept. 1992).
Pierre LALANNE.
Devenir célinien. C'est déjà délicat d'avouer son
admiration et sa préférence pour un tel homme, placé en
annexe du panthéon des " grands écrivains. " Il est
préférable de prononcer son nom du bout des lèvres, tout
en s'excusant de cette mauvaise initiative à vouloir
sortir des habitudes littéraires. Oser le défendre et
propager qu'il est le plus grand de tous et, dans la
minute, la pureté de nos intentions et de nos bonnes mœurs est sérieusement examinée, sans parler
d'orientations politiques assurément suspectes. Pire
encore, c'est entériner avec Céline, ce profond dégoût
de l'homme.
Faut bien avouer que ce n'est pas facile de devenir
célinien, comment dire oui d'un côté puis non de l'autre
? C'est changer l'eau en vin, alors certains proposent
des alternatives, l'existence de deux Céline bien
distincts par exemple, celui des romans, le génie,
l'inventeur dont on peut souligner l'apport et l'autre
Céline, l'ordure, celui qu'il faut condamner et ne
jamais aborder sans, au préalable, lancer une série
d'anathèmes sur le danger qui croît avec l'usage.
Nous sommes devant le bon docteur Destouches et
l'affreux " mister Céline ", ayant écrit des
choses si horribles, qu'on se demande bien comment cela
est possible, comment peut-on consciemment plonger dans
cette soupe épaisse et trop
goûteuse. Alors, ils s'acharnent tous à coincer la bête
dans un coin pour mieux la cerner, plutôt que de la
laisser s'envoler, la suivre, la regarder s'épanouir et
voir jusqu'où elle va nous mener. Décidément le monstre
est trop effrayant pour les sensibles, l'accepter dans
son entité est impossible, car, trop s'y frotter, c'est
s'y brûler ! C'est courir le risque de l'englober tel
qu'il est... non pas deux ou trois Céline, selon le
passage des saisons historiques, mais comme un tout.
On peut tout de même devenir célinien autrement, en
restant tout à fait fréquentable, la tête absolument
droite et en affrontant les contradicteurs. Devenir
célinien en se laissant simplement porter par la
richesse de son écriture, par sa musique enchanteresse
qui se module au gré des livres. Toutefois, il faut bien
l'admettre, elle contamine aussi, la petite musique
célinienne. Cela se produit généralement dès la première
lecture, " Voyage au bout de la nuit " ou " Mort à
crédit ". Les autres livres, par on ne sait quelles
imprécations littéraires, ne sont guère considérés, il
faut avoir déjà la piqure pour oser s'y colmater.
Avec ce souffle qui nous pousse toujours plus loin, qui
nous essouffle à force de chercher à le rattraper
et...oh ! Horreur ! à réfléchir à autre chose que son
propre nombril ! Comment des mots, en apparence banals,
des mots retournés, échevelés, écartelés et trempés dans
une mixture de sorcière, peuvent rendre des émotions
aussi vives, aussi denses ? Le mystère de la musique...
Devenir célinien, c'est d'abord admettre que le plus
grand des mensonges est la guerre et qu'il importe, par
tous les moyens, de la refuser... ne pas la déplorer, ne
pas s'y résigner, ne pas pleurnicher dessus, mais la
refuser avec toute l'énergie possible... Là se tient le
fil conducteur de l'œuvre célinienne, sa mission et son
message ; celui qui jette par terre par un direct à la
mâchoire... C'est Céline le poète ! Céline l'insoumis !
Céline défenseur de la vie et de la dignité.
Pour vaincre la guerre, Bardamu fait l'apologie de la
lâcheté... lâcheté visqueuse et troublante qu'il
transforme en une sorte de courage mythologique... cette
conversation avec Lola, déesse des armées où il avoue et
assume la pire des tares dont peut-être affublé un être
humain : la lâcheté. Tout plutôt que retourner au
casse-pipe, la prison, la désertion, la folie, car il
sait ce qui l'attend : la mort et, de l'après, tout le
monde s'en fout. Il n'y a que la mort, c'est l'unique
certitude, celle qui lui permet de s'attacher et de
donner un sens à cette folie, sa lâcheté se transforme
et devient un acte de courage fabuleux ; un acte de
rébellion qui désarme Lola, la déesse de l'uniforme.
Bardamu se comporte en véritable héros, il affronte les
préjugés, la haine du troupeau, car, pour lui il y a
quelque chose au-dessus des bassesses : la vie !
(...) Et si, être célinien, consiste justement en la
glorification de la lâcheté face à un autre type de
courage dont les autres
voudraient
nous affubler. Où se situe le véritable courage, dans
celui qui obéit aux grandes valeurs de la République et
bouffe du boche, du viet, du popov ou du turban, jusqu'à
plus faim ? Ou bien celui qui choisit tout simplement la
vie et peu importe du côté où il se trouve bon ou
méchant ? Cette question est essentielle dans l'œuvre
de Céline et n'a jamais été véritablement explorée, car
les considérations politiques prennent le dessus sur les
agissements de l'objecteur de conscience. Le pacifiste
est bien plus menaçant que n'importe quel terroriste
s'amusant à virevolter entre deux tours.
Quant aux pamphlets, ils s'insèrent dans une même
continuité ; Céline y dénonce ce qu'il nomme, ne pouvant
le définir autrement, " l'esprit juif " qui englobe à la
fois le communisme et le capitalisme, cette symbolique
occidentale des maîtres de l'argent qui détermine le
fonctionnement du monde. Le financier ! Voilà l'ennemi
de Céline, c'est l'esprit même du fric tout puissant qui
réduit l'homme à ce qu'il est, une larve immonde et que
peuvent les incantations céliniennes. Le financier est
le maître de la guerre, le maître des machines et le
maître du spectacle. Il mène la danse... toutes les
danses.
Aujourd'hui, pour cause de génocide, la symbolique du
financier est uniformisée autrement, mondialisée, ni
ethnies, ni races, de simples bandits anonymes et
cravatés, des gens comme vous et moi ; la symbolique
s'adapte, mais le résultat reste le même.
Malheureusement, il n'y a ni complot à dénoncer, ni
conjuration à abattre, il ne s'agit que du
fonctionnement normal d'un système efficace... le Dieu
tout puissant du monothéisme a pris les traits de
l'internationalisme des lois immuables du marché, dont
les financiers en sont les grands prêtres régulateurs.
Quant au peuple, il observe les côtes et prie pour que
passe la crise et que la nuée de sauterelles, une fois
rassasiée, laissera pour eux quelques miettes.
Devenir célinien, c'est enfin s'affirmer en tant
qu'homme : aucun parti ! Aucun vote ! Ni curé ! Ni rien
! Une tare, en quelque sorte, une déformation
intellectuelle, une vision artistique et littéraire, un
mépris parfait envers l'humanité progressive, libérale
et bien pensante et, pourquoi pas, une préférence pour
une certaine nostalgie... Il faut bien s'appuyer sur
quelque chose, puisque l'avenir n'appartient qu'aux
autres. "
(Devenir célinien, L'Ombre de
Louis-Ferdinand Céline, lundi 1er mars 2010).
Pierre
LALANNE.
Louis-Ferdinand
Céline et les idéologies. La fascination envers
Céline est telle que l'écrivain et ses écrits furent et
sont encore utilisés par toutes les catégories politico
n'importe quoi ; les uns le portent aux nues et les
autres le vouent à l'échafaud ; certains le citent, le
dénaturent, le pillent; la plupart voudraient qu'il ne
fût jamais né.
Il est catalogué selon l'époque et les courants qui
s'affrontent. Céline fut, à un moment ou à un autre,
acclamé par les communistes, les socialistes, les
anarchistes, les chrétiens, les fascistes, les
pacifistes, les athées, les racistes, les antisémites,
les collabos, les païens, les Celtes, les
indépendantistes, les elfes et les Vikings...
Interchangeable, Céline a bon dos, il est présenté à
toutes les sauces et poussé sous la bannière de tous les
combats.
Docile et manipulable, il aurait été davantage apprécié,
car, maldonne pour les agitateurs, il ne s'en réclame
d'aucuns. Il se rend compte que les idéologies, sont des
concepts montés en neige par des maîtres avides de
pouvoir, tours de Babel
doctrinaires et sectaires, semblables à toutes les
religions avec leurs curés, leurs vérités, leurs rites
et toutes sont imbues d'une même utopie : celle de la
fin de l'Histoire et les promesses de bonheur universel.
Après sa mise au ban, il illustra fort bien son amertume
en décrétant que les bibliothèques sont remplies
d'idées, les encyclopédies, les universités et que toute
cette somme de stupidité est d'une banalité soporifique,
seule la manière de les présenter en fait l'originalité
; le style est plus grand que l'idée ; le style est
raffiné et l'idée... vulgaire.
Il a appris de ses expériences, car, comme tant
d'autres, il a été, dans le contexte politique de
l'avant-guerre, rassuré par la détermination allemande à
vouloir créer une Europe nouvelle et unie devant les
menaces à venir, et ce, en réaction à l'atavisme des "
démocraties ". Pour beaucoup, l'Allemagne constitue
alors le seul rempart valable contre cette nouvelle
tempête en formation qui pousse les Etats vers une autre
guerre qui sera encore plus terrible que la grande
boucherie de 14. Quant aux Soviets, son voyage en URSS
lui a dévoilé la réalité de l'avenir radieux en devenir.
Devant la menace du déferlement Céline a osé " croire "
et dire qu'Hitler était le mieux placé pour empêcher la
catastrophe... Pourquoi pas ? Est-il immoral de prendre
tous les moyens pour éviter ce que l'on croit être la
pire des calamités tout en ignorant l'avenir ? Les
idéologues de notre époque, gonflés d'orgueil et de
suffisance, se sont-ils déjà interrogés sur la
profondeur de leur propre éthique ? Même Staline, si
méfiant, si sournois, a fait confiance à Hitler. Et nous
! Nous, le bon peuple aspergé de conscience et de
tolérance, qu'aurions-nous fait ? Bien sûr, soixante-dix
ans après les évènements, tous aurions marché au pas sur
Berlin, c'est la seule réponse possible afin d'éviter
les rappels à l'ordre.
Pourtant, Céline a rapidement compris qu'entre les deux
clowns, celui de Brandebourg ou de la Loubianka, la
différence est minime et que massacre pour massacre,
Goulag pour Auschwitz, la finalité demeure la même.
Combien de morts au Goulag, dans les purges staliniennes
? Quinze ! Vingt ! Vingt-cinq millions ? Personne ne le
sait et tous s'en fichent éperdument. Jamais un
dirigeant ou homme de main ne fut poursuivi devant un
tribunal pour crime contre l'humanité... passons. Il
n'est toujours pas de mise de nos jours d'aborder de
telles questions, de lever la main, de comparer, de
s'inquiéter , de ne pas comprendre, Katyn ! Un détail,
certes... 10 000 morts sur 50 millions... les chiffres
en colonnes de zéros ne veulent rien dire ; les chiffres
sont idéologiques, toujours... Inutile de comprendre, il
faut croire.
(...) Aujourd'hui, il rigolerait de voir l'aboutissement
de son XXe siècle et serait même surpris d'avoir tout
pressenti si
exactement,
l'émergence des nouveaux mensonges masquant les
profondes contradictions de notre pseudo pluralisme
démocratique où, les nouvelles valeurs fondamentales de
tolérance, de droit et de nivellement politique ne font
que masquer une profonde incertitude sociale quant à
l'illusion concernant la réalité de nos principes de
liberté, d'égalité et de droit, dont les fondements sont
uniquement basés sur le mensonge et l'injustice et, tout
cela, afin que jamais ne resurgissent les anciens démons
?
Alors, ses chimères, les Chinois à Cognac, les Soviets
sur les Champs-Elysées, l'Amérique et " l'esprit juif ",
le métissage sont pour Céline l'expression d'une France
parvenue à la croisée des chemins. Les preuves de sa
décadence et de sa fin dans l'abêtissement de la
culture, dans la publicité en tant qu'art, la télévision
en machine à laver les cerveaux et la superficialité de
la littérature sous la marque de Françoise Sagan ; une
France sans saveur et sans odeurs qui s'acharne à
creuser sa tombe autour de son nombril en se drapant des
couleurs d'une Amérique impériale.
Il juge. Il dénonce. Il s'emporte. Il écrit et exagère
toujours en se noyant dans les excès propres à son
génie. Il sait que l'avenir n'appartient plus à sa
patrie qu'il aime tant et que tout le reste est du
blabla et du bourre mou. En fait, si Céline peut se
réclamer d'une idéologie quelconque, c'est celle de
l'apocalypse, celle du cataclysme intégral, de la grande
finale, celle de son monde dont il est le seul à avoir
compris, prédit et décrit les derniers soubresauts ; la
seule fin possible lui permettant de s'offrir
l'envergure nécessaire à la magnificence de son style.
Céline n'est pas raciste dans le sens du terme,
l'infériorité et la supériorité en fonction de la race
ne le concernent pas, il connaît trop bien l'humain pour
tomber dans ce piège ; l'humain est une ordure quelque
soit la couleur de sa peau. Il pressentait les dangers
propres à notre temps, la globalisation,
l'uniformisation, la fin des particularismes et la
disparition de sa France avec laquelle il a grandi et
pour laquelle il a versé son sang. "
(Louis-Ferdinand
Céline et les idéologies, 21 mai 2009).
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