Grégoire
Ichok (1892-1940),son supérieur au dispensaire
de Clichy

Dès l'ouverture du dispensaire de Clichy, Grisha Ichak
alias Ichok ou Ischok en fut nommé médecin-chef
et Louis Destouches ne comprit jamais
qu'on lui ait préféré ce Juif qu'il disait
n'être ni français ni médecin et certains
affirmant qu'il en fit un abcès de fixation.
Il fallait être de gauche pour exercer une fonction quelconque au
dispensaire de Clichy. Louis, qui se rendit lui
aussi en U.R.S.S. en 1936 parvint à s'y
maintenir, malgré la publication de Mea Culpa
(fin décembre 1936), jusqu'à la sortie de
Bagatelles pour un massacre (28 décembre
1937). C'est le 10 décembre 1937 qu'il présenta
sa démission à la municipalité communiste de
Clichy.
Peu après la
déclaration de la guerre, en pleine dépression,
Grégoire Ichok avait quitté son appartement du 1
rue Gervex pour s'installer à Ville d'Avray chez
Salomon Grumbach. Le 10 janvier 1940, après
avoir pris une ampoule de cyanure dans la
pharmacie du dispensaire, il s'était installé à
la terrasse du Café des Sports, place Maillot. A
midi il absorba le poison et succomba
immédiatement.
(François Gibault, Céline 1894-1932, Le Temps des espérances, Mercure
de France, 1985, p.286).
***
Médecin forçat !
Au 36 rue d'Alsace, à Clichy, les
consultations ont lieu tous les jours de 13h30 à
15 heures, les mardis et vendredis de 21 heures
à 22 heures, ce qui laisse au docteur Destouches
du temps pour se rendre à Paris, fréquenter des
laboratoires ou pour écrire.
" Chimiste le matin " dira Mahé en évoquant son ami. De bonne heure, le
docteur Destouches se rend certains matins à
l'Institut
prophylactique, 36 rue d'Assas, fondé
en 1916 grâce à la générosité du millionnaire
américain Frank Jay Gould, et dirigé par le
docteur Arthur Vernes, pour lutter contre les
maladies vénériennes. Arthur Vernes (1879-1976)
publiera en 1935 S.O.S. pour la défense de la
race, préfacé par Alexis Carrel.
Le docteur Destouches travaille également le matin au 38 boulevard
Montparnasse, Paris XVe, à la rédaction de
publicités pharmaceutiques pour le laboratoire
de Romuald Gallier, un pharmacien, un ancien de
14, membre du conseil d'administration de la
Biothérapie, qui a mis au point l'Arthémapectine
Gallier, contre les hémorragies, et la Kidoline,
contre le coryza aigu du nourrisson. Victor
Vasarely réalisait pour lui des dessins
publicitaires.
A la fin de
l'année (1928), Louis Destouches entre au
service de la Biothérapie, 140 bis rue Lecourbe,
laboratoires spécialisés dans les vaccins et la
pâte dentifrice. Il y restera jusqu'à la
publication de Bagatelles pour un massacre,
mais dès avril 1933, son activité y sera
réduite. La Biothérapie est dirigée par deux
Israélites, Charles Weisbrem et Abraham Alpérine,
qui se connaissaient depuis la Russie et la
révolution. Pour 1000 francs par mois, le
docteur Destouches est employé comme médecin de
l'entreprise, mais surtout comme rédacteur
médical. Il s'occupe de la publicité du
dentifrice Sanogyl et les vaccins du " chercheur
maison ", Alexandre Besredka.
Sans doute
Louis et Elizabeth accueillirent-ils après les
fêtes de Noël la petite Colette, âgée maintenant
de 8 ans. Le 1er janvier 1929, Louis Destouches
entrera au dispensaire municipal de Clichy, lors
de son inauguration, pour une vacation
quotidienne de 17 heures à 18h30, au 10 rue
Fanny. La direction en avait été confiée en
septembre au docteur Grégoire Ichok. Louis
Destouches entamait un nouvel épisode de sa vie
romanesque dans la médecine sociale d'un
dispensaire de banlieue communiste.
(Céline en son temps, Spécial Céline n° 14, Eric Mazet, automne 2014,
p. 34).
***
Corniauds vous
avez tout gaffé !

Vous avez pas traqué le vrai monstre ! le Céline, bouzeux il s'en fout !
Même que vous seriez plus hanteurs tracassiers,
assoiffés, mille fois, que toute l'espèce
d'Afrique, d'Asie, chacals, Amérique réunis,
condors et dragons, il s'en gode ! C'est le
Docteur Destouches qu'est sensible ! Vous y
auriez effleuré le Diplôme, c'était du finish et
la mort ! Mais là de cette tracasserie d'ombre,
piteuserie d'hallali de fantôme, dépècerie de
Lune m'outragerai-je ? Que je vous fouetterais
tout ça plutôt ! que ça poulope encore plus
oultre ! plus nombre ! ahane au spectre ! pisse,
sue du sang, plus braillards ! dérate à la
charge de pas moi ! A la Lune ! hyéneuse ! Que
ça soye encore plus fumant, râlant, enragé !
Ecumez ! Ventremer ! Le cor ! Au cor ! que je
vous en sonne ! et de la trompette ! et
l'olifant !
[...] Et
votre Diplôme ?
Ils me l'ont laissé les scélérats ! Ils me l'ôtaient je vous parlerais
plus... Je serais à l'action l'heure actuelle !
le grand Soulèvement !... vous voyez pas les
Ombres d'Honneurs ? L'Armée française, la
grande, la garance, la 14 !... Ils
m'infligeaient le final affront je retournais
l'Europe à la charge ! Je culbutais les fiotes !
le vide général à ma voix ! les Steppes ! Moscou
à la main ! et préservant tout ! clochetons !
Kremlin ! le reste ! brûlant rien ! juste au
pompon ! à la tactique ! le coeur ! l'uniforme !
vous auriez vu ce travail s'ils m'avaient
froissé mon Diplôme ! Ils peuvent un peu bénir
le Ciel ! Ils me rejetaient dans le camp
extrémiste !
(Féerie pour une autre fois, Gallimard, Folio n° 918, avril 1985, p. 38).
***
" Louis--Ferdinand CELINE à
Saint-Germain-en-Laye " par Bernard GOARVOT
Vous êtes à la Terrasse de Saint-Germain, au
Pavillon Henri IV, par exemple, près du Pavillon
Royal, sur le parterre, en 1935-36 lorsque
Céline y écrivit Mort à Crédit. Droit
devant vous, le quartier de la Défense, où
n’existe plus la rampe du Pont : Louis-Ferdinand
Destouches y naquit le 27 mai 1894 (enregistré à
l’Etat-Civil le 28 mai : « né hier à 4 heures du
soir »), de Ferdinand Auguste Destouches et
Marguerite-Louise Céline Destouches. Sa
grand-mère se nomme Céline Guillou, née Lesjean.
(…) Entrez à droite, et, toujours au Pavillon
Royal, vous observez la chambre natale de Louis
Dieudonné, dit XIV, dit Roi Soleil… Fleurs de
lys sur fond bleu de roy… revoyons la signature
du roy, volute, spirale, hélice, qui aimait à
gagner Saint-Germain par la Seine, mené par des
galériens de Rouen. Le jeune Céline connaît bien
la région :
« On lui avait dit à ma mère, qu’elle
pourrait tout de suite essayer sa chance au
marché du Pecq et même à celui de Saint-Germain,
que c’était le moment où jamais à cause de la
vogue récente, que les gens riches
s’installaient partout dans les villas du
coteau…qu’ils aimeraient
ses dentelles pour leurs rideaux dans les
chambres, les dessus de lit, les jolis
brise-bise… C’était l’époque opportune. »
Mort à Crédit, p. 365 (Denoël et Steele,
1936).
« Chère Bonne N… Voici longtemps que je n’ai
rien reçu de vous ? Je suis à présent à Saint
Germain à cause de l’air. Je n’y tenais plus à
Paris ! Je vais seulement en ville pour mon
travail (…) » (98 Rue Lepic)
(…) Le Docteur a accouché de son antisémitisme
virulent et délirant. Lui qui avait accepté les
coupes de la censure dans Mort à Crédit -
voir en annexe un exemple d’auto-censure - tombe
sous le coup de la Loi (le décret Marchandeau),
doit polémiquer, démissionner du dispensaire,
etc.
(…) Et voici que Céline songe à ouvrir un
cabinet médical, comme au 36 rue d’Alsace à
Clichy. Il est de retour à Saint-Germain.
(…) Lettre à Evelyne Pollet, 2 juin 1939 : «
Chère Amie, Je reprends la médecine active. Je
vais faire des « remplacements » cet été en
Bretagne et en Normandie. Cet automne je me case
à St Germain, près de Paris. Ainsi va la vie,
tout médiocrement - bien heureux encore
d’échapper aux suprêmes catastrophes qui vous
font tomber l’outil des mains, et vous laissent
complètement désarmé. (…) Enfin un hiver chargé
- une corrida sans appel - la meute. Tout ceci
est dans le jeu, dans mon destin, je suppose (…)
que ferais-je au dehors ? La vie civilisée est
devenue fort triste. C’est un accablement
funèbre, de tout et de tous. L’homme sérieux
doit être un croque-mort ou un mort tout court.
Il n’y a plus de joie que dans le vice,
forcément - puisque tout est devenu vice- tout
est défendu . A vous b(ien) amic(ale) »
(…) Nous retrouvons Céline à Saint-Germain, à
l’automne 1939. Sans doute, au-delà de ses
ennuis, n’oublie-t-il pas sa « prophétie » du 17
février 1934 : « Il se passe ici des choses
assez tragiques. Tout cela finira comme vous
savez dans cinq ou six ans - l’union européenne
se fera dans le sang. » Au 15 rue Bellevue,
aujourd’hui rue de Bellevue, le Docteur D.,
peut-être flanqué de son double démoniaque
Mister
C., installe un modeste cabinet médical :
DOCTEUR LOUIS DESTOUCHES, Lauréat de la Faculté
de Médecine de Paris, réformé. Médaille
Militaire. MEDECINE GENERALE, 15. RUE DE
BELLEVUE, SAINT-GERMAIN-EN-LAYE. CONSULTATIONS
TOUS LES JOURS DE 1H. à 3H. TELEPHONE : 14 20.
Entrée du cabinet de Céline
De sa main, Céline , sur sa carte de visite,
ajoute « rue Félicien David », histoire
d’orienter la clientèle dans cette impasse,
proche de cette calme et courbe rue, où, s’il
était demeuré saint-germanois, Céline aurait eu
pour voisin le maréchal von Rundstedt : le
bunker existe encore, à peu près intact.
Toujours dans l’idée de placer ses droits
d’auteur, Céline avait acheté un appartement
situé 1 rue Claude Debussy, à Saint-Germain : «
Tout moderne », avec salle de bains. « Il domine
la forêt », ainsi le décrit-il à l’un de ses
avocats, Me Albert Naud. 5e étage-gauche, angle,
comme rue Girardon à Paris, un rare don en effet
pour les visions panoramiques (on peut voir les
bombardements partout, à 360 °) et le goût de la
hauteur. Il n’habitera pas cet appartement,
qu’il propose en guise d’honoraires. Il semble
qu’il le laissera à ses beaux-parents Almanzor
(…) "
Bernard GOARVOT
(Artaud, Bataille, Céline, auteurs célèbres à Saint-Germain-en-Laye,
Editions Hybride 2003. In Le Petit Célinien,
mercredi 6 novembre 2013).
***
Louis-Ferdinand
Céline et la pharmacie par Lucie Coignerai-Devillers
(1986)
Le hasard a fait tomber entre nos mains une
publication, certes déjà ancienne, sur
Louis-Ferdinand Destouches, docteur en médecine,
plus connu sous son nom de plume de L.-F. Céline
(1894-1961) : le n° 3 Cahiers Céline
(Gallimard, 1977) où sont réunis des textes
médicaux de cet auteur présentés par J.-P.
Dauphin et H. Godard. Il nous a paru intéressant
d'en dégager un aspect peu connu de l'œuvre de
cet écrivain hors série : sa contribution aux
industries pharmaceutiques, au double titre de
chercheur et de rédacteur publicitaire.
Déjà, la lecture de sa thèse nous entraîne dans
un univers bien étrange. Sa rédaction dans un
style qui annonce le Voyage au bout de la
nuit, voire Bagatelles pour un massacre,
correspond bien peu à celle qui est de tradition
dans ce genre de travaux. Le sujet en est connu.
Épouvanté de la mortalité effroyable par
septicémie qui frappait les parturientes des
hôpitaux de Vienne, Semmelweis en vient à
déterminer que l'infection est propagée par les
mains sales des étudiants, qui effectuent des
touchers sans se désinfecter les doigts : 40 %
d'accouchées en meurent. Lorsqu'elles sont
soignées par des infirmières aux mains
désinfectées, le taux de mortalité par
puerpérale tombe à 0,2 % ! Mais l'opposition des
grands patrons est féroce et Semmelweis engagera
un combat dans lequel sa raison sombrera. Telle
qu'elle est retracée par Céline, la fin
hallucinante de Semmelweis, jetant des morceaux
de chair de cadavre sur les étudiants, est
tellement outrée que les médecins hongrois
enverront une protestation à l'Académie de
Paris.
Moins connu est un autre travail du Dr
Destouches-Céline : menant une carrière en «
dents de scie » qui va de l'exercice médical
privé aux dispensaire d'hygiène sociale, puis à
la collaboration « alimentaire » aux industries
pharmaceutiques, il met au point et présente au
public une spécialité, la Basedowine, ainsi
composée :
- poudre d'ovaires : 0,075
- extrait thyroïdien : 0,05
- monobromo isovalerylurie : 0,15
- extrait acéto-soluble d'hormone ovarienne :
0,01(pour un comprimé).
Le produit est enregistré au Laboratoire
National de contrôle des médicaments en 1933
sous le n° 343-4 et commercialisé par les
Laboratoires R. Gallier, 1 bis, place du
Président-Mithouard, Paris VIIe. Il restera en
vente jus qu'en 1971.
Selon son auteur, la Basedowine est efficace
contre le Basedow fruste et léger, le nervosisme
thyroïdo-ovarien, si fréquent dans la population
féminine des villes et des campagnes, les règles
douloureuses ou irrégulières, la ménopause
naturelle ou artificielle. Un bel encart
reproduit dans les Cahiers Céline traduit
très fidèlement et très agréablement cette
notion d'équilibre retrouvé.
En 1925, Céline- Destouches avait publié chez
Doin un ouvrage sur La quinine en
thérapeutique qui fut traduit en espagnol,
en italien et en portugais.
De l'exercice classique de la profession à ses incursions dans la
médecine sociale et à ses travaux cités ici, on
devine que Céline, plus que médecin, se voulait
chercheur. Deux communications de lui à
l'Académie des Sciences sur Convoluta
Roscoffensis (1920) et Galleria
Mellonella (1921) ont été ainsi jugées par
le Pr André Lwolff : « L'une et l'autre
publications portent témoignage d'une certaine
hâte et d'une naïveté non moins certaine dans la
pensée et dans l'expression. L'ensemble
correspond assez bien à cette image du chercheur
que l'écrivain, sans ménagements, tracera dans
le Voyage et qui, paradoxalement, est sa
propre image... Nul ne regrettera qu'il ait
sacrifié le métier de chercheur à celui
d'écrivain. Sa contribution à la science eût
difficilement pu égaler en valeur et en
originalité son
apport aux lettres, qui est considérable ». (Figaro
littéraire, 7-13 avril 1969).
J'ai eu le bonheur de rencontrer une dame très
âgée, d'une mémoire et d'une intelligence
remarquables, qui, femme du chirurgien-chef de
l'hôpital de Saint-Denis, eut le privilège de
rencontrer le Dr Destouches : elle garde de lui
le souvenir d'un être courtois, doté d'une
facilité d'élocution hors du commun et dégageant
une « aura » extraordinaire. Peut-être
n'était-il pas inutile de rappeler l'incursion
que ce littérateur de choc fit dans le domaine
pharmaceutique.
Lucie COIGNERAI-DEVILLERS
Revue d'histoire de la pharmacie, 74e
année, n°269, 1986. pp. 137-139.
(In Le Petit Célinien 26 mars 2012).
***
LES PIQURES et... SOON BE
OVER
Clovis pour la contre-visite il se munissait
d'une grosse lanterne, une énorme à l'huile, un
" mail-coach ", quand on l'appelait au passage,
il voyait mal, entendait bien, il arrivait tout
près du lit, il les éclairait en pleine face, ça
faisait un rond blanc tout autour, ça se
découpait sur la nuit, la figure du bonhomme en
peine. Il se penchait alors là tout contre, il
leur parlait à voix basse : " Chutt ! Chutt
qu'il faisait... Chutt ! mon ami ! Réveillez
personne !... Je vais revenir immédiatement ! Je
vous ferai votre petite piqûre !... Soon be
over !... Soon be over ! Ca va passer !...
A chaque souffrant les mêmes paroles... et puis
de salles en salles... les étages... Soon be
over ! Ca va passer !... C'était comme un
tic chez lui.
Il en faisait pas mal dans une nuit des piqûres et des piqûres !... chez
les hommes et chez les femmes... Il était
tellement miraux que je lui tenais sa lanterne
tout contre... juste contre la fesse... qu'il
enfonce net son aiguille... pas à côté ni de
travers...
Au bout d'une quinzaine de jours que je revenais voir la Joconde, on était
devenus comme copains, c'est moi qui lui faisait
ses piqûres, au camphre, à la morphine, à
l'éther, l'usuel du courant, c'est lui qui me
tenait la lanterne. Soon be over !... Soon be
over !... la ritournelle. " Bientôt fini ! "
Je les ai
tout de suite bien réussies les piqûres avec ma
patte folle, c'est automatique une patte folle,
le malade sent rien... un souffle... C'est comme
ça que j'ai débuté, un petit peu ainsi
clandestin au " London Freeborn Hospital " avec
le docteur Clodovitz dans la carrière
professionnelle. J'ai appris à dire tout comme
lui, tout de suite, partout, Soon be over !
Ca va passer ! C'est devenu comme une
habitude, un tic, quelque sorte... Il s'en est
passé de mille couleurs depuis le " Freeborn
Hospital " ! de ci, de là, du bien, du mal, de
l'affreux aussi c'est certain. Vous jugerez
vous-même. Sans idées aucunes... arrêtées...
simplement dans le cours des choses... c'est
déjà beau !... Soon be over !...
(Guignol's band, Folio, 1972, p. 128).
***
LE DISPENSAIRE MUNICIPAL DE CLICHY
A
l'occasion de l'ouverture du Centre de santé
Chagall-Goin, le bulletin municipal de Clichy
publie une note sur l'histoire du dispensaire
municipal où travailla le Dr Louis Destouches,
de 1929 à 1937. C'est la première fois, à notre
connaissance, que le bulletin municipal évoque
la présence de Céline comme médecin dans cette
ville :
" Les lieux sont inaugurés le 1er janvier 1929. Le bâtiment regroupe le
dispensaire anti -tuberculeux de l'Office Public
d'Hygiène Sociale de la Seine, le Bureau
d'Hygiène municipal (en charge de la santé
publique), le dispensaire municipal (médecine
générale et nombreuses spécialités), le
laboratoire (de chimie, biologie et médecine),
les bains-douches et le service des assistantes
sociales. "
Parmi la
première équipe soignante se trouve le Dr
Louis-Ferdinand Destouches. Il recevra le public
en consultations de médecine générale à hauteur
de 22 heures par semaine jusqu'à sa démission en
1937.
Apprécié, il laisse le souvenir d'un homme généreux aux diagnostics
avisés " (Clichy Actus, février 2019).
Merci à Roger Cuculière, habitant Clichy, qui nous a aimablement
communiqué cette information.
(Bulletin célinien n° 416 de mars 2019).
***
NAISSANCE DE LA VOCATION AU CAMEROUN ?
Peut-on affirmer que la véritable vocation
médicale de Louis a pris naissance au Cameroun ?
Peut-être pas cependant, les blessures horribles
des soldats de la guerre de 14, le dévouement
des médecins militaires dans les hôpitaux qu'il
a pu admirer pendant sa longue convalescence,
ont pu déjà faire naître en lui ce besoin de "
faire médecine ". Trente ans plus tard, il ne
tarira pas d'éloge sur le docteur Jalaguier qui,
lui, savait sauver des soldats que l'on croyait
perdus (Astraud, 2014).
Sa compassion africaine ne serait alors qu'une forme d'épanouissement
d'une vocation plus anciennement ancrée,
peut-être même dès l'enfance, selon lui. Elle
exprimera cependant une première forme de mise
en pratique qui est d'autant plus remarquable
qu'à cette époque, Louis Destouches ne pouvait
rêver à ces études supérieures longues et
coûteuses qui étaient hors de sa portée,
compte-tenu de son niveau d'études et de l'état
de fortune de ses parents. Et il en était
parfaitement conscient. Au retour en France, son
engagement comme
conférencier hygiéniste à la
fondation Rockefeller sera une sorte de
succédané ou de pis-aller plus pragmatique.
Ainsi que
le constate très justement Buin (2009), " sa
médecine est un humanisme de la misère, une
démarche compassionnelle - il déteste la
souffrance, la pauvreté -, un infime rempart
contre l'inéluctabilité de la maladie
invalidante et de la mort ". La
commisération de Céline est universelle comme
l'affirme Renard (2004), elle s'ouvre à
l'humanité presqu'entière dès que celle-ci est
représentée par les " battus de la vie, les
enfants, les plus pauvres, les plus misérables
".
Plus tard, pendant sa carrière de médecin, Céline répugnera à se faire
payer en retour du soulagement de la souffrance
des autres, il aimera railler en proclamant
qu'il soignait par vocation et qu'il écrivait
pour payer le terme de son loyer. Les premiers
soins qu'il prodigue à ses Pahouins sont
forcément gratuits ; il n'écrit pas encore, mais
il s'estime confortablement rémunéré, l'acte
médical va donc de soi, et n'en déplaise aux
contempteurs, il s'agit bien de la gratuité d'un
acte d'amour.
Comme ses
lettres permettent de le constater, Louis a fini
par se doter d'une véritable infirmerie de
campagne, infirmerie toute officieuse et
d'initiative personnelle qui venait se
substituer, et très au-delà, à la maigre
dotation de la C.F.S.O. Il veut toujours épater
un peu, surtout quand il écrit à Simone Saintu,
mais tout de même, il doit s'improviser médecin,
se trouvant confronté à la nécessité de soigner,
de venir en aide aux populations qui vivent sur
la plantation. " Je fais de grandes quantités
d'injections d'Atoxil contre la maladie du
sommeil qui sévit désastreusement dans la
région, ainsi que d'autres maladies qui se
manifestent chez les noirs fréquemment et
dégoûtamment aigu, mais dont l'existence doit
être ignorée des jeunes personnes ".
Il se pose même en petit Claude Bernard des forêts équatoriales : "
J'emploie le reste de mon temps à des recherches
au microscope... Je fais quelques petites études
sur les toxines végétales et animales. Pour me
convaincre de visu de la nocivité des alcools je
fais sur les singes de petites expériences "...
Il extrait, affirme-t-il, du furfurol ou aldéhyde pyromnéique à partir
de six litres d'eau-de-vie, denrée qu'il est
bien placé pour se procurer sur place. On ose
espérer qu'il n'a pas étendu ses " petites
études " au genre humain...
Au même
moment, il commande encore à son père tout un
arsenal pharmaceutique et infirmier : dans sa
liste à la Prévert, figure en tête un drapeau
tricolore. Pour le coup, c'est le papa aux
grosses moustaches qui a dû être content ! Ce
papa qui sera son correspondant familial de plus
en plus exclusif : interlocuteur, témoin, et
éventuellement secours. Je ne nie pas
l'empreinte de la mère dans la vie et dans
l'œuvre de Céline (Renard, 2004), mais je ne
suis pas persuadé pour autant de la mise entre
parenthèses du père ou d'une image paternelle
négative.
Le point d'orgue est atteint le 21 octobre où une longue liste de demande
d'achats additionne produits chimiques,
pharmaceutiques, verreries de laboratoire et
même un bistouri à deux tranchants. On n'est pas
vraiment pas dans la démarche de quelqu'un qui
songerait dès demain à quitter le pays... Mais
la situation est bouleversée quand le 30
octobre, Louis fait part à son amie Simone d'une
violente attaque de dysenterie qui l'a
immobilisé pendant quatre jours et qui a été
traité avec du Laudanum, qui ne provenait pas de
sa pharmacie personnelle. C'est
vraisemblablement un signe précurseur : avait-il
conservé des séquelles de son séjour, puis de
son hospitalisation à Dakar ?
(Pierre Giresse, Céline en Afrique, Du
Lérot éditeur, janvier 2019, p. 114).
***
Le médecin de Meudon
... En même temps un dévouement aux humbles, tout en
discrétion. " Personne ne savait en dehors
d'une infime minorité que Céline donnait des
consultations. Ses patients logeaient au
Bas-Meudon, ils étaient démunis, il les visitait
en catimini. "
Les vrais céliniens apprécieront à leur juste mesure les lignes que Serge
Perrault consacre à la rencontre fortuite qu'il
fit du docteur Destouches (Céline de mes
souvenirs, du Lérot, 1992), en visite : "
Grosse surprise ! Un Céline rasé, costumé,
cravaté. Du jamais vu depuis longtemps. Du
rarissime ! " (...) " Pas de bonjour !
Pas de regard ! Il est gêné par cette rencontre.
"
Et pour cause. Revêtu de son unique tweed anglais, il allait " en se
cachant " voir une concierge qui se mourait d'un
cancer. " Il la soignait comme il pouvait,
pour pas un sou, bien entendu. En plus, elle
l'engueulait. Elle trouvait qu'il la guérissait
pas assez vite. "
En fait Céline attendit
quelque peu avant de demander sa réinscription à
l'ordre des médecins de Seine-et-Oise auquel il
appartint de nouveau à compter du 16 septembre
1953. Il était surnommé le " médecin des
pauvres " atteste Carole Rider-Melk ; on
savait qu'il soignait sans demander un sou, en
outre il avait en horreur les formulaires de la
sécurité sociale qu'il ne remplissait jamais ".
Ce que l'intéressé confirme : " Je me
suis fait plus de tort jamais prendre un rond
aux malades que Petiot de les faire cuire au
four. " (D'un château l'autre, p.9).
(Eric Verneuil, BC, n° 146, novembre 1994).
***
LE MEDECIN-PELERIN
Dans
le monde moderne, l'ascèse se révèle souvent
être une tromperie qui permet aux oligarchies
financières de subjuguer des nations
conditionnées. La maladie et la mort
n'apparaissent pas chez Céline comme les
produits du hasard mais comme la force de la
nature qui se rappelle à l'homme. A
Vigny-sur-Seine, le professeur Baryton évoque un
cauchemar immonde et atroce, que vient encore
renforcer l'âcre monotone du temps.
Les hôpitaux sont donc le lieu privilégié de la réflexion célinienne :
ils symbolisent le travail de la mort qui
s'accomplit chaque jour sur les vivants. Qu'ils
soient en Flandre, à Paris, à Vigny-sur-Seine, à
Londres, à Bambola-Fort-Gono, à Détroit, à
Berlin, à Léningrad ou à Clichy - pour se
limiter à ceux où Céline exerça -ces hôpitaux
montrent Céline en médecin-pèlerin. De plus, la
médecine offre à l'écrivain une grille de
lecture du monde ; le discours scientifique
devient alors le point de départ d'une allégorie
raciale : Céline est parvenu à synthétiser dans
sa mystique la pensée d'Alexis Carrel et celle
d'Arthur de Gobineau.
Céline pense
alors le monde et surtout la nation avec les
critères scientifiques de la médecine. Il
conçoit la nation comme un corps, une figure
organique en quête de vitalité et de puissance.
Non seulement Céline dénonce les illusions du
modernisme, le mondialisme scientifique et le
prophétisme hébraïque, mais il précise encore
que la science est au service de la mort ; ainsi
du major du service psychiatrique qui détecte
les faux-blessés :
" Avec nous autre [un Professeur] avait échoué là, vague en instance de
Conseil de Guerre. Cependant comme sa famille
s'acharnait à prouver que les obus l'avaient
stupéfié, démoralisé, l'instruction différait
son jugement de mois en mois. (...) Que
pouvait-il bien avoir décidé, lui, pour sauver
ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques
? (...) Ahuris par la guerre, nous étions
devenus fous dans une autre guerre : la peur.
L'envers et l'endroit de la guerre. (...) De
temps en temps, l'un d'entre nous disparaissait,
c'est que son affaire était constituée, qu'elle
se terminait au Conseil de Guerre, à Biribiou au
front, et pour les mieux servis à l'Asile de
Clamart. (...) L'impuissance du monde dans la
guerre venait pleurer là, quand les femmes et
les petits s'en allaient, par le couloir blafard
de gaz, visites finies, en traînant les pieds. "
(Voyage. p. 48).
En raison de
leur rationalisme, la science en général et la
médecine en particulier n'intègrent pas dans
leur pratique quotidienne la quête du sacré.
Pire, la science parachève en la ralentissant la
décadence de l'individu vers la mort. Dans cette
logique, la médecine ne conjure plus la maladie,
mais seulement ses effets. Elle révèle de
surcroit à l'individu l'étendue de son désastre.
Défenseur de l'ascétisme contre le matérialisme, à l'instar de tous les
anarchistes de droite, Céline donne à son œuvre
une dimension écologique : la dure loi de la
sélection naturelle et le déterminisme
biologique entre les races est exalté dans
Nord par Harras qui veut fortifier les
blessés du front de l'Est en les exposant.. aux
pires froids. De même, dans Féerie pour une
autre fois :
" Jeûne
et Féerie ! Féerie des sens et des passions ! et
rigolade ! Qui lit Féerie dîne ! Qui lit Féerie
n'a plus faim. " (Féerie. p. 251).
Céline
voit dans l'œuvre le produit des forces de la
nature ; la création littéraire est pour le
Celte ce que le dolmen est à la Bretagne de ses
ancêtres : le respect bienveillant des rites et
des secrets de la nature. Mais le rationalisme
et le judaïsme sont des transgressions de cette
loi naturelle du paganisme célinien. Dans
L'Ecole des cadavres, il dénonce les
conséquences des progrès scientifiques sur la
guerre. La " Chirurgie des Armées " ressemble
sous sa plume au " Théâtre des Armées " de la
drôle de guerre, mais tous les progrès évoqués
ne font qu'empirer la condition humaine, ce qui
en fait donc des transgressions des lois
naturelles :
" Vous
serez requinqués sur place, refilés " pronto
subito " dans l'impétueuse aventure, jusqu'à l'éventrage
final !A la gloire de la corrida ! (...) Ça va
barder les corps à corps ! Dix, vingt fois mieux
qu'en 14 ! Grâce aux transfusions ! Cinquante
fois plus que sous l'Empire ! N'importe quel
soldat pourra survivre désormais à de bien plus
terribles blessures, de bien plus grands
délabrements qu'en 14, des arrachements, des
épanchements d'une gravité surprenante, des
hémorragies qu'autrefois on aurait tenues pour
fatales. " (L'Ecole des cadavres, p. 210).
Grâce
à la " science transfusionnante ", aucun soldat
ne sera plus " exempt de sarabande ". Car le
sang " en conserves " améliore le " rendement de
la soldatesque ". Ce passage parodique vise
d'abord les Majors de 1914 qui " amputaient le
morceau entier" ; ensuite, Céline raille la
dimension sacrificielle du sang versé dans la
littérature nationaliste d'avant 1918. Le sang
ne symbolise plus le principe de l'identité
nationale, le patrimoine génétique commun au
soldat et aux ancêtres de sa race.
Au contraire, Céline fait de ce sang un liquide tourbillonnant - comme
tous les objets du maelstrom célinien. En effet,
grâce au " Service des injections Compensatrices
", le soldat combattra " jusqu'à la dernière
goutte ", au " dernier globule ". Les hôpitaux
militaires deviennent la " cuisine des saignants
". La dimension burlesque de ce passage provient
des métaphores qui désignent les blessures du
soldat par le travail du boucher :
" A
chaque fuite : un litre de sang ! Et hop ! Un
coup de pompe ! Et ça refoncera de plus belle,
la viande à bataille ! C'est fini les excuses
faciles, les virées vers les hôpitaux pour une
petite nappe de répandue (...) On utilisera tous
les restes, impeccablement, toute la viande, le
jus, les os, les rognures du soldat, on
gaspillera pas un trouffion. L'envers vaut
l'endroit ! On recoud, ça tient, on injecte,
c'est marre. Bonhomme comme tout neuf ! On vous
fera durer jusqu'au bout ;
On vous remplacera le morceau entier (Chirurgie Carrel). On vous refera,
complètement méconnaissable (...) Ça devient
vraiment trop facile avec des progrès pareils de
se tenir héroïques des mois... des mois... des
années... Y aura plus de raisons que ça finisse.
" (L'Ecole des cadavres, p. 280).
Céline
insiste donc sur le caractère grotesque et
mortel de la science qui exploite les faiblesses
consubstantielles à la nature humaine. Le
Bardamu virtuel qu'il exhorte à refuser une
nouvelle " féerie " avec l'Allemagne ne pourra
même plus escompter une blessure pour échapper à
sa condition : la science achète du temps
par l'intelligence du savant pour vendre de la
souffrance au soldat.
L'acharnement thérapeutique ne supprime pas la mort, mais la repousse
seulement dans l'avenir : la médecine n'est
alors qu'un remède lénitif incapable de
supprimer les causes du Mal.
(Céline et la politique (XV), Numa, BC n° 172, janvier 1997, p. 6).
***
CELINE MEDECIN
"
Le toubib Céline avait toujours hâte de
retourner vers les consultants qui l'attendaient
au dispensaire. Il était véritablement le
médecin des pauvres.
Jamais, je n'ai vu un praticien accueillir ses malades avec autant de
respect et d'élan fraternel. Dès que
l'infirmière ouvrait la porte, Ferdinand se
levait d'un bond et s'en allait à la rencontre
du plus infirme, du plus grincheux, du plus
misérable.
Il émanait alors de sa personne une sorte de chaleur enveloppante, une
tendresse qui se chargeait des pires fardeaux,
une force qui ne plierait jamais parce qu'elle
voulait comprendre, secourir, sauver, donner
l'espérance. "
Henri POULAIN
(BC n° 149, février 1995, p. 12).
***
A FREDERIC EMPAYTAZ
Le 21 [janvier 1941.]
M. le Président,
J'ai
l'honneur de porter à votre connaissance une
observation qu'il m'a été donné de faire dans le
cours de ma pratique au dispensaire de Bezons,
et particulièrement pour ce qui concerne
l'allocation de bons d'aliments " aux malades ".
" Obtenir " le bon est précieux, mais l'achat de l'aliment auquel
ce bon donne droit est encore plus
indispensable. Or tous les malades ne disposent
pas des sommes nécessaires à l'achat de ces
denrées autorisées, supplémentaires. Il
s'en faut ! Nombre sont encore en possession de
leurs tickets normaux, et pour cause !
Cependant, pour diverses raisons trop longues à
énumérer, étudier actuellement, qui ne sont plus
de notre compétence, de discussion délicate, je
n'envisagerai qu'un seul cas : celui des enfants
dont les pères sont actuellement prisonniers en
Allemagne, à la charge, aux soins de la mère, et
subsistant strictement de l'allocation
militaire. Ces enfants sont notoirement
sous-alimentés. Il me semble que pour ceux-ci il
conviendrait, après enquête individuelle
sévère, de toute urgence, dans la mesure du
possible, d'envisager l'organisation d'au moins
quatre repas par semaine, OBLIGATOIRES,
composés richement de légumes,
viandes, graisses, fromage, sucre, confiture.
Dans l'état actuel des choses, la croissance, la santé de ces
enfants est nettement menacée. Cette catégorie
des " enfants de prisonniers ", parmi
tous les sujets de misère qui sollicitent en ce
moment l'attention des pouvoirs publics (qui ne
peuvent remédier à tout), me semble l'un des
plus dignes de sollicitude et d'action, sinon le
plus digne. Et peut-être au surplus le moins
difficilement remédiable.
Il existe certes de grandes détresses d'enfants et d'adultes
dans la catégorie " chômage ". Mais, lorsque le
père est présent (à moins d'alcoolisme habituel,
incoercible), le cas est tout de même moins
désespéré. Les familles de chômeurs ont encore
cent façons de pallier dans une certaine mesure
aux insuffisances de l'allocation. Tandis que
les femmes seules, sauf exception, sont
absolument désarmées.
J'envisage quatre repas par semaine car ce n'est point hélas le
sirop, les vitamines ou même l'huile de foie de
morue qui peuvent remplacer un fonds alimentaire
insuffisant. Il me semble qu'avec quatre repas
solides [OBLIGATOIRES], assurés en plus du
lait, le cap de cette misère pourrait être
doublé, sans désastres.
La doléance d'une mère femme de prisonnier (un enfant de cinq ans) que je
rapporte pour l'avoir entendue, hier même,
résume je crois assez nettement la situation :
" Le jour où j'achète du charbon, nous ne mangeons pas. "
Je vous prie d'agréer, M. le Président, l'assurance de mes sentiments
très respectueux et dévoués.
Le médecin du dispensaire
L.F. Destouches
(Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 615, 41-4,
octobre 2009).
***
La vocation médicale.
C'est
que la vocation médicale, je l'avais, tandis que
la vocation littéraire, je ne l'avais pas du
tout. Je considérais le métier littéraire comme
une chose tout à fait grotesque, prétentieuse,
imbécile, qu'était pas faite pour moi. Pas
sérieux quoi... Alors que j'avais toujours la
vocation médicale... Oh, profonde... Ça, je
n'trouvais rien d'plus vénérable qu'un médecin
dès ma plus petite enfance...
Alors, c'est venu quand il a fallu que je fasse une thèse, et que je la
fasse en vitesse, alors je suis tombé sur un
souvenir, et j'ai dit, j'vais faire en vitesse
une thèse sur l'histoire de la médecine et
Semmelweis... (Chants de perruches, ici, sur la
bande). Alors, bon, en avant pour
Semmelweis...
J'ai fait cette petite thèse sans prétention, et
puis j'étais à ce moment-là moniteur à Tarny...
J. Guenot
: C'était après la guerre ?
Alors...
Après la guerre de 14, en 18... Alors... C'était
en 23, j'étais moniteur à Tarny, chez Brindeau.
Brindeau, le professeur d'obstétrique, et lui,
il avait à faire avec la thèse, forcément...
Alors, il m'a dit... Et c'était un musicologue
distingué, il était passionné d'orchestre, il y
allait tout l'temps, à cette époque-là, il était
très sérieux et très sévère, d'ailleurs... Une
autre époque... Il badinait pas... Alors, y m'a
fait v'nir... Moi, j'l'approchais qu'à
vingt-cinq mètres, j'étais troufion, moi, rien
du tout...
Et il m'a fait v'nir, il m'a dit... Dites-donc, il a fait à son chef de
clinique... Dites-donc, il est fait pour ça...
Il est fait pour écrire... Et puis c'est tout...
Eh bien voilà, je m'suis dit, une réflexion
baroque...
On
l'enterre, la réflexion baroque, on n'en parle
plus, on parle d'autre chose... Et puis alors
est venu mon métier à la Société des Nations, et
puis l'Amérique, et puis l'Afrique, etc. Et
puis, je suis revenu m'installer à Paris, parce
que ça me paraissait pas assez vivant, y avait
trop d'papiers... Pis c'était des gens riches...
Alors je suis revenu me placer dans la banlieue
parisienne, à Clichy exactement. Et alors là,
tout d'un coup... J'connaissais Dabit, qu'était
au métro des Abbesses... C'était un très gentil
garçon... Lui, vous savez qu'il était
communiste... Alors, il se met à sortir Hôtel
du Nord chez Denoël... Moi, à ce moment-là,
j'avais un mal énorme à payer mon loyer,
justement... C'était pourtant pas brillant, je
vous assure... Alors, comment en sortir... Et je
m'suis mis à écrire... Et j'ai pris le nom de ma
mère, qui s'appelait Céline...
(Entretiens avec Jean Guénot et Jacques Darribehaude, Cahiers Céline 2,
Actualité littéraire 1957-1961, 18 février 1982,
p.147).
***
Hôpital à Leningrad...
Le confrère avec
lequel je visitais cet hôpital, par hasard
n'était pas youtre, c'était même un Russe très
slave, d'une cinquantaine d'années, dans le
genre balte, rude, explosif, et je dois dire
pittoresque... à toutes les allures !...
Il comprenait bien l'apoloche... Tous les dix
mots environ, entre les explications, entre les
détails de technique, il s'interrompait
brusquement et il se mettait à crier très haut,
très fort, en baryton, plein l'écho, pour que
les murs en prennent tous, il rigolait en même
temps...
" Ici ! confrère, Tout va Très bien !... Tous les malades vont Très Bien !
Nous sommes tous ici, Très Bien !... " Il en
hurlait sur la tonique... sur le mot " Bien " !
Il insistait, il possédait l'organe stentor...
Nous arpentâmes tout au long, couloirs,
corridors, grandes et petites salles... Nous
nous arrêtions au surplus ici et là... pour
regarder une vérole, une névrite, un petit
quelque chose...
Bien
sûr, ils avaient des draps, ces malades, des
châlits de troupe, de la paillasse, mais quelle
crasse !... bon Dieu ! quels débris ! quel
grandgousien chiot moisi... quelle gamme
d'horreurs... quel sale entassement poisseux
!... de cachectiques sournois... d'espions
grabataires, d'asiates rances, tordus de haines
peureuses... Toutes les têtes du cauchemar, je
veux dire les expressions de ces malades... les
grimaces de tous ces visages, ce qui émanait de
ces âmes, non de la pourriture bien sûr,
viscérale ou visible, pour laquelle je
n'éprouve, on le pense, aucune répulsion, et
tout au contraire un réel intérêt. Cependant le
mélange de tant de hideurs... c'est trop !...
Quelle fiente désespérée, quel prodigieux
ramassis de puants guignols !... Quel cadre !
Quel égout !... Quel accablement !...
Pas un
coup de peinture sur les murs depuis Alexandre
!... Des murs ?... du torchis en étoupe de fange
! Une sorte d'immense insistance dans le
navrant, la désolation... J'ai vu pourtant bien
des naufrages... des êtres... des choses...
innombrables... qui tombaient dans le grand
limon... qui ne se débattaient même plus... que
la misère et la crasse emportaient au noir sans
férir... Mais je n'ai jamais ressenti
d'étouffoir plus dégradant, plus écrasant, que
cette abominable misère russe... Peut-être le
bagne du Maroni offre-t-il de pareilles
accablantes déchéances...
[...]
Le confrère Touvabienovitch, revêtu lui aussi
d'une blouse fort crasseuse... ni plus ni moins
que les autres membres du personnel... ne me fit
grâce d'aucun détail, d'aucun tournant de cette
immense installation, d'aucun service
spécialisé. J'ai tout vu, je pense, bien tout
vu, tout senti, depuis le cagibi des piqûres,
jusqu'aux oubliettes tabétiques, de la crèche
aux essaims de mouches, jusqu'aux quartiers pour
" hérédos ". Ces petits-là, " syphilis
infantiles ", semblaient entre autres fort bien
dressés, préalablement, ils m'attendaient bien
sages, au passage, ils devaient jouer pour les
rares visiteurs toujours le même rôle, la même
petite comédie... Ils m'attendaient au
réfectoire... attablés devant autant d'écuelles,
par groupes, par douzaines, en cercle, tondus,
verdâtres, bredouillants hydrocéphales, une
bonne majorité d'idiots, entre 6 et 14 ans,
enjolivés par la bonne impression de serviettes,
très crasseuses, mais très brodées...
Figuration.
A
notre entrée, ils se dressèrent tous d'un seul
jet, et puis tous ensemble se mirent à brailler
quelque chose en russe... la sentence ! " Tous
va Très Bien !... Nous sommes tous Très Bien Ici
! "
" Voilà ce qu'ils vous disent confrère ! Tous... "
Touvabienovitch avait des élèves dans le coin... d'ailleurs il se fendait
la pêche, ce confrère est un des rares Russes que
j'ai vus rire pendant mon séjour à Leningrad.
" Voilà nos femmes de service ! nos infirmières du service !... " On
aurait pu, avec un peu d'attention... les
distinguer, les reconnaître parmi les malades,
elles semblaient encore plus déchues, navrées,
perclues, fondantes de misère que tous les
malades hospitalisés...
[...] " Combien gagnent-elles ?...
- 80 roubles par mois... (une paire de chaussures coûte 250 roubles en
Russie)... Et puis, il a ajouté, en surplus
(dans son tonnerre habituel), mais elles sont
nourries ! confrère, nourries !... "
Il se bidonne ! " Tout va très bien ! " qu'il vocifère.
(Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, août 2017,
p.119).
***
Trois kilos par semaine.
Parlons médecine... il me vient
encore quelques malades... certes !... jamais
vous pouvez vous vanter d'être absolument sans
malades !... non ! un de temps à autre... bon
!... je les examine... pas plus mal que les
autres médecins... pas mieux... aimable, je suis
! oh ! très aimable ! et très scrupuleux !...
jamais un diagnostic de chic !... jamais un
traitement fantaisiste !... depuis trente et
cinq années, jamais une prescription
drôlette
!... trente-cinq années, malgré tout, c'est la
mort du cheval !... pas que je me tienne pas au
courant !... que si ! que si !... je lis à fond
tous les prospectus... deux, trois kilos par
semaine !... au feu ! au feu le tout ! c'est pas
moi qui serai inquiété pour " prescriptions à la
légère " !... si vous sortez du vieux Codex...
bigre ! bougre !... où que vous allez ? Assises
?... 10e Chambre ?... Buchenwald ? Sibérie ?...
Merci !... cabaliste, alchimiste dangereux !
Rien à me reprocher ! seulement un petit truc...
que je demande jamais d'argent ; je peux pas
tendre la main !... même pour les A.S... même
les A.M.G... je démordrai pas !... idiot
d'orgueil ! l'épicier lui ?... les nouilles ?...
le paquet de biscottes ?... et le carbi ! et
même l'eau du robinet ? je me suis fait plus de
tort jamais prendre un rond aux malades que
Petiot de les faire cuire au four !... grand
seigneur je suis, voilà !... grand seigneur de
la Rampe du Pont !... M. Schweitzer, l'abbé
Pierre, Juanovici, Latzareff, eux peuvent se
permettre des grands gestes... mais moi je fais
que braque et louche !... surtout sorti de tôle,
on ne sait comme !
Les malades dont je vous parlais, les derniers
qui me viennent, me racontent leurs états de
santé, les maux dont ils sont accablés... je les
écoute... encore !... encore !... les détails...
les circonstances... à côté de ce que moi Lili
on a dégusté depuis vingt ans... ma doué !
pucelets !... et comment qu'on en est sortis
!... tendres roses !... du tiers ! du dixième...
ils seraient à ramper sous les meubles !... tous
les meubles ! beuglant l'horreur !... ce qui
leur reste de vie !... à les entendre
jérémiadier je peux pas m'empêcher de me dire "
damné foutu corniaud idiot où tu t'es mis ? tel
pétrin ?... quelle lubie ? " ma langue au chat
!... à la Thomine chatte, là, qui brrrt ! brrrt
! sur mon papier... que ça lui est si fort égal
toutes mes salades ! brrt ! brrt ! le monde
entier indifférent ! animaux ! hommes ! l'idéal
gras !... pardi !... gras comme Churchill,
Claudel , Picasso, Boulganine ensemble !
postères ! postéras ! et brrt ! brrt ! vous en
serez aussi !... communisses-capitalisses
Champions tous élevages gras double !
Commissars rentiers ! parfait revenants 1900,
très améliorés !... parlez-leur voir mes clients
qu'ils pourraient peut-être essayer... pour leur
bien ! tout pour leur bien ! peut-être manger un
peu moins de viande !... pour leur digestion !
vous verrez la haine !... vous avez effleuré les
Dieux !... Barbaque et Bibine ! pas une passion
politique qui se puisse comparer !... dévotion,
ferveur !... athée du bistek ! hostile à wisky ?
rayé des vivants !
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.17).
***
Une ampoule avant chaque
repas, vous passez Roméo de choc.
Mais
que je revienne à mon affaire !... de temps en
temps quelques entêtés arrivent tout de même à
me découvrir, dans un tré-tréfonds de hangar
sous une pyramide d'invendus... oh ! je me
ferais très bien une raison... d'être le
tartineur qu'on lit plus... que la pure Vrounze
épurée rejette ! le médecin plus damné que
Petiot ! plus criminel que Bougrat ! ah ! que je
serais même bien content !... mais y a la
nouille ! nouille si hostile aux dialectiques !
que du cash ! Loukoum, Achille et leur smala
sont garantis côté des nouilles ! eux ! d'où
leurs petits airs philosophes... ôtez-leur les
nouilles vous écouterez ces putois ! pas de
sursis avec la nouille !
" Et
votre autre corde à votre arc ? " je vous
entends... " la médecine ? " les malades me
fuient ! voilà ! j'avoue !... démodé ?... certes
!... je veux !... je connais pas les nouveaux
remèdes ? oh ! quel mensonge ! je les reçois
tous les nouveaux remèdes ! je lis à fond tous
les
prospectus... que savent-ils de plus mes
confrères ? Rien ! que lisent-ils de plus ? Rien
! l'instinct guérisseur si je l'ai ! j'en suis
perclus !... tel traversé
d'ondes et de fluides !... avec le quart de ce
que je reçois " remèdes nouveaux "... le dixième
! j'aurais de quoi empoisonner tout Billancourt,
Issy, et le reste !... et Vaugirard ! Landru me
fait rire, le mal qu'il se donnait !... question
" faire du bien ", rien m'échappe ! les plus
bouleversants progrès !... je serais pas comme
tous les confrères qu'ont laissé la pénicilline
sécher, moisir cinquante ans ! autre chose comme
magnifique connerie que le Suez !
oh !
moi, vigile ! je peux vous rajeunir en cinq sec
!... vingt... trente ans de moins ! n'importe
quel nonagénaire !... j'ai le sérum là ! sur ma
table !... quel rebouteux qui s'aligne ?
sérieux, garanti, timbré, remboursé par les A.S.
! une ampoule avant chaque repas !... vous
passez Roméo de choc ! la " Relativité " en
ampoules !... je vous la donne ! vous vous
rebuvez le Temps, ainsi dire !... les rides !...
les mélancolies... les aigreurs ! les bouffées
de chaleur... qu'est-ce que je peux faire ?...
la Comédie-Française, gamine ! Arnolphe saute à
la corde !... reboumé ! Madeleine Renaud, Minou,
Achille au Luxembourg ! à Guignol ! et
l'Académie !... Mauriac, enfin, enfin, enfant de
chœur !... nous
emmerdant plus !... tous ses refoulements
exposés !... une ampoule avant chaque repas !
garanti par les Assurances !...
Je
serais guérisseur, ça irait... ça serait une
façon... et pas bête !... je ferais de mon
cabinet mi-Bellevue un lieu de " refrétillement
" des blèches !... Lourdes " new-look ", le
Lisieux-sur-Seine !... vous voyez ?... mais le
hic ! je suis que le petit médecin tout
simple... je serais empirique ? je pourrais me
permettre... je peux pas !... ou " chiropracte "
?... non ! non plus !
J'ai le temps de méditer... repenser le pour, contre... de réfléchir ce
qui me fait le plus de tort ?... mon complet
peut-être ? mes grolles ?... toujours en
chaussons ?... mes cheveux ? je crois, le plus
surtout de pas avoir de domestiques... ah, et
aussi le pire du pire : " il écrit des livres
"... ils les lisent pas, mais ils savent...
Je
vais chercher les malades moi-même (les rares),
je les ramène moi-même à la grille, je les guide
qu'ils glissent pas (ils me feraient un procès),
la glaise, la gadoue !... les chardons aussi...
je vais moi-même aux " commissions "... voilà
qui vous discrédite !... je vais aussi porter
les ordures ! moi-même ! la poubelle jusqu'à la
route !... vous pensez ! comment je serais pris
au sérieux ? " Docteur ? Docteur ? pour la
petite !... dites-moi ! savez-vous ? l'intrait
sec de fibre de cœur
de morue ?... une révolution il paraît ? vous
savez ? et l'hibernation ? ce que vous dites ?
pour les yeux de maman ? "
Oh ! que je réponds ceci ! cela ! kif !... c'est pas moi qu'ils iront
croire ! défiance totale !...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.31).
***
Interview
avec Francine BLOCH.
-
Et bien, vous m’avez dit l’autre jour que de vos
deux métiers, en somme, celui de médecin vous
avait donné sans doute plus de satisfactions.
Pourquoi ?
- Ah,
parce que je suis né pour être médecin tandis
que je suis pas né pour être écrivain du tout.
- A quel moment avez-vous commencé votre
médecine ?
- Ah, eh ben j’ai gagné… J’ai
commencé ma médecine en 1918, tout de suite
après la guerre, parce que…
- Dans quelles conditions ?
- Ah, ben… très péniblement, parce
que j’ai passé mon bachot sans aller au lycée,
en gagnant ma vie.
- Ah oui, ça c’est assez rare évidemment.
- C’est assez rare, oui.
- C’est beau.
- De moi-même, oui, parce que
j’avais envie d’être médecin. Bon, alors je
m’apprenais avec des petits manuels, et puis à
ce moment-là, à ce moment-là vous savez, avoir
un métier… je gagnais ma vie, alors avoir un
métier, dame, c’était, c’était dur. Douze
métiers, treize misères, dit le proverbe. Et
j’en ai eu beaucoup, on me foutait à la porte
parce qu’on trouvait que je faisais mal mon
métier. Alors j’ai fait tous les métiers comme
ça, beaucoup de métiers, alors on me parle
d’Amérique et de machins, mais j’ai fait tout
ça, mais je suis bien régulier, alors j’ai
travaillé dur, dur, dur, dur, et puis j’ai
passé, y avait des gens, y avait des gens à la
session là, qui étaient plus vieux que moi, y’en
avait de soixante-dix ans qui passaient leur
bachot, des malins qui voulaient aussi avoir
leur bachot avant de mourir.
Et ben moi, bon, ben moi, je voulais avoir mon
bachot pour aller à la Faculté, au P.C.N. alors
je suis entré à la Faculté de médecine de
Rennes, à l’école de médecine de Rennes à cette
époque-là.
Eh bien je me suis marié avec la fille du
directeur de l’école, Mlle Follet, c’était
Follet, Athanase Follet, et puis dame alors
après ça a suivi son cours quoi. Et puis je suis
entré à la Société des Nations, et puis, à la
Société des Nations, j’ai fait des voyages à
travers le monde.
- Ah bon ! Qu’est-ce que vous étiez à la
Société des Nations ?
- Epidémiologiste, je cherchais des
petites bêtes. J’allais chercher des… anophèles,
mais je suis licencié ès sciences naturelles.
- Ah oui…
- Ah mais, j’apprenais tout, moi.
Alors, j’apprenais les sciences naturelles,
alors j’apprenais l’épidémiologie, alors j’ai
fait de l’épidémiologie et alors c’était pour la
Société des Nations, on m’avait mis là, la
fondation Rockefeller m’avait mis là, eux
m’avaient envoyé partout.
Alors, au Congo… et au Dahomey… et puis au
Nigéria pour la chasse à la fièvre jaune
qu’était pas encore décidée à ce moment-là. Et
puis, j’ai fait ça pendant quatre ans. Et puis
en rentrant ben mais à la Société des Nations on
m’a dit que je pouvais pas rester parce que
j’étais pas riche. Fallait être riche pour être
à la S.D.N. C’est très gentil, mais fallait
beaucoup d’argent. C’était bien payé, mais
c’était pas assez, fallait beaucoup d’argent.
Alors là encore je me suis rendu compte qu’il
fallait tout de même faire un métier plus…
prolétaire. Alors je suis rentré dans la
médecine, la médecine de quartier, à Clichy.
- Et vous n’avez pas cessé
depuis… combien de temps ?
- Depuis 24.
- Depuis 24 ?
- Oui, depuis 24, oui je le sais
parce que je suis retraité maintenant.
- Oui, depuis trente-cinq
ans.
- Oui, trente-cinq ans.
- Et vous exercez encore ici. Ah vous êtes
retraité. Mais ces dernières années vous avez
continué ?
- Ah oui, oui, oui, oui, oui. Je
suis toujours curieux de ces choses-là. Oui,
oui, oui. Toujours curieux. Tandis que, mon
Dieu, la littérature je regarde ça de loin. A
moins qu’on m’apporte un livre avec un style
nouveau, mais je vois rien du tout, jamais moi,
je vois rien du tout, c’est toujours traité en
dessus.
(Cahiers de la NRF, Céline et l’actualité
1933-1961, Gallimard, janvier 2003, p.441).
***
INTERVIEW avec Robert
SADOUL
- C’est la première fois que l’écrivain
Louis-Ferdinand Céline parle à la radio.
Louis-Ferdinand Céline, ou plutôt docteur
Destouches, si vous préférez, j’aimerais savoir
si vous avez commencé à écrire avant de
pratiquer votre métier de médecin.
- Pas du tout. Si l’on peut dire,
parce que j’ai écrit une thèse qui s’appelle
« La vie et l’œuvre de Philippe Ignace
Semmelweis », et qui est en somme un peu
littéraire.
Elle peut être considérée comme un premier
roman, si l’on veut dire. Alors c’est un roman
médical, strictement médical, et scientifique,
pour une partie. Voilà. Alors ça, ça remonte à
24, 1924.
- Oui, et vous avez commencé votre métier de
médecin en quelle année ?
- En 24.
- En même temps ?
- Oui, monsieur, oui, oui. Je suis
entré à la Société des Nations aussitôt après ma
thèse, je suis rentré à la Société des Nations à
la section d’épidémiologie et d’hygiène à Genève
en 1924, exactement, oui, et j’y suis resté
quatre ans.
- Mais est-ce que vous pensiez faire ce double
métier ou aviez-vous déjà choisi votre voie ?
- Pas du tout. Pas du tout, du tout,
du tout. Pas le moindrement. J’avais uniquement
une vocation médicale, et je regrette l’avoir un
peu négligée. Je me serais livré entièrement à
la médecine, je n’aurais pas eu tant d’ennuis,
et alors je me suis livré… je me suis livré à la
littérature et il m’en a coûté très cher.
Je l’avais fait d’ailleurs très simplement, en
27, en quittant la Société des Nations, pour
acheter un appartement. Je le dis très
franchement. Rue du Bois, à Clichy, Seine. Parce
que, à ce moment-là, je n’avais pas le sou, et
il m’était très pénible de payer mon terme,
alors je m’étais dit : en achetant un
appartement, ce sera un souci de moins. Et en
vendant un livre, si j’arrive à écrire un livre,
eh bien, comme ça, j’aurai de l’argent pour
acheter un appartement.
Alors j’ai demandé à… J’ai été voir Denoël, ou plutôt j’ai laissé
chez lui un manuscrit, je me suis mis à écrire,
j’ai écrit un manuscrit, n’importe quoi, c’était
le Voyage au bout de la nuit, et puis je
l’ai laissé chez Denoël, et puis il a été perdu,
c’est une autre femme qui l’avait, enfin il y a
eu une confusion générale, et puis finalement on
m’a retrouvé.
Je m’appelle Céline, parce que c’est le nom de
ma mère, elle s’appelait Céline, je croyais bien
comme ça passer inaperçu, car je me suis aperçu
par la suite qu’il est très difficile de
pratiquer la médecine en même temps qu’on est
écrivain. Vous passez pour un médecin farceur,
pour un médecin de fantaisie, ça rend la vie
très compliquée.
Et alors on a vivement… on n’a pas très vivement, non, au bout d’un
certain temps on a percé cet anonymat bien
honnête, et puis, en effet… on a mis sur la
piste… et je suis devenu ce bonhomme qui
s’appelle Céline, d’un nom de femme, puis il
m’en a coûté cher, et puis j’ai continué à
écrire parce que je travaillais après dans un
dispensaire, municipal, et alors là on est très
mal vu quand on fait de la médecine et puis en
même temps que l’on se fait connaître comme
écrivain, on n’aime pas beaucoup ce type, on
n’aimait pas du tout, cette fonction d’écrivain,
ça paraissait ridicule, ce bonhomme assis sur la
table, devant une table, qui se met à penser des
choses soi-disant sublimes, pour quoi faire ? Il
sait mieux les choses que les autres…
Mais je n’en faisait qu’un but strictement alimentaire, commercial,
et nécessaire, et puis voilà que tout d’un coup
on m’a appris que ça se vendait bien. Bon, j’ai
dit : ben, tant mieux, et puis alors… et puis la
vie s’est mise à devenir extrêmement compliquée,
moi ça m’a toujours été une espèce de
malédiction, cette affaire d’écrire. Bien. Voilà
toute l’histoire.
(Cahiers de la NRF, Céline et l’actualité
1933-1961, Gallimard, janvier 2003, p.487).
***
BONNE-SŒUR
LAÏQUE
François Gibault,
biographe de Céline, relèvera ce qu'il nomme les
" inexactitudes " et les " exagérations " de
Céline par rapport à l'histoire dite " véridique
" du chercheur hongrois ; mais il ne paraît pas
réaliser qu'à travers Semmelweis, Céline se crée
un idéal du moi, un modèle
identificatoire, comme s'il se traçait à
l'avance une destinée.
De ce modèle, il faut retenir l'idéal de bonté, cette espèce de vocation
de " bonne-sœur
laïque " que se reconnaissait l'auteur ; ce
charisme particulier qui l'a fait se dévouer et
soigner toujours et contre tout, quelles que
soient les circonstances. " Médecin, confie-t-il
à Robert Poulet, j'ai découvert qu'il est en mon
pouvoir de faire aux gens un bien incontestable.
Un homme souffre devant nous ; et nous faisons
ce qu'il faut pour qu'il ne souffre plus. Cela
c'est une chose certaine. Alors elle remplit la
pensée ; on n'a plus le loisir d'évoquer
d'autres réalités ".
Céline était trop conscient
des limites du pouvoir médical pour prétendre "
guérir " ; il entendait toutefois soulager la
souffrance humaine. Ses commentateurs, toujours
si curieux de sa vie, ne se sont pas interrogés,
à notre connaissance, sur tout le matériel de
soignant que Louis réclame à son père dès son
voyage en Afrique en 1916. Insistant sur le
curieux comportement de Céline par rapport à
l'argent, ils ne mentionnent jamais qu'en
contrepartie, sa seule " collaboration " s'est
traduite par l'achat de médicaments pour les
Français exilés malades, sur sa propre bourse ;
sans compter les innombrables demandes -
impératives - de bons de lait et de denrées
supplémentaires pour ses malades du dispensaire
de Bezons sous l'occupation.
(Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.24).
***
Toujours la vocation.
Réinstallé
chez ses parents, ayant définitivement écarté
leur projet initial, sans autre diplôme que le
Certificat d'Etudes mais curieux de tout, Louis
va trouver un nouvel ombilic pour alimenter son
travail intérieur : il rencontre Raoul Marquis.
Contrairement à ce que note Gibault, le hasard
n'est pas à l'origine de cette rencontre :
plutôt les affinités. Ingénieur civil, son
personnage évoque un peu celui d'Edouard
Bénédictus, que Louis retrouve par ses intérêts
dans tous les domaines. Marquis dirige la revue
Euréka. Né à Graffigny, il se fait appeler
Marquis Henri de Graffigny ; fantaisiste aux
limites de la mystification, c'est un
autodidacte comme Louis.
La légende voudrait,
qu'occupant auprès de Marquis des fonctions
indéfinies, le jeune Destouches ait eu
l'occasion d'exploiter une lettre de la
Fondation
Rockefeller adressée à son patron, lui apprenant
que l'on recherche des propagandistes qualifiés.
Pendant quelques mois, il va enseigner l'hygiène
et la prévention de la tuberculose, à l'aide
d'un " Guignol prophylactique ", menant la vie
des Gens du Voyage dans la " roulotte d'hygiène
", costumé en soldat américain, reçu
triomphalement autant par les enfants que par
les adultes. Ainsi, continue-t-il à réaliser le
vecteur du grand-père Auguste... Voyage...
invention... ici, " publicitaire ".
Louis acquiert le bagout des bateleurs, fait la conquête de la riche
héritière qu'il souhaitait rencontrer : Edith
Follet, fille d'un Professeur de Médecine de
l'Université de Rennes. Il profite de son
travail à la mission pour passer la 1ère partie
de son Bac (avril 1919), la seconde en juillet.
Ses notes sont très honorables. Puis il épouse
civilement et religieusement Edith Follet, le 19
août 1917.
Chacun y trouve son compte
: Follet a de la sympathie pour ce jeune garçon
entreprenant et intelligent qui possède, en
outre, un oncle Georges, secrétaire
à la Faculté de Médecine de Paris ; influent
auprès du Doyen, il obtiendra la nomination de
Follet au poste convoité de Directeur de l'Ecole
de Médecine de Rennes. Edith est jeune et
amoureuse, (d'après François Gibault, la
première épouse acceptera de s'effacer contre
quelques avantages procurés par la famille
Destouches). Sa personnalité ne paraît pas
devoir déranger Louis. Ce dernier a trouvé un
nouvel ombilic culturel : depuis Londres, il a
un intérêt prononcé pour la médecine ; or, son
beau-père a mis pour condition à ce mariage,
qu'il la fasse... Le jeune couple habite chez
les Follet. Louis trouve sur place une
bibliothèque qu'il dévore et où il s'installe.
[...] La thèse de médecine
sur Semmelweis, présentée en 1923, montre les
extraordinaires progrès réalisés par Céline dans
l'élaboration de sa pensée et dans
l'appropriation de la langue. Le jury l'estime "
doué " pour écrire.
[...] Ferveur pour la médecine... sans parler de ce " Voyage " qui
toujours l'attire vers le large. Quinze jours
après la soutenance, Louis se sert du Professeur
Selkar Gunn (de la mission Rockefeller et qui
faisait partie de son jury) pour rencontrer le
Docteur Ludwig Rajchman, Directeur de la Section
d'Hygiène à la S.D.N. à Genève. Il s'emploie
activement à se faire nommer là-bas. Gunn, qu'il
considère comme un père, le met à la disposition
de cette Eglise par le truchement de la
Rockefeller, le recommande chaleureusement à
Rajchman qui l'accueille effectivement avec
beaucoup de bienveillance et le reçoit chez lui.
Louis qui a planté fille
et femme, reprend le fil, un instant interrompu,
de ses pérégrinations. Il est passionné
d'hygiène, de médecine préventive, persuadé
qu'elle joue un rôle plus efficace que les
thérapeutiques. Son protecteur lui accorde
toutes les missions souhaitées de par le monde.
Louis s'est énormément cultivé durant son séjour
à Rennes. Rajchman va parachever sa maîtrise de
la langue en lui donnant le sens de la litote :
ne pas décrire, mais faire imaginer ; renvoyer à
ce qui n'est pas effectivement là, n'est-ce pas
le sens de toute symbolisation ?
Louis aurait pu rester à la S.D.N. et satisfaire sa vocation d'hygiéniste,
son goût pour l'écriture et sa passion du
Voyage, si sa culpabilité l'avait laissé en
paix. Il s'en explique aux journalistes, mais la
baptise " conscience sociale " : " J'étais à la
Société des Nations (...) j'ai vu vraiment que
le monde était gouverné par le Bœuf,
par Mammon ! (...) Ça
m'est venu tard, moi, la conscience sociale
(...) ".
Comment profiter d'une existence dorée, luxueuse quand il sait que
sa mère travaille, gagne sa vie dans la fatigue
et s'incline devant la richesse dont il voit
bien qu'elle est le fruit d'astuces et pas
forcément de mérites. Effectivement, Marguerite
Destouches n'est pas " pauvre ", mais elle
travaillera jusqu'à sa mort (à 75 ans), comme
démarcheuse pour un laboratoire
pharmaceutique...
Pas plus qu'il ne
supportait le confort opulent de Rennes, Louis
ne va supporter le luxe de la S.D.N.. Nous avons
montré le conflit vécu par Céline au niveau de
la polarité patriarcale et matriarcale de la
civilisation judéo-chrétienne. Il nous paraît
totalement inepte d'évoquer, comme le font les
commentateurs un antisémitisme de Céline dans
l'Eglise. Son sentiment de culpabilité, qui
le rend d'autant plus critique vis-à-vis du
milieu où il évolue, nous paraît amplement
suffisant pour expliquer son refus de ce milieu
; il est surtout incapable de trouver un
compromis au conflit qui le déchire et qu'il
porte sur scène dans sa pièce, peinant sans le
vouloir son protecteur.
Cette incapacité est le fruit de surinvestissement qui lui font, à son
insu, assimiler le monde des pauvres à celui de
sa mère ; le monde de la Loi, de l'argent,
du
pouvoir, à celui du père. Ces surinvestissements
l'empêchent d'inventer une autre solution. Il
rompt. Rajchman ne sera jamais hostile à l'égard
de Louis ; il l'aidera, même après son départ.
Simplement, le contrat à la S.D.N. n'est pas
renouvelé. Louis est mis en congé par Léon
Bernard pour un prétexte réel : son paludisme.
Au cours des deux
dernières années, Louis a rencontré Elizabeth
Craig, jeune fille américaine, danseuse, qui
visitait la Suisse avec ses parents. Louis en
est très épris, mais continue d'entretenir
beaucoup de relations féminines. On peut penser
qu'il a transformé ses défenses : il ne protège
plus sa vulnérabilité par la solitude, mais par
une multiplicité qui, finalement, s'annule.
Le Docteur Destouches se retrouve dans une situation précaire : il
s'installe avec Elizabeth au 36 rue d'Alsace à
Clichy où il soigne le tout venant misérable de
la banlieue. La Société de Médecine de Paris
accepte sa candidature sur les conseils de
Georges Rosenthal (1928). Il y annonce son désir
d'étudier l'organisation du travail des malades
et des ouvriers. Son Cabinet de Clichy lui
rapporte fort peu. Il ne sait pas se faire
régler ses consultations, aidant même ses
malades trop pauvres. Pire, il envisage une
médecine sociale qui lui aliène ses collègues.
Rajchman, appelé à son secours, l'introduit à
Laennec, dans le Service du Professeur Léon
Bernard, où il se forme à la médecine de
dispensaire.
Robert Debré, qui l'enseigne, sera frappé par l'amertume qu'éprouve le
jeune médecin au contact de la misère. Ce stage
débouche, en 1929, sur une vacation au nouveau
dispensaire de Clichy où il pratique, dès son
ouverture, grâce aux appuis du fidèle Rajchman,
de Léon Bernard, de son oncle Georges et du
Docteur Hazemann, Directeur du dispensaire avant
de devenir Directeur de la Médecine d'Hygiène
Populaire.
Louis Destouches investit
beaucoup cette fonction où il laissera la
réputation d'un médecin très proche de ses
malades, très hygiéniste (ses prescriptions
comportent toujours " pas de café - pas de vin
") aimant les pointes verbales et le petit
scandale qu'elles entraînent. Il est apprécié.
Son arrivée au dispensaire provoquait un
véritable changement ; " une vitalité soudaine
animait les locaux de la rue Fanny : le
personnel, les infirmières et les patients
paraissaient irrésistiblement sensibles à une
influence bénéfique ".
Il se fait cependant des ennemis avec ses boutades : le Docteur Waynbaum
l'ayant repris pour l'avoir saluée d'un "
bonjour Madame " (alors qu'elle est demoiselle)
sera traitée de " fossile ", publiquement. " Je
vais où ma bite me mène ", répond-t-il à une
dame distinguée... " Toute cette bidoche, c'est
pour moi " murmure-t-il à un collègue en
montrant la salle d'attente ".
(Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.373).
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