ANALYSES
« Peut-on ne pas aimer Céline ? »
La
chose est des plus étranges. A force de se poser
l’éternelle question du statut, voire de la légitimité –
comment peut-on ? - de Louis-Ferdinand Céline dans le
paysage littéraire (et autre) français, on a fini par
rendre Céline obligatoirement aimable, génial,
« incontournable » comme on dit chez les cuistres. Ce
qui est aussi déplorable, au fond, que de le figer en
« écrivain maudit ».
On peut oser sans problème ne pas aimer Proust, Gide,
voire l’intouchable Camus. Personne ne vous conteste ce
droit. Vous pouvez même les détester, il s’agit de goûts
littéraires. Mais Céline, on ne peut pas. On ne peut
plus. A la déclaration simple : « je n’aime pas Céline »
est systématiquement accolée une suite tacite mais Ô
combien assourdissante, « parce qu’il est antisémite ».
Je n’aime pas Céline parce-qu’il-est-antisémite : c’est
ce qu’on appelle en linguistique (Antoine Culioli) un
« énoncé indissociable ». Avec Roland Barthes on
parlerait d’holophrase. La première proposition
(pourtant principale) « je n’aime pas Céline », comme
elle est a priori considérée par votre interlocuteur
comme subordonnée à la seconde (même non dite) « parce
qu’il est antisémite », en devient du coup impossible.
« Je n’aime pas Céline » est impossible (à dire, à
écrire, à penser) puisque c’est une phrase tronquée, la
seule phrase possible étant « je n’aime pas Céline parce
qu’il est antisémite ».
Cette situation énonciative est extraordinaire et ne
fonctionne – que je sache – que pour Céline parmi les
écrivains à aura sulfureuse. On peut dire « je n’aime
pas Aragon ». Cela se comprend, on n’entend pas
forcément, en sens tacite ou subliminal, « parce qu’il
est stalinien ». Plus troublant, on peut dire « je
n’aime pas Drieu et Brasillach ». On vous suppose a
priori un rejet littéraire, lié éventuellement au style
rigide de l’un, ampoulé de l’autre (ou quelqu’autre
raison) mais pas « parce qu’ils sont antisémites ». Dans
ce cas, la phrase fait sens, elle est possible. On peut
donc ne pas aimer Drieu ou Brasillach. Mais pas Céline.
On devine bien que le glissement n’est en rien
linguistique. Louis-Ferdinand Céline est le syntagme
d’une passion française jamais expurgée : l’Occupation,
la Collaboration. Il en fallait un. C’est lui. On peut
aisément deviner pourquoi. D’abord c’est, assurément, le
plus grand – et de loin – des écrivains « collabos ». Et
puis les
deux (grands) autres sont morts en 1945. Lui a continué
à vivre, à écrire, à parler, à susciter encore et encore
mille polémiques.
A force de ressasser « le débat » de la légitimité de
ses écrits – comme symptôme du mal forclos depuis 45 –
on a fini par faire de Céline l’écrivain obligé, génial,
in-critiquable. A force de se demander s’il faut le
lire, voire le publier, il est partout (sans jeu de mots
douteux), à foison. Même ses pamphlets prétendument
« interdits » sont accessibles par un clic de souris.
Il y a peu (disons une vingtaine d’années), la situation
était exactement inverse. Il fallait un certain courage
pour dire « j’aime Céline » (« Ah bon ! Et pourtant,
avec toutes ces horreurs qu’il a écrites !... »). Il
fallait se préparer un argumentaire littéraire solide et
même dans ce cas … Aujourd’hui, c’est pour dire « je
n’aime pas Céline » qu’il faut un vrai courage ! (« Ah !
Vous en êtes encore là !!... Pffff ! »). Et là, plus
besoin d’argumentaire bien préparé : quoi que vous
disiez – vos arguments fussent-ils les plus brillants du
monde – ne perdez pas votre temps ! Si vous n’aimez pas
Céline c’est forcément parce qu’il est …
Inutile de vous dire que l’entreprise d’énoncer « je
n’aime pas Céline » devient carrément indécente si – par
le hasard des naissances et des filiations – vous vous
appelez Barack (Avi qui plus est) … Ça fait souci : une
partie de la population française, et au-delà, est
exclue sans espoir de retour (Kherem et Chamata) du
droit de dire une phrase, éventuellement
(peut-être ?...) d’exprimer une opinion littéraire
(littéraire mon œil … vous savez bien que c’est parce
que …). Peut-on un instant imaginer un « Barack » … qui
n’aime pas Céline parce qu’il déteste les logorrhées
diariques, les successions incessantes de points
d’exclamation, les imprécations en enfilades
interminables, les pantalonnades épistolaires
pitoyables, la « jactance pantinoise » systématique, le
cynisme érigé en univers etc. ? Que non ! On sait bien,
au fond du fond, pourquoi « en réalité », il n’aime pas
Céline ! Et ses raisons ne peuvent pas être
littéraires !
C’est là, sûrement, le nœud de l’affaire. Rien, de tout
ce qui se dit sur Céline, ne peut être vraiment
littéraire. Je veux dire exclusivement littéraire, pas
entaché de considérations autres, d’arrière-pensées plus
ou moins décelables.
Tenez. Si je vous dis, là, maintenant, je n’aime pas
Céline. Ben voyons ! On s’en doutait ! Comment peut-il
aimer Céline puisque Céline est …
Si je vous dis là, maintenant, j’aime Céline. Ben
voyons ! Pour qui il nous prend ? S’il aimait Céline,
déjà, il n’écrirait pas cet article. Et puis comment
peut-il aimer Céline puisque Céline est …
Alors je ne vous dis rien d’autre que ce que j’ai dit.
Tout énoncé sur Céline est frappé d’une interdiction
énonciative. Je me tais.
Enfin presque.
(Avi BARACK, La cause littéraire, 8 mai 2012,
dans Le Petit Célinien, mercredi 9 mai 2012).
Professeur
de philosophie à Rome (Italie),Travaille
à un essai sur les grandes possessions démoniaques
(Loudun, Morzine)
Psychanalyste en formation didactique
LE
PARADOXE JUIF DE CELINE
Quand on considère les faits
biographiques de la vie de Céline en dehors de toute
mythologie, on est frappé par les caractéristiques
légendaires, " juives " de son destin. Tout d'abord
Céline est né dans une famille de commerçants laborieux,
frénétiquement anxieux d'arriver au succès, ce à quoi
elle parviendra d'ailleurs dans une certaine mesure.
Dans la famille Destouches les femmes ont un rôle
dominant tout comme dans la société juive. Sa grand-mère
Céline Lesjean et sa mère Marguerite Céline Guillou
seront beaucoup plus sa filiation que la branche
paternelle, comme l'indique le nom de plume qu'il
empruntera à leur prénom. Ainsi la race celte, à la
quelle il cherche à se rattacher, ne lui vient que par
la branche maternelle, les Destouches étant, eux,
d'origine flamande et normande.
Donc, Céline se place
dans une lignée matriarcale tout-à-fait dans la
tradition hébraïque. C'est un déraciné qui n'a pas
d'attache géographique réelle, pas de terroir. Son
univers est celui du monde artificiel d'une grande
métropole. Il est fils du cosmopolitisme social et
culturel, il vécut à Paris, il aurait pu vivre à New
York ou à
Buenos Aires. Son Jérusalem s'appellera
Saint-Malo, son mur des lamentations, Le Grand Bé, mais
il ne connaîtra jamais d'une manière charnelle la
Bretagne, celle-ci restera toujours et avant tout une
idée, telle la Palestine pour la plupart des juifs de sa
génération.
Son père, figure peu virile et personnage de second plan dans la famille,
est un sous-chef dans une importante compagnie
d'assurances, sa mère possède et gère un commerce de
luxe de dentelles anciennes et de lingerie fine, elle
s'avère être une commerçante douée. Leurs affaires
prospèrent. Bientôt, la famille aura un compte de dépôt
de titres dans une banque et fera des opérations de
bourse souvent fructueuses. Les Destouches possèderont,
en plus de leur commerce passage Choiseul et de leur
appartement, une petite villa à Ablons, au bord de la
Seine et deux petites maisons de rapport à Dieppe, ainsi
qu'un voilier et des chevaux.
Les Destouches étaient des
déclassés comme l'est une grande partie des populations
des métropoles internationales mais ils étaient loin
d'être des prolétaires. Leur cheminement social ne se
fit pas sans angoisse existentielle. Les préoccupations
matérielles, si elles furent causes d'inquiétude et
d'insomnie, ne relevaient pas de l'obsession du
gagne-pain comme chez les pauvres. Les parents
ambitionnaient pour leur fils unique une carrière dans
le grand commerce international, comme l'aurait fait une
famille d'épicier juif à Berlin pour leur progéniture.
Combien d'écrivains ou artistes juifs n'ont-ils pas été
destinés au négoce, contre leur désir, par des parents
prévoyants.
Son éducation sera loin d'être celle d'un français de souche. On lui fera
connaître le cosmopolitisme dès la communale. Son
parcours scolaire ressemble plus à celui d'un jeune
Ashkénaze qui après avoir quitté sa famille de
Biélorussie irait passer une année chez un oncle en
Allemagne, étudier l'allemand, et une autre année à
Londres chez sa tante étudier l'anglais avant d'aller
finir son périple en apprentissage à Amsterdam chez un
lointain cousin diamantaire. Le jeune Destouches ne sera
jamais intégré à son entourage. Ses parents n'auront de
cesse de lui indiquer sa " différence ". Même à Paris
on le fera changer d'école presque chaque année, passant
d'une école publique à une école privée, puis retournant
dans une école publique, sans véritable motif, mais avec
pour effet de lui interdire de s'attacher à un quartier
et d'approfondir des amitiés avec des enfants de son âge
et l'obligeant ainsi à sentir " autre ".
De même ses séjours dans
les familles allemandes à Diepholz et à Karlsruhe et
ceux dans les collèges anglais de Rochester et de
Broadstairs montreront combien les Destouches étaient
jaloux de leur rang social, et firent tout leur possible
pour minimiser la promiscuité sociale et essayèrent de
maintenir leur fils autant qu'ils le purent à distance
d'un milieu scolaire qu'ils dénigraient.
Dans cette famille, on cultivait, en plus de la valeur de l'argent et du
sens des affaires, les belles lettres et les arts, en un
mot la culture bourgeoise. Louis Destouches suivra des
cours de piano et de violon. Le père Destouches
surveillera étroitement le style écrit de son fils, sa
correspondance de jeunesse montre un classicisme étroit,
voire pédant. On donna à cet enfant le goût des mots et
la discipline de l'écrit. Le verbe chez les Destouches
avait une importance religieuse.
A travers ce culte on lui inculquera l'appétit des connaissances, le
respect et l'admiration pour les choses de
l'intelligence. Son véritable univers sera celui de
l'esprit. Ceci dans un contexte réaliste, sur un fond de
pragmatisme aigu, une contradiction qui n'aura de cesse
de hanter le médecin écrivain.
Les parents Destouches, du haut
de leur tour d'ivoire pragmatique, ne croyaient pas que
leur fils puisse arriver à la richesse et au succès par
les filières de l'éducation nationale. Ici, point de
préparation aux concours, on ne brigue pas les
promotions des grandes écoles comme dans les vieilles
familles françaises, mais on compte sur des expériences
et des amitiés professionnelles. On ne croit pas à la
hiérarchie du fonctionnariat mais aux solides amitiés
commerciales. Il est intéressant de noter au passage que
François Gibault dans la première partie de sa
biographie de Céline, Le Temps des espérances,
indique que pendant son passage chez Lacloche,
un grand
bijoutier de réputation internationale, fournisseur
attitré de trois maisons royales et modèle des Gorloge
de Voyage au bout de la nuit, la famille
Destouches tenta au maximum de rapprocher leur fils des
propriétaires en essayant d'établir des liens d'amitié
avec leur fils. Tant et si bien que Louis fut affecté à
des postes de haute
confiance tel que la promenade de
leurs chiens Barzoï, ou la surveillance des clients
derrière les boiseries du magasin.
Ainsi son apprentissage terminé, Louis Destouches fut encouragé par ses
parents à devancer l'appel comme venait de le faire le
fils de M. Lacloche, contemporain de Louis, car il leur
semblait important que les deux garçons partent en même
temps à l'armée pour pouvoir ensuite débuter ensemble
dans les affaires tout en rappelant
que le fils Lacloche allait être le futur patron de
Louis.
Un bien mauvais calcul, car
l'esprit bourgeois français est plutôt imperméable à
cette solidarité de race et de religion qui est
considérée faire la force et l'humanité du monde juif,
bien au contraire, le français (selon Céline) n'affecte
pour son " frère de race " que mépris et jalousie
préférant souvent lui faire un croc en jambe plutôt que
de lui tendre la main. Le jeune Destouches comprendra
vite ainsi combien fausses et illusoires étaient les
ambitions de ses parents. Pour ce faux juif sans tribu
la bourgeoisie nationale apparaîtra comme un monde
ignoble. Cette expérience du monde du travail le mettra
au contact du prolétariat dont il se sentira en fait
solidaire et le langage duquel il fera sien pour son
œuvre artistique. Quant aux vrais juifs quand il les
remarque, ce n'est pas sans admiration ni affection
qu'il les reconnaît comme un peuple courageux et vif
circulant au travers de la fabrique sociale sans fausses
manières, prenant des risques, se jetant à corps perdu
dans l'action, secouant l'édifice du conformisme social.
Le juif, qui lui apparaît comme un véritable aventurier social et
intellectuel, ne pouvait être que son modèle et son
maître ; et il le sera effectivement, entre autres, en
la personne de Rachjman, avant que ces sentiments ne
tournent à l'aigre.
Mes maîtres ?... Rachjman ensuite, qui dirige à la Société des Nations
la lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils
et m'a fait voyager. (Cahiers Céline 1, p. 31).
Le nationalisme et l'uniforme
qui faisaient vibrer Maurras seront cause de dégoût chez
Céline. La fraternité sous le feu qui toucha tant Drieu
La Rochelle ne sera qu'une absurdité infâme pour Céline
qui ne voyait dans l'esprit patriotique qu'un énorme
attrape-nigaud au service des puissants. L'armée creuset
républicain du mélange social et racial des peuples de
France n'accomplira pas cette fonction avec le maréchal
des logis Destouches. Celui-ci, dès sa démobilisation,
va rejoindre la pègre londonienne avant de partir pour
les marches de la civilisation faire du négoce dans la
jungle africaine.
Un voyage repris dans l'épisode à bord de " l'Amiral Bragueton " dans
Voyage au bout de la nuit dans lequel Bardamu est
pris à parti par les fonctionnaires français.
Dans le Voyage, l'impressionnante description de l'ambiance
meurtrièrement hostile entourant Bardamu à bord de l'Amiral
Bragueton est un morceau de littérature pour une
anthologie juive sur le thème du pogrome. La raison même
que se donne la cargaison de fonctionnaires pour
justifier son désir de tuer est des plus significatives
en l'occurrence. Bardamu a payé son passage, alors
qu'eux ils bénéficient de la gratuité ici avec la grâce.
Celui qui n'y a pas droit est donc un disgracié,
un
paria. Ce que ses ennemis reprochent à Bardamu, c'est
d'acquérir par ses propres moyens, en payant, le droit
que les autres ont naturellement, et comme de naissance.
Nous avons là en résumé la pièce maîtresse de tout
dossier antijuif moderne. (Cahier de l'Herne, p.
183-184).
Le voyage et l'émigration
marqueront la vie de Céline. Voyage, non pas de loisir,
mais de nécessité ainsi qu'une émigration ; non pas par
choix mais forcée ; tout ceci étant à mettre en
parallèle au destin courant de nombreux juifs.
Céline sera un vagabond social. Il passera de la petite bourgeoisie au
monde ouvrier, du monde ouvrier à la marginalité
criminelle ; de la marginalité criminelle à l'aventure
coloniale ; de l'aventure coloniale à la bourgeoisie ;
de la bourgeoisie à la bohème ; de la bohème à la gloire
internationale ; de la gloire à la déchéance. Toutes les
étapes de ce parcours picaresque le classent pleinement
aux côtés des aventuriers du ghetto, d'un Stavisky ou
d'un Joanovici, de tous ces juifs qui vont défier la
mauvaise fortune et " réussir ", (au moins
momentanément) par leurs agissements illicites, vus du
commissariat, et qui nourrissent ainsi l'antisémitisme.
Du fond de son antisémitisme il gardera pour eux une certaine estime et
une forte admiration.
Tous ceux qui ont été ses proches disent que Céline enviait leur
intelligence, leur sens de la tradition, leur esprit de
famille et le fait qu'ils soient parvenus, par
endogamie, à préserver la pureté de leur sang et leur
identité. Il admirait aussi leur solidarité. (François
Gibault, Céline, Le Temps des espérances (1894-1932),
Paris, Mercure de France, 1985, p. 226).
Sous l'occupation Céline
ne reniera pas ses amitiés juives comme le prouve cette
étrange réassurance écrite à Emmanuel Berl.
Tu ne seras pas pendu. Tu seras Führer à Jérusalem. Je t'en donne ma
parole. (Emmanuel Berl, Interrogatoire, Paris,
Gallimard, 1976, p. 126-128).
Contre les bourgeois il
se glorifie d'être un super juif.
Je ne me suis pas fait faute
moi-même de foncer à tour de bras dans la bourgeoisie.
Je fais cela bien mieux qu'un Juif, beaucoup mieux, en
pleine connaissance de cause. (Cahiers Céline 5, p. 40).
Comme le souligne
Frédéric Vitoux dans Céline, celui-ci portait la
marque de l'alliance du peuple élu avec Yaveh, il était
circoncis. Stigmate à la fois physiologique et
psychologique, la circoncision au niveau anthropologique
marque son sujet du sceau indélébile d'appartenance à la
tribu. Céline, lui-même n'a de cesse dans ses écrits d'interchanger
juif et prépuce. Cette identification paradoxale ne
survivra pourtant pas à la trahison d'Elizabeth, mais
cela c'est une autre histoire.
Jean MONNIER
(Bulletin célinien, n° 426, février 2020).
CONTEXTE HISTORIQUE
et DIFFICULTES d'ANALYSE.
La distinction entre
philosémites et antisémites n'était d'ailleurs pas du
tout aussi simple à cette époque qu'elle nous le semble
maintenant, si l'on sait, par exemple, qu'Emmanuel Berl
écrivit ensuite les deux premiers discours du Maréchal
Pétain, des 23 et 25 juin 1940. De plus, Berl, apparenté
à Proust et à Bergson, était aussi le cousin de Lisette
de Brinon, née Rachel Franck, l'épouse juive, mais
convertie, de Fernand de Brinon, grand homme de la
Collaboration, fusillé en 1947.
Certes, il n'était pas responsable de ce cousinage encombrant. Par
contre, il sera bien responsable, en janvier 1939,
d'accuser Robert Bollack, patron d'un quotidien dédié à
l'actualité économique, L'Agence économique et
financière, de soudoyer les journalistes français
pour qu'ils poussent à la guerre contre l'Allemagne, et
ce républicain sera alors soutenu par le monarchiste
Charles Maurras qui, en avril 1939, affirmera que les
Juifs américains avaient remis trois millions de dollars
à Robert Bollack pour financer cette campagne
belliciste. Céline fera également sienne cette thèse
dans L'Ecole des cadavres dès le début du passage
consacré à l'Amérique :
Ah ! Comme
ces personnes pensent à nous, à New-York ! Quelle
sollicitude angoissée ! Ce que notre avenir les inquiète
! Quelle frénésie de nous voir, le plus vite possible,
très bientôt, toute la franscaille ! barder en lignes !
Gaillardement à la pipe ! Sonnez olifants ! Frémissez
drapeaux ! Rafalez tambours ! La route des Morts est
splendide ! Pour nous, toutes les viandes !
espoirs-des-croisades-démocratiques ! nous avons tous
les vœux d'encouragement ardents des quarante et huit
Etats ! [...] Cette fois on en reste rêveur [...] devant
[...] la propagande américano-youtre belliciste. (1)
Il n'en est que plus remarquable
de voir cette opinion défendue aussi, au nom du
pacifisme, par l'intellectuel juif qui insista pour
publier L'Hommage à Zola. Ensuite Emmanuel Berl
prit évidemment ses distances et se retira de
l'engagement politique ; son ami André Malraux, lui, ne
rejoignit la Résistance que tardivement, fin mars 1944,
malgré des appels qui lui avaient été faits pour la
rejoindre, notamment par ses deux demi-frères, tous deux
morts ensuite en déportation. Il accueillit pourtant,
vingt ans plus tard, la dépouille de Jean Moulin au
Panthéon, alors que, dès juin 1940, un jeune
monarchiste, Daniel Cordier, disciple convaincu de
Charles Maurras, rejoignit Londres et devint, à partir
de 1942, le secrétaire du même Jean Moulin.
De plus, Cordier, antisémite à cette époque, raconte dans ses Mémoires
(2) combien
il fut étonné de trouver à Londres d'autres jeunes
gaullistes qui croyaient encore à l'innocence du
capitaine Dreyfus ! Pour ce jeune Résistant venu de
l'extrême-droite, il était toujours évident, en 1940,
que Dreyfus était coupable !
Donc, pour nous résumer, un
homme de gauche, Malraux, antifasciste affirmé et ami
des Juifs, reste passif pendant la plus grande partie de
la guerre, tandis qu'un homme de droite, Cordier,
antisémite, s'engage dans la France libre dès 1940 et
devient deux ans plus tard le secrétaire du chef de la
Résistance : ayons à l'esprit ce contexte complexe quand
nous parlons de l'entre-deux guerres et, plutôt que
d'opposer simplement philosémites et antisémites, il
vaudrait mieux distinguer les pacifistes, dont certains
Juifs, comme Emmanuel Berl, et ceux qui étaient résolus
à la guerre, ayant compris qu'aucune négociation réelle
n'était possible avec Hitler, la plus grande partie de
la population française ne pensant, elle, qu'à éviter la
guerre sans trop se soucier de ce qu'il pourrait advenir
des Juifs dans cette affaire.
N'est-ce pas la philosophe
Simone Weil, Juive elle-même, qui, en 1938 écrivait à un
correspondant :
Sans doute
la supériorité des forces allemandes amènerait-elle la
France à adopter certaines exclusives contre les
communistes, contre les Juifs : cela est à mes yeux
[nous soulignons] et probablement aux yeux de la plupart
des Français à peu près indifférent en soi ? (3)
Si l'on précise, en plus, que ce
correspondant était Gaston Bergery, un ancien radical,
donc de centre-gauche, qui avait écrit - je cite - que "
le racisme et l'antisémitisme étaient contraires à
l'idée de nation " (4),
mais qui allait se rallier à la Collaboration et devenir
ambassadeur en Turquie du gouvernement de Vichy, après
avoir aidé Emmanuel Berl à rédiger le discours du 25
juin du Maréchal Pétain, on comprend qu'il vaut mieux se
garder de tout jugement simpliste quand on examine le
contexte politique d'avant-guerre.
Ce qui est indéniable par contre, c'est que l'idée de la possibilité d'un
nouveau conflit était bien présente dans les esprits.
J'en veux pour preuve cet extrait d'un petit journal de
province, Le Bonhomme du Nord et du Pas-de-Calais,
proche de ses lecteurs et reflétant bien l'opinion
publique, dans l'éditorial duquel on pouvait lire en
janvier 1932
L'année
1931 nous a apporté la dépression économique [...] et la
crise de la Société des Nations [...] Que nous apportera
l'année 1932 ? Si l'on en juge par ses premières
annonces il n'apparaît pas que ses dons doivent être
très supérieurs à ceux de sa devancière. Tout au plus
peut-on souhaiter que la situation ne s'aggrave pas et
que l'humanité ne commette pas quelque folie plus
homicide que celle de 1914. (5).
La "
crise de la Société des Nations " en 1931, c'était
d'avoir été incapable d'empêcher l'invasion de la
Mandchourie par le Japon, et Céline, par ses emplois
précédents au sein de cette institution, dont il avait
entrepris de faire la satire dans L'Eglise (CCI,
68), ressentait, sans doute encore bien plus que
l'éditorialiste du Bonhomme du Nord et du
Pas-de-Calais, la vanité des efforts de la SDN pour
assurer une paix solide en Europe.
Ce contexte nous permet de mieux comprendre comment cette évocation du
risque de guerre vint s'insérer dans une allocution sur
Zola avec laquelle elle n'avait a priori aucun rapport,
car, entre autres fractures, c'est de l'époque de Zola
que Céline date celle qui allait précipiter l'humanité
dans la folie meurtrière de la Première guerre mondiale.
(1)
L'Ecole des cadavres, Ed. 8, 2012, p. 362-363.
(2) Daniel Cordier, alias Caracalla : mémoires 1940-1943, Gallimard, 2009.
(3) Cité par Ralph Schor, in L'antisémitisme dans l'entre-deux guerres,
Ed. Complexe, Bruxelles 1992 (réédition 2005).
(4) Cité par Simon Epstein, in Un paradoxe français. Antiracistes dans la
Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin
Michel, 2008, p. 62.
(5) Le Bonhomme du Nord et du Pas-de-Calais, 1932, Archives
départementales du Nord, Lille.
(Pierre-Marie Miroux, Céline
: hommage à Zola, du politique à la politique, Les
circonstances et la confusion des positions politiques,
contribution Actes du XXIIe colloque International
Louis-Ferdinand Céline, Société des études céliniennes,
2018).
DE NICOLE DEBRIE.
Puis-je, fort amicalement
corriger une erreur de Numa dans le dernier Bulletin ?
Ce dernier écrit : " Cette satire mordante (...)
pourrait surprendre lorsqu'on sait qu'en 1938, Sartre
fit figurer une phrase de Mea culpa dans La
Nausée. "
Quand on parle de Céline, il ne faut jamais rester dans le vague. En
réalité, il s'agit d'une phrase de L'Eglise.
" C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un
individu " (L'Eglise, p. 161).
Je suis ainsi obligée de
constater que trop de céliniens n'ont pas lu mon livre.
Je commente, page 213, dans le chapitre " Céline et la
Loi ", l'intérêt de cette phrase développée d'ailleurs,
page 163 : " Il parlait le langage de l'individu, moi,
je ne parle que le langage collectif " (L'Eglise, p.
163).
On peut se trouver agacé par l'incompréhension des critiques que Céline
adresse aux juifs par nombre de céliniens qui veulent
trouver dans Céline leur propre racisme. Engagé dans un
processus très secret d'individuation, Céline critique
tout ce qui ressemble à une homogénéisation et
oppose l'individu au collectif représenté pour lui par
les juifs et surtout par le communisme.
Il ne changera jamais sur ce
chapitre : sa lettre à Cocteau est tout à fait claire :
" Le fanatisme juif est total et nous condamne à une
mort d'espèce atroce, personnellement et
poétiquement totale " (Cahier 7, p. 231).
Céline ne dit pas autre chose qu'André Gide dans son journal parlant de
Blum : " C'est le cerveau le plus anti -poétique que je
connaisse " (24 janvier 1914, Journal 1899-1939,
Pléiade, p. 397).
Alors, de grâce, ne transformez
pas les réactions d'un poète à la recherche de son
identité et de sa poésie propre, de sa création
originale, avec celle des antisémites racistes et
stupides, ce que Ferdinand ne fut jamais.
L'éducation chrétienne, très sérieuse de Céline n'est certainement pas
sans intervenir dans sa conception de l'individuation.
Je rappelle que l'incarnation et la relation de
l'individu à Dieu - relation personnelle - est ce qui
distingue la religion juive de la religion chrétienne.
(Nicole Debrie, BC n° 112, janvier 1992, p.7).
DE PIERRE GRIPARI.
Et l'antisémitisme ?
Essayons, pour une fois, de regarder les choses en face. Céline est
antisémite. Peut-être pas tout à fait autant que Moïse,
mais il l'est, c'est incontestable. S'il parle peu des
juifs dans ses romans, il leur consacre en grande partie
ses trois livres-pamphlets dont le premier au moins,
Bagatelles pour un massacre, est un authentique
chef-d'œuvre.
Qu'y a-t-il dans Bagatelles ?
Il y a d'abord d'admirables tableaux de l'Union prétendue soviétique. Il y
a d'excellents chapitres de critique littéraire, des
pages sur la danse, des livrets de ballets. Il y a une
dénonciation, plus que jamais d'actualité, de
l'avilissement culturel de la France, par la
démocratisation forcenée, par la commercialisation
cynique des arts, des lettres, du spectacle.
Il y a même une prophétie du règne des " idoles ", dans le sens que l'on
donne aujourd'hui à ce mot : vedettes-bidon, cabotins
faussement populaires, soutenus par une publicité
omniprésente et matraqueuse.
La partie anti-juive, violente,
brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un
appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce
qu'on appelle aujourd'hui la littérature
anticolonialiste. C'est que les motifs de Céline n'ont
rien à voir avec l'antisémitisme chrétien traditionnel.
Peut lui chaut de savoir si les Juifs ont eu tort ou
raison de condamner le Christ comme faux-Messie,
blasphémateur ou hérétique. Ses motifs, ou plutôt son
motif unique, c'est un refus horrifié de la croisade
antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on
est en train de nous préparer sous couleur de Front
Populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de
progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films
français des années trente.
Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le
seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres,
indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et
tout à y perdre.
Il faut, naturellement, se
souvenir qu'Hitler a sa part de responsabilité dans le
suicide de l'Europe... Cela dit, l'analyse de Céline est
parfaitement juste, et ses prédictions les plus
sinistres se sont pleinement vérifiées. C'est bien
l'Europe entière, France, Angleterre et Russie
comprises, qui est la vraie, la seule vaincue de cette
prétendue victoire des démocraties.
On peut même se demander si les juifs européens, en dépit de leur basse
propagande, sont tellement satisfaits du résultat
final...
(Pierre Gripari, Léon Bloy, un célinien chrétien, BC n° 101, février
1991, p. 12).
LE FOND DU VOYAGE...
" Le fond
de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon éditeur,
ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà
! C'est l'amour dont nous avons parlé encore dans cet
enfer, comme si l'on pouvait composer des quatrains dans
un abattoir.
L'amour impossible aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec
l'argent, cet autre bien indispensable. [...] Il n'est
seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite
l'assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir
et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son
genre. Mais il ne sait pas comment.
A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n'est pas
elle, mais l'univers entier qui le dégoûte. Il le dit
comme il peut et il en meurt. Personne n'a compris. "
(Réponse à Merry Bromberger dans L'Intransigeant, 8 décembre 1932,
Année Céline 2017, p.162).
A SIMONE SAINTU
20 Août [1916.]
Ma chère Simone -
Vous ne seriez pas femme
si, dans chacune de mes lettres, vous ne cherchiez, en
vain, un passage ayant attrait
1 aux négresses - Et, très
particulièrement, quel genre de commerce s'est établi
entre elles et moi -
- Vous me savez trop " affranchi " pour dissimuler le
moindre atome de vérité à ce sujet, aussi préparez-vous
à une grande surprise, je ne suis pas (marié)
2 et ne me marierai jamais,
surtout en Afrique -
Pourquoi ? -
Il serait puéril d'incriminer une répulsion pour les lignes, certaines
sont parfaites -
L'odeur, on s'y fait.
Elles sont d'ailleurs en moyenne fort propres.
Et pour ce qu'on en veut faire, la teinte psychique du moi de la
jeune personne importe peu -
Il n'y a pour moi qu'une raison qui me retienne, et la voici - Les femmes
nègres sont en général les esclaves de leurs maris, ce
sont elles qui travaillent aux champs, font à manger
pour tous, élèvent naturellement les enfants - les
hommes se contentent d'être des hommes, et cela suffit à
tous - La morale n'est qu'un mot et les mâles jouissent
ici d'une considération qui leur serait refusée en
France dans les meilleurs milieux, à moins qu'après la
guerre... -
Or donc, quand par hasard un Blanc prend une femme parmi ces natives,
elle se trouve tout à coup transportée au pinacle de la
félicité -
Plus de travail, plus de coups - à manger en abondance, puis, comme elle
est femme malgré tout, quelques pagnes plus ou moins
vivement coloriés la portent aux Paradis -
Sous l'influence de l'oisiveté et d'une aisance relative, son petit
cerveau, embourbé jusque-là par une vie misérable et
besogneuse dont elle s'accommodait fort bien, se met en
action et bientôt au contact de l'ambiance s'élève à un
degré qui, si minime soit-il, l'amène à constater avec
mépris son état primitif, et la rend peu à peu
complètement inapte - au métier de serve qui, quelques
mois avant, lui paraissait fort acceptable -
Un jour, le Blanc s'en va, elle retourne au village, contrainte souvent
par force de remettre au mari tout ce qu'elle avait pu
amasser, elle se retrouve plus misérable qu'avant,
puisqu'elle sait maintenant ce qu'elle est. -
Elle se traînera probablement comme un boulet sa vie entière, à moins
qu'elle ne se suicide, ce qui arrive souvent, non à
cause de la perte du Blanc dont elle se soucie fort peu,
mais à cause de la perte de confort dont elle se soucie
beaucoup plus -
Si elle subsiste, elle est, dans sa sphère et jusqu'à sa mort, une "
incomprise " -
J'ai trop le culte de mon indépendance pour ne pas l'entacher par de
mauvaises actions de ce genre, elles ne sont portées
dans aucun code, quoiqu'elles fassent souvent plus de
torts que les délits qui y sont enregistrés. Je connais
des hommes respectés et qui s'enorgueillissent de
pompeuses appellations, que de si mignardes
considérations n'arrêtent pas.
Pour moi, j'en ignore parfois des autres, mais respecte toujours
celles-là - et me soucie fort peu de l'estime publique -
je sais entre autres qu'il faut peu de chose pour faire souffrir un être
quelconque surtout par la perte des illusions - et
n'oublie jamais le proverbe arabe " Lorsque Allah veut
perdre une fourmi, il lui donne des ailes d'un lever au
coucher du Soleil 3
"
Votre bien sincère
L d T
1 Amusant télescopage pour "
ayant trait aux attraits ".
2 Typographie de l'édition de référence, où la cause de
la parenthèse et du caractère italique n'est pas
précisée. Ce pourrait être un emploi reçu parmi les
colons français pour " en concubinage ".
3 Il s'agit en effet d'un proverbe algérien.
(Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard
2009, p. 176).
POURQUOI CELINE SIGNE CELINE.
Depuis peu, çà et
là on lit que Louis Destouches aurait pris le pseudonyme
de Céline pour rendre hommage à sa grand-mère
maternelle, Céline Guillou, née Lesjean, parce
que, dans Mort à crédit
publié en 1936, Caroline, le personnage de la
grand-mère, apprend à lire au jeune Ferdinand et que
celui-ci éprouve pour elle un respect assez rare. Or,
que ce soit en 1934 auprès de la journaliste Lucie
Porquerol ou en 1960 auprès du professeur Henri Mondor,
Céline a toujours affirmé qu'il avait pris pour
pseudonyme " le prénom de sa mère " pour préserver
l'anonymat de sa pratique médicale.
L'écrivain
affirmera aussi qu'il avait voulu réunir ses parents et
lui-même sur la couverture du Voyage au bout de la
nuit. Comment ? Sur ses papiers militaires et sur
l'acte de naissance de son fils, M. Destouches père,
bien qu'il se fît appeler Fernand par sa femme, portait
comme prénoms Ferdinand et Auguste. Ferdinand fut donc
donné comme second prénom à son fils. La mère de Louis,
elle, s'appelait Marguerite, Louise, Céline Guillou.
Comment réunir son père et sa mère dans son œuvre ? En signant
Louis-Ferdinand Guillou ? Louis-Ferdinand Marguerite ?
Chez les écrivains, le nom de Guillou était déjà pris
par Louis Guilloux, auteur de La maison du peuple
(1927), et le prénom Marguerite par Victor Marguerite,
auteur de La Garçonne (1922). Restait donc à
prendre pour pseudonyme le troisième prénom de sa mère,
Céline, un prénom populaire qui allait devenir un sacré
nom de guerre. Les premières dédicaces sur les
exemplaires de luxe du Voyage seront signées "
Louis Céline ". Bien peu, pourtant, auront le privilège
d'appeler l'écrivain par son véritable prénom, Louis, un
" prénom de cocher ", comme l'écrira Céline à sa fille,
mais un prénom qu'il aurait bien aimé transmettre à un
petit-fils. Pourtant aucun de ses descendants, jusqu'à
présent, ne s'appelle Louis, Ferdinand ou Céline.
Ressac de l'œuvre
ultime ? Dans Rigodon, où les ruines de Hambourg
évoquent celles de Pompéi, Céline découvre un bas-relief
qui nous renvoie au trio de Mort à crédit : "
Un homme, une femme et un enfant... l'enfant au
milieu... ils se tiennent encore par la main... et un
petit chien à côté. "
(Eric Mazet, Lire, Hors-Série n°7, 26 juin 2008)
PAMPHLETS DE LA COLERE ET DE
LA PEUR.
Bien décidé à tirer au
clair, dans la mesure du possible, le phénomène Céline,
j'ai posé à mon hôte une question qui ne lui plaît
guère. Mais il s'y est visiblement préparé. Aussi me
sert-il la réponse ordinaire, celle qui fut faite à
l'Express, à la télévision, à Match, à tous
les enquêteurs et intervieweurs qui ne sont pas fâchés
de mettre l'énergumène national en difficulté, mais qui,
pourvus par lui d'une explication sommaire (d'ailleurs
exacte, au fond), n'insistent pas, rompent les chiens
avec astuce et politesse, peu soucieux d'ébranler une
légende et de perdre un grief.
Donc, voici. Les pamphlets
anti-juifs, Céline les a conçus en réalité comme des
pamphlets contre la guerre. Son grand dessein, en ce
temps-là, c'était de crier aux Français qu'on les
conduisait de nouveau au casse-pipe, qu'ils ne devaient
pas se laisser faire. Pour conjurer le danger, il
fallait avant tout prendre à partie vigoureusement les
personnages et les groupes qui, mus par des sentiments
passionnés ou par l'espoir de vider une querelle
particulière, poussaient à la bagarre. Parmi ces
boutefeux, il y avait beaucoup de Juifs. L'auteur du Voyage n'avait rien contre Israël. Il avait eu de bons
rapports, à divers moments de sa vie, avec pas mal
d'Israélites. Dans ses deux grands romans, pas un seul
croquemitaine au nez crochu. Tout est venu vers 1933, en
fonction de la guerre menaçante. Si les Chinois, ou les
anabaptistes, avaient poussé au conflit, Céline aurait
foncé sur eux, sans hésiter, avec la même furie, le même
mépris des prudences et des nuances.
Bien sûr, une fois lancé, il
passa toute mesure. Les mots l'entraînèrent. Qui dira la
puissance aveugle des mots, lesquels, à peine déchaînés,
cessent d'obéir à celui qui les mène ? C'est une foule
révolutionnaire, qui se met à piller et à brûler tout ce
qu'elle rencontre. Le pamphlétaire, à ce point de son
discours, ressemble au sieur de La Fayette sur son grand
cheval pie : " Je suis leur chef, donc je les suis, pour
empêcher un malheur. " Perdu, avec ses intentions
honnêtes, dans la forêt des piques, qui sont sorties de
terre à la voix du démagogue. Il est dangereux d'exciter
les peuples et les mots ; cela finit par des sottises.
L'auteur des Beaux draps
n'avait rien du polémiste ponctuel et sourcilleux ; il
ne faut pas lui demander de se lancer dans des théories
explicites ni dans des discussions en règle. Ses
diatribes de l'époque critique étaient le fruit de la
colère et de la peur. Il évoque aujourd'hui avec un
haussement d'épaules les exagérations monumentales dans
lesquelles il est tombé, en cent endroits de
Bagatelles et de l'Ecole. Quand on délire
!... Mais le fond du discours, l'idée originelle,
l'inspiration première de ces furieuses attaques contre
les bellicistes, et contre les Juifs en tant que
bellicistes occasionnels, étaient justes. L'Occident ne
devait pas faire la guerre, et il lui était possible de
ne pas la faire. Ceux qui ont souhaité, voulu, provoqué
l'hécatombe, et même ceux qui s'y sont laissé induire,
ont eu tort.
Je suis convaincu que ces explications - qui mesurent et surplombent tout
l'écart entre le Céline réel et le Céline légendaire -
sont parfaitement sincères. Pourtant je crains qu'en
prenant la forme d'un dispositif de défense elles ne se
soient durcies, simplifiées, ramenées à un schéma, comme
un dessin d'enfant. Puis le parti pris d'humilité
bouffonne, de docilité gouailleuse, dans lequel le
prisonnier de Copenhague s'est enfermé délibérément, à
la suite de ses mésaventures, ne lui permet plus de
distinguer lui-même ce qui est ironie, dans ses propres
attitudes, et ce qui ne l'est pas. Pousser plus loin mon
enquête, ce serait maintenant indiscret, et d'ailleurs
inutile. D'autant que toute cette partie de la
sensibilité célinienne semble s'être endormie à demi,
comme le moignon d'un mutilé. Taquinons d'autres
fibres...
(Robert Poulet, Mon ami Bardamu, Entretiens familiers avec L.F.C.,
Plon, 1971, p.103).
AUX EDITIONS DE LA N.R.F.
[Peu avant le 14 avril 1932]
Monsieur,
Je vous remets mon manuscrit du
Voyage au bout de la nuit (5 ans de boulot).
Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt
possible si vous êtes désireux de l'éditer et dans
quelles conditions.µ
Vous me demandez de vous donner un résumé de ce livre. C'est un bizarre
effort en vérité auquel vous me soumettez et jamais je
n'y avais encore songé. C'est le moment me direz-vous.
Je ne sais trop pourquoi mais je m'y sens tout à fait
inhabile. (Un peu l'impression des plongeurs au cinéma
qu'on voit rejaillir de l'eau jusqu'à l'estacade
1...) Je
vais m'y essayer toutefois, mais sans manières. Je ne
crois pas que mon résumé vous donnera grand goût pour
l'ouvrage.
_________
En fait ce " Voyage au bout de la nuit " est un récit romancé,
dans une forme assez singulière et dont je ne vois pas
beaucoup d'exemples dans la littérature en général. Je
ne l'ai pas voulu ainsi. C'est ainsi. Il s'agit d'une
manière de symphonie littéraire, émotive, plutôt que
d'un véritable roman. L'écueil du genre c'est l'ennui.
Je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux. Au point
de vue émotif ce récit est assez voisin de ce qu'on
obtient ou devrait obtenir avec de la musique. Cela se
tient sans cesse aux confins des émotions et des mots,
des représentations précises 2,
sauf aux moments d'accents, eux impitoyablement précis.
D'où quantité de diversions qui entrent peu à peu dans le thème et le
font chanter finalement comme en composition musicale.
Tout cela demeure fort prétentieux et mieux que ridicule
si le travail est raté. A vous d'en juger. Pour moi
c'est réussi. C'est ainsi que je sens les gens et les
choses. Tant pis pour eux.
_________
L'intrigue est à la fois complexe et simplette. Elle appartient aussi au
genre Opéra. (Ce n'est pas une référence !) C'est de la
grande fresque, du populisme lyrique, du communisme avec
une âme, coquin donc, vivant.
_________
Le récit commence Place
Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans
plus tard à la fête de Clichy. 700 pages
3 de voyages
à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour,
l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de
là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, de délire, du
dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour
s'instruire et pour s'amuser.
Les faits.
Robinson mon ami, vaguement ouvrier, part à la guerre, (je pense la
guerre à sa place) il se défile des batailles on ne sait
trop comment... Il passe en Afrique Tropicale... puis en
Amérique... descriptions... descriptions...
sensations... Partout, toujours il n'est pas à son aise
(romantisme, mal du XXIe siècle...) Il revient en
France, vaseux... Il en a marre de voyager, d'être
exploité partout et de crever d'inhibitions et de faim.
C'est un prolétaire moderne. Il va se décider à
estourbir une vieille dame pour une fois pour toutes
posséder un petit capital, c'est-à-dire un début de
liberté. Il la rate la vieille dame une première fois.
Il se blesse. Il s'aveugle temporairement. Comme la
famille de la vieille dame était de mèche, on les envoie
ensemble dans le midi pour éteindre l'affaire. C'est
même la vieille qui le soigne à présent. Ils font dans
le midi ensemble un drôle de commerce. Ils montrent des
momies dans une cave (Ça
rapporte). Robinson recommence à voir clair. Il se
fiance aussi avec une jeune fille de Toulouse. Il va
tomber dans la vie régulière. Pour que la vie soye tout
à fait régulière il faut encore un petit capital. Alors
cette fois encore l'idée lui revient de buter la vieille
dame. Et cette fois il ne la rate pas. Elle est bien
morte. Ils vont donc hériter lui et sa future femme.
C'est le bonheur bourgeois qui s'annonce. Mais quelque
chose le retient de s'installer dans le bonheur
bourgeois, dans l'amour et la sécurité matérielle.
QUELQUE CHOSE ! Ah ! Ah ! C'est tout le roman ce
quelque chose ! Attention ! Il fuit sa fiancée et le
bonheur. Elle le relance. Elle lui fait des scènes,
scènes sur scènes. Des scènes de jalousie. Elle est la
femme de toujours devant un homme nouveau... Elle le
tue...
Tout cela est parfaitement amené. Je ne voudrais pour rien au monde
que ce sujet me soye soufflé. C'est du pain pour un
siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt
1932 dans un fauteuil pour l'Heureux éditeur qui saura
retenir cette œuvre sans
pareille, ce moment capital de la nature humaine...
Avec mes meilleurs sentiments
Louis Destouches
(Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard 2009, p. 306).
LA CHANSON DES GARDES SUISSES.
Céline était-il pour ou contre le mercenariat ? On
peut interpréter le choix de la " Chanson des Gardes
Suisses", mise en exergue du Voyage au bout de la nuit,
de deux manières différentes : contre, comme l'a fait
par exemple Jean Castiglia, ou pour, comme je le
prétends. Peut-être, en tant que Suisse, suis-je
entraîné par ma fierté nationale à défendre la tradition
du service à l'étranger, qui a permis à tant de mes
compatriotes de survivre, alors qu'ils seraient morts de
faim dans un pays surpeuplé et sans ressources
naturelles et qui n'est devenu riche, grâce à ses
banques et à son industrie, qu'au début du XXe siècle.
La
" Chanson des Gardes Suisses ", c'est le " Chant de la
Bérézina ", une vieille chanson populaire de langue
allemande chantée par le contingent suisse de la Grande
Armée en 1812, lors de la retraite de Russie.
Au passage de cette rivière gelée, les Suisses avaient été placés en
arrière-garde pour protéger le gros de l'armée. Au cours
de cette mission, dont ils se chargèrent comme toujours
de façon héroïque, leurs pertes furent considérables.
Ils furent encourager à résister aux Cosaques par un de leurs
lieutenants, Thomas Legler, de Diesbach dans le canton
de Glarus, qui entonna une vieille chanson de son pays,
dont la première strophe comprend ces paroles devenues
célèbres grâce à Céline :
Notre vie est un
voyage
Dans l'hiver et dans la
nuit,
Nous cherchons notre
passage
Sous un ciel où rien ne
luit.
Les soldats suisses engagés dans la Grande Armée avaient
été recrutés de force par Napoléon Bonaparte. La Suisse,
rebaptisée " République helvétique " n'était alors qu'un
Etat satellite de la France, depuis que les Cantons
suisses avaient été occupés par les troupes
révolutionnaires de 1798.
Louis-Ferdinand Céline a vraisemblablement pris connaissance du " Chant
de la Bérézina " alors qu'il travaillait à Genève pour
la Société des Nations. Il eût été en effet difficile,
dans le Genève des années trente, de ne pas entrer en
contact avec cette chanson, très populaire à l'époque.
La traduction française de ce " Chant de la Bérézina " était due à
l'écrivain Gonzague de Reynold, qui devint plus tard
rapporteur d'une commission internationale de la SDN et
n'était certainement pas un inconnu pour Céline. Elle
avait été réalisée tout d'abord en 1917 pour un recueil
de chansons de troupe, puis reprise dans une revue
musicale à but patriotique, La gloire qui chante,
écrite par ce même Gonzague de Reynold en collaboration
avec Paul de Vallière, auteur d'une Histoire des Suisses
au service étranger, intitulée Honneur et Fidélité.
La gloire qui chante fut représentée dans la plupart
des villes suisses jusqu'en 1920 par des soldats des
troupes suisses de langue française. Le livret de ce
poème dramatique, publié en 1919, fut rapidement épuisé
et ne fut réédité qu'en 1940. Il n'est pas certain que
Céline, dont les premiers séjours à Genève datent de
1924, ait assisté à une éventuelle représentation de
La gloire qui chante ou ait pu avoir son texte entre
les mains. En tout cas, questionné à ce sujet, trente
ans après, par un historien suisse, Max Wetterwald,
Céline lui écrivit qu'il ne se souvenait pas dans
quelles circonstances il avait découvert le " Chant de
la Bérézina ".
Le texte de la première strophe de cette chanson, en
exergue au Voyage au bout de la nuit, a été
légèrement modifié par Céline, qui l'intitule par
ailleurs " Chanson des Gardes Suisses " au lieu
de " Chant de la Bérézina " et lui donne la date
de 1793 au lieu de 1812. Il met une majuscule à "
Nuit " et écrit, en place de " Sous un ciel où
rien ne luit " : " Dans le ciel où rien ne luit
".
Si Céline a pu assister à une représentation de La gloire qui chante
ou en consulter le livret, ces modifications sont
difficilement explicables, à moins qu'elles ne soient
délibérées. Jean Castiglia, dans sa contribution au
Congrès de Toulouse en 1990, les explique par la haine
de Céline pour le mercenariat, qu'il voyait s'installer
dans le monde à l'instigation de la Société des Nations,
considérée par lui comme une " église de la religion
internationale dans laquelle conspirent juifs et
francs-maçons pour l'avènement d'un service étranger à
l'échelle planétaire ".
Céline
aurait donc, selon Jean Castiglia, volontairement
remplacé la date de 1812 par celle de 1793, cette année
fatidique qui annonçait le désastre de notre
civilisation. Les soldats suisses auraient par ailleurs
préfiguré un vaste mercenariat universel, qu'il voyait
s'organiser sous l'égide de la SDN.
C'est pour cela qu'il aurait rebaptisé le " Chant de la Bérézina " en "
Chanson des Gardes Suisses, 1793 ", et l'aurait rendu
encore plus nostalgique par la substitution de " Dans le
Ciel où rien ne luit " à " Sous un ciel où rien ne luit
", nous signifiant par là que tout espoir était
désormais vain, non seulement sur terre, mais également
" dans le Ciel ".
Outre que Céline savait bien qu'il n'y avait plus, en 1793, de troupes
suisses au service de la France, leurs compagnies ayant
été dissoutes un an plus tôt, après la prise des
Tuileries, cette interprétation ne me convainc pas. En
effet, dans le Voyage au bout de la nuit, Céline
fait dire exactement le contraire à Princhard au
dispensaire d'Issy-les-Moulineaux : " Danton n'était
pas éloquent pour des prunes. Par quelques coups de
gueule si bien sentis, qu'on les entend encore, il vous
l'a mobilisé en un tour de main le bon peuple ! Et ce
fut le premier départ des premiers bataillons
d'émancipés frénétiques ! Des premiers couillons voteurs
et drapeautiques qu'emmena le Dumouriez se faire trouer
dans les Flandres ! Pour lui-même Dumouriez, venu trop
tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit,
préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut
notre dernier mercenaire... Le soldat gratuit ça c'était
du nouveau... "
Il est donc évident que Céline, par l'entremise de Princhard,
regrette le temps du mercenariat et critique
l'introduction du service militaire obligatoire
généralisé, qui allait surtout permettre de faire la
guerre à meilleur compte. Il préfère les mercenaires aux
héros malgré eux que sont les soldats des démocraties
modernes.
Princhard continue ainsi : " Devant ces cohortes loqueteuses et
passionnées qui venaient se faire étripailler
spontanément par le roi de Prusse pour la défense de
l'inédite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment
qu'il avait encore bien des choses à apprendre. " De ce
jour, clama-t-il, magnifiquement, selon les habitudes de
son génie, commence une époque nouvelle ! " Tu parles !
Par la suite, comme le système était excellent, on se
mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de
moins en moins cher, à cause du perfectionnement du
système. "
Pour Céline, comme il l'écrit dans le Voyage au bout de la
nuit, il n'y a rien de pire que les guerres entre "
la Patrie N° 1 et la Patrie N°2 ", Dans ses
pamphlets, il va même jusqu'à prôner une alliance
franco-allemande et se réfère précisément à la Suisse,
qui avait su depuis si longtemps réunir dans une même
nation des Etats germaniques et latins.
Je crois donc qu'en
mettant la première strophe du " Chant de la Bérézina "
en exergue au Voyage au bout de la nuit, Céline, loin de
vouloir critiquer le mercenariat des Gardes Suisses,
leur a rendu un bel hommage posthume. Il a choisi ces
vers exprimant leur détresse - alors qu'ils allaient
bientôt être remplacés par de la chair à canon fanatisée
et bon marché - pour nous faire part de son propre
désespoir face au monde moderne. D'où la modification du
titre de la chanson, et peut-être aussi celle du dernier
vers, plus ou moins consciente s'il citait de mémoire.
Quant à la date, Céline ne s'en souvenait peut-être plus, mais de toute
façon 1812 n'aurait pas convenu, puisque les Suisses, au
passage de la Bérézina, n'étaient plus des engagés
volontaires, mais faisaient partie des quatre régiments
réquisitionnés par Napoléon et recrutés de force en
République helvétique, un Etat vassal de la France.
En revanche, la date de 1793, avec sa connotation terrifiante, devenait
tout à fait vraisemblable, car même s'il n'y avait plus
de Gardes Suisses au service de la France cette
année-là, il en restait au service d'autres nations. Ces
mercenaires allaient d'ailleurs aussi disparaître peu à
peu, à l'exception des quelques Gardes Pontificaux qui
portent encore fièrement, au Vatican, le costume que
leur a dessiné Raphaël.
(Claude HAENGGLI, BC n°295, mars 2008).
LA SOCIETE DES NATIONS.
Par les circonstances de
la vie, je me suis trouvé pendant quatre ans titulaire
d'un petit emploi à la S.D.N. [...] Je briguais rien,
soyez tranquilles. Je suis pas jaloux. C'est pas mon
genre de réussir... C'était seulement une aventure...
(Bagatelles pour un massacre, p.65).
C'est entre 1925
et 1928, que se situe le séjour de Céline à la Société
des nations. En 1924, il avait été reçu docteur en
médecine, après la soutenance d'un thèse qui l'avait
fait lauréat de la faculté de médecine de Paris. Place
des Lices, à Rennes, il s'installa médecin de quartier,
promis à un avenir confortable avec l'assurance de
succéder à son beau-père, directeur de l'Ecole de
médecine de la ville. Il n'y resta qu'environ trois
mois, repris par son vice, " cette envie de s'enfuir de
partout, à la recherche de je ne sais quoi ".
Grâce aux recommandations de la fondation Rockefeller, pour laquelle il
avait fait en 1917 des tournées de conférences en
Bretagne, il entra au service de la SDN. Son travail le
conduisit à Genève, à Liverpool, et il effectua un
certain nombre de missions en Afrique, aux Etats-Unis,
au Canada et à Cuba. Il quitte la SDN en 1928.
Céline a consigné ses observations sur l'organisation genevoise dans sa
pièce de théâtre L'Eglise et dans Bagatelles
pour un massacre. L'acte troisième de L'Eglise
a pour cadre un bureau de la SDN ; le jeune médecin
Bardamu, retour d'Afrique, rend compte de sa mission à
son chef, Yudenzweck, directeur du service des
compromis, dans un chassé-croisé de délégués et
secrétaires affairés. Les intentions et les attaques de
l'écrivain ne vont pas au-delà de la satire et du
persiflage et restent assez inoffensives.
Quatre chapitres de Bagatelles pour un massacre traitent de la SDN
; le patron a prit le nom de Yubelblat. De même que pour
le colonialisme, il n'y a pas de prise de position nette
contre un système, néanmoins ces sarcasmes sur les
fonctionnaires et les institutions internationales ne
manquent pas de pertinence, d'où leur intérêt.
Les attaques céliniennes prennent pour cible les personnalités gravitant
autour de l'Organisation. Aux " néo-Diafoirus du Progrès
moderne ", penseurs et savants rencontrés au cours de
ses missions, Céline décoche des traits cruels et, avec
son sens de l'excès, affirme :
Les pires " m'as-tu-lu "
du monde, les plus susceptibles cabotins, les plus
trascibles vedettes c'est dans les " Congrès " qu'on les
trouve, dans les bagarres de vanité, pour les "
Avancements des Sciences ". (Bagatelles pour un
massacre, p.67).
Le personnage le
mieux observé par le jeune médecin inquisiteur est son
propre " patron ", ce Yubelblat de Bagatelles,
type même du zélé fonctionnaire international, pour
lequel Céline éprouve du reste une certaine admiration.
Yubelblat ne tient pas en place, pour un " télégramme ",
pour un " soupir ", il traverse la planète, flatte,
promet, encourage, présente des bilans, des
statistiques, organise des congrès pour la paix, le
progrès, " l'Avancement des Sciences et des hommes ".
C'est un excellent administrateur qui cherche, sans y
parvenir jamais tout à fait, à rendre parfaitement "
technique, diplomatique et sagace " son jeune
subordonné.
Très averti de l'ensemble des problèmes, il intervient à tout
moment, toujours discrètement, avec le titre de
secrétaire. C'est lui qui rédige les rapports et les
propositions soumis à l'assentiment de l'Assemblée,
maniant en somme les ficelles de la politique genevoise.
Les talents éprouvés de
Yubelblat se manifestent dans toute leur importance lors
des sessions des assemblées. Les débats s'ouvrent,
ternes ou animés, manquant absolument de cohérence car :
C'est la grande règle
absolue de toutes les assemblées du monde... de
n'importe quelle réunion d'hommes... aussitôt qu'ils
ouvrent la bouche ils ne disent plus que des sottises...
Développant son
idée, l'écrivain explique :
Ils disent au fond
n'importe quoi... [...] Ils s'embrouillent dans les
quiproquos... ils se jaugent... ils se défient... d'un
bout à l'autre du tapis... [...] La pauvre question
initiale existe plus... (Bagatelles pour un massacre,
p.69).
Au bout de
quelque temps, les membres de l'assemblée se fatiguent
et, soudain anxieux d'en finir, s'inquiètent de trouver
une issue à ces déclarations éparses. C'est le moment où
Yubelblat intervient :
J'organise, Ferdinand, l'
" extase "... Au moment où ils en peuvent plus, où ils
s'étranglent de confusion, où ils implorent
l'atmosphère... Je leur sors mon petit texte... je
déplie mon petit bout de papier, une " Résolution "...
(Bagatelles pour un massacre, p. 70).
Après que le
président a donné lecture de la résolution discrètement
glissée par Yubelblat, les délégués, ravis d'entendre un
texte clôturant habilement les débats, l'adoptent
allègrement. " La vanité fait le reste. " Yubelblat
s'efface, disparaît, retourne préparer ses " ordonnances
", laissant les délégués se congratuler sur l'issue
heureuse qu'ils ont apportée aux débats.
Mêmes railleries à propos des commissions. " L'esprit n'aime pas les
rassemblements " et : " Plus vive est l'intelligence de
chacun des participants en particulier, plus grotesque,
plus abominable, sera leur grand cafouillage une fois
qu'ils seront réunis... "
Dans L'Eglise, Céline
s'attaque à un autre aspect des commissions : leur
extrême spécialisation sur des matières souvent
dérisoires et leur nombre trop élevé (" renvoi devant la
cinquième sous-commissions des compromis techniques de
la quatrième commission des affaires litigieuses ").
Bien que très spécialisées, elles ne se suffisent
d'ailleurs pas à elles-mêmes et renvoient souvent
l'affaire à des experts, ce qui retarde d'autant le
règlement. Parallèlement, Céline raille le nombre
excessif des rapports qui nuit à une solution rapide des
problèmes.
Il observe enfin l'efficacité en politique de la " science du compromis "
et les talents qu'y déploie Yubelblat : propositions
toujours conditionnelles, précisions évitées le plus
possible, nuances et doute, " le prestige c'est le doute
", il faut laisser imaginer, croire, espérer en
l'avenir, ne fournir que des renseignements vagues et se
réserver les vraies informations. Le talent en politique
consiste à acquérir cette habileté manœuvrière
car :
Le compromis, n'est-ce pas [...] c'est la vie des
institutions politiques, je parle de celles qui durent.
(L'Eglise, p.134).
Après quatre
années passées auprès de ces fonctionnaires et
administrateurs expérimentés, le jeune médecin se trouve
initié à un certain nombre de pratiques de son métier :
il sait rédiger des lettres habiles, lire un rapport et
a beaucoup appris dans le domaine scientifique. Pourtant
il quitte la SDN et l'explication avancée dans
Bagatelles pour un massacre, d'un coup de tête pour
retrouver sa liberté d'écrire (" J'ai perdu un bien joli
poste, pour la violence et la franchise des
Belles-Lettres françaises... On me doit une
compensation... Je sens que ça vient ") n'est guère
convaincante.
C'est dans L'Eglise qu'il laisse deviner les causes réelles de son
départ et il y a là une analyse intéressante du " cas "
Céline.
Ferdinand, à son retour d'une mission en Afrique, a présenté un rapport
trop bref et dont les conclusions un peu brutales n'ont
pas plu. Il encourt les reproches courtois mais formels
de son patron : il n'a pas l'esprit administratif. Il
prétend n'avoir rien vu lors de sa mission, mais il
fallait néanmoins raconter longuement ce néant, il était
payé pour cela et la commission technique à laquelle
devrait être soumis le rapport a besoin de détails quels
qu'ils soient. C'est parce qu'il est " irrécupérable "
qu'il devra quitter la SDN et sa fiche conservera de lui
ce portrait tracé par son patron :
[...] intelligent...
artiste, scientifiquement médiocre, administrativement
nul, individualiste, peu recommandable ; importance par
rapport à notre avenir : nulle. (L'Eglise, p.173).
S'interrogeant plus avant sur
le cas de son curieux subordonné, son patron découvre
alors les mobiles profonds de leur désaccord :
Il parlait le langage de
l'individu, moi, je ne parle que le langage collectif.
Il m'intéressait assez jusqu'au moment où j'ai compris
ça. Alors j'ai cessé de l'écouter par discipline. C'est
du poison qu'ils parlent les individus. (Ibid. p.163).
(Jacqueline Morand-Deviller, Les idées politiques de Louis-Ferdinand
Céline, Ecriture, 2010, p.203).
LE REVELATEUR MESSIANIQUE DE LA BRULANTE RELIGION DES
COMMUNAUTES...
Il
faut également situer les pamphlets de Céline dans la
sinistre et longue histoire de l'antisémitisme
littéraire qui commence avec le Moyen Age chrétien
déclarant la guerre au " peuple déicide ". Céline, qui
n'a hérité sa langue de personne, hérite parfaitement de
Luther et de son ordurier Contre les Juifs et leurs
mensonges, ou de ces vers de Racine
dans
Esther : " Il fut des Juifs. Il fut une insolente
race. / Répandus sur la terre, ils en couvraient la
face. " Ou de Kant : " Le judaïsme, comme tel, pris dans
sa pureté, ne contient absolument aucune croyance
religieuse (...) il a exclu le genre humain entier de sa
communion. " Ou de Fichte : " Une nation puissante et
hostile, en guerre perpétuelle avec toutes les autres et
qui, dans certains Etats, opprime durement les autres
citoyens. " Hegel : " l'esprit infini n'a pas de place
dans le cachot d'une âme juive ". Swift : "
Qu'arrivera-t-il si les juifs se multiplient et forment
un formidable parti parmi nous ? "
L'encyclopédiste
Nicolas Boulanger dans le Christianisme dévoilé :
" peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus
abject, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi
". Logiquement, la Révolution de 89 a tenté en même
temps que la déchristianisation de la France une
déjudaïsation frénétique : " Il faut une loi précise qui
défende aux descendants d'Abraham de circoncire
les enfants mâles " (la Feuille de Salut Public).
Enfin Marx : " Le christianisme est issu du judaïsme, et
il a fini par se ramener au judaïsme. Par définition, le
chrétien fut le Juif théorisant ; le Juif est, par
conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien
pratique est redevenu Juif. " Est-il si étonnant que
finalement le seul ou presque à résister au délire soit
Sade, chez qui on trouve même sur la persécution
antisémite des lueurs de pitié : "
Les malheureux pères
de votre religion, les Juifs, se brûlaient en Espagne en
récitant les mêmes prières que ceux qui les
déchiquetaient " ?
Pour finir, est-ce Céline qui, au XXe siècle, écrit : "
lui et ses pareils [les Juifs], tous plus ou moins
marchands ou usuriers parqués aujourd'hui dans quelque
sordide bourgade des steppes, ils organiseront le monde
et nous apprendront à mettre nos idées en ordre et à
gouverner nos affaires sous leur bienveillante direction
" ? Ou encore : " Il me suffit que les qualités de la
race juive ne soient pas des qualités françaises " ? Non
: c'est l'insignifiant Georges Duhamel et l'inoffensif
André Gide.
Il ne s'agit pas d'atténuer par ces rappels la responsabilité de Céline.
L'adhésion de nos plus illustres contemporains aux
différentes versions de l'horreur totalitaire ne rend
pas moins insoutenable son propre engagement.
L'antisémitisme tranquille des phares de la pensée et de
la littérature occidentales ne diminue pas son
antisémitisme hurlé. Il s'agit de voir comment, au terme
d'une longue histoire, en criant quelque chose que tout
le monde a su si bien chuchoter dans des coins de pages,
Céline exerce la fonction de révélateur messianique de
la brûlante religion des communautés.
(Philippe Muray, Céline, Collection Tel Quel, Ed. du Seuil, 1981,
p.117).
LES PAMPHLETS TOUJOURS
INTERDITS ?
Selon une idée fausse
mais très répandue, les pamphlets - que feu Maurice
Bardèche nommait satires - ne sont pas réédités en
raison d'une interdiction officielle. En réalité, c'est
Céline lui-même qui n'a pas souhaité cette réédition
après la guerre. Sa veuve, Lucette Destouches, a
maintenu cette censure durant un demi-siècle.
Pas de manière totale puisqu'elle a autorisé la réédition de la préface
de L'Ecole des cadavres (1942) dans un volume
comprenant notamment les lettres adressées aux journaux
de l'Occupation. Sur son site internet, Henri Thyssens
se demande si les pamphlets sont, en réalité, toujours
interdits de publication par la République. Car ils le
furent le 15 janvier 1945 : l'Office professionnel du
Livre, émanation de ce qui s'appelait alors le ministère
de la Guerre, adressa ce jour aux
libraires une première liste d'ouvrages à retirer de la
vente. On y trouve une demi douzaine de titres des
éditions Denoël dont les trois pamphlets de Céline :
Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et Les
Beaux draps.
Autres maisons frappées par cette mesure d'interdiction : les éditions
Balzac (ex-Calmann-Lévy), Debresse, Baudinière, Grasset
et Sorlot. Mais pas Gallimard curieusement. Or, en
juillet 1945 le Contrôle militaire précisera que ces
listes étaient établies en vue de retirer de la
circulation non seulement des œuvres
d'esprit collaborationnistes, mais aussi des livres
s'inspirant des principes de la Révolution nationale.
Par ailleurs, ces mesures d'épuration frappaient les
ouvrages en particulier et non les auteurs en général.
Le statut de ces listes d'interdiction reste à définir.
Mais le point décisif est de savoir si cette directive a
été abrogée. Henri Thyssens pense que ça n'a pas été le
cas.
Et de poser la question clé :
les pamphlets de Céline restent-ils interdits par la
seule volonté de leur auteur ou parce qu'ils figurent
dans cette liste ? Il rappelle que les pièces scabreuses
des Fleurs du mal condamnées en 1857 ne furent
réhabilitées qu'en ... 1949. Ceci a son importance car
si, après la disparition de Lucette Destouches,
l'ayant-droit suivant donnait le feu vert à une
réédition des pamphlets, ceux qui s'y opposeraient
pourraient invoquer cette directive. A condition qu'elle
n'ait effectivement pas été abrogée. On sait que ces
textes ne pourraient être censurés sur base des lois
antiracistes, celles-ci n'étant pas rétroactives. En
revanche, ils pourraient donc l'être en vertu de cette
décision ministérielle de 1945. Tant qu'un chercheur
n'aura pas établi la vérité sur ce point, le
conditionnel est de rigueur.
M.L.
(BC n°329, avril 2011).
LE GENRE TALMUDIQUE.
Le 12-2-43.
Mon cher Combelle,
Voici revenir Proust. Grand
sujet ! Fernandez lui consacre un livre - Brasillach un
magnifique article - où il le consacre à peu près le
plus grand romancier " pur " de notre littérature. N'en
jetez plus ! Les organisateurs de l'Exposition 36 ont
précédé Brasillach et Fernandez dans cette opinion. Ils
ont placé Proust sur le même plan que Balzac, même
importance, même gloire, même mérite.
Je veux bien - mais je suis assuré qu'à la prochaine exposition 36 par
les mêmes organisateurs, Balzac sera relégué cette fois
au dixième plan et Proust et Bergson et Marx seuls en
tout premier ordre - incontestés, incomparables - sans
rival désormais. Nous avons assisté en 36 à une
répétition d'approchage - une préparation de l'opinion
lettrée... les jeux sont faits -
Ils ont beaucoup ergoté autour de PROUST. Ce style ?...
cette bizarre construction ?... D'où ? qui ?... que ?...
quoi ?... Oh c'est très simple ! TALMUDIQUE - Le Talmud
est à peu près bâti, conçu comme les romans de Proust,
tortueux, arabescoïde, mosaïque désordonnée - le genre
sans queue ni tête. Par quel bout le prendre ? mais au
fond infiniment tendancieux, passionnément, acharnément.
Du travail de chenille cela passe, revient, retourne,
repart, n'oublie rien, incohérent en apparence, pour
nous qui ne sommes pas juifs, mais de " style " pour les
initiés ! La chenille laisse ainsi derrière elle tel
Proust, une sorte de tulle, de vernis irisé, impeccable,
capte, étouffe, réduit tout ce qu'elle touche et bave
rose ou étron - Poésie proustienne, conforme au style,
aux origines, au sémitisme ! désignation enrobage des
élites pourries, mondaines, inverties, etc... en vue de
leur massacre. Epuration. La Chenille passe
dessus, bave, les irise. Le tank et la mitraillette font
le reste.
Proust a accompli sa tâche talmudique. Vous me pensez obsédé ? mon
dieu non ! le moins du monde !
Vive Proust ! Vive le Talmud ! si vous voulez. Ils ne sont pas
indifférents. Loin de là. Je suis tout prêt à
reconnaître le génie talmudique. Cent mille preuves
hélas ! La dissimulation, la supercherie, seules me
blessent. Notons encore que Proust sauve, tente de
sauver sa propre famille des massacres spirituels qu'il
réclame et pratique pour nous ! D'où toute cette
tendresse, cet apitoyement sur la grand-mère - fort bien
venu d'ailleurs, j'en conviens, réussi, et dont tous les
critiques aryens à juste titre s'émerveillent. Vous me
voyez un peu prévenu -
Et bien amicalement
L.-F. CELINE.
(Les Cahiers de L'Herne, Poche-Club, 1968, p.302).
LES PAMPHLETS OU LA
TENTATION DIONYSIAQUE.
Ainsi, ce " sentiment
d'unité ", que Nietzsche rattache à la volonté de
puissance et qui s'articule sur l'opposition de
Dionysios, symbole de la démesure, et d'Apollon, symbole
de la mesure, donc, du désordre et de l'ordre, de la
violence et de la loi, du beau et du sublime, sous-tend
l'éternelle volonté de génération, de fécondation, de "
Retour ".
A l'opposé d'Apollon qui " propose le rêve et la délivrance par le rêve
", Dionysios " propose la dissolution de l'apparence,
ainsi que l'ivresse qui réconcilie l'homme avec tout ce
qui existe au point de justifier le mal humain ". Force
régénératrice, la tragédie, en tentant d'établir la
justification du mal, contraint l'homme à confronter "
la cruauté et l'âpreté de l'existence ".
La démesure que nous déclarions
d'emblée comme la caractéristique évidente de l'œuvre
de Céline s'inscrit-elle dans ce processus ? Céline,
dans ses pamphlets, se livre-t-il à l'exercice de cette
force à la fois cruelle et justificatrice ? En d'autres
termes, la démesure célinienne est-elle dionysiaque ?
Or, si l'on veut traiter de la
démesure, et l'illustrer dans les pamphlets, surgit,
immanquablement, un point de référence entre tous -
l'antisémitisme, récurrent, véhément, en apparence
loufoque, qui rassemble pêle-mêle des noms et des
entités aussi disparates que Voltaire, l'Angleterre,
Cézanne, Picasso, Maupassant, Racine, Stendhal et Zola,
et dont les mobiles s'inscrivent autant dans l'idéologie
de l'époque que dans la mentalité de Céline, vouée à
l'anarchisme de droite.
Considérons-en les prémisses. Pourrait-on dire tout d'abord, en
pastichant le formule de Céline, " le communisme est
avant tout vocation poétique ", que l'antisémitisme
est avant tout virulence littéraire ? Cette question,
qui paraît provocante, a fait néanmoins l'objet d'une
réflexion.
Céline lui-même semble
accréditer cette interprétation. Dans une lettre à
Joseph Garcin, il écrit au sujet de Voyage, sur
un ton qui n'exclut ni la fanfaronnade ni la sincérité :
" Voyage est un gros succès de librairie. Vous
avez raison, la guerre commande tout, explique tout.
[...] Et puis savoir ce que demande le lecteur, suivre
la mode comme les midinettes, c'est le boulot de
l'écrivain très contraint matériellement, c'est la
condition sans laquelle pas de tirage sérieux (seul
aspect qui compte). Ainsi pour la guerre depuis
Barbusse, ainsi pour ces déballages psychanalytiques
depuis Freud.
Je choisis la direction adéquate, le sens indiqué par la flèche,
obstinément. J'embrasse ma maman et mets du caca partout
si cela amuse le public. Plus rapide que le chimpanzé
pour la bonne branche et à la pesée donc, voilà
l'astuce. Evidemment dans les interviews j'amuse la
galerie, pitre autant que je peux. Mais tout ceci entre
nous. "
C'est néanmoins Jean-Guy
Rens qui, en s'interrogeant sur ce point, formule la
problématique de la façon la plus claire : " L'on
pourrait poser la question de savoir jusqu'à quel point
la démesure des pamphlets antisémites résulte d'une
nécessité syntaxique ? De par les passions qu'il
soulève, l'antisémitisme était une matière privilégiée
pour le langage célinien. Chez Céline, comme chez bien
des artistes, le thème politique est un moyen de charger
la phrase d'affectivité, de dramatiser le verbe. Céline
pouvait considérer que la tragédie éparse dans son temps
était un aliment de premier choix pour roder son style.
Comment comprendre autrement la frénésie de ce genre de
passage : " By Gosh ! Vive le Roi ! - les Lloyds ! -
Tahure ! - la Cité ! - Mme Simpson ! - la Bible ! Bordel
de Dieu ! Le Monde est un lupanar juif ! "
L'exercice de style paraît
évident, la provocation aussi. Si cela blesse, tant pis,
de toutes manières Céline sera le premier atteint. Il le
sait. Il compte aussi provoquer l'évènement. Or
l'instrument stylistique ainsi élaboré ne trouvera
d'usage pleinement justifié qu'avec l'apparition des
thèmes à sa mesure.
L'antisémitisme des pamphlets pourrait en effet constituer uniquement un
opportunisme littéraire. " On ne voit bien le mal de
ce monde qu'à la condition de l'exagérer ", disait,
pour cause de ferveur religieuse, Léon Bloy, autre
expert en truculences littéraires. Céline aurait usé du
même procédé. L'antisémitisme serait ainsi un " thème à
sa mesure " ; et sa démesure, un subterfuge littéraire.
Toutefois, si l'on admet que
l'antisémitisme explique la démesure, il faut se rendre
à l'évidence que cette proposition n'est pas réciproque.
En effet, force est de constater que la verve haineuse
de l'auteur de Bagatelles pour un massacre, et
même des Beaux draps, vise d'abord un groupe
diffus et n'est pas explicitement dirigée contre des
hommes en particulier, sauf exception : " Nous n'en
voulons pas aux juifs en tant que Juifs. (C'est une race
intelligente, entreprenante, active, - bien que folle
dans le fond !). Ce que nous leur reprochons, c'est de
faire du RACISME, c'est de ne s'être jamais prêtés chez
nous - comme partout - à ce mélange des races dont Blum
ose faire état quand il invoque ses ancêtres gaulois.
C'est de nous mépriser. [...] La religion juive ne nous
gêne en rien, le juif lui-même s'en moque, c'est un
enfantillage d'en vouloir faire l'objectif.
C'est en tant que race qu'Israël nous turlupine, race orgueilleusement
préservée de la corruption - la corruption, c'est nous !
[...] Nous le (Blum) tenons pour non Français parce
qu'il se refuse, lui, et lui seul, à pactiser dans le
fait avec les Français... Le jour où il lèvera cet
interdit et se fondra réellement dans le bloc national,
comme les Bretons et les Provençaux, alors il n'y aura
plus de question juive ".
En attaquant " les Juifs
", Céline fustigerait non un homme, pas même un groupe
d'individus particuliers, ni une religion, mais un
comportement. La véhémence dont il fait preuve, et son
commentaire, " la corruption, c'est nous ! ", nous en
inspire l'interprétation, se dirige donc tout autant
contre " les Juifs " que contre cette société qu'il
décrit comme corrompue et décomposée, du fait de sa
mollesse : " Vous tournez slaves... ", écrit-il
dans Féerie pour une autre fois et, s'adressant à
ses compatriotes, " l'informité vous saisit ". Le
mal est ainsi nommé.
[...] En fustigeant " les Juifs
", davantage une entité qu'une personne, un sujet sacrificiel
qu'un ennemi, l'auteur des pamphlets, lui-même habité
par la hantise de la mort, chercherait ainsi à éveiller
les consciences à l'imminence de la rupture et de la
dissolution de cet équilibre à la fois fragile et
séculaire, fondé sur l'amour presque filial qu'inspire
le " fait " européen, et savamment, passionnément
préservé tout au long des siècles, malgré les
déchirements et les désastres.
La démesure verbale qui le caractérise, serait ainsi un oubli dont il se
servirait pour cibler, et définir ce mal. D'où les
exigences que nous citions précédemment. En renonçant à
eux-mêmes, " les Juifs " n'inspireraient plus le rejet,
ne représenteraient plus une menace : ils
s'annihileraient dans la civilisation européenne,
épargnant à celle-ci la tâche de se réinventer une
nouvelle fois à son contact et par là même, le risque de
se perdre davantage.
C'est donc leur capacité d'individuation qui est en cause, ce principe
qui consiste à " devenir soi-même " et dont le refus,
qu'opèrent les Français en particulier, est, pour
Céline, diabolique puisqu'il met en danger l'intégrité,
la souveraineté et la pérennité de leur âme et, à terme,
leur existence même en tant qu'entité distincte et
singulière.
[...] Voici ainsi exposé le
véritable mal, dont " les Juifs " sont les instigateurs
désignés : l'apathie d'une civilisation, anesthésiée par
le poison de l'esprit, abêtie par la sécurité et le
confort matériels, dépouillée de son instinct de
création, et donc de sa vitalité, qui amenuise ses
défenses et l'induit à livrer son indépendance, son âme
et son avenir. " C'est un malheur pire que tout,
l'enfer médiocre, l'enfer sans flamme. Y a des guerres
qu'arrivent heureusement de plus en plus longues, c'est
fatal ", écrit Céline, décrivant le monde
contemporain voué à l'hébétude. Puis d'ajouter, dans
L'Ecole des cadavres, précisément sur le danger que
représentent ces guerres : " La guerre, pour nous,
tels que nous sommes, c'est la fin de la musique, c'est
la bascule définitive au charnier juif. [...] Nous ne
sommes plus bons qu'à mourir. Nous voici parvenus à ce
degré d'hébétude, de décrépitude abjecte, où même
l'instinct de conservation nous abandonne, nous
l'avons dégouté ".
Face à la défaite de
l'homme rationnel et de sa civilisation fantoche,
reste alors un seul remède : la nécessité dionysiaque
qui, à l'instar des guerres, réintroduit dans l'âme
racornie des hommes, le souffle du tragique de
l'existence, donc de son caractère précieux et par
nature inachevé, et dont Céline, transmettant l'émotion
à l'aide de sa " petite musique ", capable de "
faire danser la vie ", de lui redonner " les
enchantements de son essor ", traduit l'esthétique.
Céline correspond ainsi au
portrait qu'en fait Théophile Briant, qui le décrit
comme " dans le fond un aristocrate, qui n'a de
convictions qu'esthétiques et n'a fait tout cela (comme
Byron, Hugo ou Lamartine) que par goût du risque, et
nécessité de braver la mort ", ce qui impliquerait
que la démesure des pamphlets est essentiellement
esthétique ?
Certes, l'on peut arguer, comme le fait Marie-Christine Bellosta que "
le choix politique de Céline n'explique pas son
antisémitisme, mais il explique qu'il se soit engagé
dans le combat raciste. "
En effet, l'investissement, non seulement à visée pécuniaire
mais également idéologique de Céline, s'avère
difficilement récusable. Sa correspondance avec Lucien
Combelle, ses amitiés allemandes, ses prises de position
par rapport à ce qui s'appelait à l'époque " la question
juive ", ne laissent pas de renseigner sur ses opinions.
Comme le remarque Ernst Jünger, Céline semble s'être
identifié à sa rhétorique : " Mon admiration,
déclare Jünger, restait toutefois chargée de
réserves. Bien que je tienne Céline pour un des
meilleurs connaisseurs de l'infamie moderne (dont
l'étude critique avait déjà commencé avec Bouvard et
Pécuchet de Flaubert), je pense cependant qu'il n'a pas
conservé la distance qui s'impose vis-à-vis de cette
infamie. Ceci n'enlève rien en fait à son
œuvre, et même la rend
encore plus intense, mais apporte une certaine gêne à la
lecture - tout comme dans l'œuvre
de Léon Bloy, que j'admire également ".
Ainsi, " voué " comme il
le déclare lui-même, " à la détestation et à la
négation de toutes vos fariboles ", déchaîné par la
joie de la création artistique et la douleur de la haine
le mettant dans cet état d'exception, cruel, créatif,
régénérateur, Céline, comme à la suite de Léon Bloy,
s'exclamant dans Le Mendiant ingrat : " Oui
c'est vrai, je suis plein de haine depuis mon enfance ,
et nul n'a aimé les autres hommes plus naïvement que je
n'ai fait. Mais j'ai abhorré les choses, les
institutions, les lois du monde. "
Céline aurait cédé à la tentation dionysiaque, en se livrant tout
entier à l'ivresse extatique décrite par Nietzsche,
celle " où se situe cet Unprimordial, dans lequel le
moi, aux confins de l'ivresse et du rêve, n'est plus que
le sujet cosmique de la démesure. "
Il aurait alors, par le tourment de l'émotion et la grâce de l'art,
réalisé l'adéquation de toutes les forces de la nature,
la réconciliation avec tout ce qui existe, " même au
point de justifier le mal ". Il aurait accédé à une
vérité essentielle. La sienne.
Agnès HAFEZ-ERGAUT (University of Tasmania).
(Dans BC n° 241, avril 2003).
DANS LES ARENES DU MONDE
MODERNE.
(...) La féerie
célinienne allait bientôt recommencer : huit ans après
la défaite allemande, les soviétiques intervinrent à
Poznan, et trois ans plus tard à Budapest, soit un an
avant la rédaction de D'un château l'autre.
Citons en outre les guerres d'Indochine, de Corée, d'Algérie ou du
Vietnam ; ainsi le monde semblait voué à une féerie sans
cesse recommencée par les forces occultes. Céline s'en
prend donc aux gouvernants de la IVe République qui
facilitèrent la réconciliation avec l'Allemagne du
Chancelier Adenauer mais qui entretinrent souvent le
parti de la haine en France contre les anciens
collaborateurs : " S'ils avaient eu au prose
l'article 75 ces pathétiques fuyards hongrois Coty les
garderait pas souper !... (...) Ils larmoient toujours
sur ce pauvre Budapest, la férocité des tanks russes...
ils parlent jamais, et c'est un tort, comment leurs
frères eux, furent traités roustis en Allemagne sous les
grandes ailes démocratiques. " (D'un château l'autre).
Précisément, que dit
Céline des raids de terreur américains sur les
métropoles allemandes ? Ils sont, sous sa plume, des
carnavals tragiques et comiques, à la limite de la pure
folie. Les objets décrits n'ont plus de place définie
dans l'espace, ils existent par myriades, témoignant
ainsi de l'atomisation du réel par la guerre et de
l'entrée dans l'ère nucléaire : " Escadres sur
escadres, déluges sur déluges, flammes, bombes, volcans
éteints, ranimés, rephosphorés, rerémoulades,
locomotives dans les clochers. (...) Ulm absolument
rasés, ils vont pas recommencer tout de suite !... (...)
Le monde sera seulement tranquille toutes les villes
rasées ! je dis ! c'est elles qui rendent le monde
furieux qui font monter les colères, les villes ! plus
de music-halls, plus de bistrots, plus de cinéma, plus
de jalousies ! plus d'hystéries ! " (D'un château
l'autre).
Depuis le triomphe
progressif du capitalisme apatride, la ville est le
stigmate littéraire des plaisirs contre nature, des
influences funestes. La civilisation urbaine est une
mante religieuse qui attire et détruit l'homme,
notamment en temps de guerre, lorsque les grandes
métropoles deviennent l'enjeu stratégique de batailles,
telles qu'à Stalingrad, Berlin ou Verdun. Le
bombardement sur Ulm que décrit Céline fut effectivement
aussi terrible que celui sur Hambourg en juillet 1943.
Mais ce ne fut encore rien à côté des milliers de Lancaster et de B.29
qui embrasèrent la capitale de la Saxe durant la nuit de
Carême 1945, tuant deux cent cinquante mille civils. "
Des mille et mille " forteresses ", pour Dresde,
Munich, Augsbourg... de jour, de nuit... que tous les
petits vitraux pétaient, sautaient au fleuve ! " (D'un
château l'autre).
L'anéantissement de Dresde
était un spectacle sur mesure pour Céline : le souffle
des bombes à essence, au phosphore et les langues de feu
qui firent bouillir l'Elbe à mille degrés étaient la
métaphore guerrière du souffle épique, visionnaire de
Céline. Dans cette nuit du châtiment pour l'Allemagne
nazie, note l'historien anglais David Irving, il n'y eut
plus assez de survivants pour enterrer la glue qui
restait d'une gare bondée de réfugiés.
(...) De la décadence de la
démocratie athénienne à la bataille de Verdun, de la
chute de l'Empire romain à celle de Berlin, le monde
a-t-il moralement progressé ? N'y a-t-il pas plutôt
permanence dans la noirceur du caractère humain et
cynisme dans l'esprit des oligarchies qui dirigent les
nations, jetant en pâture à une foule conditionnée le
patriotisme et la liberté comme un os à ronger ? Dans
l'esprit de Céline, comme de tous les anarchistes de
droite, l'homme est toujours une " charogne " pour
autrui, voire pour lui-même. " Homo hominis lupus est ",
écrivait Hobbes. Puis Nietzsche renchérit : " Il n'y a
que deux sortes d'hommes : ceux qui sont nés pour
commander et ceux qui sont nés pour obéir ".
Céline développe cette thématique à travers le personnage de Haupt,
médecin-chef de Rostock, esprit irréaliste qui veut
soigner les blessés du front de l'Est en les exposant
aux froids les plus intenses : " Il est nietzschée...
la sélection naturelle !... les forts survivent ! le
froid, la neige, la nudité les fortifient... surtout les
blessés !... les faibles succombent, on les enterre.. "
(Rigodon) ".
(...) Le narrateur
demande alors à Harras comment l'Allemagne peut encore
survivre, et Céline répond à travers son personnage : "
Le cas de tous les états forts, Céline !... la guerre
partout !... complots partout !... ce Reich ne tient que
par des haines !... haines entre les maréchaux !...
(...) Hitler n'a rien inventé !... (...) Athènes, Rome,
Napoléon, ont-ils tenu autrement ? (...) Les armées,
n'est-ce pas, c'est l'Arène... dans l'Arène il faut
mourir... non ? (...) Ecoutez-moi Céline, j'ai servi au
front deux hivers... au front de Pologne... puis en
Ukraine... médecin commandant, et puis colonel... J'ai
vu bien des soldats mourir, de blessures, de froid, de
maladies... vous dire qu'ils mouraient heureux !
peut-être !... que c'était fini !... pas plus !... il
nous faudrait d'autres soldats, d'autres hommes !...
voilà !... vous aussi !... vos derniers soldats sont
morts en 17, nous aussi !... les Russes tenez, en sont
encore à 14... ces sortes de soldats somnambules... qui
se font tuer sans le savoir... mais ça ne durera pas...
vous les verrez dans une autre guerre... ils sauront
!... nos soldats se ruaient en 14, Français contre
Boches !... maintenant ils veulent regarder... au
Cirque, oui, mais dans les gradins... voyeurs, tous !...
vicieux ! " (Nord).
La guerre apparaît
comme les arènes dans les jeux de cirque romains. Dans
L'Ecole des cadavres, Céline pastichait déjà le "
panem et circenses " de Juvénal en " vinasse,
bomiol et circenses ". La furie moderne comporte
tout de même une différence avec celle de l'Antiquité :
l'homme est passé des arènes aux gradins. Le gladiateur
des temps modernes est conscient de la vanité de son
sacrifice. D'où la mort progressive du principe prussien
" Obéis d'abord et réfléchit ensuite ". Aussi longtemps
que le soldat est somnambule, il accepte facilement la
féerie " franche et joyeuse ". Mais lorsqu'il devient
conscient, il veut devenir spectateur de la guerre sans
y participer. Grâce à l'œil,
le soldat accède donc à un stade supérieur de la
conscience. Pour Céline, ce glissement, cette
métamorphose spectrale conduit le soldat à regarder son
adversaire au lieu de chercher à le détruire. Là, il
découvre son désastre intime, puisque son sacrifice est
offert à la foule en guise de récompense, voire
d'exorcisme. Le soldat est donc devenu un voyeur, le
sujet et non plus l'objet d'une vaste représentation.
Dans l'histoire officielle, on
appelle cela " cérémonie de la victoire ", " guerre du
droit ", " croisade des démocraties ". Mais le soldat
célinien tient sa conscience tragique de Bardamu et son
aptitude au sacrifice du " miles gloriosus " de Plaute :
ainsi de Ferdinand Bardamu dans Voyage au bout de la
nuit et dans Guignol's band. De même dans
L'Ecole des cadavres où la résignation " du
cheptel aryen pour grandes tueries juives " est très
perceptible.
Enfin dans Nord, Céline définit les hommes comme " les acteurs
anti-la pièce qu'ils jouent. " Il s'érige dans ces
arènes en bouc émissaire, en animal totémique de la
collaboration sacrifié par la horde primitive dans un
rite démocratique et épurateur qui trouve toujours ses
origines à Rome : " Regardez les Romains, nos
maîtres, qui lésinaient pas eux aux spectacles, eux, se
laissaient pas tromper, s'il fallait que ça s'entretue
!... s'ouvre les poitrines, cages thoraciques... que les
sénateurs et Mesdames descendent des tribunes dans
l'Arène, mater les agonies saignantes, et les cœurs
encore palpiter avant qu'on les arrache, final, jette
aux fauves... tout ce qui manque aux nôtres, besogneux
pancraces... " (Rigodon).
Les arènes du XXe siècle
sont d'une complexité diabolique, avec des soldats "
mongols par la mère " et " asniérois du père ". De plus,
la finance anonyme et vagabonde, comme l'appelle Henry
Coston, peut expliquer la simultanéité -
incompréhensible autrement - de bien des bouleversements
qui, de 1848 à 1939, secouent régulièrement le monde
alors que les conditions objectives qui les
justifieraient sont parfois contraires d'un pays à
l'autre.
Peut-on parler de " concert international " ? C'est possible quoique
difficile eu égard à la complexité des relations
internationales que Céline néglige en axant sa réflexion
spécifiquement sur les clans juif et maçonnique. Ainsi
dans Nord, où les arènes semblent ceintes par le
mur des Lamentations.
" Le mur des lamentations est plus solide que jamais. " (Nord).
En fait, bon connaisseur de son
époque, il se souvient des trafics financiers de la
Gestapo : " Tenez pour les Juifs, combien étaient
appointés à la Chancellerie ? Et tout proche d'Adolf
?... des beaux et des belles !... un jour on fera un
livre sur eux... comme les fusillés des cours de
justice, si épuratrices, combien de yites nazis,
collaborateurs de choc ?... Sachs était pas une
exception... du tout !... j'ai connu à Siegmaringen des
exemples bien plus magnifiques !... la terrible
catastrophe des goyes c'est qu'ils sont si ahuris,
cartésiens bêlants, que ce qu'est pas bien entendu,
admis, bien conforme... existe tout simplement pas !...
(Nord).
Outre Maurice Sachs, juif
et collaborateur, citons brièvement " Monsieur
Michel ", né Szkolnikoff, banquier à Riga et acheteur en
chef de la S.S. à Paris. De même pour Monsieur Joseph,
né Joanovici, mécène du mouvement de Résistance
Honneur et Police après avoir été l'un des plus
grands fournisseurs des bureaux d'achat allemand en
France occupée et agent du Komintern et de la Gestapo.
Il est fort possible que Céline pense également à l'éventuelle ascendance
juive du numéro deux du R.S.H.A. : Reynhardt Heydrich.
Et Céline de conclure sur ces arènes pleines de
mystifications :
" Sagesse, Egoïsme font un excellent ménage, hideux, merdeux, mais si
compact ; adorable solide ! " (Nord).
(Numa, BC n°203, novembre 1999).
LA RACE, ENTRE HASARD
ET PREDESTINATION.
(...) Si la guerre est
si importante dans l'imaginaire célinien, c'est parce
que l'homme la maîtrise aussi peu que ses gènes et
qu'elle est hybride : sa nature double reflète la propre
nature humaine, à la fois angélique et bestiale.
De Pascal, Céline hérite le jansénisme des champs de bataille. Car la
guerre est à la fois l'affirmation maximale de la
volonté de puissance d'un état et le prodrome d'un
anéantissement à venir. Dès lors, l'homme célinien est
condamné à vivre dans la soumission aux synarchies qui
provoquent et financent les guerres.
De même que Bardamu est pathétique dans sa diaspora intérieure, les
pamphlets dirigés contre les Sémites sont des poèmes
rentrés pleins d'une ferveur pacifique. De plus, sa
dérision de la guerre froide vient de ce que Céline se
méfiait autant du marxisme dirigiste du Kremlin que du
libéralisme apatride de Bildenberg ou de la Trilatérale.
Le projet maçonnique du
Président Roosevelt, à la conférence de Postdam , visant
à créer une superstructure planétaire - la République
Universelle -, déplut toujours aux anarchistes de droite
qui défendirent à l'inverse les sentiments nationaux et
religieux.
Dans Les Beaux draps, Céline écrivait que " l'art n'est que
Race et Patrie ". Au-delà d'un aphorisme
maurrassien, il
recherchait une mystique achronique capable de
transcender les aléas de l'histoire et les conflits
successifs. Il ne pouvait donc définir la guerre que
comme le Phénix qui renaît de ses cendres, comme une "
féerie pour une autre fois ".
Par là s'explique le caractère
irrémissible du " rigodon " racial ou national qui
sous-entend l'affirmation de la volonté de puissance de
chaque état : dans Rigodon, le narrateur
rencontre le colonel Cambremousse qui veut fonder un
mouvement nationaliste. Son grade est certainement une
allusion au " quarteron " stigmatisé par l'ancien
rebelle de 1940, Charles de Gaulle. La raison d'état
hante l'œuvre de Céline :
Vichy ou Londres ? Alger la blanche ou Colombey ? Des
Beaux draps à Rigodon, " les hautes tables
sont raison d'état ", et Céline précise dans Nord
que l'essentiel pour être reconnu comme un héros
consiste à " jouer de la flûte dans le bon sens
".
Mais en 1961, année de son décès, Céline congédie vite le colonel
Cambremousse, considérant que " le Blanc est né pour
disparaître ". Désormais, " tous les dirigeants
des grandes banques font leurs classes à Moscou " et
le melting-pot couronne les influences apatrides : "
Métissez ! crédo absolu ! " lance Céline dans
Rigodon.
(...) Se méfiant toujours des Synarchies internationales,
de leurs pratiques
et de leurs finalités, le Celte se souvient des
combats ancestraux de sa race. Considérant la nation
comme un fait biologique, comme une entité
menacée de disparition, Céline est un pèlerin des
Généalogies qui voit dans les luttes passées les
prémices de nouvelles féeries.
Car l'anarchiste de droite doute trop
de la nature humaine pour croire un instant à la
" paix universelle et au Messie collectif des droits de
l'homme " prêché par Yahvé.
(NUMA, dans le BC n°2007, mars 2000).
... de l'essayiste
Alain SORAL.
A partir du retrait de Céline
des " Célébrations nationales ", et rebondissant sur les
propos de Serge Klarsfeld qui s'en
félicite,
Alain SORAL explique clairement qu'il " faut arrêter
de mentir " et " rester honnête " quand on
évoque " le plus grand écrivain français du XXe
siècle avec Proust ", mais à son avis " bien
devant lui ".
" Pas de schizophrénie chez Céline, pas de Dr Jekill avec le Voyage et
Mort à crédit, ni de Mister Hyde avec les pamphlets...
Céline est un tout. Il n'y a qu'un seul Céline. On le
prend en entier ou on le rejette. "
En s'appuyant sur L'Eglise,
sa pièce de théâtre écrite en 1933 et parue chez
Gallimard en 1952, Alain SORAL va bien montrer que l'œuvre
de Céline était déjà entièrement contenue dans celle-ci.
L'acte III, qui se déroule à la S.D.N. est la préfiguration de
Bagatelles pour un massacre, qu'il écrira en 1937 -
" et non en 1946 " - précis-t-il bien. Et le
reste de la pièce constituera la trame de son roman
Voyage au bout de la nuit.
Dix minutes de conviction et d'éclairage sur You tube...
(A propos
de Louis-Ferdinand Céline, You tube, 7 oct. 2012).
CELINE et ses JUGES -
HISTORIQUE de son PROCES.
Le procès par contumace
de Céline s'ouvre le 21 février 1950.
Céline est condamné pour avoir " en temps de guerre, accompli sciemment
des actes de nature à nuire à la défense nationale
" en publiant sous l'Occupation Les Beaux draps,
livre dans lequel il stigmatise " les juifs, les
maçons, les communistes, les catholiques, les Anglais,
les Américains ".
Céline est condamné à un an de prison, à 50 000 francs d'amende, à
l'indignité nationale et à la confiscation de la moitié
de ses biens passés et à venir.
Objectivement, Céline s'en sort
bien. L'accusation " d'atteinte à la sûreté
extérieure de l'Etat " n'a pas été retenue, ce
qui, par effet de miroir, justifie la procédure danoise.
Quant à la peine de prison, elle est couverte par la
détention préventive effectuée au Danemark. Mais pour
Céline il est hors de question d'une condamnation et
encore moins d'une saisie sur ses biens à venir. Son
avocat, Tixier-Vignancour, va s'employer à obtenir
l'amnistie.
Pour y arriver, il va utiliser la loi du 16 août 1947, accordant
l'amnistie aux grands invalides de guerre qui n'ont pas
été condamnés à plus de trois ans de prison et dont la
peine est définitive. Céline entre dans cette catégorie.
Pour réussir son tour de
passe-passe juridique, Tixier-Vignancour présente son
client sous le nom de Louis-Ferdinand Destouches. Le
secret, condition du succès, est total. Aucun proche de
l'écrivain n'est prévenu, et Tixier fait tout son
possible pour qu'aucune information ne filtre en
direction des juges.
L'audience se tient le 20 avril 1951, elle est présidée par
M. Raynard. Aucun des magistrats présents ne fait le
rapprochement entre le docteur Louis-Ferdinand
Destouches et l'écrivain Louis-Ferdinand Céline. Après
une courte délibération, l'amnistie est accordée. Le
secret absolu est maintenu pendant cinq jours, durée
pendant laquelle le ministère public peut se pourvoir en
cassation .
Le 26 avril 1951, Tixier-Vignancour triomphant, annonce l'amnistie
de Céline à la presse. La nouvelle, on s'en doute, fait
scandale. L'Humanité crie à la trahison ; le
garde des Sceaux manque de s'étrangler en lisant le
journal, tandis que Jules
Moch,
le ministre de l'Intérieur, en casse une chaise de
colère. Au garde des Sceaux qui le convoque pour une
franche explication, le juge Raynard répond benoîtement
: " Oh, moi, monsieur le ministre, en littérature, je
me suis arrêté à Flaubert. "
La réalité est quelque peu
différente. L'amnistie de Céline a certainement fait
l'objet d'un " arrangement " entre Tixier-Vignancour et
André Camadeau, le Commissaire du gouvernement, à ce
titre, chargé de l'accusation. Ce dernier, en 1944,
était le doyen des juges d'instruction militaires en
poste en Algérie, et il avait eu maille à partir avec
les gaullistes.
Camadeau s'était juré de leur rendre la monnaie de leur pièce.
Tixier-Vignancour connaissait bien le Commissaire du
gouvernement, qui était, comme lui, originaire de Pau.
Devenu chef du Parquet militaire à Reuilly, c'est lui
qui était chargé de l'accusation contre "
Louis-Ferdinand Destouches " défendu par Tixier, lequel
organise minutieusement la comparution. Le dossier de
Céline est présenté le matin, noyé au milieu de dossiers
anonymes. Pour plus de discrétion, Tixier-Vignancour a
domicilié son client à son étude parisienne, et le
dossier est solidement ficelé, cela permet d'éviter les
regards indiscrets. Quand le président Raynard interroge
l'accusation, Camadeau (qui savait parfaitement à qui il
avait affaire) donne oralement son avis sur le dossier
en précisant " qu'il n'y a pas de quoi fouetter un
chat ".
Les réquisitoires de
l'accusation étant en général toujours suivis,
l'amnistie de " Louis-Ferdinand Destouches " est
prononcée. Une fois le délai de recours en cassation
expiré, elle devient définitive.
A Korsor, on s'en doute, la nouvelle est accueillie avec joie. Après six
ans d'exil, les Destouches peuvent enfin rentrer en
France.
David ALLIOT.
(L'affaire Louis-Ferdinand Céline. Les archives de
l'ambassade de France à Copenhague, 1945-1951, Horay,
2007, dans BC n° 323, oct. 2010).
Hommage à Céline.
C'est
en août 1944, à Marseille, que paraît cet étonnant
plaidoyer pour Céline dû à un militant sioniste. Nous
l'avions exhumé il y a une quinzaine d'années.
Curieusement, ce texte ne fut jamais commenté par les
céliniens, pas même l'un d'entre eux qui s'apprêter à
publier une biographie de l'écrivain et qui, méfiant,
crut manifestement à une supercherie.
D'autant que l'auteur, CHORON-GOUREWITZ, fait siennes des critiques
formulées par Céline envers ses coreligionnaires.
Le document est pourtant authentique. Seul Dominique Venner, dans son
Histoire de la Collaboration (Ed. Pygmalion,
2000), s'en fit l'écho : " En pleine tourmente,
ce combattant sioniste osa affronter sans répulsion
l'antisémitisme de l'écrivain, interprétant l'ensemble
de l'œuvre comme révélatrice
des fractures de la modernité. "
Etant donné que le numéro du BC dans lequel parut initialement ce texte
est épuisé depuis longtemps, nous avons pensé utile de
le faire paraître à nouveau. La première publication fut
procurée par la revue Shem, organe du mouvement national
hébreu.
(...) Nous avons dit que
Céline représentait son époque. Il est à la fois
pessimiste et romantique, sceptique, déçu et pourtant
poète, haineux et craintif, sensible et cruel, cynique
et idéaliste, tout en paradoxe comme l'hybride XXe
siècle.
Cet homme qui se cherche, qui explose dans une bouillante colère contre
un monde où il étouffe, c'est plus que le drame de
Céline ; c'est le drame de la France.
Nous savons ce qu'on nous objectera, que Céline n'est pas la France,
qu'il n'a fait que corrompre une petite partie de la
France. Non ! un tel ferment de décomposition ne peut
exister seul, sans que le milieu sur lequel il agit
secrète déjà à lui seul les éléments de cette
décomposition. Si Céline est ce qu'il est, c'est parce
que la France est ce qu'elle est. Si l'œuvre
de Céline apparaît si désabusée, si désespérément
destructrice, c'est parce qu'il n'a rien trouvé à aimer
que des ruines, rien à quoi se raccrocher.
" Au cours de ces années
monstrueuses où le sang flue, où la vie gicle et se
dissout dans mille poitrines à la fois, où les reins
sont moissonnés et broyés sous la guerre, il faut un
mâle ".
La France n'a pas trouvé ce mâle. Cette déception intolérable qu'il
éprouve à sentir constamment le sol se dérober sous lui,
à évoluer dans un monde vétuste et poussiéreux, où
chacun de ses gestes de vie et de force brise chaque
jour un peu plus de choses, explique sa sévérité envers
la France. Sa haine croît en fonction de ses déceptions,
de son amour chaque jour trahi.
Céline est seul, car la France n'est pas. C'est un destin étonnant que
celui de Céline d'avoir été annexé par les milieux
français dits " de droite ". L'œuvre
de Céline n'est en effet rien moins que celle d'un
patriote. Profondément dégoûté de la France bourgeoise,
il la poursuit de toute sa haine. Et c'est à ce
déchaînement de haine qu'applaudissent les soi-disant
partis nationaux, tout simplement parce que Céline est
antisémite. Le malentendu est de taille, et illustre
bien la faillite des élites d'un pays où l'on est avant
tout " anti ".
Parce que la France a perdu ses
qualités viriles, Céline est antimilitariste. " Les
partout monuments aux morts ont fait beaucoup de tort à
la guerre. Tout un pays devenu cabot, jocrisses-paysans,
tartufes-tanks, qui voulait pas mourir en scène. Au flan
oui ! Pour reluire ? présent ! Exécuter ?... Pardon !
Maldonne !... " Et plus loin : " L'après-guerre
c'est le moment le meilleur ! Tout le monde veut en être
! Personne veut du sacrifice. Tout le monde veut du
bénéfice. "
Parce que la France a perdu ses élites, Céline ne peut plus avoir
aucun respect pour elle. " La France, dit-il,
crève de ses croquants snobs, mobiliers bois de rose, "
trousers ", vernis sur " œils
de perdrix ".
Ce jugement peut sembler choquant et anachronique à l'heure où la
France reprend les armes. Mais bientôt la France se
retrouvera seule devant ses responsabilités et son
destin. Ce qui comptera alors ce n'est pas tellement ce
que Céline a pu dire de la France, c'est que la France a
produit Céline. Un pays dont les fils atteignent un tel
degré de découragement, de scepticisme a un bien lourd
passif.
Qu'on ne vienne pas nous dire
que Céline est un accident, un cas monstrueux. Très
souvent ses remarques sont marquées au coin du bon sens,
et d'un bon sens populaire. Souvent il discute en
Français moyen. S'il parle d'un malentendu, c'est que le
malentendu existe. Une de ses méthodes favorites
consiste à afficher une candeur paysanne et à dire : "
La chose est obscure, on s'est mal expliqué. Et si tant
de choses restent obscures, c'est parce que la France ne
peut plus fournir d'explications. "
Dans ce pays désemparé, divisé, vivant sur des splendeurs passées comme un
vieil aristocrate ruiné, l'individualisme règne. N'ayant
plus de grandes croyances, le Français s'est renfermé en
lui-même, dans une médiocrité bourgeoise, apeurée,
vieillotte et revendicatrice. Céline ne se trompe pas
quand il accuse l'enseignement de ce piteux résultat. Le
rationalisme à l'école a stérilisé la France, a détruit
tous ses élans de jeunesse et de vie ; il a fait un
vieillard de l'enfant. Cette enfance a donné à son tour
une élite desséchée, incapable de poésie et
d'enthousiasme. Dans cette atmosphère raréfiée, Céline
se révolte : " Depuis la fin des croyances,
dit-il, les chefs exaltent tous ses défauts (de
l'homme), tous ses sadismes, et ne le tiennent plus que
par ses vices, la vanité, l'ambition, la guerre, la mort
en un mot. "
Cet individualisme, cette
solitude intellectuelle, voilà par quoi Céline est
proche des Juifs. Céline est antisémite, c'est peut-être
le plus antisémite des Français parce qu'il est à la
fois le plus français des Français et le plus enjuivé.
Destins étrangement analogues que ceux de la France et du judaïsme. Tous
les deux sont mortellement embourgeoisés. Tous les deux,
après un des plus grands ébranlements de leur histoire,
se trouvent à la croisée des chemins. Nous avons choisi
notre voie. C'est pourquoi nous pouvons parler de Céline
en toute sérénité, sans enfourcher le grand dada de la
propagande anti-antisémite, ni déverser sur Céline
l'habituel torrent d'injures et d'ironies. Nous pensons
avec lui qu'être la plus grande victime de l'histoire ne
veut pas dire qu'on est un ange.
Comme il permet de comprendre
la France, Céline nous permet aussi de saisir un des
aspects du " problème juif ". Céline a beaucoup
fréquenté les Juifs. Il le dit lui-même et cela se sent
tant par sa connaissance de leurs réactions que par ses
réactions à lui-même, qui sont parfois celles d'un Juif.
Ce n'est certainement pas un hommage dont il nous saura
gré, mais souvent, en lisant le Voyage au bout de la
nuit, nous avons pensé à Charlie Chaplin...
La violence même de Céline contre les Juifs prouve sa parenté avec eux.
Ses rages sont celles d'un homme qui veut se défaire
d'une partie de soi-même. Il en arrive parfois à se
demander si ce qu'il y a de plus français en France
n'est pas en même temps juif : " ... Ne trouves-tu
pas, Ferdinand ?... qu'ils ont vraiment des drôles de
nez ?... qu'ils ont un peu l'air abyssin nos grands rois
de France ? qu'ils sont tous un peu tafaresques ?...
regarde Henri IV. "
Pour Céline le problème juif
dépasse le cadre du réel pour atteindre un plan
surnaturel et mythique. S'il reprend tous les thèmes
antisémites usés jusqu'à la corde, il arrive à leur
donner une force peu commune, une ampleur de vision
d'apocalypse. D'où son succès. Bagatelles pour un
massacre a été un des livres les plus lus dans
l'armée française durant la drôle de guerre...
Nous sommes souvent d'accord avec Céline quand il dénonce le judaïsme
comme un mal, comme un mode de vie basé sur de fausses
valeurs : " Quatre-vingt cinq pour cent de vide et
quinze pour cent de culot. " Mais pourquoi ces crises de
nerfs, ces colères, ce déchaînement d'obscénités ?
C'est parce qu'il voit le Juif partout, parce qu'il a identifié le Juif
au Mal, et il voit le Mal partout. " Bouffer du juif,
ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en
rigolade, une façon de battre du tambour si on saisit
pas leurs ficelles, qu'on les étrangle pas avec ".
Seulement, parmi les ficelles que Céline a pu saisir, il
y a la rage prophétique, et le goût de la lamentation.
Comme les Juifs, Céline est un
isolé, un homme de nulle part, qui n'a plus rien à quoi
se rattacher. Le judaïsme dispersé ne crée que des
hommes négatifs, hâbleurs, stériles. (On ne peut
produire que dans son pays et pour soi). Le judaïsme
dispersé est le mode de vie d'une civilisation décadente
et déchue.
(...) La révolte de Céline vise autant l'esprit juif que le juif
envahissant, accaparateur de bonnes places. Le Judaïsme
et les mythes qui en découlent sont des mythes de nation
vaincue, contre lesquels le Céline viril s'insurge. Le
christianisme comme l'internationalisme sont dénoncés
comme une tentative de ramener le monde à l'échelle du
Judaïsme, de ce Judaïsme que les
sociétés ne sont pas parvenues à absorber. Il y a dans
le monde deux mesures, l'une juive, toute de défaite et
de faiblesse, et une mesure humaine, virile et forte.
Céline sent cette différence. Il se débat ; il ne veut
pas de la défaite, mais il est seul. Pour s'adresser à
son public, il est obligé de lui parler son langage,
celui des bonnes places occupées par les Juifs et qui
seront libres, et des mauvaises places à la guerre qui
seront occupées par les Juifs " un par créneau ", et
voilà Céline retombé dans la mesquinerie revendicatrice
à la française.
Nous voyons mal Céline partir
en guerre pour une simple histoire de bonnes places, son
drame est plus grand, plus humain. Tout en lui est
nostalgie d'une autre vie, idéale, forte et poétique,
fondée sur les grands mythes de gloire et de sang. Une
belle histoire, écrit-il, la grande époque arverne ! en
reproduisant l'épisode suivant de l'histoire des Gaulois
: " Attaqué par les Romains, Bituit, roi des Gaules
barbares, fit appel à tous ses guerriers... Sur son char
plaqué d'argent aux essieux de bronze, il s'avançait
coiffé d'airain, paré de l'or des colliers et des
bracelets. Sa meute de chasse l'accompagnait. Derrière
les escadrons de son escorte se pressaient deux cent
mille Gaulois avec leurs longues épées à deux
tranchants, leurs épieux aux fers étincelants et leurs
boucliers plats d'osier ou de bois, peints de vives
couleurs. Lorsque du haut des collines, le roi aperçut
dans la vallée du Rhône le petit carré des légions
romaines : " Il y en aura à peine aujourd'hui,
s'exclama-t-il, pour la curée de mes chiens. "
C'est cette différence
de conception mythologique qui lui fait trouver le Juif
partout ; car tout ce qui est mythe de défaite est juif.
" Que me fout Mr Ben Montaigne, prêchi-prêcha, madré
rabin ?... Il n'est point la joie que je cherche,
fraîche, coquine, espiègle, émue... "
Céline possède quelques bonnes formules ; il connaît les raisons
profondes de la décadence occidentale, il a démasqué les
Juifs, mais il ne pourrait pas construire. Il sait que
la renaissance ne peut être obtenue que par une
revalorisation des mythes purement nationaux, du
mythe gaulois pour la France. Il sait que la force ne
peut venir que de l'extérieur. Il sait que c'est
l'esprit bourgeois qu'il faut extirper. " Il faut
ouvrir Pognon " dit-il. " Il faut créer la grande
famille-nation, sans les Juifs. Il faut pour cela
beaucoup d'enfants car sans enfants pas de gaieté. "
Il veut la sécurité sociale car " sans sécurité pas de famille ",
mais il veut aussi plus de " légèreté ", plus de grâce
dans les mouvements.
Quel que soit le sort que le
grand public et la critique réserveront à l'œuvre
de L. F. Céline, elle demeurera comme un signe
caractéristique de notre temps.
Au moment où les civilisations s'écroulent, où les empires se font et se
défont, où la pensée vacille et cherche sa voie,
quelques hommes, plus sensibles, plus audacieux que la
masse se dressent pour juger ou prédire. Qu'on le
veuille ou non, Céline est de ceux-là.
Au moment où les Juifs de France croient l'heure venue de régler leurs
comptes avec la France, et de reprendre leurs places,
nous leur conseillons de lire Céline sans préjugés, sans
rancœur, sans haine, sans
aveuglement et sans peur.
Peut-être est-ce trop leur demander ? CHORON-GOUREWITZ
(Shem,
Marseille, août 1944, dans BC n°284, mars 2007).
A propos de " l'anarchisme
" de Céline.
En
septembre 1933, Céline écrit à Evelyne Pollet à propos
de création littéraire : " Il est évident que vous
êtes douée de haute malice de fine observation, de
sentimentalité délicate, de grande ferveur... Mais tout
ceci n'est pas grand'chose sans beaucoup d'anarchie
" (Cahiers Céline 5, p.178).
Aussitôt les idéologues et commentateurs se sont empressés de qualifier
Céline d' " anarchiste de droite " !... Or, le
docteur Destouches s'est toujours montré pointilleux au
chapitre de la LOI, comme l'a montré sa véhémence pour
que l'on reconnaisse son innocence. Il ne supportera
jamais que l'on puisse l'accuser de trahison.
Dans le domaine médical, que ferait un soignant privé d'un sens aigu de
ce que l'auteur nomme " l'ordre des choses " ?
Faut-il aussi rappeler ce que Céline écrit de sa mère à
propos du mètre étalon des Arts et Métiers ?
Parlant d'anarchisme sur le plan de la création littéraire, Céline ne fait
qu'affirmer la nécessité pour un artiste d'aller " à
contre-courant ", une expression qui lui est chère.
Il affirme ce qu'un Albrecht Dürer professe de son côté
: " Il doit avoir l'esprit bien sec celui qui
toujours se garde d'inventer autre chose, mais demeure
sur le chemin accoutumé, ne fait qu'imiter les autres et
n'a pas le courage de réfléchir plus avant " (Dürer,
Ecrits théoriques). Plus simplement, l'artiste doit
se garder du conformisme. Ce que Céline appelle se
servir de " légumes cuits ".
Comment, sinon, découvrir de la beauté là où nul ne la trouvait ?
C'est ainsi que les artistes japonais nous ont appris à
voir la beauté d'une petite mauvaise herbe ou qu'un
Dürer consacre ses peintures à de très modestes fleurs
des champs et brindilles.
De même, dans Voyage au bout de la nuit, lorsque Céline nous parle
des " étages de silence des travailleurs de la nuit
" (les employés qui font les bureaux), il " crée
" de la beauté et hausse un certain prosaïsme à un
niveau poétique.
Il faut comprendre que lorsque Céline parle d' " anarchisme " pour
l'artiste, il s'agit non point de s'opposer à l'art,
mais au conformisme selon lequel est beau " ce qui
satisfait certains canons. " Car précisément, il
estime que l'art a pour fonction de créer de nouveaux
canons et de révéler de la beauté là où on ne la
percevait pas.
Ainsi on n'a pas compris son affirmation. Céline a une sorte de
conception sacrée de l'art. Conception qui n'est pas de
" plaire " et de satisfaire démagogiquement, qui
n'est pas de " vendre " (un de ses motifs contre
les juifs). Céline n'est pas le nihiliste que ses
ennemis ont voulu brosser, véritablement médecin, il
avait une passion pour la vie ( " Je suis un médecin
qui " écrit "). Il ne voulait pas " séduire "
se-duire, attirer à soi... mais orienter le regard vers
un nouveau visage de la beauté. " J'attends les
fausses notes, je les guette, je les recueille à pleine
oreille, elles seules sont encore un peu imprévues, et
c'est là n'est-ce pas le secret de la musique moderne
". (Progrès, Mercure de France).
Nicole DEBRIE (BC n° 263,
avril 2005).
C'est mieux... en le
disant.
Pour la plupart des lecteurs de l’époque, comme pour ceux d’aujourd’hui,
Bagatelles pour un massacre est un appel au pogrom,
à tuer les juifs ; quant aux cadavres de L’Ecole,
ils ne peuvent être que ceux des juifs.
Or, une lecture même cursive de ces textes montre à
l’évidence qu’il ne s’agit pas de cela ; le massacre en
question est celui des Français dans la guerre à venir :
conflit en vue duquel ces mêmes Français, futurs
cadavres, sont endoctrinés, formatés, éduqués – bien
entendu par les juifs, les francs-maçons, les
politiciens, etc. »
(R.Tettamanzi, Esthétique de
l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets
de L.F.Céline, vol.1, ed. du Lérot 1999).
Eviter la guerre...
Céline savait ce
qu'il avait écrit avant la guerre et pourquoi il l'avait
écrit.
A la lumière de ce que l'on venait de découvrir en Allemagne, ces
pamphlets prenaient un tour tragique que nul n'avait
décelé ni dénoncé lors de leur publication, tandis que
lui-même prenait figure d'assassin.
Bagatelles et L'Ecole, qui n'avaient été écrits que pour tenter
d'éviter la guerre, mais avec les outrances sans
lesquelles Céline ne serait pas Céline, apparaissaient à
la lueur des évènements que l'on sait comme des appels
au massacre et servaient de prétexte, bien qu'ayant été
écrits avant le génocide, à une chasse dont il était le
gibier.
Céline, mieux que tout
autre, savait qu'il n'avait pas voulu l'holocauste et
qu'il n'en avait pas même été l'involontaire instrument.
Il savait aussi qu'il n'avait en rien collaboré, et pas plus que Cocteau,
Montherlant et Morand qui, après que beaucoup d'eau eut
coulé sous les ponts, finirent par entrer à l'Académie.
Céline eut plus que jamais le sentiment d'être le chien galeux de la
littérature française et la victime expiatoire d'un
monde où les crimes avaient abondé de part et d'autre et
dont l'hypocrisie était la maîtresse unique.
François Gibault.
(Préface à Lettres de prison, Gallimard, 1998, dans BC
n°318).
Affaire Céline ou scandale Seguev ? Une polémique en
cacherait-elle une autre ?
Le
Voyage au bout de la nuit étant déjà disponible dans
une demi-douzaine de langues dans les librairies
israéliennes, la traduction de ce livre en hébreu ne
semblait guère qu’une formalité même si elle avait été
sans cesse différée.
On sait que l’affaire a pourtant mis en transes les
milieux intellectuels israéliens. Mais la personnalité
et les options politiques de l’ « antisémite
frénétique
(1)
sont-elles seules en cause, ou ont-elles simplement
servi de détonateur à la « guerre civile » qui couvait
déjà parmi l’Establishment israélien ?
Car si les anticéliniens ont pour chef de file Zeev
Sternhell, historien israélien du fascisme français, les
partisans du Voyage et, plus généralement de la
liberté d’expression ont pour champion un autre
historien, israélien lui aussi mais bien plus
« scandaleux » : Tom Seguev, auteur d’un livre explosif
qui vient d’être traduit en France, Le septième
million. (2)
Sous-titrée Les Israéliens et le génocide, cette
énorme étude (près de 700 pages) constitue en effet une
charge accablante contre les sionistes qui, bien au
chaud dans leurs kibboutzim, se montrèrent tout au long
de la Shoah au mieux indifférents au sort de leurs
frères européens en péril, au pis méprisants… et
affirme, Seguev, fort peu accueillants – le même
reproche pouvant être fait d’ailleurs à la très
puissante diaspora américaine, très réticente devant
toutes les propositions allemandes d’un exode massif
vers les Etats-Unis.
Non content de détailler les liens du Betar avec les
nazis, de montrer la Weltanschauung typiquement
« fasciste » selon lui, du Groupe Stern, par exemple,
Seguev explique le rejet des juifs européens par le fait
que, voulant créer « une nouvelle race » - de
surhommes socialistes – les disciples de Theodor Herzl
ne tenaient nullement à « polluer » les halouzim
(pionniers) de leurs rêves avec la pauvre humanité des
ghettos qu’ils jugeaient dégénérée et d’esprit trop
mercantile.
Bref, un livre pour le moins « dérangeant » et qui a
été reçu comme tel par le public et l’intelligentsia
israélienne, surtout travailliste, que Tom Seguev accuse
de « pharisaïsme », un pharisaïsme dont elle a donné une
nouvelle preuve en s’insurgeant contre la traduction du
Voyage…
Alors que l’idéologie du Céline de l’époque serait,
selon Seguev, très proche de celle du socialisme
israélien des temps héroïques.
On le voit, un conflit peut en cacher un autre, et le
« scandale littéraire » qui agite Israël est, avant
tout, une affaire intérieure.
(1) Dont la traductrice, Ilana Hammerman, a plus ou
moins été contrainte, pour se refaire une virginité, de
rédiger un long article sur les victimes de
l’Holocauste.
(2) Ed. Liana Lévi, Paris, 1994.
Claude
Lorne (Rivarol, 18 février
1994, dans BC n°139).
Féerie dans la Pléiade.
« S’ils étaient conséquents, les admirateurs de Céline
qui fondent leur admiration sur la langue nouvelle qu’il
a inventée et sur la richesse des effets qu’il en tire
devraient mettre au-dessus de toutes ses œuvres cette
Féerie pour une autre fois généralement incomprise.
Ils devraient la revendiquer comme son œuvre la plus
personnelle et la plus expressive puisque Céline a
accepté dans sa conception et dans sa forme toutes les
conséquences de sa poétique. Elle devrait être pour eux
la pierre de touche qui permettrait de distinguer les
vrais fanatiques de Céline. » (Bardèche).
On ne peut mieux dire.
Dans sa préface, M. Henri Godard a su définir avec
pertinence en quoi cette œuvre est l’une des plus
accomplies de Céline, mettant en lumière l’essence même
de ce style « radicalement neuf » et « encore largement
à découvrir ». Ecoutons-le : « Travaillé des années
durant par l’incessante écriture des versions
antérieures, le style atteint ici sa pleine maturité.
Jamais encore il ne s’était à ce point déchargé de toute
la matière interstitielle du discours. Jamais il n’avait
été aussi hardi dans l’ellipse et dans le saut, jamais
aussi léger dans l’allusion sur laquelle repose le
passage d’un segment à l’autre. »
Certes, le commentateur qu’il est n’a pas
forcément les mêmes réactions que tout un chacun face à
cette œuvre. Selon lui, le lecteur de 1952 – mais on
perçoit bien qu’il n’est pas sans rapport avec l’exégète
de 1993 – « n’est pas sans désirer rendre des coups ».
Mieux : « Ses réactions au fil du texte sont plus
d’une fois des injures (sic) qu’à défaut de pouvoir
adresser, il prononce au moins mentalement. »
Peut-être ai-je mauvais esprit mais lorsque je lis
Féerie, je ne ressens nullement, moi, le désir
d’adresser, même post-mortem, des injures à
l’auteur. Au contraire : j’éprouve pour lui une certaine
compassion rétrospective sachant que l’homme était alors
à terre et que ce livre, dans lequel il mettait tous ses
espoirs, se solda par un échec à la fois commercial et
critique.
Plus d’une fois, on perçoit ainsi, sous la plume de
M. Godard, de l’aigreur, une irrépressible crispation à
l’égard de l’auteur. C’est dommage pour lui car on a le
sentiment que cela gâche sa lecture et qu’il doit
parfois se faire violence pour la poursuivre : « On
serait tenté de quitter purement et simplement la
partie, c’est-à-dire d’interrompre sa lecture… »
On n’est plus très sûr si c’est le lecteur présumé
de 1952 ou M. Godard lui-même qui s’exprime ici.
Un
demi-siècle après l’issue du dernier conflit mondial, on
aurait pu s’attendre à plus de sérénité dans ce panthéon
littéraire qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. Un
rappel à ce propos : en 1966, Jean-André Ducourneau
préfaçait ainsi une édition des œuvres de Céline : « Tout
en reconnaissant l’inégalable verve du polémiste, nous
nous déclarons en opposition avec certaines des idées
qu’il exprime. Mais que l’on ne se méprenne pas sur
notre réserve. Elle se situe hors de toute politique et
de toute passion ». Près de trente ans plus tard, ce
regard dépassionné semble paradoxalement plus difficile
à atteindre. Foisonnante diversité des céliniens !
Tel quel, ce volume
est passionnant et il faut savoir gré à l’éditeur de la
peine qu’il a prise à déchiffrer, rassembler et classer
les différents manuscrits existants. Le premier à avoir
salué cette édition dans la presse est Angelo Rinaldi.
Tout en ayant une nette préférence pour les
Entretiens avec le professeur Y, qui figurent
également dans ce tome, il a intitulé son article
« Féerie pour toujours ». Oui, n’en déplaise aux
esprits chagrins, Céline a définitivement acquis sa
stature de contemporain capital. « Et nous assistons,
conclut le critique littéraire de L’Express, au
déferlement des eaux céliniennes, qui emportent sur leur
passage admirateurs, détracteurs, pauvres moucherons de
la critique que nous sommes. »
M.L. (BC n°136, janvier 1994).
Coups de cœur
et blablas. Dans
le langage courant, deux expressions inventées par
Céline, au moins, nous sont restées : " coup de cœur
" et " blabla ". De jongleries en rêveries,
ces deux créations deviennent des bannières ou des
frontières entre les " céliniens " qui se
divisent parfois en deux catégories hostiles : ceux qui,
à " coups de cœur ",
le font " marcher leur petit cœur
" - comme le recommandait Céline dans sa préface de
Guignol's band -, le plus souvent les modestes
chercheurs qui éclairent l'œuvre
d'un savoir précis, et ceux qui se perdent en "
blablas " - en tâchant d'imiter le torrent des
pamphlets -, mais qui n'apportent guère plus que du
bavardage.
En quelque sorte le combat de Carnaval et de Carême, des
gros et des maigres, des exhibitionnistes et des
observateurs. Des émules de Normance et des
héritiers de Micro, ces deux allégories de
Féerie pour une autre fois. On sait à qui allait la
préférence de Céline : aux Victor Carré ou Albert
Serrouille, ces collectionneurs généreux de leurs
infinies patiences - attentifs amoureux de la "
petite musique " -, et non aux bavards agités nabots
dans le style de Nelson, le " frime aux chromos "
des Guignol's band, le jubilant mouchard
persifleur.
Réunies et présentées en un seul volume par André Derval, 70 critiques de
Voyage au bout de la nuit, publiées entre 1932 et
1935, reflètent déjà les deux manières d'approcher
l'écrivain : ceux qui justifient leur idéologie en se
servant du livre - en l'admirant ou en le rejetant - et
ceux qui en trouvent la philosophie en se plongeant dans
sa poésie - moins nombreux que les autres. D'un côté les
Nizan et Rousseaux, de l'autre les Descaves et les
Bernanos. Entre les deux, jetant un pont, les
exceptions, comme Daudet et Altman. Faut-il le souligner
? Céline est passé de la littérature à la politique
(rattrapé par l'horreur de l'Histoire), et non, comme
tant d'autres acteurs, de la politique ou du journalisme
à la littérature. Toute la différence est là. On la
retrouvera dans les critiques.
Ce dossier de presse présente
les signatures aussi diverses que celles de Marcel
Arland, Ramon Fernandez, Georges Bataille, Claude
Lévi-Strauss, Eugène Dabit, Maxime Gorki. L'ensemble
étonne encore par la qualité des critiques. Les "
coups de cœur " de Léon
Daudet, d'Elie Faure ou de Léon Trotsky n'ont rien perdu
de leur jeunesse. André Derval note très justement que
Céline, dès Voyage, avait fait éclater les
clivages esthétiques et idéologiques de la presse - "
au point que plusieurs publications accueillirent
successivement dans leurs colonnes des analyses
antagonistes. " En cela même, les temps étaient plus
libres alors. Chacun ne répondait que de sa plume, et
l'on s'invitait volontiers. Les Galtier-Boissière et
même Léautaud s'en prenaient de préférence aux grands du
moment, répugnaient en littérature à s'en prendre aux
petits. C'est ce qu'on appelait avoir du panache. Et il
n'en manque pas dans ce petit livre d'André Derval,
malgré les erreurs de certains, les tâtonnements
d'autres, les contresens bien normaux devant telle
nouveauté littéraire ! Car c'était bien de littérature
dont il s'agissait alors, point de ces ragots de cuisine
qu'on publie aujourd'hui.
On s'intéressait " à l'objet " - comme le disait Céline - et assez
peu " au bonhomme ". Très peu de " blabla
" donc, presque pas même, sauf celui de François
Mauriac, dans ce recueil - aussi utile que plaisant -,
mais bien des " coups de cœur
" qui méritent qu'on les écoute encore.
Eric Mazet. (70 critiques de Voyage au bout de
la nuit, (1932-1935), textes réunis et présentés par
André Derval, Imec Ed. octobre 1993).
MERRY
BROMBERGER
: Interview dans une clinique, le prix Théophraste
Renaudot, le docteur X... alias M. Céline,
8 décembre 1932.
(...) Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon
éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus !
" Le voilà ! C'est l'amour dont nous osons parler encore
dans cet enfer, comme si l'on pouvait composer des
quatrains dans un abattoir. L'amour impossible
aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec
l'argent, cet autre bien indispensable. Il finit enfin
par trouver un coin tranquille, des rentes, une petite
femme qui l'aime. Pourtant, il ne peut pas rester là. Il
lui faut partir quand il a le bonheur bourgeois sous la
main, une petite maison, une épouse câline, des poissons
rouges.
Il se dit qu'il est fou pour être comme cela. Il s'en va. Madelon le
poursuit. Elle ne croit pas qu'il soit fou et lui le
comprend aussi. Il n'est seulement pas assez égoïste
pour être heureux. La petite l'assaille. Elle ne
comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de
lui-même, voudrait être héroïque dans son genre. Mais il
ne sait pas comment.
" A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n'est pas
elle mais l'univers entier qui le dégoûte. Il le dit
comme il peut et il en meurt. Personne n'a compris. Il
est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si ! Je le
sais bien. Je l'ai compris quand j'ai dû le relire. Si
j'avais la force de Dostoïevsky, je le recommencerais.
J'entrerais de nouveau dans la vie, frappant un coup à
droite, un coup à gauche. Mais je n'ai plus la force.
J'ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. Si seulement
il y a dans ce bouquin trois pages sur six cents qui
vaillent quelque chose, cela me suffit.
Mes maîtres ? Des médecins. Follet
d'abord, de l'Université de Rennes, un grand bonhomme ;
Rachmann ensuite, qui dirige à la Société des Nations le
lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils et
m'a fait voyager. Et aussi une danseuse américaine qui
m'a appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la
musique et le mouvement.
Les morts ? J'ai mâché leurs livres, en mastiquant la vache classique, en
travaillant, de mes mains d'abord, puis en faisant la
guerre pour passer mon bachot, puis en retravaillant
pour passer mon doctorat.
La littérature actuelle ? Les trois quarts ne valent pas une note
d'observation clinique, plus sûre.
On a dit que je briguais les prix littéraires ; laissez-moi rire. Je suis
candidat à la tranquillité. Il ne peut pas y avoir un
homme raisonnable d'ailleurs pour s'intéresser au délire
des " miens ". |