MA VIE PLEINE DE TROUS
... racontée à Daniel Costelle
" Et Céline... j'ai rencontré Céline... Tu sais, y a longtemps, c'est vraiment dans les profondeurs, ça, j'ai un peu travaillé pour Albert Paraz qui était le grand laudateur de Céline, qui criait partout : " Mais vous ne voyez pas que c'est le plus grand ? Sartre c'est de la merde à côté, Hemingway c'est rien du tout ! " Et Paraz pour me faire plaisir, m'envoie chez Céline. Y avait d'énormes chiens qui le défendaient, ils tournaient autour de moi, les bestiaux, c'était impressionnant et Céline arrive : " Ah, je vous attendais pas, j'ai du travail, gna-gna. " |
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A Meudon, avec ses chiens |
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Paraz, Lucette et Céline à Meudon |
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Il me fait assoir sur un banc, me fait parler de Paraz, qui habitait à Vence. Alors, timidement, je lui raconte ce qui me passe par la tête, qu'un jour il y avait des voisins qui avaient brûlé des herbes, ça faisait de la fumée partout. Paraz était arrivé avec un seau de flotte pour éteindre, il avait fait un faux mouvement et envoyé la flotte à la figure de son voisin. Et ça, ça intéresse prodigieusement Céline, il se met à se marrer, il dit : " Merde, alors, un seau de merde... " Je rectifie, non, un seau d'eau... Mais c'est fini : pour Céline, j'avais lancé le seau de merde, mis des seaux de purin à la gueule du voisin. C'était la transfiguration célinienne. Du coup, il s'est intéressé à moi, il m'a posé des questions. Je lui ai dit que j'étais tubard, à ce moment-là j'avais mes deux pneumothorax, et je me suis mis à parler de ça avec Céline.
Moi j'étais très au courant, j'étais vraiment dans le bain, et je me suis aperçu que Céline était en retard d'une vingtaine d'années en ce qui concernait la tuberculose. Il te parlait du Résorcine-Verne, un test qui se faisait plus du tout, il avait des notions qui dataient de 1935, il ne s'était pas recyclé, il disait qu'il avait des tas de livres de médecine, je les ai vus, des grosses encyclopédies qui me paraissaient un peu vieillottes. Je crois qu'il y avait chez Céline le désir peut-être, au fond, d'être un génie médical, qu'il n'a pas été, alors qu'il est devenu un génie littéraire. |
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Au mur, des planches d'anatomie |
Céline a écrit quelque part : " On est toujours le contraire de ce qu'on écrit. On a sous le texte qu'on lit un généreux, on rencontre un avare ; on croit un séducteur, on rencontre un con qui emmerde les bonnes femmes... mais pas toujours... " |
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Céline c'était bien lui, rigolard et geignard et fou. J'en ai connu un autre : je veux dire un autre Céline, un personnage complètement célinien, c'était le peintre Gen Paul. Je l'ai beaucoup aimé, on a été très amis et bon, il est mort maintenant... j'allais le voir souvent dans son atelier de l'avenue Junot... j'aimais ses tableaux... qu'on pourrait situer du côté d'Utrillo, ou de Soutine. Il avait fait aussi les illustrations pour le Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit... Céline parle de Gen Paul dans différents textes. C'est comme chez Céline, il exagérait immédiatement ! Gen Paul avait été amputé d'une jambe à la guerre de 14, et pour Céline, c'était les deux jambes, il le fait cul-de-jatte, il l'appelle Tronc ! Ça mettait Gen Paul hors de lui... |
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Atelier de Gen Paul, rue Junot |
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Gen Paul, c'était Montmartre |
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" Ça fait fuir les gens, cette connerie... je ne vends plus de tableaux à cause de ça... "
C'était tout à fait normal, inévitable, que Céline rencontre Gen Paul : il aurait pas pu rencontrer, s'intéresser à Dufy ou Matisse : Gen Paul, c'était Montmartre, une expression totalement montmartroise. C'était un personnage totalement célinien. D'abord, sa jactance, surtout quand il avait un coup dans la crête, son débit, célinien... Autour de lui l'ambiance était complètement celle que l'on retrouve dans les livres de Céline, il avait un esprit qui était très près de celui de Ferdinand, quelque chose qui venait profondément de la rue, qui passait par le pavé. J'ai eu l'impression qu'il avait beaucoup servi de modèle à Céline, qui s'en était servi comme un peintre qui referait toujours le même tableau avec le même modèle. |
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Gen Paul, Céline et Pierre Labric maire de Montmartre, 1942. |
Gen Paul, en dehors du fait qu'il maniait l'argot d'une façon extraordinaire, il avait un culot, un aplomb incroyable. Il était reçu, comme on dit, dans le " grand monde " et il se permettait des trucs... Je l'ai vu, je l'ai vu... un soir on bouffait chez une dame qui achetait ses tableaux, il y avait un tas de gens importants autour de la table, c'était du genre cravate, et puis un type parle un peu fort et Gen Paul veut me dire un truc. Alors il siffle, très fort, d'un seul coup, entre ses doigts, et il crie : " Ta gueule, gros con, faut que je jacte à Alphonse ! " Tu vois le froid que ça peut jeter... |
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Quand il allait dans une galerie et qu'il y avait un tableau qui lui plaisait pas, il pissait dessus. Il se vantait, d'ailleurs, d'être l'homme qui pissait le plus haut de Paris. Quand il était bourré, dans un restaurant, il ouvrait la porte, et il pissait dehors, ou il sortait dans la rue et il pissait à la hauteur des fenêtres... J'ai su que pendant la guerre, il avait fait un voyage en Allemagne avec Céline, eh oui, et dans un dîner officiel, Céline qui ne buvait pas, et qui était malin, sournois, avait poussé Gen Paul à déconner. Il lui disait : " Allez, Gégène, fais-nous Adolf ! "
L'autre s'était mis du noir sous le nez et avait commencé à faire Hitler devant les Allemands glacés. Gen Paul est aussi l'inspirateur du personnage de Jean Gil dans la Traversée de Paris de Marcel Aymé, un mec qui engueule tout le monde... Ça a donné Gabin dans le film d'Autan-Lara. D'ailleurs la fameuse réplique : " Salauds de pauvres ! " est de lui. Il engueulait vraiment tout le monde, Gen Paul. Quand il donnait du fric à un garçon dans un restaurant, il était généreux, c'était toujours un gros billet, il pouvait pas s'empêcher d'ajouter : " Pauv' minable, pauv' con, t'es un larbin, tu vas lécher mon cul ! " Il engueulait les pauvres comme les riches. |
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La Traversée de Paris, Bourvil et Gabin |
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Il parait qu'avant-guerre, il avait traité Greta Garbo comme ça... Il avait d'étranges rapports avec les femmes... il faut dire qu'elles avaient du mal à habiter avec lui... c'était un décor à la Zola, une piaule de Zola, complètement dégueulasse, il avait de très beaux costards, une veste de tweed, il essuyait ses pinceaux après, et dans tout ça une espèce d'élégance, une chevelure blanche qui a tenu jusqu'au bout, une gueule de vieux marin, un très grand charme...
Il ne m'en a jamais rien dit, mais j'ai su qu'il avait été terriblement blessé à la guerre... non seulement sa jambe coupée très haut, mais le corps criblé d'éclats d'obus. Il souffrait tout le temps... il se foutait un peu de la gueule de Céline, avec sa blessure bidon à la tête, tout ça c'était pas vrai, il disait... De temps en temps, il avait des grands coups de gueule contre Céline, il disait : " C'est un pingre, c'est moi qui suis obligé de payer des huîtres à Mme Céline "... qu'il appelait la Pipe. Pas pour des raisons cochonnes, mais plutôt " tête de pipe ", en abrégé, la pipe... j'ai appris encore des trucs d'argot avec lui, comme avec Céline qui a très bien pigé ce langage de la rue qui produit tout le temps des néologismes. |
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Une gueule de vieux marin |
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La déformation célinienne des mots, c'est une chose que le petit peuple, le jacteur des rues faisait beaucoup. Par exemple, le mot d'argot pour dire le populo, c'est le trèp c'est le troupeau, il avait déformé ça en trèfle, il disait le monde c'est le trèfle... le chat c'est le greffier, il disait grifton, ne pas confondre avec le griveton qui veut dire soldat. Pourquoi ? parce que quand le soldat partait en guerre avec son fusil, les copains disaient : " Alors, tu vas aux grives ", tu vas chasser les grives, d'où griveton... c'est cet esprit d'ironie, c'est ça la gouaille... un autre truc : les macs, les souteneurs, ils avaient besoin d'une feuille de paie, alors ils travaillaient quarante-huit heures, ils prenaient un petit boulot, décharger des trucs, d'où l'expression " aller au charbon ". |
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Le jacteur des rues |
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Il y avait comme ça une grande langue populaire. Avec un maximum d'inventions, spontanées, c'est ça le problème, essayer de fixer ces inventions qui sont très fugitives.
Ce qu'il faut surtout, c'est ne pas être figé, j'ai peur que la langue s'appauvrisse, je dis qu'une langue a l'argot qu'elle mérite. "
(Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle, Plon 1988, Presses Pocket, p. 190). |
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Quelques jours après mon infolettre évoquant la disparition de Madeleine Chapsal et la montrant chez Céline à Meudon en compagnie de Philippe Grumbach en 1957, voici ce nous apprend Marc Laudelout et son BC...
Un espion soviétique chez Céline
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le petit univers médiatique : pendant trente-cinq ans, Philippe Grumbach (1924-2003), directeur de L’Express, a renseigné les services secrets de l’URSS. Nous devons cette révélation à Vassili Mitrokhine, lieutenant-colonel du KGB, qui fut l’archiviste en chef du service secret soviétique durant une décennie (1).
Quel rapport avec Céline ? C’est que ce Grumbach accompagnait Madeleine Chapsal à Meudon lorsqu’elle fit, pour cet hebdomadaire, le fameux entretien à l’occasion de la parution de D’un château l’autre. Roger Nimier, qui était à la manœuvre, suggéra l’idée à cette journaliste dont il était proche. Cela ne se fit pas sans mal comme elle s’en souvient : « Hurlement général ! C’était tout de même un journal de gauche, avec pas mal – allons y gaiement ! – de Juifs. Alors l’idée de donner beaucoup de place à Céline les avait beaucoup remués. Surtout Philippe Grumbach, qui était rédacteur en chef, et avait essayé de faire barrage. » Il tint pourtant à l’accompagner, voulant voir « la tête de l’ennemi des Juifs ».
Cet entretien parut au printemps 1957 alors que Grumbach travaillait depuis dix ans pour les services secrets soviétiques. Une conférence de rédaction animée avalisa finalement la publication mais il fut décidé que le chapeau journalistique de cet entretien marquerait les distances de l’hebdomadaire avec l’écrivain sulfureux. L’entretien, titré « Voyage au bout de la haine », fut suivi d’une introduction relevant que les réponses de Céline « éclairent crûment les mécanismes mentaux de ceux qui, à son image, ont choisi de mépriser l’homme. »
Quelques mois auparavant, l’Armée rouge avait réprimé dans le sang l’insurrection de Budapest, ce qui ne dissuada pas Grumbach de maintenir un contact fréquent (et rémunéré) avec ses interlocuteurs soviétiques. Après cette invasion, le communiste militant qu’était Roger Vailland prit, lui, ses distances avec le PCF. Tout en collaborant à La Tribune des Nations, hebdomadaire dirigé par André Ulmann, agent d’influence soviétique. Il y défendait les positions diplomatiques de l’URSS dans cette revue qui avait un certain écho car envoyée aux ministères et aux principaux décideurs, ainsi qu’à de nombreuses ambassades. Durant une vingtaine d’années, il reçut plus de trois millions de francs et, en prime, une décoration soviétique. C’est dans cette publication que Vailland signa, un mois avant le procès devant la Cour de justice, son article fielleux, « Nous n’épargnerions plus L.-F. Céline ». Lorsque Grumbach fut harponné par le KGB, il était proche du PCF alors totalement inféodé à Moscou. Incompatibilité majeure avec Céline qui notait dès 1936 que « les Soviets donnent dans le vice, dans les artifices saladiers (…) : ils essayent de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. ». Et de conclure : « C’est ça l’infection du système. »
(1) Étienne Girard, « Le directeur de L’Express était un agent du KGB », L’Express, 15 février 2024. Voir aussi le livre de Vincent Jauvert, À la solde de Moscou (Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est), Le Seuil, 2024.
(Editorial du Bulletin célinien, mars 2024). |
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THÉÂTRE
jusqu’à fin avril
• les DIMANCHES à 18h30
• les MERCREDIS à 21h Places de 12 € à 31 €
Mort à Crédit est le grand roman d’apprentissage du XXe siècle, à la fois tendre, burlesque et sans concession sur les hommes et le monde.
C’est aussi, à sa manière, une « recherche du temps perdu » qui parle à notre sensibilité en ravivant l’écho de nos souvenirs d’enfance.
Fort du succès de son spectacle Céline, Derniers Entretiens, à l’affiche pendant trois années à Paris, Stanislas de la Tousche – toujours en duo avec Géraud Bénech pour la mise en scène – revient à Louis-Ferdinand Céline et nous propose cette fois une traversée onirique des premiers chapitres de Mort à Crédit, entre tendresse et humour corrosif.
Durée du spectacle : 1h10 |
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Revue d'Actualité CélinienneDu Lérot éditeur, Les Usines Réunies, 16140 Tusson. - Prix 40,00 Euros. |
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4ième de couverture : le 15 juin 1925, Louis Destouches souhaite " faire venir cette petite voiture le plus rapidement possible " à Genève. |
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