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LA FRANCE D'AUDIARD
: CÉLINE, ARLETTY...
(LE CLAN DES INCORRECTS) |
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CÉLINE,
LE PROSCRIT DE MEUDON
Vénéré par Audiard - qui l'a
rencontré, connaissait
nombre de passages de ses
livres par cœur et même
envisagé de l'adapter à
l'écran -, celui qui fut
l'un de nos plus grands
écrivains demeure objet de
scandale et de polémique.
Tout pour plaire au
dialoguiste !
Par Georges Langlois. |
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4 juillet 1961, Lucette et
Colette |
1er juillet 1961. Dans son
pavillon du 25 ter, route
des Gardes à Meudon,
Louis-Ferdinand Destouches,
alias Céline, achève son
voyage terrestre, dix ans
après son retour d'exil au
Danemark et l'amnistie dont
il a bénéficié.
Il vient juste de mettre le
point final à son dernier
livre, Rigodon,
ultime volet de la Trilogie
allemande.
Un an plus tard se
réalisera ce qu'il aurait
tant voulu voir de son
vivant : la parution du
Voyage au bout de la nuit et
de
Mort à crédit
dans ce panthéon littéraire
qu'est la collection de la
Pléiade. Tardif,
mais ô combien
insuffisant témoignage de
reconnaissance pour ce qu'il
a apporté à la littérature
française... |
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Audiard donne la réplique,
2017 |
Apprenant la nouvelle,
Audiard, bouleversé, ne peut
s'empêcher de pleurer. " Sans
Céline, point d'Audiard ",
comme l'écrit son fils Bruno
Meynis de Paulin, dit Bruno
M., dans son livre
Audiard donne la réplique
(Nouveau Monde Editions,
2017).
C'est même peu de le dire,
tant l'onde de choc de la
découverte, avant guerre, du
Voyage au bout de la nuit
(1932), lu d'une
traite deux fois d'affilée,
et sans cesse relu par la
suite, ne va, jusqu'au bout,
jamais cesser de le hanter.
"
Tout d'un coup, ce langage,
cette masse, ce coup de
poing..., a-t-il raconté.
Les gens de ma génération,
on l'a pris sur la tête, ça
a quand même fait mal. " |
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Pas un jour, depuis, où les
ouvrages du sulfureux
écrivain ne l'aient
accompagné dans tous ses
déplacements, y compris, au
calme dans un coin, sur les
lieux de tournage. Une
quasi-obsession qui le
poussera même, après avoir
personnellement rencontré
l'auteur chez lui en 1951, à
faire plusieurs fois, après
sa mort, le " pélerinage de
Meudon " et à ouvrir à
Paris, en 1971, une
librairie exclusivement
consacrée à celui-ci...
"
C'est moi qui ai redonné
l'émotion au langage écrit "
Avec ce mélange d'orgueil
prophétique et de
bouffonnerie qui font sa
marque, Céline avait
lui-même proclamé dès 1932,
à la remise du manuscrit du
Voyage au bout de la nuit,
la nouveauté révolutionnaire
de son œuvre : " Une
symphonie littéraire
émotive. |
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Voyage au bout de la nuit,
éd. orig. |
(...) Du pain pour un
siècle entier de littérature
(...) et le Goncourt dans un
fauteuil pour l'heureux
éditeur qui saura retenir
cette œuvre sans pareille,
ce moment capital de la
nature humaine. "
En 1955, dans son
désopilant
Entretiens avec le
Professeur Y, où
il livre les secrets de
fabrication de son œuvre, le
même réaffirme l'importance
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Entretiens avec le
Professeur Y,
1955 |
de la révolution dont il a
été le déclencheur : "
L'émotion dans le langage
écrit !...
Le
langage écrit était à sec,
c'est moi qu'ai redonné
l'émotion au langage écrit !
(...) C'est pas qu'un petit
turbin je vous jure ! (...)
C'est infime, mais c'est
quelque chose ! " |
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Le
" Voyage ",
livre de poche le plus volé
dans les librairies ! |
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Entre haines et passion,
2011 |
Depuis la disparition de
l'écrivain, sa stature et
son audience n'ont cessé de
croître, au point qu'il est
aujourd'hui
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l'auteur français auquel ont
été consacrés le plus grand
nombre de travaux, en France
et à l'étranger, tandis que
ses romans figurent parmi
les plus vendus, dans la
Pléiade comme en poche.
Anecdote :
Voyage est même
le livre de poche le plus...
volé dans les librairies !
Pour autant, l'homme
continue à susciter " haines
et passion ",
titre du livre de
l'un de ses biographes,
Philippe Alméras
(Pierre-Guillaume de Roux,
2011).
Pour
preuve, son éviction en 2018
des " commémorations
nationales ", de la part de
la ministre de la Culture
d'alors, Françoise Nyssen.
Suivie, la même année, par
l'incroyable levée de
boucliers des élites
bien-pensantes contre la
réédition de ses pamphlets.
C'est un fait :
l'imprécateur le plus
forcené de la littérature
française ne sera jamais
l'objet d'un consensus
fade. |
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Cela tombe bien : il aurait
détesté ça ! Près de
soixante ans après sa
disparition, ce mort
encombrant, perpétuel sujet
de scandale et
d'empoignades, est en
réalité bien plus vivant que
nombre de momies
contemporaines...
D'outre-tombe, c'est lui
qui nous fait, encore, nous
poser la question : comment
concilier génie littéraire
et morale ? Comment peut-on
à la fois être l'auteur
d'une œuvre puissamment
originale, humainement
bouleversante, et la bouche
d'ombre sacrilège qui
proféra invectives et
élucubrations racistes et
antisémites ?
Longtemps une thèse a
prévalu, celle des " deux
Céline " : le Céline d'avant
Bagatelles pour un massacre
et celui d'après. Comme si
une soudaine conversion
avait, en 1937, métamorphosé
l'écrivain sensible à la
détresse des humbles en un
antisémite enragé et
paranoïaque, dénonçant la "
persécution " infligée aux
goyim par les futurs
persécutés.
Postulant la folie ou
l'irresponsabilité d'un
homme en proie à l'ébriété
verbale (sans même évoquer
l'accusation - gratuite - de
vénalité lancée par Sartre),
cette thèse avait l'avantage
de concilier occultation et
morale sociale. Elle
permettait aussi d'exonérer
les admirateurs du " premier
Céline " - à commencer par
Sartre lui-même, qui avait
inscrit en exergue de La
Nausée (1938) une citation
tirée de L'Eglise (1933) -
du soupçon de complicité ou
d'aveuglement. |
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A l'agité du bocal,
1948 |
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Pratique, mais faux : Céline
n'a pas attendu 1937 pour
verser dans le racisme.
De même que l'on ne saurait
voir dans son " délire " une
sorte d'accès de folie lié à
des raisons contingentes. La
vérité oblige à le dire :
l'imprécateur solitaire
s'était en réalité imprégné
très tôt de la vulgate
antisémite de la Belle
Epoque, des textes de
Toussenel " et autres
socialisants qui dénoncent
la puissance de 'or juif ",
avant qu'Edouard Drumont ne
fasse basculer
l'antisémitisme de la gauche
vers la droite.
" L'interdit, secret
tragique de la bête humaine
"
Nulle originalité donc -
hormis celle du style et de
la mise en scène - dans
Bagatelles et
Les Beaux Draps,
mais l'écho amplifié d'un
antisémitisme largement
partagé, à gauche comme à
droite, que Céline laïcise
dans le fond et la forme. |
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Céline l'infréquentable ?,
2011 |
A rebours du vieil idéalisme
grec où le Beau se confond
avec le Bien, il faut donc
admettre qu'un grand
créateur peut aussi être un
" monstre " et que
littérature et morale
peuvent faire chambre à
part.
Un point de vue que
partagent la majorité des
céliniens interrogés par
Joseph Vebret dans son livre
Céline, l'infréquentable ?
(Jean Picollec, 2011).
Il
est donc absurde de vouloir
séparer le Céline romancier
et le Céline pamphlétaire,
l'auteur de
Bagatelles, |
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D'un Céline l'autre, 2011 |
L'Ecole des cadavres
et
Les Beaux Draps.
Prétendre cataloguer,
étiqueter, et donc
neutraliser Céline participe
d'un vain combat.
A cet égard,
D'un Céline l'autre,
de David Alliot
(Robert Laffont, 2011),
recueil de tous les
témoignages sur l'écrivain,
dont nombre d'inédits, en
fait foi, dévoilant combien
l'homme et son œuvre sont
grevés de contradictions :
un immense bric-à-brac de
visions hétéroclites et
terrifiantes, contenant tout
et le contraire de tout. |
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Pied de nez à la
bien-pensance... |
On n'a pas voulu voir que ce
réfractaire inclassable, ce
poète enragé, rebelle à
toute annexion, était
d'abord un écrivain,
mi-Diogène mi-roi Lear,
visionnaire halluciné qui
bouleversa, à l'égal de
Joyce, la forme et l'idée
même
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de
littérature en exprimant,
dans une voix jamais
entendue jusqu'alors,
ce que Maurice Bardèche a
nommé " l'interdit,
l'innommable, le secret
tragique de la bête humaine
" et ce " avec des mots
proscrits ".
De cela aussi, Audiard
était convaincu, parsemant
nombre de ses films de
discrètes références au
paria de Meudon, telle cette
plaque de rue au nom de
Céline dans
Elle boit pas, elle fume
pas, elle drague pas,
mais... elle cause.
A la fois pied
de nez à la trop stricte
bien-pensance et volonté de
réhabilitation... |
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QUAND
AUDIARD VOULAIT ADAPTER LE "
VOYAGE
"...
En 1960, Audiard fait
acheter les droits de
Voyage au bout de la nuit
par son beau-frère
producteur Jean-Paul
Guilbert. Objectif : adapter
l'œuvre au cinéma.
Sollicité, Jean Gabin donne son accord pour y participer. Mais le projet
traîne. Trois ans plus tard,
il renaît de ses cendres,
avec cette fois Jean-Paul
Belmondo. L'acteur convainc
même Audiard d'engager comme
réalisateur... Jean-Luc
Godard.
Pourtant peu porté sur la
Nouvelle Vague,
le dialoguiste approuve : "
Tu as raison, pour Céline il
faut un gars comme lui ! lui
répond-il. Ah,
quand Bardamu va à New York,
je vois ça d'ici. Il n'y a
que Godard pour faire ça.
"
Après avoir sondé plusieurs
metteurs en scène, dont
Godard lui-même, il se
montre encore plus convaincu
: "
Il est le seul,
dit-il,
à avoir une parfaite
connaissance de
l'écrivain, de son souffle,
de sa pensée. "
Outre Belmondo, le casting
prévoit Georges Géret
(Robinson) et... Shirley
McLaine (Molly, la
prostituée américaine).
Pourtant, là encore, le
projet capote - pour des
questions de financement. Il
sera finalement abandonné.
Avec le recul, Audiard
confiera son soulagement : " Dieu
merci, on ne l'a pas fait.
On se ridiculisait pour la
postérité. (...) La
littérature à ce niveau-là,
on ne peut que saloper.
"
A.F.
LA LIBRAIRIE CÉLINIENNE
D'AUDIARD
Dix ans après la mort de
l'écrivain, en 1971, la
passion d'Audiard pour
Céline le pousse à acheter
avec ses propres deniers une
librairie parisienne
spécialisée dans le
fantastique,
La Mandragore,
pour la transformer en lieu
de vente entièrement
consacré à l'auteur.
Située 30, rue des
Grands-Augustins (VIe
arrondissement), la boutique
proposait notamment nombre
de pièces rares (exemplaires
numérotés, manuscrits,
éditions originales...) lui
ayant été confiées par
Lucette Almanzor, la veuve
de Céline.
" Mais l'aventure tourne
court par manque de clients
et aussi, finalement, par
manque d'intérêt ",
relate Philippe Lombard dans Le
Paris de Michel Audiard.
Lui-même en conviendra après
sa fermeture : "
J'avais acheté ça en croyant
que ça m'amuserait parce
qu'on croit toujours que
c'est drôle de vendre des
livres, mais c'est plus
intéressant de les écrire.
Il aurait fallu que je mette
une blouse grise, que je
tienne boutique, ce qui
n'est pas ma vocation. " A.F. |
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La librairie du 6ième
? |
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Le Paris d'Audiard,
2017 |
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Après avoir rencontré Céline
chez lui, Audiard, après sa
mort, retournera
discrètement à plusieurs
reprises devant la maison de
l'écrivain. Pour s'y
recueillir.
Par Arnaud Folch |
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Après avoir passé le tunnel
du
Point-du-Jour, à
Boulogne, Audiard, dans son
livre
La nuit, le jour et toutes
les autres nuits (Denoël,
1978) se revoit
"
débouchant juste après le
bras mort où pourrissent
d'incroyables barcasses,
dans le boyau carcéral du
Bas-Meudon ".
Là, il " gare
l'auto sur le terre-plein de
mâchefer... La route des
Gardes est juste en face...
abrupte, rocailleuse, quasi
pyrénénne...
C'est tout là-haut que
nichait le traître, l'impuni
monstre dont on chercherait
en vain la trace. Nul
vestige. Rien qu'une bicoque
sans passé, ni avenir,
construite sur l'autre, la
maudite, celle partie en
fumée avec les
manuscrits, les lettres,
toute la paperasse et les
pinces à linge. Une gentille
apocalypse tout à fait
conforme au répertoire ". |
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" Là,
comme figé, Audiard, l'homme
si plein de mots, n'en dit plus
un seul "
S'approchant du portail
d'entrée donnant sur le
petit jardin, "
je ne sonne plus, la vue me
suffit ",
poursuit-il. Il en sera
ainsi à de multiples
reprises : après la mort de
Céline, Audiard viendra,
comme ce jour-là, se
recueillir une dizaine de
fois devant ce qu'il
surnomme le " terrier " de
l'écrivain. S'il y a, un
temps, fréquemment rencontré
sa veuve Lucette, notamment
dans le cadre de la création
de sa " librairie célinienne
", nul ne connaît en
revanche le nombre précis de
ses entretiens avec Céline
lui-même.
Une seule fois, sans doute.
Deux, peut-être. Une
certitude : c'est en 1951,
peu après le retour d'exil
de l'écrivain, qu'à lieu le
premier, et donc probable
unique tête-à-tête. Ici
même, à Meudon. Celui qui
débutait alors tout juste
dans le cinéma rêvait depuis
sa toute première lecture du
Voyage d'être
ainsi reçu par le proscrit.
Il ne sera pas déçu. |
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5ième étage,
palier gauche |
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De cette rencontre - " l'un
des moments les plus forts
de ma vie ",
dira-t-il - Audiard gardera
toujours le souvenir. Et la
nostalgie. D'où ses discrets
" pèlerinages " sur place,
auquel il convia un jour son
fils (non reconnu) Bruno,
qui l'a raconté avec émotion
dans son livre
Audiard donne la réplique
: " Là, comme figé, Audiard,
l'homme si plein de mots,
n'en dit plus un seul,
écrit-il. |
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Son recueillement admiratif
ne fut brisé que par un
murmure à peine audible : "
Un jour, je hurlerai avec
les loups... "
Puis il se mit à me réciter
l'arrivée à New York du
Voyage. Là,
comme ça, naturellement. Et
sans déclamer. Je n'ai
jamais retrouvé cela... "
Après quoi, poursuit-il, "
il me conduisit sans parler
jusqu'à Montmartre, devant
l'immeuble du 4 de la rue
Girardon, à l'angle de la
rue Norvins. Là où Céline
vécut pendant les années de
guerre. Un appartement qui
fut pillé à la Libération.
Des manuscrits détruits, des
écrits perdus à jamais. "
Quel gâchis ",
conclut Michel après un long
regard. "
Un long silence, puis le
départ, " seul, plongé dans
une tristesse palpable et
dans la nostalgie d'un
auteur qu'il vénérait "...
ARLETTY, GAULOISE SANS
FILTRE |
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Au panthéon d'Audiard, la
célèbre actrice des "
Enfants du paradis "
a eu une vie placée sous le
signe de l'insolence et de
la liberté.
Qualités qui lui ont coûté
cher. Mais qui nous la
rendent si chère.
Par
Laurent Dandrieu |
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On aurait sans doute bien
fait rigoler Arletty si,
dans les années 1950 ou
1960, alors que sa carrière
battait aussi sérieusement
de l'aile que celle
d'Audiard décollait, on lui
avait dit que, de toutes ses
contemporaines, elle
resterait l'actrice la plus
célèbre, élevée au rang de
légende : "
Légende,
légende
: est-ce que j'ai une gueule
de légende ?
", aurait-elle pu rétorquer
avec son célèbre accent
parigot, son regard
flamboyant et son sourire
inimitable de gouaille
insolente. |
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L'artiste a certes tenu la
vedette dans
Les Enfants du paradis
(1945), le film
le plus mythique du cinéma
français, et peut
s'enorgueillir d'avoir à son
actif, dans
Hôtel du Nord (1938),
une réplique aussi culte qu'
" Atmosphère,
atmosphère :
est-ce que j'ai une gueule
d'atmosphère ?
". Pour autant ni un film ni
une
réplique ne suffisent à
construire une légende. Or
Arletty en est une...
Au-delà des aléas de sa
carrière, si Arletty a si
profondément marqué les
mémoires, c'est qu'elle
incarne l'esprit français
comme aucune autre femme à
l'ère moderne. Un esprit
frondeur, enivré de bons
mots, à la fois anarchiste
et épris de beauté, amoureux
de l'indépendance jusqu'à
l'absurde et farouchement
fidèle à ce qu'il a aimé,
insolent par goût, au mépris
de toute prudence et de tout
calcul, raisonneur et
passionné : telle est, pour
le meilleur et pour le pire,
l'incarnation qu'Arletty a
donné de l'esprit national.
Pour incarner un peuple,
rien ne vaut sans doute
d'avoir traversé ses strates
sociales : parvenue par la
gloire au sommet de la
société, Arletty, fille d'un
père
ajusteur et d'une mère
blanchisseuse, venait du
peuple. Elle est née Léonie
Bathiat le 15 mai 1898 (le
même jour qu'Audiard, né
vingt-deux ans plus tard) à
Courbevoie, à quelques
centaines de mètres de
Céline, baptisé dans la même
église qu'elle et qui
deviendra par la suite l'un
de ses plus chers amis.
" CELINE, MON AMI " |
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Dans un long entretien à
Valeurs actuelles
(26 juin 1978), Arletty
s'est notamment confiée sur
ses relations avec Céline, "
référence
absolue " d'Audiard, qu'elle
a rencontré pour la première
fois en
1941.
A la question " Vous étiez
sa grande amie, l'avez-vous
revu à son
retour du Danemark ? ",
celle-ci répond : " Je
venais quand il
m'appelait. C'était un grand
solitaire lui aussi. Fallait
pas s'incruster. "
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De l'écrivain, dans
l'intimité, elle explique
être touchée par "
son mutisme, sa rigueur
" : "
C'était un être très
pudique, fait pour se
dévouer. Mais parfaitement
conscient de l'opprobre dont
il était l'objet.
"
Céline,
affirmait Arletty, "
avait assez de génie pour
croire que tout ce qu'on lui
avait fait le suivrait. Que
toutes ces tortures morales
ajouteraient à son
personnage et à son lustre. "
Autre sulfureux ami regretté
par l'actrice, le comédien
Robert Le Vigan, mort en
exil après sa condamnation à
la Libération : "
Je l'adorais, c'était un
personnage irrésistible,
dit-elle. Il
est mort ; il a beaucoup
souffert mais quand je pense
à lui je ne peux que rire.
"
A.F.
A la veille de la Première
Guerre mondiale, elle
baptise son premier amour "
Ciel " en raison
de ses yeux bleus. Drame :
il tombe au front dès 1914,
parmi les
premiers. Deux ans plus
tard, c'est son père qui
meurt, écrasé par un
tramway. Il lui faut
travailler. Elle est
secrétaire, mannequin chez
Poiret et d'autres
couturiers.
Rencontres avec Pierre
Laval, danse avec Stavisky,
déjeuner avec Trotski...
Un jour de 1919, un homme
l'accoste sur les boulevards
: " Paul Guillaume, amateur
d'art ", se présente-t-il.
Le célèbre collectionneur a
remarqué son élégante
silhouette et veut lui
donner quelques
introductions auprès de
directeurs de théâtre.
Passant peu après devant les
Capucines, elle
se souvient avoir conservé
dans son sac une lettre de
recommandation : elle entre,
on lui fait chanter un
refrain, on l'embauche.
Comme nom de scène, elle
propose, pour rire, "
Victoire de la Marne
". Son mentor a un trait de
génie : ce sera Arletty.
Elle multiplie alors les
rôles avec un succès
croissant, notamment dans
des revues signées Rip,
Yvain ou Guitry. Pour avoir
la grâce de la capter sur
pellicule, le cinéma devra
attendre d'être parlant :
Arletty sans sa voix, c'est
comme Paris sans la Seine -
inconcevable. Elle ne débute
donc sur grand écran qu'en
1930, enchaînant les rôles,
le plus souvent alimentaires
: "
Le théâtre : mon luxe. Le
cinéma : mon argent de poche
", dira-t-elle. |
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Quand, en 1938, Marcel
Carné, " le Karajan du
septième art " selon elle,
lui propose d'incarner
Mme Raymonde, la
prostituée au verbe haut d'Hôtel
du Nord, ce
n'est encore une fois qu'un
second rôle. Mais son duo
avec Louis Jouvet et la
réplique atmosphérique
d'Henri Jeanson emportent
tout. Principale vedette du
film, Annabella est
éclipsée. Dès lors, Arletty
accède à la tête d'affiche :
dans
Fric-Frac, elle
donne la réplique à Michel
Simon et à Fernandel, dans
Le Jour se lève (à
nouveau Carné et Prévert,
qui parodie Jeanson, faisant
dire à Arletty : "
Est-ce que j'ai une gueule à
faire l'amour avec des
souvenirs ? "),
elle forme un couple
mythique avec Jean Gabin. |
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Madame Sans-Gêne,1941 |
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Les Visiteurs du
soir, 1942 |
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Les Enfants du
paradis, 1945 |
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" En l'espace de deux ans,
Arletty est devenue
l'actrice la mieux payée du
cinéma français ", écrit
David Alliot dans sa
biographie Arletty, "
Si mon coeur est français "
(Tallandier, 2016).
Durant cette période
d'entre-deux-guerres, l'un
de ses amants l'introduit
dans la haute société : elle
devient une proche de Josée
de Chambrun, la fille de
Pierre Laval, qu'elle
surnomme " Bougnaparte
", danse avec Stavisky,
déjeune avec Trotski,
rencontre la duchesse
Antoinette d'Harcourt, qui
devient son amie plus
qu'intime...
L'Occupation sera son chant
du cygne. Elle tourne peu
mais bien : Madame
Sans-Gêne (1941), Les
Visiteurs du soir (1942) et
surtout ces Enfants
du paradis (1945)
où elle prête sa beauté
mélancolique à l'inoubliable
Garance.
Elle refuse tous les scénarios proposés par la firme allemande
Continental (dont
L'assassin habite au 21),
a le flair de répondre " non "
aux invitations officielles
à se rendre outre-Rhin -
c'est Danielle Darrieux, la
vedette de la
Continental, qui
sera du voyage à Berlin.
Elle commet en revanche
l'erreur de tomber folle
amoureuse d'un officier
allemand, et surtout de ne
pas s'en cacher. Continuant
sur sa lancée d'avant-guerre
sa brillante vie mondaine,
elle se rend avec lui à
l'ambassade d'Allemagne, où
elle rencontre Goering ; à
l'exposition d'Arno Breker,
où elle côtoie le gratin
collaborationniste.
" Un goût inné de Gavroche
séditieuse "
Sentant les regards mauvais
suscités par son attitude,
elle en rajoute. A un
indiscret qui lui demande si
elle est gaulliste, elle
répond : " Non, Gauloise
! " Un goût inné de
gavroche séditieuse pour le
défi et les provocations ",
comme la décrit Patrick
Buisson dans
1940-1945, années érotiques
(Albin Michel, 2008).
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Seule démarche officielle
effectuée auprès des
autorités d'occupation :
avec Guitry, elle parvient à
faire libérer Tristan
Bernard de Drancy. Sans
savoir qu'elle-même va s'y
retrouver deux ans plus
tard... Août 1944 : le nom
d'Arletty figure en effet
sur la liste des condamnés à
mort diffusés par la BBC.
Elle refuse pourtant de fuir
en Allemagne, même de
quitter la capitale. Les
fenêtres de son appartement
sont mitraillées, elle doit
se cacher. Mais la
clandestinité n'est pas pour
cette flamboyante : elle
prend une suite au |
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Rencontré lors d'un concert,
Arletty fut éperdument
amoureuse de l'officier
allemand Hans-Jürgen
Soehring |
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Lancaster
sous son nom de scène. La
police ne tarde pas à l'y
arrêter.
En montant dans le panier à
salade, elle ne peut
s'empêcher de recycler sa
réplique d'Hôtel
du Nord : "
Pour une belle prise, c'est
une belle prise ! " " Tirez,
que je ne voie plus vos
sales gueules. Vous êtes
trop moches ! ",
lance-t-elle ensuite aux FFI
montant la garde devant sa
cellule. A-t-elle prononcé,
lorsqu'on l'accusait d'avoir
aimé un occupant, la fameuse
phrase : " Si
mon coeur est français, mon
cul est international "
? Comme elle l'écrit
elle-même dans ses Mémoires :
"
On ne prête qu'aux
riches... " A un
enquêteur qui lui demande
comment elle se sent, elle
rétorque en tout cas : "
Pas très résistante... " "
Je résiste à la Résistance ",
dira-t-elle aussi.
Après un an d'assignation à
résidence et deux ans de
proccédure, elle s'en sort
avec un " blâme " en 1946.
Mais la voilà désormais "
femme la plus évitée de
Paris ". Les propositions de
travail ne se bousculent
pas. A la sortie des Enfants
du paradis, en
mars 1945, son nom ne figure
même pas sur l'affiche !
Elle jouera cependant dans
une vingtaine de films, de
1947 à 1963, mais rien qui
soit à la hauteur de son
talent. Elle triomphe
heureusement au théâtre en
1949 dans Un
tramway nommé Désir -
obtenant juste qu'on change
la dernière phrase : "
J'ai toujours suivi des
étrangers " en "
J'ai toujours suivi des
inconnus "...
Jusqu'en 1966, elle jouera
Achard, Tennessee Williams à
nouveau, Félicien Marceau,
Colette, Cocteau... |
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1966, la dernière épreuve :
elle perd la vue. Jusqu'à sa
mort, en 1992, elle ne
connaîtra plus que les
séances de lecture et les
promenades avec ses amis
ainsi que la radio écoutée à
toute heure. Dans ses
Mémoires comme
dans ses derniers
entretiens, pourtant, pas la
moindre plainte. Jusqu'au
bout la même
élégance de gaieté et
d'ironie. Pudeur face à la
souffrance et au malheur,
aptitude à les masquer sous
un rire et un trait d'esprit
: en cela aussi, Arletty est
totalement, et
merveilleusement, française. |
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VALEURS ACTUELLES
Hors-Série N° 19
LA
FRANCE d'AUDIARD
Le clan des incorrects
Céline, le proscrit de
Meudon
par Georges Langlois
Pèlerinages secrets...
par Arnaud Folch
Arletty, gauloise sans
filtre
par Laurent Dandrieu |
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