BIENVENUE BIOGRAPHIE AUTEURS POLITIQUES MEDIAS REPERES TEMOIGNAGES REGARDS

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

 

                                                                               ANALYSES

 

    

   « Peut-on ne pas aimer Céline ? »

La chose est des plus étranges. A force de se poser l’éternelle question du statut, voire de la légitimité – comment peut-on ? - de Louis-Ferdinand Céline dans le paysage littéraire (et autre) français, on a fini par rendre Céline obligatoirement aimable, génial, « incontournable » comme on dit chez les cuistres. Ce qui est aussi déplorable, au fond, que de le figer en « écrivain maudit ».

On peut oser sans problème ne pas aimer Proust, Gide, voire l’intouchable Camus. Personne ne vous conteste ce droit. Vous pouvez même les détester, il s’agit de goûts littéraires. Mais Céline, on ne peut pas. On ne peut plus. A la déclaration simple : « je n’aime pas Céline » est systématiquement accolée une suite tacite mais Ô combien assourdissante, « parce qu’il est antisémite ». Je n’aime pas Céline parce-qu’il-est-antisémite : c’est ce qu’on appelle en linguistique (Antoine Culioli) un « énoncé indissociable ». Avec Roland Barthes on parlerait d’holophrase. La première proposition (pourtant principale) « je n’aime pas Céline », comme elle est a priori considérée par votre interlocuteur comme subordonnée à la seconde (même non dite) « parce qu’il est antisémite », en devient du coup impossible. « Je n’aime pas Céline » est impossible (à dire, à écrire, à penser) puisque c’est une phrase tronquée, la seule phrase possible étant « je n’aime pas Céline parce qu’il est antisémite ».

Cette situation énonciative est extraordinaire et ne fonctionne – que je sache – que pour Céline parmi les écrivains à aura sulfureuse. On peut dire « je n’aime pas Aragon ». Cela se comprend, on n’entend pas forcément, en sens tacite ou subliminal, « parce qu’il est stalinien ». Plus troublant, on peut dire « je n’aime pas Drieu et Brasillach ». On vous suppose a priori un rejet littéraire, lié éventuellement au style rigide de l’un, ampoulé de l’autre (ou quelqu’autre raison) mais pas « parce qu’ils sont antisémites ». Dans ce cas, la phrase fait sens, elle est possible. On peut donc ne pas aimer Drieu ou Brasillach. Mais pas Céline.

On devine bien que le glissement n’est en rien linguistique. Louis-Ferdinand Céline est le syntagme d’une passion française jamais expurgée : l’Occupation, la Collaboration. Il en fallait un. C’est lui. On peut aisément deviner pourquoi. D’abord c’est, assurément, le plus grand – et de loin – des écrivains « collabos ». Et puis les deux (grands) autres sont morts en 1945. Lui a continué à vivre, à écrire, à parler, à susciter encore et encore mille polémiques.

A force de ressasser « le débat » de la légitimité de ses écrits – comme symptôme du mal forclos depuis 45 – on a fini par faire de Céline l’écrivain obligé, génial, in-critiquable. A force de se demander s’il faut le lire, voire le publier, il est partout (sans jeu de mots douteux), à foison. Même ses pamphlets prétendument « interdits » sont accessibles par un clic de souris.

Il y a peu (disons une vingtaine d’années), la situation était exactement inverse. Il fallait un certain courage pour dire « j’aime Céline » (« Ah bon ! Et pourtant, avec toutes ces horreurs qu’il a écrites !... »). Il fallait se préparer un argumentaire littéraire solide et même dans ce cas … Aujourd’hui, c’est pour dire « je n’aime pas Céline » qu’il faut un vrai courage ! (« Ah ! Vous en êtes encore là !!... Pffff ! »). Et là, plus besoin d’argumentaire bien préparé : quoi que vous disiez – vos arguments fussent-ils les plus brillants du monde – ne perdez pas votre temps ! Si vous n’aimez pas Céline c’est forcément parce qu’il est …

Inutile de vous dire que l’entreprise d’énoncer « je n’aime pas Céline » devient carrément indécente si – par le hasard des naissances et des filiations – vous vous appelez Barack (Avi qui plus est) … Ça fait souci : une partie de la population française, et au-delà, est exclue sans espoir de retour (Kherem et Chamata) du droit de dire une phrase, éventuellement (peut-être ?...) d’exprimer une opinion littéraire (littéraire mon œil … vous savez bien que c’est parce que …). Peut-on un instant imaginer un « Barack » … qui n’aime pas Céline parce qu’il déteste les logorrhées diariques, les successions incessantes de points d’exclamation, les imprécations en enfilades interminables, les pantalonnades épistolaires pitoyables, la « jactance pantinoise » systématique, le cynisme érigé en univers etc. ? Que non ! On sait bien, au fond du fond, pourquoi « en réalité », il n’aime pas Céline ! Et ses raisons ne peuvent pas être littéraires !

C’est là, sûrement, le nœud de l’affaire. Rien, de tout ce qui se dit sur Céline, ne peut être vraiment littéraire. Je veux dire exclusivement littéraire, pas entaché de considérations autres, d’arrière-pensées plus ou moins décelables.

Tenez. Si je vous dis, là, maintenant, je n’aime pas Céline. Ben voyons ! On s’en doutait ! Comment peut-il aimer Céline puisque Céline est …

Si je vous dis là, maintenant, j’aime Céline. Ben voyons ! Pour qui il nous prend ? S’il aimait Céline, déjà, il n’écrirait pas cet article. Et puis comment peut-il aimer Céline puisque Céline est …

Alors je ne vous dis rien d’autre que ce que j’ai dit. Tout énoncé sur Céline est frappé d’une interdiction énonciative. Je me tais.

Enfin presque.
 (Avi BARACK, La cause littéraire, 8 mai 2012, dans Le Petit Célinien, mercredi 9 mai 2012). 

 
Professeur de philosophie à Rome (Italie),Travaille à un essai sur les grandes possessions démoniaques (Loudun, Morzine) 
Psychanalyste en formation didactique

 

 

 

 

     LE PARADOXE JUIF DE CELINE

 Quand on considère les faits biographiques de la vie de Céline en dehors de toute mythologie, on est frappé par les caractéristiques légendaires, " juives " de son destin. Tout d'abord Céline est né dans une famille de commerçants laborieux, frénétiquement anxieux d'arriver au succès, ce à quoi elle parviendra d'ailleurs dans une certaine mesure. Dans la famille Destouches les femmes ont un rôle dominant tout comme dans la société juive. Sa grand-mère Céline Lesjean et sa mère Marguerite Céline Guillou seront beaucoup plus sa filiation que la branche paternelle, comme l'indique le nom de plume qu'il empruntera à leur prénom. Ainsi la race celte, à la quelle il cherche à se rattacher, ne lui vient que par la branche maternelle, les Destouches étant, eux, d'origine flamande et normande.

 Donc, Céline se place dans une lignée matriarcale tout-à-fait dans la tradition hébraïque. C'est un déraciné qui n'a pas d'attache géographique réelle, pas de terroir. Son univers est celui du monde artificiel d'une grande métropole. Il est fils du cosmopolitisme social et culturel, il vécut à Paris, il aurait pu vivre à New York ou à Buenos Aires. Son Jérusalem s'appellera Saint-Malo, son mur des lamentations, Le Grand Bé, mais il ne connaîtra jamais d'une manière charnelle la Bretagne, celle-ci restera toujours et avant tout une idée, telle la Palestine pour la plupart des juifs de sa génération.
 Son père, figure peu virile et personnage de second plan dans la famille, est un sous-chef dans une importante compagnie d'assurances, sa mère possède et gère un commerce de luxe de dentelles anciennes et de lingerie fine, elle s'avère être une commerçante douée. Leurs affaires prospèrent. Bientôt, la famille aura un compte de dépôt de titres dans une banque et fera des opérations de bourse souvent fructueuses. Les Destouches possèderont, en plus de leur commerce passage Choiseul et de leur appartement, une petite villa à Ablons, au bord de la Seine et deux petites maisons de rapport à Dieppe, ainsi qu'un voilier et des chevaux.

 Les Destouches étaient des déclassés comme l'est une grande partie des populations des métropoles internationales mais ils étaient loin d'être des prolétaires. Leur cheminement social ne se fit pas sans angoisse existentielle. Les préoccupations matérielles, si elles furent causes d'inquiétude et d'insomnie, ne relevaient pas de l'obsession du gagne-pain comme chez les pauvres. Les parents ambitionnaient pour leur fils unique une carrière dans le grand commerce international, comme l'aurait fait une famille d'épicier juif à Berlin pour leur progéniture. Combien d'écrivains ou artistes juifs n'ont-ils pas été destinés au négoce, contre leur désir, par des parents prévoyants.
 Son éducation sera loin d'être celle d'un français de souche. On lui fera connaître le cosmopolitisme dès la communale. Son parcours scolaire ressemble plus à celui d'un jeune Ashkénaze qui après avoir quitté sa famille de Biélorussie irait passer une année chez un oncle en Allemagne, étudier l'allemand, et une autre année à Londres chez sa tante étudier l'anglais avant d'aller finir son périple en apprentissage à Amsterdam chez un lointain cousin diamantaire. Le jeune Destouches ne sera jamais intégré à son entourage. Ses parents n'auront de cesse de lui indiquer sa " différence ". Même à Paris on le fera changer d'école presque chaque année, passant d'une école publique à une école privée, puis retournant dans une école publique, sans véritable motif, mais avec pour effet de lui interdire de s'attacher à un quartier et d'approfondir des amitiés avec des enfants de son âge et l'obligeant ainsi à sentir " autre ".

 De même  ses séjours dans les familles allemandes à Diepholz et à Karlsruhe et ceux dans les collèges anglais de Rochester et de Broadstairs montreront combien les Destouches étaient jaloux de leur rang social, et firent tout leur possible pour minimiser la promiscuité sociale et essayèrent de maintenir leur fils autant qu'ils le purent à distance d'un milieu scolaire qu'ils dénigraient.
 Dans cette famille, on cultivait, en plus de la valeur de l'argent et du sens des affaires, les belles lettres et les arts, en un mot la culture bourgeoise. Louis Destouches suivra des cours de piano et de violon. Le père Destouches surveillera étroitement le style écrit de son fils, sa correspondance de jeunesse montre un classicisme étroit, voire pédant. On donna à cet enfant le goût des mots et la discipline de l'écrit. Le verbe chez les Destouches avait une importance religieuse. 

 A travers ce culte on lui inculquera l'appétit des connaissances, le respect et l'admiration pour les choses de l'intelligence. Son véritable univers sera celui de l'esprit. Ceci dans un contexte réaliste, sur un fond de pragmatisme aigu, une contradiction qui n'aura de cesse de hanter le médecin écrivain.

  Les parents Destouches, du haut de leur tour d'ivoire pragmatique, ne croyaient pas que leur fils puisse arriver à la richesse et au succès par les filières de l'éducation nationale. Ici, point de préparation aux concours, on ne brigue pas les promotions des grandes écoles comme dans les vieilles familles françaises, mais on compte sur des expériences et des amitiés professionnelles. On ne croit pas à la hiérarchie du fonctionnariat mais aux solides amitiés commerciales. Il est intéressant de noter au passage que François Gibault dans la première partie de sa biographie de Céline, Le Temps des espérances, indique que pendant son passage chez Lacloche, un grand bijoutier de réputation internationale, fournisseur attitré de trois maisons royales et modèle des Gorloge de Voyage au bout de la nuit, la famille Destouches tenta au maximum de rapprocher leur fils des propriétaires en essayant d'établir des liens d'amitié avec leur fils. Tant et si bien que Louis fut affecté à des postes de haute confiance tel que la promenade de leurs chiens Barzoï, ou la surveillance des clients derrière les boiseries du magasin.
 Ainsi son apprentissage terminé, Louis Destouches fut encouragé par ses parents à devancer l'appel comme venait de le faire le fils de M. Lacloche, contemporain de Louis, car il leur semblait important que les deux garçons partent en même temps à l'armée pour pouvoir ensuite débuter ensemble dans les affaires tout en rapp
elant que le fils Lacloche allait être le futur patron de Louis.

 Un bien mauvais calcul, car l'esprit bourgeois français est plutôt imperméable à cette solidarité de race et de religion qui est considérée faire la force et l'humanité du monde juif, bien au contraire, le français (selon Céline) n'affecte pour son " frère de race " que mépris et jalousie préférant souvent lui faire un croc en jambe plutôt que de lui tendre la main. Le jeune Destouches comprendra vite ainsi combien fausses et illusoires étaient les ambitions de ses parents. Pour ce faux juif sans tribu la bourgeoisie nationale apparaîtra comme un monde ignoble. Cette expérience du monde du travail le mettra au contact du prolétariat dont il se sentira en fait solidaire et le langage duquel il fera sien pour son œuvre artistique. Quant aux vrais juifs quand il les remarque, ce n'est pas sans admiration ni affection qu'il les reconnaît comme un peuple courageux et vif circulant au travers de la fabrique sociale sans fausses manières, prenant des risques, se jetant à corps perdu dans l'action, secouant l'édifice du conformisme social.
 Le juif, qui lui apparaît comme un véritable aventurier social et intellectuel, ne pouvait être que son modèle et son maître ; et il le sera effectivement, entre autres, en
la personne de Rachjman, avant que ces sentiments ne tournent à l'aigre.
 
  Mes maîtres ?... Rachjman ensuite, qui dirige à la Société des Nations la lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils et m'a fait voyager. (Cahiers Céline 1, p. 31).

 Le nationalisme et l'uniforme qui faisaient vibrer Maurras seront cause de dégoût chez Céline. La fraternité sous le feu qui toucha tant Drieu La Rochelle ne sera qu'une absurdité infâme pour Céline qui ne voyait dans l'esprit patriotique qu'un énorme attrape-nigaud au service des puissants. L'armée creuset républicain du mélange social et racial des peuples de France n'accomplira pas cette fonction avec le maréchal des logis Destouches. Celui-ci, dès sa démobilisation, va rejoindre la pègre londonienne avant de partir pour les marches de la civilisation faire du négoce dans la jungle africaine.
 Un voyage repris dans l'épisode à bord de " l'Amiral Bragueton " dans Voyage au bout de la nuit dans lequel Bardamu est pris à parti par les fonctionnaires français.
 

 Dans le
Voyage, l'impressionnante description de l'ambiance meurtrièrement hostile entourant Bardamu à bord de l'Amiral Bragueton est un morceau de littérature pour une anthologie juive sur le thème du pogrome. La raison même que se donne la cargaison de fonctionnaires pour justifier son désir de tuer est des plus significatives en l'occurrence. Bardamu a payé son passage, alors qu'eux ils bénéficient de la gratuité ici avec la grâce. Celui qui n'y a pas droit est donc un disgracié, un paria. Ce que ses ennemis reprochent à Bardamu, c'est d'acquérir par ses propres moyens, en payant, le droit que les autres ont naturellement, et comme de naissance. Nous avons là en résumé la pièce maîtresse de tout dossier antijuif moderne. (Cahier de l'Herne, p. 183-184).

 Le voyage et l'émigration marqueront la vie de Céline. Voyage, non pas de loisir, mais de nécessité ainsi qu'une émigration ; non pas par choix mais forcée ; tout ceci étant à mettre en parallèle au destin courant de nombreux juifs.
 Céline sera un vagabond social. Il passera de la petite bourgeoisie au monde ouvrier, du monde ouvrier à la marginalité criminelle ; de la marginalité criminelle à l'aventure coloniale ; de l'aventure coloniale à la bourgeoisie ; de la bourgeoisie à la bohème ; de la bohème à la gloire internationale ; de la gloire à la déchéance. Toutes les étapes de ce parcours picaresque le classent pleinement aux côtés des aventuriers du ghetto, d'un Stavisky ou d'un Joanovici, de tous ces juifs qui vont défier la mauvaise fortune et " réussir ", (au moins momentanément) par leurs agissements illicites, vus du commissariat, et qui nourrissent ainsi l'antisémitisme.
 Du fond de son antisémitisme il gardera pour eux une certaine estime et une forte admiration.

 Tous ceux qui ont été ses proches disent que Céline enviait leur intelligence, leur sens de la tradition, leur esprit de famille et le fait qu'ils soient parvenus, par endogamie, à préserver la pureté de leur sang et leur identité. Il admirait aussi leur solidarité. (François Gibault, Céline, Le Temps des espérances (1894-1932), Paris, Mercure de France, 1985, p. 226).

 Sous l'occupation Céline ne reniera pas ses amitiés juives comme le prouve cette étrange réassurance écrite à Emmanuel Berl.
 
 Tu ne seras pas pendu. Tu seras Führer à Jérusalem. Je t'en donne ma parole. (Emmanuel Berl, Interrogatoire, Paris, Gallimard, 1976, p. 126-128).

 Contre les bourgeois il se glorifie d'être un super juif.

 Je ne me suis pas fait faute moi-même de foncer à tour de bras dans la bourgeoisie. Je fais cela bien mieux qu'un Juif, beaucoup mieux, en pleine connaissance de cause. (Cahiers Céline 5, p. 40).

 Comme le souligne Frédéric Vitoux dans Céline, celui-ci portait la marque de l'alliance du peuple élu avec Yaveh, il était circoncis. Stigmate à la fois physiologique et psychologique, la circoncision au niveau anthropologique marque son sujet du sceau indélébile d'appartenance à la tribu. Céline, lui-même n'a de cesse dans ses écrits d'interchanger juif et prépuce. Cette identification paradoxale ne survivra pourtant pas à la trahison d'Elizabeth, mais cela c'est une autre histoire.
                                                                                                                    
                                                                                                                                        
Jean MONNIER
 
(Bulletin célinien, n° 426, février 2020).
 
 

 

 

 

 

    CONTEXTE HISTORIQUE et DIFFICULTES d'ANALYSE.

 La distinction entre philosémites et antisémites n'était d'ailleurs pas du tout aussi simple à cette époque qu'elle nous le semble maintenant, si l'on sait, par exemple, qu'Emmanuel Berl écrivit ensuite les deux premiers discours du Maréchal Pétain, des 23 et 25 juin 1940. De plus, Berl, apparenté à Proust et à Bergson, était aussi le cousin de Lisette de Brinon, née Rachel Franck, l'épouse juive, mais convertie, de Fernand de Brinon, grand homme de la Collaboration, fusillé en 1947.
  Certes, il n'était pas responsable de ce cousinage encombrant. Par contre, il sera bien responsable, en janvier 1939, d'accuser Robert Bollack, patron d'un quotidien dédié à l'actualité économique, L'Agence économique et financière, de soudoyer les journalistes français pour qu'ils poussent à la guerre contre l'Allemagne, et ce républicain sera alors soutenu par le monarchiste Charles Maurras qui, en avril 1939, affirmera que les Juifs américains avaient remis trois millions de dollars à Robert Bollack pour financer cette campagne belliciste. Céline fera également sienne cette thèse dans L'Ecole des cadavres dès le début du passage consacré à l'Amérique :

 Ah ! Comme ces personnes pensent à nous, à New-York ! Quelle sollicitude angoissée ! Ce que notre avenir les inquiète ! Quelle frénésie de nous voir, le plus vite possible, très bientôt, toute la franscaille ! barder en lignes ! Gaillardement à la pipe ! Sonnez olifants ! Frémissez drapeaux ! Rafalez tambours ! La route des Morts est splendide ! Pour nous, toutes les viandes ! espoirs-des-croisades-démocratiques ! nous avons tous les vœux d'encouragement ardents des quarante et huit Etats ! [...] Cette fois on en reste rêveur [...] devant [...] la propagande américano-youtre belliciste. (1)

 Il n'en est que plus remarquable de voir cette opinion défendue aussi, au nom du pacifisme, par l'intellectuel juif qui insista pour publier L'Hommage à Zola. Ensuite Emmanuel Berl prit évidemment ses distances et se retira de l'engagement politique ; son ami André Malraux, lui, ne rejoignit la Résistance que tardivement, fin mars 1944, malgré des appels qui lui avaient été faits pour la rejoindre, notamment par ses deux demi-frères, tous deux morts ensuite en déportation. Il accueillit pourtant, vingt ans plus tard, la dépouille de Jean Moulin au Panthéon, alors que, dès juin 1940, un jeune monarchiste, Daniel Cordier, disciple convaincu de Charles Maurras, rejoignit Londres et devint, à partir de 1942, le secrétaire du même Jean Moulin.
  De plus, Cordier, antisémite à cette époque, raconte dans ses Mémoires
(2) combien il fut étonné de trouver à Londres d'autres jeunes gaullistes qui croyaient encore à l'innocence du capitaine Dreyfus ! Pour ce jeune Résistant venu de l'extrême-droite, il était toujours évident, en 1940, que Dreyfus était coupable !

  Donc, pour nous résumer, un homme de gauche, Malraux, antifasciste affirmé et ami des Juifs, reste passif pendant la plus grande partie de la guerre, tandis qu'un homme de droite, Cordier, antisémite, s'engage dans la France libre dès 1940 et devient deux ans plus tard le secrétaire du chef de la Résistance : ayons à l'esprit ce contexte complexe quand nous parlons de l'entre-deux guerres et, plutôt que d'opposer simplement philosémites et antisémites, il vaudrait mieux distinguer les pacifistes, dont certains Juifs, comme Emmanuel Berl, et ceux qui étaient résolus à la guerre, ayant compris qu'aucune négociation réelle n'était possible avec Hitler, la plus grande partie de la population française ne pensant, elle, qu'à éviter la guerre sans trop se soucier de ce qu'il pourrait advenir des Juifs dans cette affaire.

 N'est-ce pas la philosophe Simone Weil, Juive elle-même, qui, en 1938 écrivait à un correspondant :

 Sans doute la supériorité des forces allemandes amènerait-elle la France à adopter certaines exclusives contre les communistes, contre les Juifs : cela est à mes yeux [nous soulignons] et probablement aux yeux de la plupart des Français à peu près indifférent en soi ? (3)

 Si l'on précise, en plus, que ce correspondant était Gaston Bergery, un ancien radical, donc de centre-gauche, qui avait écrit - je cite - que " le racisme et l'antisémitisme étaient contraires à l'idée de nation " (4), mais qui allait se rallier à la Collaboration et devenir ambassadeur en Turquie du gouvernement de Vichy, après avoir aidé Emmanuel Berl à rédiger le discours du 25 juin du Maréchal Pétain, on comprend qu'il vaut mieux se garder de tout jugement simpliste quand on examine le contexte politique d'avant-guerre.
  Ce qui est indéniable par contre, c'est que l'idée de la possibilité d'un nouveau conflit était bien présente dans les esprits. J'en veux pour preuve cet extrait d'un petit journal de province, Le Bonhomme du Nord et du Pas-de-Calais, proche de ses lecteurs et reflétant bien l'opinion publique, dans l'éditorial duquel on pouvait lire en janvier 1932

  L'année 1931 nous a apporté la dépression économique [...] et la crise de la Société des Nations [...] Que nous apportera l'année 1932 ? Si l'on en juge par ses premières annonces il n'apparaît pas que ses dons doivent être très supérieurs à ceux de sa devancière. Tout au plus peut-on souhaiter que la situation ne s'aggrave pas et que l'humanité ne commette pas quelque folie plus homicide que celle de 1914. (5).

  La " crise de la Société des Nations " en 1931, c'était d'avoir été incapable d'empêcher l'invasion de la Mandchourie par le Japon, et Céline, par ses emplois précédents au sein de cette institution, dont il avait entrepris de faire la satire dans L'Eglise (CCI, 68), ressentait, sans doute encore bien plus que l'éditorialiste du Bonhomme du Nord et du Pas-de-Calais, la vanité des efforts de la SDN pour assurer une paix solide en Europe.
  Ce contexte nous permet de mieux comprendre comment cette évocation du risque de guerre vint s'insérer dans une allocution sur Zola avec laquelle elle n'avait a priori aucun rapport, car, entre autres fractures, c'est de l'époque de Zola que Céline date celle qui allait précipiter l'humanité dans la folie meurtrière de la Première guerre mondiale.

 (1) L'Ecole des cadavres, Ed. 8, 2012, p. 362-363.
 (2) Daniel Cordier, alias Caracalla : mémoires 1940-1943, Gallimard, 2009.
 (3) Cité par Ralph Schor, in L'antisémitisme dans l'entre-deux guerres, Ed. Complexe, Bruxelles 1992 (réédition 2005).
 (4) Cité par Simon Epstein, in Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008, p. 62.
 (5) Le Bonhomme du Nord et du Pas-de-Calais, 1932, Archives départementales du Nord, Lille.

 (Pierre-Marie Miroux, Céline : hommage à Zola, du politique à la politique, Les circonstances et la confusion des positions politiques, contribution Actes du XXIIe colloque International Louis-Ferdinand Céline, Société des études céliniennes, 2018).

 

 

 

 

            DE NICOLE DEBRIE.

 Puis-je, fort amicalement corriger une erreur de Numa dans le dernier Bulletin ? Ce dernier écrit : " Cette satire mordante (...) pourrait surprendre lorsqu'on sait qu'en 1938, Sartre fit figurer une phrase de Mea culpa dans La Nausée. "
  Quand on parle de Céline, il ne faut jamais rester dans le vague. En réalité, il s'agit d'une phrase de L'Eglise.
 
  " C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu " (L'Eglise, p. 161).

 Je suis ainsi obligée de constater que trop de céliniens n'ont pas lu mon livre. Je commente, page 213, dans le chapitre " Céline et la Loi ", l'intérêt de cette phrase développée d'ailleurs, page 163 : " Il parlait le langage de l'individu, moi, je ne parle que le langage collectif " (L'Eglise, p. 163).
  On peut se trouver agacé par l'incompréhension des critiques que Céline adresse aux juifs par nombre de céliniens qui veulent trouver dans Céline leur propre racisme. Engagé dans un processus très secret d'individuation, Céline critique tout ce qui  ressemble à une homogénéisation et oppose l'individu au collectif représenté pour lui par les juifs et surtout par le communisme.

 Il ne changera jamais sur ce chapitre : sa lettre à Cocteau est tout à fait claire : " Le fanatisme juif est total et nous condamne à une mort d'espèce atroce, personnellement et poétiquement totale " (Cahier 7, p. 231).
  Céline ne dit pas autre chose qu'André Gide dans son journal parlant de Blum : " C'est le cerveau le plus anti -poétique que je connaisse " (24 janvier 1914, Journal 1899-1939, Pléiade, p. 397).

  Alors, de grâce, ne transformez pas les réactions d'un poète à la recherche de son identité et de sa poésie propre, de sa création originale, avec celle des antisémites racistes et stupides, ce que Ferdinand ne fut jamais.

 L'éducation chrétienne, très sérieuse de Céline n'est certainement pas sans intervenir dans sa conception de l'individuation. Je rappelle que l'incarnation et la relation de l'individu à Dieu - relation personnelle - est ce qui distingue la religion juive de la religion chrétienne.
 (Nicole Debrie, BC n° 112, janvier 1992, p.7).

 

 

 

 

             DE PIERRE GRIPARI.

 Et l'antisémitisme ?
 Essayons, pour une fois, de regarder les choses en face. Céline est antisémite. Peut-être pas tout à fait autant que Moïse, mais il l'est, c'est incontestable. S'il parle peu des juifs dans ses romans, il leur consacre en grande partie ses trois livres-pamphlets dont le premier au moins, Bagatelles pour un massacre, est un authentique chef-d'œuvre.
 Qu'y a-t-il dans Bagatelles ?

 Il y a d'abord d'admirables tableaux de l'Union prétendue soviétique. Il y a d'excellents chapitres de critique littéraire, des pages sur la danse, des livrets de ballets. Il y a une dénonciation, plus que jamais d'actualité, de l'avilissement culturel de la France, par la démocratisation forcenée, par la commercialisation cynique des arts, des lettres, du spectacle.
 Il y a même une prophétie du règne des " idoles ", dans le sens que l'on donne aujourd'hui à ce mot : vedettes-bidon, cabotins faussement populaires, soutenus par une publicité omniprésente et matraqueuse.

 La partie anti-juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu'on appelle aujourd'hui la littérature anticolonialiste. C'est que les motifs de Céline n'ont rien à voir avec l'antisémitisme chrétien traditionnel. Peut lui chaut de savoir si les Juifs ont eu tort ou raison de condamner le Christ comme faux-Messie, blasphémateur ou hérétique. Ses motifs, ou plutôt son motif unique, c'est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on est en train de nous préparer sous couleur de Front Populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films français des années trente.
  Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre.

 Il faut, naturellement, se souvenir qu'Hitler a sa part de responsabilité dans le suicide de l'Europe... Cela dit, l'analyse de Céline est parfaitement juste, et ses prédictions les plus sinistres se sont pleinement vérifiées. C'est bien l'Europe entière, France, Angleterre et Russie comprises, qui est la vraie, la seule vaincue de cette prétendue victoire des démocraties.
 On peut même se demander si les juifs européens, en dépit de leur basse propagande, sont tellement satisfaits du résultat final...
 (Pierre Gripari, Léon Bloy, un célinien chrétien, BC n° 101, février 1991, p. 12).

 

 

 

              LE FOND DU VOYAGE...

 " Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C'est l'amour dont nous avons parlé encore dans cet enfer, comme si l'on pouvait composer des quatrains dans un abattoir.
 L'amour impossible aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec l'argent, cet autre bien indispensable. [...] Il n'est seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite l'assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son genre. Mais il ne sait pas comment.
  A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n'est pas elle, mais l'univers entier qui le dégoûte. Il le dit comme il peut et il en meurt. Personne n'a compris. "
 (Réponse à Merry Bromberger dans L'Intransigeant, 8 décembre 1932, Année Céline 2017, p.162).

 

 

 

                                                                         A SIMONE SAINTU

                                                                                                  20 Août [1916.]

                    Ma chère Simone -

   Vous ne seriez pas femme si, dans chacune de mes lettres, vous ne cherchiez, en vain, un passage ayant attrait 1 aux négresses - Et, très particulièrement, quel genre de commerce s'est établi entre elles et moi -
- Vous me savez trop " affranchi " pour dissimuler le moindre atome de vérité à ce sujet, aussi préparez-vous à une grande surprise, je ne suis pas (marié)
2 et ne me marierai jamais, surtout en Afrique - 
  Pourquoi ? -
  Il serait puéril d'incriminer une répulsion pour les lignes, certaines sont parfaites -
  L'odeur, on s'y fait.
  Elles sont d'ailleurs en moyenne fort propres.
  Et pour ce qu'on en veut faire, la teinte psychique du moi de la jeune personne importe peu -
  Il n'y a pour moi qu'une raison qui me retienne, et la voici - Les femmes nègres sont en général les esclaves de leurs maris, ce sont elles qui travaillent aux champs, font à manger pour tous, élèvent naturellement les enfants - les hommes se contentent d'être des hommes, et cela suffit à tous - La morale n'est qu'un mot et les mâles jouissent ici d'une considération qui leur serait refusée en France dans les meilleurs milieux, à moins qu'après la guerre... -
  Or donc, quand par hasard un Blanc prend une femme parmi ces natives, elle se trouve tout à coup transportée au pinacle de la félicité -
  Plus de travail, plus de coups - à manger en abondance, puis, comme elle est femme malgré tout, quelques pagnes plus ou moins vivement coloriés la portent aux Paradis -
  Sous l'influence de l'oisiveté et d'une aisance relative, son petit cerveau, embourbé jusque-là par une vie misérable et besogneuse dont elle s'accommodait fort bien, se met en action et bientôt au contact de l'ambiance s'élève à un degré qui, si minime soit-il, l'amène à constater avec mépris son état primitif, et la rend peu à peu complètement inapte - au métier de serve qui, quelques mois avant, lui paraissait fort acceptable -
  Un jour, le Blanc s'en va, elle retourne au village, contrainte souvent par force de remettre au mari tout ce qu'elle avait pu amasser, elle se retrouve plus misérable qu'avant, puisqu'elle sait maintenant ce qu'elle est. -
  Elle se traînera probablement comme un boulet sa vie entière, à moins qu'elle ne se suicide, ce qui arrive souvent, non à cause de la perte du Blanc dont elle se soucie fort peu, mais à cause de la perte de confort dont elle se soucie beaucoup plus -
  Si elle subsiste, elle est, dans sa sphère et jusqu'à sa mort, une " incomprise " -
  J'ai trop le culte de mon indépendance pour ne pas l'entacher par de mauvaises actions de ce genre, elles ne sont portées dans aucun code, quoiqu'elles fassent souvent plus de torts que les délits qui y sont enregistrés. Je connais des hommes respectés et qui s'enorgueillissent de pompeuses appellations, que de si mignardes considérations n'arrêtent pas.
  Pour moi, j'en ignore parfois des autres, mais respecte toujours celles-là - et me soucie fort peu de l'estime publique -
  je sais entre autres qu'il faut peu de chose pour faire souffrir un être quelconque surtout par la perte des illusions - et n'oublie jamais le proverbe arabe " Lorsque Allah veut perdre une fourmi, il lui donne des ailes d'un lever au coucher du Soleil
3 "
      Votre bien sincère
                                                                                                                                                             L d T
1 Amusant télescopage pour " ayant trait aux attraits ".
2 Typographie de l'édition de référence, où la cause de la parenthèse et du caractère italique n'est pas précisée. Ce pourrait être un emploi reçu parmi les colons français pour " en concubinage ".
3 Il s'agit en effet d'un proverbe algérien.

 
(Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2009, p. 176).

 

 

 

         POURQUOI CELINE SIGNE CELINE.

 Depuis peu, çà et là on lit que Louis Destouches aurait pris le pseudonyme de Céline pour rendre hommage à sa grand-mère maternelle, Céline Guillou, née Lesjean, parce que, dans Mort à crédit publié en 1936, Caroline, le personnage de la grand-mère, apprend à lire au jeune Ferdinand et que celui-ci éprouve pour elle un respect assez rare. Or, que ce soit en 1934 auprès de la journaliste Lucie Porquerol ou en 1960 auprès du professeur Henri Mondor, Céline a toujours affirmé qu'il avait pris pour pseudonyme " le prénom de sa mère " pour préserver l'anonymat de sa pratique médicale.

 L'écrivain affirmera aussi qu'il avait voulu réunir ses parents et lui-même sur la couverture du Voyage au bout de la nuit. Comment ? Sur ses papiers militaires et sur l'acte de naissance de son fils, M. Destouches père, bien qu'il se fît appeler Fernand par sa femme, portait comme prénoms Ferdinand et Auguste. Ferdinand fut donc donné comme second prénom à son fils. La mère de Louis, elle, s'appelait Marguerite, Louise, Céline Guillou.
  Comment réunir son père et sa mère dans son œuvre ? En signant Louis-Ferdinand Guillou ? Louis-Ferdinand Marguerite ? Chez les écrivains, le nom de Guillou était déjà pris par Louis Guilloux, auteur de La maison du peuple (1927), et le prénom Marguerite par Victor Marguerite, auteur de La Garçonne (1922). Restait donc à prendre pour pseudonyme le troisième prénom de sa mère, Céline, un prénom populaire qui allait devenir un sacré nom de guerre. Les premières dédicaces sur les exemplaires de luxe du Voyage seront signées " Louis Céline ". Bien peu, pourtant, auront le privilège d'appeler l'écrivain par son véritable prénom, Louis, un " prénom de cocher ", comme l'écrira Céline à sa fille, mais un prénom qu'il aurait bien aimé transmettre à un petit-fils. Pourtant aucun de ses descendants, jusqu'à présent, ne s'appelle Louis, Ferdinand ou Céline.

 Ressac de l'œuvre ultime ? Dans Rigodon, où les ruines de Hambourg évoquent celles de Pompéi, Céline découvre un bas-relief qui nous renvoie au trio de Mort à crédit : " Un homme, une femme et un enfant... l'enfant au milieu... ils se tiennent encore par la main... et un petit chien à côté. "
 (Eric Mazet, Lire, Hors-Série n°7, 26 juin 2008)

 

 

 

        PAMPHLETS DE LA COLERE ET DE LA PEUR.

 Bien décidé à tirer au clair, dans la mesure du possible, le phénomène Céline, j'ai posé à mon hôte une question qui ne lui plaît guère. Mais il s'y est visiblement préparé. Aussi me sert-il la réponse ordinaire, celle qui fut faite à l'Express, à la télévision, à Match, à tous les enquêteurs et intervieweurs qui ne sont pas fâchés de mettre l'énergumène national en difficulté, mais qui, pourvus par lui d'une explication sommaire (d'ailleurs exacte, au fond), n'insistent pas, rompent les chiens avec astuce et politesse, peu soucieux d'ébranler une légende et de perdre un grief.

 Donc, voici. Les pamphlets anti-juifs, Céline les a conçus en réalité comme des pamphlets contre la guerre. Son grand dessein, en ce temps-là, c'était de crier aux Français qu'on les conduisait de nouveau au casse-pipe, qu'ils ne devaient pas se laisser faire. Pour conjurer le danger, il fallait avant tout prendre à partie vigoureusement les personnages et les groupes qui, mus par des sentiments passionnés ou par l'espoir de vider une querelle particulière, poussaient à la bagarre. Parmi ces boutefeux, il y avait beaucoup de Juifs. L'auteur du Voyage n'avait rien contre Israël. Il avait eu de bons rapports, à divers moments de sa vie, avec pas mal d'Israélites. Dans ses deux grands romans, pas un seul croquemitaine au nez crochu. Tout est venu vers 1933, en fonction de la guerre menaçante. Si les Chinois, ou les anabaptistes, avaient poussé au conflit, Céline aurait foncé sur eux, sans hésiter, avec la même furie, le même mépris des prudences et des nuances.

  Bien sûr, une fois lancé, il passa toute mesure. Les mots l'entraînèrent. Qui dira la puissance aveugle des mots, lesquels, à peine déchaînés, cessent d'obéir à celui qui les mène ? C'est une foule révolutionnaire, qui se met à piller et à brûler tout ce qu'elle rencontre. Le pamphlétaire, à ce point de son discours, ressemble au sieur de La Fayette sur son grand cheval pie : " Je suis leur chef, donc je les suis, pour empêcher un malheur. " Perdu, avec ses intentions honnêtes, dans la forêt des piques, qui sont sorties de terre à la voix du démagogue. Il est dangereux d'exciter les peuples et les mots ; cela finit par des sottises.

 L'auteur des Beaux draps n'avait rien du polémiste ponctuel et sourcilleux ; il ne faut pas lui demander de se lancer dans des théories explicites ni dans des discussions en règle. Ses diatribes de l'époque critique étaient le fruit de la colère et de la peur. Il évoque aujourd'hui avec un haussement d'épaules les exagérations monumentales dans lesquelles il est tombé, en cent endroits de Bagatelles et de l'Ecole. Quand on délire !... Mais le fond du discours, l'idée originelle, l'inspiration première de ces furieuses attaques contre les bellicistes, et contre les Juifs en tant que bellicistes occasionnels, étaient justes. L'Occident ne devait pas faire la guerre, et il lui était possible de ne pas la faire. Ceux qui ont souhaité, voulu, provoqué l'hécatombe, et même ceux qui s'y sont laissé induire, ont eu tort.

  Je suis convaincu que ces explications - qui mesurent et surplombent tout l'écart entre le Céline réel et le Céline légendaire - sont parfaitement sincères. Pourtant je crains qu'en prenant la forme d'un dispositif de défense elles ne se soient durcies, simplifiées, ramenées à un schéma, comme un dessin d'enfant. Puis le parti pris d'humilité bouffonne, de docilité gouailleuse, dans lequel le prisonnier de Copenhague s'est enfermé délibérément, à la suite de ses mésaventures, ne lui permet plus de distinguer lui-même ce qui est ironie, dans ses propres attitudes, et ce qui ne l'est pas. Pousser plus loin mon enquête, ce serait maintenant indiscret, et d'ailleurs inutile. D'autant que toute cette partie de la sensibilité célinienne semble s'être endormie à demi, comme le moignon d'un mutilé. Taquinons d'autres fibres...
  (Robert Poulet, Mon ami Bardamu, Entretiens familiers avec L.F.C., Plon, 1971, p.103).

 

 

 

 

                                                       AUX EDITIONS DE LA N.R.F.
                                                                            
                                                                                      [Peu avant le 14 avril 1932]

                     Monsieur,

 Je vous remets mon manuscrit du Voyage au bout de la nuit (5 ans de boulot).
 Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt possible si vous êtes désireux de l'éditer et dans quelles conditions.µ
 Vous me demandez de vous donner un résumé de ce livre. C'est un bizarre effort en vérité auquel vous me soumettez et jamais je n'y avais encore songé. C'est le moment me direz-vous. Je ne sais trop pourquoi mais je m'y sens tout à fait inhabile. (Un peu l'impression des plongeurs au cinéma qu'on voit rejaillir de l'eau jusqu'à l'estacade
1...) Je vais m'y essayer toutefois, mais sans manières. Je ne crois pas que mon résumé vous donnera grand goût pour l'ouvrage.
                                                                                                    _________

  En fait ce " Voyage au bout de la nuit " est un récit romancé, dans une forme assez singulière et dont je ne vois pas beaucoup d'exemples dans la littérature en général. Je ne l'ai pas voulu ainsi. C'est ainsi. Il s'agit d'une manière de symphonie littéraire, émotive, plutôt que d'un véritable roman. L'écueil du genre c'est l'ennui. Je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux. Au point de vue émotif ce récit est assez voisin de ce qu'on obtient ou devrait obtenir avec de la musique. Cela se tient sans cesse aux confins des émotions et des mots, des représentations précises
2, sauf aux moments d'accents, eux impitoyablement précis.
  D'où quantité de diversions qui entrent peu à peu dans le thème et le font chanter finalement comme en composition musicale. Tout cela demeure fort prétentieux et mieux que ridicule si le travail est raté. A vous d'en juger. Pour moi c'est réussi. C'est ainsi que je sens les gens et les choses. Tant pis pour eux.
                                                                                                    _________
 
  L'intrigue est à la fois complexe et simplette. Elle appartient aussi au genre Opéra. (Ce n'est pas une référence !) C'est de la grande fresque, du populisme lyrique, du communisme avec une âme, coquin donc, vivant.
                                                                                                    _________

  Le récit commence Place Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans plus tard à la fête de Clichy. 700 pages 3 de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour, l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, de délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s'instruire et pour s'amuser.

                                                                                                     Les faits.

  Robinson mon ami, vaguement ouvrier, part à la guerre, (je pense la guerre à sa place) il se défile des batailles on ne sait trop comment... Il passe en Afrique Tropicale... puis en Amérique... descriptions... descriptions... sensations... Partout, toujours il n'est pas à son aise (romantisme, mal du XXIe siècle...) Il revient en France, vaseux... Il en a marre de voyager, d'être exploité partout et de crever d'inhibitions et de faim. C'est un prolétaire moderne. Il va se décider à estourbir une vieille dame pour une fois pour toutes posséder un petit capital, c'est-à-dire un début de liberté. Il la rate la vieille dame une première fois. Il se blesse. Il s'aveugle temporairement. Comme la famille de la vieille dame était de mèche, on les envoie ensemble dans le midi pour éteindre l'affaire. C'est même la vieille qui le soigne à présent. Ils font dans le midi ensemble un drôle de commerce. Ils montrent des momies dans une cave (Ça rapporte). Robinson recommence à voir clair. Il se fiance aussi avec une jeune fille de Toulouse. Il va tomber dans la vie régulière. Pour que la vie soye tout à fait régulière il faut encore un petit capital. Alors cette fois encore l'idée lui revient de buter la vieille dame. Et cette fois il ne la rate pas. Elle est bien morte. Ils vont donc hériter lui et sa future femme. C'est le bonheur bourgeois qui s'annonce. Mais quelque chose le retient de s'installer dans le bonheur bourgeois, dans l'amour et la sécurité matérielle. QUELQUE CHOSE ! Ah ! Ah ! C'est tout le roman ce quelque chose ! Attention ! Il fuit sa fiancée et le bonheur. Elle le relance. Elle lui fait des scènes, scènes sur scènes. Des scènes de jalousie. Elle est la femme de toujours devant un homme nouveau... Elle le tue...
   Tout cela est parfaitement amené. Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C'est du pain pour un siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l'Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine...
        Avec mes meilleurs sentiments
                                                                                                                                         Louis Destouches

 (Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2009, p. 306).

 

 

 

 

  LA CHANSON DES GARDES SUISSES. 

  Céline était-il pour ou contre le mercenariat ? On peut interpréter le choix de la " Chanson des Gardes Suisses", mise en exergue du Voyage au bout de la nuit, de deux manières différentes : contre, comme l'a fait par exemple Jean Castiglia, ou pour, comme je le prétends. Peut-être, en tant que Suisse, suis-je entraîné par ma fierté nationale à défendre la tradition du service à l'étranger, qui a permis à tant de mes compatriotes de survivre, alors qu'ils seraient morts de faim dans un pays surpeuplé et sans ressources naturelles et qui n'est devenu riche, grâce à ses banques et à son industrie, qu'au début du XXe siècle.

 La " Chanson des Gardes Suisses ", c'est le " Chant de la Bérézina ", une vieille chanson populaire de langue allemande chantée par le contingent suisse de la Grande Armée en 1812, lors de la retraite de Russie.
 Au passage de cette rivière gelée, les Suisses avaient été placés en arrière-garde pour protéger le gros de l'armée. Au cours de cette mission, dont ils se chargèrent comme toujours de façon héroïque, leurs pertes furent considérables.
  Ils furent encourager à résister aux Cosaques par un de leurs lieutenants, Thomas Legler, de Diesbach dans le canton de Glarus, qui entonna une vieille chanson de son pays, dont la première strophe comprend ces paroles devenues célèbres grâce à Céline :

          Notre vie est un voyage
          Dans l'hiver et dans la nuit,
          Nous cherchons notre passage
          Sous un ciel où rien ne luit.

  Les soldats suisses engagés dans la Grande Armée avaient été recrutés de force par Napoléon Bonaparte. La Suisse, rebaptisée " République helvétique " n'était alors qu'un Etat satellite de la France, depuis que les Cantons suisses avaient été occupés par les troupes révolutionnaires de 1798.
  Louis-Ferdinand Céline a vraisemblablement pris connaissance du " Chant de la Bérézina " alors qu'il travaillait à Genève pour la Société des Nations. Il eût été en effet difficile, dans le Genève des années trente, de ne pas entrer en contact avec cette chanson, très populaire à l'époque.
  La traduction française de ce " Chant de la Bérézina " était due à l'écrivain Gonzague de Reynold, qui devint plus tard rapporteur d'une commission internationale de la SDN et n'était certainement pas un inconnu pour Céline. Elle avait été réalisée tout d'abord en 1917 pour un recueil de chansons de troupe, puis reprise dans une revue musicale à but patriotique, La gloire qui chante, écrite par ce même Gonzague de Reynold en collaboration avec Paul de Vallière, auteur d'une Histoire des Suisses au service étranger, intitulée Honneur et Fidélité.

  La gloire qui chante fut représentée dans la plupart des villes suisses jusqu'en 1920 par des soldats des troupes suisses de langue française. Le livret de ce poème dramatique, publié en 1919, fut rapidement épuisé et ne fut réédité qu'en 1940. Il n'est pas certain que Céline, dont les premiers séjours à Genève datent de 1924, ait assisté à une éventuelle représentation de La gloire qui chante ou ait pu avoir son texte entre les mains. En tout cas, questionné à ce sujet, trente ans après, par un historien suisse, Max Wetterwald, Céline lui écrivit qu'il ne se souvenait pas dans quelles circonstances il avait découvert le " Chant de la Bérézina ".

  Le texte de la première strophe de cette chanson, en exergue au Voyage au bout de la nuit, a été légèrement modifié par Céline, qui l'intitule par ailleurs " Chanson des Gardes Suisses " au lieu de " Chant de la Bérézina " et lui donne la date de 1793 au lieu de 1812. Il met une majuscule à " Nuit " et écrit, en place de " Sous un ciel où rien ne luit " : " Dans le ciel où rien ne luit ".
 Si Céline a pu assister à une représentation de La gloire qui chante ou en consulter le livret, ces modifications sont difficilement explicables, à moins qu'elles ne soient délibérées. Jean Castiglia, dans sa contribution au Congrès de Toulouse en 1990, les explique par la haine de Céline pour le mercenariat, qu'il voyait s'installer dans le monde à l'instigation de la Société des Nations, considérée par lui comme une " église de la religion internationale dans laquelle conspirent juifs et francs-maçons pour l'avènement d'un service étranger à l'échelle planétaire ".

  Céline aurait donc, selon Jean Castiglia, volontairement remplacé la date de 1812 par celle de 1793, cette année fatidique qui annonçait le désastre de notre civilisation. Les soldats suisses auraient par ailleurs préfiguré un vaste mercenariat universel, qu'il voyait s'organiser sous l'égide de la SDN.
  C'est pour cela qu'il aurait rebaptisé le " Chant de la Bérézina " en " Chanson des Gardes Suisses, 1793 ", et l'aurait rendu encore plus nostalgique par la substitution de " Dans le Ciel où rien ne luit " à " Sous un ciel où rien ne luit ", nous signifiant par là que tout espoir était désormais vain, non seulement sur terre, mais également " dans le Ciel ".
 
 Outre que Céline savait bien qu'il n'y avait plus, en 1793, de troupes suisses au service de la France, leurs compagnies ayant été dissoutes un an plus tôt, après la prise des Tuileries, cette interprétation ne me convainc pas. En effet, dans le Voyage au bout de la nuit, Céline fait dire exactement le contraire à Princhard au dispensaire d'Issy-les-Moulineaux : " Danton n'était pas éloquent pour des prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu'on les entend encore, il vous l'a mobilisé en un tour de main le bon peuple ! Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d'émancipés frénétiques ! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu'emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! Pour lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire... Le soldat gratuit ça c'était du nouveau... "
 
 
Il est donc évident que Céline, par l'entremise de Princhard, regrette le temps du mercenariat et critique l'introduction du service militaire obligatoire généralisé, qui allait surtout permettre de faire la guerre à meilleur compte. Il préfère les mercenaires aux héros malgré eux que sont les soldats des démocraties modernes.
  Princhard continue ainsi : " Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l'inédite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment qu'il avait encore bien des choses à apprendre. " De ce jour, clama-t-il, magnifiquement, selon les habitudes de son génie, commence une époque nouvelle ! " Tu parles ! Par la suite, comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en moins cher, à cause du perfectionnement du système. "
 
 Pour Céline, comme il l'écrit dans le Voyage au bout de la nuit, il n'y a rien de pire que les guerres entre " la Patrie N° 1 et la Patrie N°2 ", Dans ses pamphlets, il va même jusqu'à prôner une alliance franco-allemande et se réfère précisément à la Suisse, qui avait su depuis si longtemps réunir dans une même nation des Etats germaniques et latins.

  Je crois donc qu'en mettant la première strophe du " Chant de la Bérézina " en exergue au Voyage au bout de la nuit, Céline, loin de vouloir critiquer le mercenariat des Gardes Suisses, leur a rendu un bel hommage posthume. Il a choisi ces vers exprimant leur détresse - alors qu'ils allaient bientôt être remplacés par de la chair à canon fanatisée et bon marché - pour nous faire part de son propre désespoir face au monde moderne. D'où la modification du titre de la chanson, et peut-être aussi celle du dernier vers, plus ou moins consciente s'il citait de mémoire.
  Quant à la date, Céline ne s'en souvenait peut-être plus, mais de toute façon 1812 n'aurait pas convenu, puisque les Suisses, au passage de la Bérézina, n'étaient plus des engagés volontaires, mais faisaient partie des quatre régiments réquisitionnés par Napoléon et recrutés de force en République helvétique, un Etat vassal de la France.
  En revanche, la date de 1793, avec sa connotation terrifiante, devenait tout à fait vraisemblable, car même s'il n'y avait plus de Gardes Suisses au service de la France cette année-là, il en restait au service d'autres nations. Ces mercenaires allaient d'ailleurs aussi disparaître peu à peu, à l'exception des quelques Gardes Pontificaux qui portent encore fièrement, au Vatican, le costume que leur a dessiné Raphaël.
 (Claude HAENGGLI, BC n°295, mars 2008). 
 

 

 

 

  LA SOCIETE DES NATIONS.

 Par les circonstances de la vie, je me suis trouvé pendant quatre ans titulaire d'un petit emploi à la S.D.N. [...] Je briguais rien, soyez tranquilles. Je suis pas jaloux. C'est pas mon genre de réussir... C'était seulement une aventure...  (Bagatelles pour un massacre, p.65).

 C'est entre 1925 et 1928, que se situe le séjour de Céline à la Société des nations. En 1924, il avait été reçu docteur en médecine, après la soutenance d'un thèse qui l'avait fait lauréat de la faculté de médecine de Paris. Place des Lices, à Rennes, il s'installa médecin de quartier, promis à un avenir confortable avec l'assurance de succéder à son beau-père, directeur de l'Ecole de médecine de la ville. Il n'y resta qu'environ trois mois, repris par son vice, " cette envie de s'enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi ".
  Grâce aux recommandations de la fondation Rockefeller, pour laquelle il avait fait en 1917 des tournées de conférences en Bretagne, il entra au service de la SDN. Son travail le conduisit à Genève, à Liverpool, et il effectua un certain nombre de missions en Afrique, aux Etats-Unis, au Canada et à Cuba. Il quitte la SDN en 1928.

  Céline a consigné ses observations sur l'organisation genevoise dans sa pièce de théâtre L'Eglise et dans Bagatelles pour un massacre. L'acte troisième de L'Eglise a pour cadre un bureau de la SDN ; le jeune médecin Bardamu, retour d'Afrique, rend compte de sa mission à son chef, Yudenzweck, directeur du service des compromis, dans un chassé-croisé de délégués et secrétaires affairés. Les intentions et les attaques de l'écrivain ne vont pas au-delà de la satire et du persiflage et restent assez inoffensives.
  Quatre chapitres de Bagatelles pour un massacre traitent de la SDN ; le patron a prit le nom de Yubelblat. De même que pour le colonialisme, il n'y a pas de prise de position nette contre un système, néanmoins ces sarcasmes sur les fonctionnaires et les institutions internationales ne manquent pas de pertinence, d'où leur intérêt.
  Les attaques céliniennes prennent pour cible les personnalités gravitant autour de l'Organisation. Aux " néo-Diafoirus du Progrès moderne ", penseurs et savants rencontrés au cours de ses missions, Céline décoche des traits cruels et, avec son sens de l'excès, affirme :

 Les pires " m'as-tu-lu " du monde, les plus susceptibles cabotins, les plus trascibles vedettes c'est dans les " Congrès " qu'on les trouve, dans les bagarres de vanité, pour les " Avancements des Sciences ". (Bagatelles pour un massacre, p.67).

  Le personnage le mieux observé par le jeune médecin inquisiteur est son propre " patron ", ce Yubelblat de Bagatelles, type même du zélé fonctionnaire international, pour lequel Céline éprouve du reste une certaine admiration. Yubelblat ne tient pas en place, pour un " télégramme ", pour un " soupir ", il traverse la planète, flatte, promet, encourage, présente des bilans, des statistiques, organise des congrès pour la paix, le progrès, " l'Avancement des Sciences et des hommes ". C'est un excellent administrateur qui cherche, sans y parvenir jamais tout à fait, à rendre parfaitement " technique, diplomatique et sagace " son jeune subordonné.
   Très averti de l'ensemble des problèmes, il intervient à tout moment, toujours discrètement, avec le titre de secrétaire. C'est lui qui rédige les rapports et les propositions soumis à l'assentiment de l'Assemblée, maniant en somme les ficelles de la politique genevoise.

  Les talents éprouvés de Yubelblat se manifestent dans toute leur importance lors des sessions des assemblées. Les débats s'ouvrent, ternes ou animés, manquant absolument de cohérence car :

  C'est la grande règle absolue de toutes les assemblées du monde... de n'importe quelle réunion d'hommes... aussitôt qu'ils ouvrent la bouche ils ne disent plus que des sottises...

  Développant son idée, l'écrivain explique :

  Ils disent au fond n'importe quoi... [...] Ils s'embrouillent dans les quiproquos... ils se jaugent... ils se défient... d'un bout à l'autre du tapis... [...] La pauvre question initiale existe plus... (Bagatelles pour un massacre, p.69).

  Au bout de quelque temps, les membres de l'assemblée se fatiguent et, soudain anxieux d'en finir, s'inquiètent de trouver une issue à ces déclarations éparses. C'est le moment où Yubelblat intervient :

 J'organise, Ferdinand, l' " extase "... Au moment où ils en peuvent plus, où ils s'étranglent de confusion, où ils implorent l'atmosphère... Je leur sors mon petit texte... je déplie mon petit bout de papier, une " Résolution "... (Bagatelles pour un massacre, p. 70).

  Après que le président a donné lecture de la résolution discrètement glissée par Yubelblat, les délégués, ravis d'entendre un texte clôturant habilement les débats, l'adoptent allègrement. " La vanité fait le reste. " Yubelblat s'efface, disparaît, retourne préparer ses " ordonnances ", laissant les délégués se congratuler sur l'issue heureuse qu'ils ont apportée aux débats.
  Mêmes railleries à propos des commissions. " L'esprit n'aime pas les rassemblements " et : " Plus vive est l'intelligence de chacun des participants en particulier, plus grotesque, plus abominable, sera leur grand cafouillage une fois qu'ils seront réunis... "

  Dans L'Eglise, Céline s'attaque à un autre aspect des commissions : leur extrême spécialisation sur des matières souvent dérisoires et leur nombre trop élevé (" renvoi devant la cinquième sous-commissions des compromis techniques de la quatrième commission des affaires litigieuses "). Bien que très spécialisées, elles ne se suffisent d'ailleurs pas à elles-mêmes et renvoient souvent l'affaire à des experts, ce qui retarde d'autant le règlement. Parallèlement, Céline raille le nombre excessif des rapports qui nuit à une solution rapide des problèmes.
  Il observe enfin l'efficacité en politique de la " science du compromis " et les talents qu'y déploie Yubelblat : propositions toujours conditionnelles, précisions évitées le plus possible, nuances et doute, " le prestige c'est le doute ", il faut laisser imaginer, croire, espérer en l'avenir, ne fournir que des renseignements vagues et se réserver les vraies informations. Le talent en politique consiste à acquérir cette habileté manœuvrière car :

  Le compromis, n'est-ce pas [...] c'est la vie des institutions politiques, je parle de celles qui durent. (L'Eglise, p.134).

  Après quatre années passées auprès de ces fonctionnaires et administrateurs expérimentés, le jeune médecin se trouve initié à un certain nombre de pratiques de son métier : il sait rédiger des lettres habiles, lire un rapport et a beaucoup appris dans le domaine scientifique. Pourtant il quitte la SDN et l'explication avancée dans Bagatelles pour un massacre, d'un coup de tête pour retrouver sa liberté d'écrire (" J'ai perdu un bien joli poste, pour la violence et la franchise des Belles-Lettres françaises... On me doit une compensation... Je sens que ça vient ") n'est guère convaincante.
  C'est dans L'Eglise qu'il laisse deviner les causes réelles de son départ et il y a là une analyse intéressante du " cas " Céline.
  Ferdinand, à son retour d'une mission en Afrique, a présenté un rapport trop bref et dont les conclusions un peu brutales n'ont pas plu. Il encourt les reproches courtois mais formels de son patron : il n'a pas l'esprit administratif. Il prétend n'avoir rien vu lors de sa mission, mais il fallait néanmoins raconter longuement ce néant, il était payé pour cela et la commission technique à laquelle devrait être soumis le rapport a besoin de détails quels qu'ils soient. C'est parce qu'il est " irrécupérable " qu'il devra quitter la SDN et sa fiche conservera de lui ce portrait tracé par son patron :

  [...] intelligent... artiste, scientifiquement médiocre, administrativement nul, individualiste, peu recommandable ; importance par rapport à notre avenir : nulle. (L'Eglise, p.173).

  S'interrogeant plus avant sur le cas de son curieux subordonné, son patron découvre alors les mobiles profonds de leur désaccord :

  Il parlait le langage de l'individu, moi, je ne parle que le langage collectif. Il m'intéressait assez jusqu'au moment où j'ai compris ça. Alors j'ai cessé de l'écouter par discipline. C'est du poison qu'ils parlent les individus. (Ibid. p.163).
 
(Jacqueline Morand-Deviller, Les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline, Ecriture, 2010, p.203).

 

 

 

 

  LE REVELATEUR MESSIANIQUE DE LA BRULANTE RELIGION DES COMMUNAUTES...

 Il faut également situer les pamphlets de Céline dans la sinistre et longue histoire de l'antisémitisme littéraire qui commence avec le Moyen Age chrétien déclarant la guerre au " peuple déicide ". Céline, qui n'a hérité sa langue de personne, hérite parfaitement de Luther et de son ordurier Contre les Juifs et leurs mensonges, ou de ces vers de Racine dans Esther : " Il fut des Juifs. Il fut une insolente race. / Répandus sur la terre, ils en couvraient la face. " Ou de Kant : " Le judaïsme, comme tel, pris dans sa pureté, ne contient absolument aucune croyance religieuse (...) il a exclu le genre humain entier de sa communion. " Ou de Fichte : " Une nation puissante et hostile, en guerre perpétuelle avec toutes les autres et qui, dans certains Etats, opprime durement les autres citoyens. " Hegel : " l'esprit infini n'a pas de place dans le cachot d'une âme juive ". Swift : " Qu'arrivera-t-il si les juifs se multiplient et forment un formidable parti parmi nous ? "

 L'encyclopédiste Nicolas Boulanger dans le Christianisme dévoilé : " peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus abject, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi ". Logiquement, la Révolution de 89 a tenté en même temps que la  déchristianisation de la France une déjudaïsation frénétique : " Il faut une loi précise qui défende aux descendants d'Abraham de circoncire les enfants mâles " (la Feuille de Salut Public). Enfin Marx : " Le christianisme est issu du judaïsme, et il a fini par se ramener au judaïsme. Par définition, le chrétien fut le Juif théorisant ; le Juif est, par conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien pratique est redevenu Juif. " Est-il si étonnant que finalement le seul ou presque à résister au délire soit Sade, chez qui on trouve même sur la persécution antisémite des lueurs de pitié : " Les malheureux pères de votre religion, les Juifs, se brûlaient en Espagne en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient " ?

  Pour finir, est-ce Céline qui, au XXe siècle, écrit : " lui et ses pareils [les Juifs], tous plus ou moins marchands ou usuriers parqués aujourd'hui dans quelque sordide bourgade des steppes, ils organiseront le monde et nous apprendront à mettre nos idées en ordre et à gouverner nos affaires sous leur bienveillante direction " ? Ou encore : " Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises " ? Non : c'est l'insignifiant Georges Duhamel et l'inoffensif André Gide.
  Il ne s'agit pas d'atténuer par ces rappels la responsabilité de Céline. L'adhésion de nos plus illustres contemporains aux différentes versions de l'horreur totalitaire ne
rend pas moins insoutenable son propre engagement. L'antisémitisme tranquille des phares de la pensée et de la littérature occidentales ne diminue pas son antisémitisme hurlé. Il s'agit de voir comment, au terme d'une longue histoire, en criant quelque chose que tout le monde a su si bien chuchoter dans des coins de pages, Céline exerce la fonction de révélateur messianique de la brûlante religion des communautés.
 (Philippe Muray, Céline, Collection Tel Quel, Ed. du Seuil, 1981, p.117).

 


 

 

  LES PAMPHLETS TOUJOURS INTERDITS ?

 Selon une idée fausse mais très répandue, les pamphlets - que feu Maurice Bardèche nommait satires - ne sont pas réédités en raison d'une interdiction officielle. En réalité, c'est Céline lui-même qui n'a pas souhaité cette réédition après la guerre. Sa veuve, Lucette Destouches, a maintenu cette censure durant un demi-siècle.
  Pas de manière totale puisqu'elle a autorisé la réédition de la préface de L'Ecole des cadavres (1942) dans un volume comprenant notamment les lettres adressées aux journaux de l'Occupation. Sur son site internet, Henri Thyssens se demande si les pamphlets sont, en réalité, toujours interdits de publication par la République. Car ils le furent le 15 janvier 1945 : l'Office professionnel du Livre, émanation de ce qui s'appelait alors le ministère de la Guerre, adressa ce jour aux libraires une première liste d'ouvrages à retirer de la vente. On y trouve une demi douzaine de titres des éditions Denoël dont les trois pamphlets de Céline : Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et Les Beaux draps.

  Autres maisons frappées par cette mesure d'interdiction : les éditions Balzac (ex-Calmann-Lévy), Debresse, Baudinière, Grasset et Sorlot. Mais pas Gallimard curieusement. Or, en juillet 1945 le Contrôle militaire précisera que ces listes étaient établies en vue de retirer de la circulation non seulement des œuvres d'esprit collaborationnistes, mais aussi des livres s'inspirant des principes de la Révolution nationale. Par ailleurs, ces mesures d'épuration frappaient les ouvrages en particulier et non les auteurs en général. Le statut de ces listes d'interdiction reste à définir. Mais le point décisif est de savoir si cette directive a été abrogée. Henri Thyssens pense que ça n'a pas été le cas.

  Et de poser la question clé : les pamphlets de Céline restent-ils interdits par la seule volonté de leur auteur ou parce qu'ils figurent dans cette liste ? Il rappelle que les pièces scabreuses des Fleurs du mal condamnées en 1857 ne furent réhabilitées qu'en ... 1949. Ceci a son importance car si, après la disparition de Lucette Destouches, l'ayant-droit suivant donnait le feu vert à une réédition des pamphlets, ceux qui s'y opposeraient pourraient invoquer cette directive. A condition qu'elle n'ait effectivement pas été abrogée. On sait que ces textes ne pourraient être censurés sur base des lois antiracistes, celles-ci n'étant pas rétroactives. En revanche, ils pourraient donc l'être en vertu de cette décision ministérielle de 1945. Tant qu'un chercheur n'aura pas établi la vérité sur ce point, le conditionnel est de rigueur.
                                                                                                 M.L.
 (BC n°329, avril 2011).

 

 

 

 

  LE GENRE TALMUDIQUE.
                                                       
                      Le 12-2-43.

         Mon cher Combelle,

  Voici revenir Proust. Grand sujet ! Fernandez lui consacre un livre - Brasillach un magnifique article - où il le consacre à peu près le plus grand romancier " pur " de notre littérature. N'en jetez plus ! Les organisateurs de l'Exposition 36 ont précédé Brasillach et Fernandez dans cette opinion. Ils ont placé Proust sur le même plan que Balzac, même importance, même gloire, même mérite.
  Je veux bien - mais je suis assuré qu'à la prochaine exposition 36 par les mêmes organisateurs, Balzac sera relégué cette fois au dixième plan et Proust et Bergson et Marx seuls en tout premier ordre - incontestés, incomparables - sans rival désormais. Nous avons assisté en 36 à une répétition d'approchage - une préparation de l'opinion lettrée... les jeux sont faits -
Ils ont beaucoup ergoté autour de PROUST. Ce style ?... cette bizarre construction ?... D'où ? qui ?... que ?... quoi ?... Oh c'est très simple ! TALMUDIQUE - Le Talmud est à peu près bâti, conçu comme les romans de Proust, tortueux, arabescoïde, mosaïque désordonnée - le genre sans queue ni tête. Par quel bout le prendre ? mais au fond infiniment tendancieux, passionnément, acharnément. Du travail de chenille cela passe, revient, retourne, repart, n'oublie rien, incohérent en apparence, pour nous qui ne sommes pas juifs, mais de " style " pour les initiés ! La chenille laisse ainsi derrière elle tel Proust, une sorte de tulle, de vernis irisé, impeccable, capte, étouffe, réduit tout ce qu'elle touche et bave rose ou étron - Poésie proustienne, conforme au style, aux origines, au sémitisme ! désignation enrobage des élites pourries, mondaines, inverties, etc... en vue de leur massacre. Epuration. La Chenille passe dessus, bave, les irise. Le tank et la mitraillette font le reste.
   Proust a accompli sa tâche talmudique. Vous me pensez obsédé ? mon dieu non ! le moins du monde !
 
  Vive Proust ! Vive le Talmud ! si vous voulez. Ils ne sont pas indifférents. Loin de là. Je suis tout prêt à reconnaître le génie talmudique. Cent mille preuves hélas ! La dissimulation, la supercherie, seules me blessent. Notons encore que Proust sauve, tente de sauver sa propre famille des massacres spirituels qu'il réclame et pratique pour nous ! D'où toute cette tendresse, cet apitoyement sur la grand-mère - fort bien venu d'ailleurs, j'en conviens, réussi, et dont tous les critiques aryens à juste titre s'émerveillent. Vous me voyez un peu prévenu -
     Et bien amicalement
                                                                                           L.-F. CELINE.
  (Les Cahiers de L'Herne, Poche-Club, 1968, p.302).

 

 

 

 

  LES PAMPHLETS OU LA TENTATION DIONYSIAQUE.

 Ainsi, ce " sentiment d'unité ", que Nietzsche rattache à la volonté de puissance et qui s'articule sur l'opposition de Dionysios, symbole de la démesure, et d'Apollon, symbole de la mesure, donc, du désordre et de l'ordre, de la violence et de la loi, du beau et du sublime, sous-tend l'éternelle volonté de génération, de fécondation, de " Retour ".
  A l'opposé d'Apollon qui " propose le rêve et la délivrance par le rêve ", Dionysios " propose la dissolution de l'apparence, ainsi que l'ivresse qui réconcilie l'homme avec tout ce qui existe au point de justifier le mal humain ". Force régénératrice, la tragédie, en tentant d'établir la justification du mal, contraint l'homme à confronter " la cruauté et l'âpreté de l'existence ".

  La démesure que nous déclarions d'emblée comme la caractéristique évidente de l'œuvre de Céline s'inscrit-elle dans ce processus ? Céline, dans ses pamphlets, se livre-t-il à l'exercice de cette force à la fois cruelle et justificatrice ? En d'autres termes, la démesure célinienne est-elle dionysiaque ?

  Or, si l'on veut traiter de la démesure, et l'illustrer dans les pamphlets, surgit, immanquablement, un point de référence entre tous - l'antisémitisme, récurrent, véhément, en apparence loufoque, qui rassemble pêle-mêle des noms et des entités aussi disparates que Voltaire, l'Angleterre, Cézanne, Picasso, Maupassant, Racine, Stendhal et Zola, et dont les mobiles s'inscrivent autant dans l'idéologie de l'époque que dans la mentalité de Céline, vouée à l'anarchisme de droite.
  Considérons-en les prémisses. Pourrait-on dire tout d'abord, en pastichant le formule de Céline, " le communisme est avant tout vocation poétique ", que l'antisémitisme est avant tout virulence littéraire ? Cette question, qui paraît provocante, a fait néanmoins l'objet d'une réflexion.

  Céline lui-même semble accréditer cette interprétation. Dans une lettre à Joseph Garcin, il écrit au sujet de Voyage, sur un ton qui n'exclut ni la fanfaronnade ni la sincérité : " Voyage est un gros succès de librairie. Vous avez raison, la guerre commande tout, explique tout. [...] Et puis savoir ce que demande le lecteur, suivre la mode comme les midinettes, c'est le boulot de l'écrivain très contraint matériellement, c'est la condition sans laquelle pas de tirage sérieux (seul aspect qui compte). Ainsi pour la guerre depuis Barbusse, ainsi pour ces déballages psychanalytiques depuis Freud.
  Je choisis la direction adéquate, le sens indiqué par la flèche, obstinément. J'embrasse ma maman et mets du caca partout si cela amuse le public. Plus rapide que le chimpanzé pour la bonne branche et à la pesée donc, voilà l'astuce. Evidemment dans les interviews j'amuse la galerie, pitre autant que je peux. Mais tout ceci entre nous. "

  C'est néanmoins Jean-Guy Rens qui, en s'interrogeant sur ce point, formule la problématique de la façon la plus claire : " L'on pourrait poser la question de savoir jusqu'à quel point la démesure des pamphlets antisémites résulte d'une nécessité syntaxique ? De par les passions qu'il soulève, l'antisémitisme était une matière privilégiée pour le langage célinien. Chez Céline, comme chez bien des artistes, le thème politique est un moyen de charger la phrase d'affectivité, de dramatiser le verbe. Céline pouvait considérer que la tragédie éparse dans son temps était un aliment de premier choix pour roder son style. Comment comprendre autrement la frénésie de ce genre de passage : " By Gosh ! Vive le Roi ! - les Lloyds ! - Tahure ! - la Cité ! - Mme Simpson ! - la Bible ! Bordel de Dieu ! Le Monde est un lupanar juif !

  L'exercice de style paraît évident, la provocation aussi. Si cela blesse, tant pis, de toutes manières Céline sera le premier atteint. Il le sait. Il compte aussi provoquer l'évènement. Or l'instrument stylistique ainsi élaboré ne trouvera d'usage pleinement justifié qu'avec l'apparition des thèmes à sa mesure.
  L'antisémitisme des pamphlets pourrait en effet constituer uniquement un opportunisme littéraire. " On ne voit bien le mal de ce monde qu'à la condition de l'exagérer ", disait, pour cause de ferveur religieuse, Léon Bloy, autre expert en truculences littéraires. Céline aurait usé du même procédé. L'antisémitisme serait ainsi un " thème à sa mesure " ; et sa démesure, un subterfuge littéraire.

  Toutefois, si l'on admet que l'antisémitisme explique la démesure, il faut se rendre à l'évidence que cette proposition n'est pas réciproque. En effet, force est de constater que la verve haineuse de l'auteur de Bagatelles pour un massacre, et même des Beaux draps, vise d'abord un groupe diffus et n'est pas explicitement dirigée contre des hommes en particulier, sauf exception : " Nous n'en voulons pas aux juifs en tant que Juifs. (C'est une race intelligente, entreprenante, active, - bien que folle dans le fond !). Ce que nous leur reprochons, c'est de faire du RACISME, c'est de ne s'être jamais prêtés chez nous - comme partout - à ce mélange des races dont Blum ose faire état quand il invoque ses ancêtres gaulois. C'est de nous mépriser. [...] La religion juive ne nous gêne en rien, le juif lui-même s'en moque, c'est un enfantillage d'en vouloir faire l'objectif.
  C'est en tant que race qu'Israël nous turlupine, race orgueilleusement préservée de la corruption - la corruption, c'est nous ! [...] Nous le (Blum) tenons pour non Français parce qu'il se refuse, lui, et lui seul, à pactiser dans le fait avec les Français... Le jour où il lèvera cet interdit et se fondra réellement dans le bloc national, comme les Bretons et les Provençaux, alors il n'y aura plus de question juive ".

  En attaquant " les Juifs ", Céline fustigerait non un homme, pas même un groupe d'individus particuliers, ni une religion, mais un comportement. La véhémence dont il fait preuve, et son commentaire, " la corruption, c'est nous ! ", nous en inspire l'interprétation, se dirige donc tout autant contre " les Juifs " que contre cette société qu'il décrit comme corrompue et décomposée, du fait de sa mollesse : " Vous tournez slaves... ", écrit-il dans Féerie pour une autre fois et, s'adressant à ses compatriotes, " l'informité vous saisit ". Le mal est ainsi nommé. 

 [...] En fustigeant " les Juifs ", davantage une entité qu'une personne, un sujet sacrificiel qu'un ennemi, l'auteur des pamphlets, lui-même habité par la hantise de la mort, chercherait ainsi à éveiller les consciences à l'imminence de la rupture et de la dissolution de cet équilibre à la fois fragile et séculaire, fondé sur l'amour presque filial qu'inspire le " fait " européen, et savamment, passionnément préservé tout au long des siècles, malgré les déchirements et les désastres.
  La démesure verbale qui le caractérise, serait ainsi un oubli dont il se servirait pour cibler, et définir ce mal.  D'où les exigences que nous citions précédemment. En renonçant à eux-mêmes, " les Juifs " n'inspireraient plus le rejet, ne représenteraient plus une menace : ils s'annihileraient dans la civilisation  européenne, épargnant à celle-ci la tâche de se réinventer une nouvelle fois à son contact et par là même, le risque de se perdre davantage.
  C'est donc leur capacité d'individuation qui est en cause, ce principe qui consiste à " devenir soi-même " et dont le refus, qu'opèrent les Français en particulier, est, pour Céline, diabolique puisqu'il met en danger l'intégrité, la souveraineté et la pérennité de leur âme et, à terme, leur existence même en tant qu'entité distincte et singulière.

  [...] Voici ainsi exposé le véritable mal, dont " les Juifs " sont les instigateurs désignés : l'apathie d'une civilisation, anesthésiée par le poison de l'esprit, abêtie par la sécurité et le confort matériels, dépouillée de son instinct de création, et donc de sa vitalité, qui amenuise ses défenses et l'induit à livrer son indépendance, son âme et son avenir. " C'est un malheur pire que tout, l'enfer médiocre, l'enfer sans flamme. Y a des guerres qu'arrivent heureusement de plus en plus longues, c'est fatal ", écrit Céline, décrivant le monde contemporain voué à l'hébétude. Puis d'ajouter, dans L'Ecole des cadavres, précisément sur le danger que représentent ces guerres : " La guerre, pour nous, tels que nous sommes, c'est la fin de la musique, c'est la bascule définitive au charnier juif. [...] Nous ne sommes plus bons qu'à mourir. Nous voici parvenus à ce degré d'hébétude, de décrépitude abjecte, où même l'instinct de conservation  nous abandonne, nous l'avons dégouté ".

  Face à la défaite de l'homme rationnel et de sa civilisation  fantoche, reste alors un seul remède : la nécessité dionysiaque qui, à l'instar des guerres, réintroduit dans l'âme racornie des hommes, le souffle du tragique de l'existence, donc de son caractère précieux et par nature inachevé, et dont Céline, transmettant l'émotion à l'aide de sa " petite musique ", capable de " faire danser la vie ", de lui redonner " les enchantements de son essor ", traduit l'esthétique.

  Céline correspond ainsi au portrait qu'en fait Théophile Briant, qui le décrit comme " dans le fond un aristocrate, qui n'a de convictions qu'esthétiques et n'a fait tout cela (comme Byron, Hugo ou Lamartine) que par goût du risque, et nécessité de braver la mort ", ce qui impliquerait que la démesure des pamphlets est essentiellement esthétique ?
  Certes, l'on peut arguer, comme le fait Marie-Christine Bellosta que " le choix politique de Céline n'explique pas son antisémitisme, mais il explique qu'il se soit engagé dans le combat raciste. "   
  
En effet, l'investissement, non seulement à visée pécuniaire mais également idéologique de Céline, s'avère difficilement récusable. Sa correspondance avec Lucien Combelle, ses amitiés allemandes, ses prises de position par rapport à ce qui s'appelait à l'époque " la question juive ", ne laissent pas de renseigner sur ses opinions. Comme le remarque Ernst Jünger, Céline semble s'être identifié à sa rhétorique : " Mon admiration, déclare Jünger, restait toutefois chargée de réserves. Bien que je tienne Céline pour un des meilleurs connaisseurs de l'infamie moderne (dont l'étude critique avait déjà commencé avec Bouvard et Pécuchet de Flaubert), je pense cependant qu'il n'a pas conservé la distance qui s'impose vis-à-vis de cette infamie. Ceci n'enlève rien en fait à son œuvre, et même la rend encore plus intense, mais apporte une certaine gêne à la lecture - tout comme dans l'œuvre de Léon Bloy, que j'admire également ".

  Ainsi, " voué " comme il le déclare lui-même, " à la détestation et à la négation de toutes vos fariboles ", déchaîné par la joie de la création artistique et la douleur de la haine le mettant dans cet état d'exception, cruel, créatif, régénérateur, Céline, comme à la suite de Léon Bloy, s'exclamant dans Le Mendiant ingrat : " Oui c'est vrai, je suis plein de haine depuis mon enfance , et nul n'a aimé les autres hommes plus naïvement que je n'ai fait. Mais j'ai abhorré les choses, les institutions, les lois du monde. "
 
Céline aurait cédé à la tentation dionysiaque, en se livrant tout entier à l'ivresse extatique décrite par Nietzsche, celle " où se situe cet Unprimordial, dans lequel le moi, aux confins de l'ivresse et du rêve, n'est plus que le sujet cosmique de la démesure. "
 
Il aurait alors, par le tourment de l'émotion et la grâce de l'art, réalisé l'adéquation de toutes les forces de la nature, la réconciliation avec tout ce qui existe, " même au point de justifier le mal ". Il aurait accédé à une vérité essentielle. La sienne.
                                                                               Agnès HAFEZ-ERGAUT (University of Tasmania).
 (Dans BC n° 241, avril 2003).

 

 

 

  DANS LES ARENES DU MONDE MODERNE.

  (...) La féerie célinienne allait bientôt recommencer : huit ans après la défaite allemande, les soviétiques intervinrent à Poznan, et trois ans plus tard à Budapest, soit un an avant la rédaction de D'un château l'autre.
  Citons en outre les guerres d'Indochine, de Corée, d'Algérie ou du Vietnam ; ainsi le monde semblait voué à une féerie sans cesse recommencée par les forces occultes. Céline s'en prend donc aux gouvernants de la IVe République qui facilitèrent la réconciliation avec l'Allemagne du Chancelier Adenauer mais qui entretinrent souvent le parti de la haine en France contre les anciens collaborateurs : " S'ils avaient eu au prose l'article 75 ces pathétiques fuyards hongrois Coty les garderait pas souper !... (...) Ils larmoient toujours sur ce pauvre Budapest, la férocité des tanks russes... ils parlent jamais, et c'est un tort, comment leurs frères eux, furent traités roustis en Allemagne sous les grandes ailes démocratiques. " (D'un château l'autre).

  Précisément, que dit Céline des raids de terreur américains sur les métropoles allemandes ? Ils sont, sous sa plume, des carnavals tragiques et comiques, à la limite de la pure folie. Les objets décrits n'ont plus de place définie dans l'espace, ils existent par myriades, témoignant ainsi de l'atomisation du réel par la guerre et de l'entrée dans l'ère nucléaire : " Escadres sur escadres, déluges sur déluges, flammes, bombes, volcans éteints, ranimés, rephosphorés, rerémoulades, locomotives dans les clochers. (...) Ulm absolument rasés, ils vont pas recommencer tout de suite !... (...) Le monde sera seulement tranquille toutes les villes rasées ! je dis ! c'est elles qui rendent le monde furieux qui font monter les colères, les villes ! plus de music-halls, plus de bistrots, plus de cinéma, plus de jalousies ! plus d'hystéries ! " (D'un château l'autre).

 Depuis le triomphe progressif du capitalisme apatride, la ville est le stigmate littéraire des plaisirs contre nature, des influences funestes. La civilisation urbaine est une mante religieuse qui attire et détruit l'homme, notamment en temps de guerre, lorsque les grandes métropoles deviennent l'enjeu stratégique de batailles, telles qu'à Stalingrad, Berlin ou Verdun. Le bombardement sur Ulm que décrit Céline fut effectivement aussi terrible que celui sur Hambourg en juillet 1943.
  Mais ce ne fut encore rien à côté des milliers de Lancaster et de B.29 qui embrasèrent la capitale de la Saxe durant la nuit de Carême 1945, tuant deux cent cinquante mille civils. " Des mille et mille " forteresses ", pour Dresde, Munich, Augsbourg... de jour, de nuit... que tous les petits vitraux pétaient, sautaient au fleuve ! " (D'un château l'autre).

  L'anéantissement de Dresde était un spectacle sur mesure pour Céline : le souffle des bombes à essence, au phosphore et les langues de feu qui firent bouillir l'Elbe à mille degrés étaient la métaphore guerrière du souffle épique, visionnaire de Céline. Dans cette nuit du châtiment pour l'Allemagne nazie, note l'historien anglais David Irving, il n'y eut plus assez de survivants pour enterrer la glue qui restait d'une gare bondée de réfugiés.

 (...) De la décadence de la démocratie athénienne à la bataille de Verdun, de la chute de l'Empire romain à celle de Berlin, le monde a-t-il moralement progressé ? N'y a-t-il pas plutôt permanence dans la noirceur du caractère humain et cynisme dans l'esprit des oligarchies qui dirigent les nations, jetant en pâture à une foule conditionnée le patriotisme et la liberté comme un os à ronger ? Dans l'esprit de Céline, comme de tous les anarchistes de droite, l'homme est toujours une " charogne " pour autrui, voire pour lui-même. " Homo hominis lupus est ", écrivait Hobbes. Puis Nietzsche renchérit : " Il n'y a que deux sortes d'hommes : ceux qui sont nés pour commander et ceux qui sont nés pour obéir ".
  Céline développe cette thématique à travers le personnage de Haupt, médecin-chef de Rostock, esprit irréaliste qui veut soigner les blessés du front de l'Est en les exposant aux froids les plus intenses : " Il est nietzschée... la sélection naturelle !... les forts survivent ! le froid, la neige, la nudité les fortifient... surtout les blessés !... les faibles succombent, on les enterre.. " (Rigodon) ".

  (...) Le narrateur demande alors à Harras comment l'Allemagne peut encore survivre, et Céline répond à travers son personnage : " Le cas de tous les états forts, Céline !... la guerre partout !... complots partout !... ce Reich ne tient que par des haines !... haines entre les maréchaux !... (...) Hitler n'a rien inventé !... (...) Athènes, Rome, Napoléon, ont-ils tenu autrement ? (...) Les armées, n'est-ce pas, c'est l'Arène... dans l'Arène il faut mourir... non ? (...) Ecoutez-moi Céline, j'ai servi au front deux hivers... au front de Pologne... puis en Ukraine... médecin commandant, et puis colonel... J'ai vu bien des soldats mourir, de blessures, de froid, de maladies... vous dire qu'ils mouraient heureux ! peut-être !... que c'était fini !... pas plus !... il nous faudrait d'autres soldats, d'autres hommes !... voilà !... vous aussi !... vos derniers soldats sont morts en 17, nous aussi !... les Russes tenez, en sont encore à 14... ces sortes de soldats somnambules... qui se font tuer sans le savoir... mais ça ne durera pas... vous les verrez dans une autre guerre... ils sauront !... nos soldats se ruaient en 14, Français contre Boches !... maintenant ils veulent regarder... au Cirque, oui, mais dans les gradins... voyeurs, tous !... vicieux ! " (Nord).

 La guerre apparaît comme les arènes dans les jeux de cirque romains. Dans L'Ecole des cadavres, Céline pastichait déjà le " panem et circenses " de Juvénal en " vinasse, bomiol et circenses ". La furie moderne comporte tout de même une différence avec celle de l'Antiquité : l'homme est passé des arènes aux gradins. Le gladiateur des temps modernes est conscient de la vanité de son sacrifice. D'où la mort progressive du principe prussien " Obéis d'abord et réfléchit ensuite ". Aussi longtemps que le soldat est somnambule, il accepte facilement la féerie " franche et joyeuse ". Mais lorsqu'il devient conscient, il veut devenir spectateur de la guerre sans y participer. Grâce à l'œil, le soldat accède donc à un stade supérieur de la conscience. Pour Céline, ce glissement, cette métamorphose spectrale conduit le soldat à regarder son adversaire au lieu de chercher à le détruire. Là, il découvre son désastre intime, puisque son sacrifice est offert à la foule en guise de récompense, voire d'exorcisme. Le soldat est donc devenu un voyeur, le sujet et non plus l'objet d'une vaste représentation.

  Dans l'histoire officielle, on appelle cela " cérémonie de la victoire ", " guerre du droit ", " croisade des démocraties ". Mais le soldat célinien tient sa conscience tragique de Bardamu et son aptitude au sacrifice du " miles gloriosus " de Plaute : ainsi de Ferdinand Bardamu dans Voyage au bout de la nuit et dans Guignol's band. De même dans L'Ecole des cadavres où la résignation " du cheptel aryen pour grandes tueries juives " est très perceptible.
  Enfin dans Nord, Céline définit les hommes comme " les acteurs anti-la pièce qu'ils jouent. " Il s'érige dans ces arènes en bouc émissaire, en animal totémique de la collaboration sacrifié par la horde primitive dans un rite démocratique et épurateur qui trouve toujours ses origines à Rome : " Regardez les Romains, nos maîtres, qui lésinaient pas eux aux spectacles, eux, se laissaient pas tromper, s'il fallait que ça s'entretue !... s'ouvre les poitrines, cages thoraciques... que les sénateurs et Mesdames descendent des tribunes dans l'Arène, mater les agonies saignantes, et les cœurs encore palpiter avant qu'on les arrache, final, jette aux fauves... tout ce qui manque aux nôtres, besogneux pancraces... " (Rigodon).

  Les arènes du XXe siècle sont d'une complexité diabolique, avec des soldats " mongols par la mère " et " asniérois du père ". De plus, la finance anonyme et vagabonde, comme l'appelle Henry Coston, peut expliquer la simultanéité - incompréhensible autrement - de bien des bouleversements qui, de 1848 à 1939, secouent régulièrement le monde alors que les conditions objectives qui les justifieraient sont parfois contraires d'un pays à l'autre.
  Peut-on parler de " concert international " ? C'est possible quoique difficile eu égard à la complexité des relations internationales que Céline néglige en axant sa réflexion spécifiquement sur les clans juif et maçonnique. Ainsi dans Nord, où les arènes semblent ceintes par le mur des Lamentations.
 " Le mur des lamentations est plus solide que jamais. " (Nord).

 En fait, bon connaisseur de son époque, il se souvient des trafics financiers de la Gestapo : " Tenez pour les Juifs, combien étaient appointés à la Chancellerie ? Et tout proche d'Adolf ?... des beaux et des belles !... un jour on fera un livre sur eux... comme les fusillés des cours de justice, si épuratrices, combien de yites nazis, collaborateurs de choc ?... Sachs était pas une exception... du tout !... j'ai connu à Siegmaringen des exemples bien plus magnifiques !... la terrible catastrophe des goyes c'est qu'ils sont si ahuris, cartésiens bêlants, que ce qu'est pas bien entendu, admis, bien conforme... existe tout simplement pas !... (Nord).

 Outre Maurice Sachs, juif et collaborateur, citons brièvement " Monsieur Michel ", né Szkolnikoff, banquier à Riga et acheteur en chef de la S.S. à Paris. De même pour Monsieur Joseph, né Joanovici, mécène du mouvement de Résistance Honneur et Police après avoir été l'un des plus grands fournisseurs des bureaux d'achat allemand en France occupée et agent du Komintern et de la Gestapo.
  Il est fort possible que Céline pense également à l'éventuelle ascendance juive du numéro deux du R.S.H.A. : Reynhardt Heydrich. Et Céline de conclure sur ces arènes pleines de mystifications :
 " Sagesse, Egoïsme font un excellent ménage, hideux, merdeux, mais si compact ; adorable solide ! " (Nord).
  (Numa, BC n°203, novembre 1999).

 

 

 

 

   LA RACE, ENTRE HASARD ET PREDESTINATION.

  (...) Si la guerre est si importante dans l'imaginaire célinien, c'est parce que l'homme la maîtrise aussi peu que ses gènes et qu'elle est hybride : sa nature double reflète la propre nature humaine, à la fois angélique et bestiale.
  De Pascal, Céline hérite le jansénisme des champs de bataille. Car la guerre est à la fois l'affirmation maximale de la volonté de puissance d'un état et le prodrome d'un anéantissement à venir. Dès lors, l'homme célinien est condamné à vivre dans la soumission aux synarchies qui provoquent et financent les guerres.
  De même que Bardamu est pathétique dans sa diaspora intérieure, les pamphlets dirigés contre les Sémites sont des poèmes rentrés pleins d'une ferveur pacifique. De plus, sa dérision de la guerre froide vient de ce que Céline se méfiait autant du marxisme dirigiste du Kremlin que du libéralisme apatride de Bildenberg ou de la Trilatérale.

  Le projet maçonnique du Président Roosevelt, à la conférence de Postdam , visant à créer une superstructure planétaire - la République Universelle -, déplut toujours aux anarchistes de droite qui défendirent à l'inverse les sentiments nationaux et religieux.
  Dans Les Beaux draps, Céline écrivait que " l'art n'est que Race et Patrie ". Au-delà d'un aphorisme maurrassien, il recherchait une mystique achronique capable de transcender les aléas de l'histoire et les conflits successifs. Il ne pouvait donc définir la guerre que comme le Phénix qui renaît de ses cendres, comme une " féerie pour une autre fois ".

  Par là s'explique le caractère irrémissible du " rigodon " racial ou national qui sous-entend l'affirmation de la volonté de puissance de chaque état : dans Rigodon, le narrateur rencontre le colonel Cambremousse qui veut fonder un mouvement nationaliste. Son grade est certainement une allusion au " quarteron " stigmatisé par l'ancien rebelle de 1940, Charles de Gaulle. La raison d'état hante l'œuvre de Céline : Vichy ou Londres ? Alger la blanche ou Colombey ? Des Beaux draps à Rigodon, " les hautes tables sont raison d'état ", et Céline précise dans Nord que l'essentiel pour être reconnu comme un héros consiste à " jouer de la flûte dans le bon sens ".
  Mais en 1961, année de son décès, Céline congédie vite le colonel Cambremousse, considérant que " le Blanc est né pour disparaître ". Désormais, " tous les dirigeants des grandes banques font leurs classes à Moscou " et le melting-pot couronne les influences apatrides : " Métissez ! crédo absolu ! " lance Céline dans Rigodon.

 
(...)  Se méfiant toujours des Synarchies internationales, de leurs pratiques et de leurs finalités, le Celte se souvient des combats ancestraux de sa race. Considérant la nation comme un fait biologique, comme une entité menacée de disparition, Céline est un pèlerin des Généalogies qui voit dans les luttes passées les prémices de nouvelles féeries.
 
Car l'anarchiste de droite doute trop de la nature humaine pour croire un instant à la " paix universelle et au Messie collectif des droits de l'homme " prêché par Yahvé.
  (NUMA, dans le BC n°2007, mars 2000).

 

 

 

 

   ... de l'essayiste Alain SORAL.

 A partir du retrait de Céline des " Célébrations nationales ", et rebondissant sur les propos de Serge Klarsfeld qui s'en félicite, Alain SORAL explique clairement qu'il " faut arrêter de mentir " et " rester honnête " quand on évoque " le plus grand écrivain français du XXe siècle avec Proust ", mais à son avis " bien devant lui ".
  " Pas de schizophrénie chez Céline, pas de Dr Jekill avec le Voyage et Mort à crédit, ni de Mister Hyde avec les pamphlets... Céline est un tout. Il n'y a qu'un seul Céline. On le prend en entier ou on le rejette. "

  En s'appuyant sur L'Eglise, sa pièce de théâtre écrite en 1933 et parue chez Gallimard en 1952, Alain SORAL va bien montrer que l'œuvre de Céline était déjà entièrement contenue dans celle-ci.
 L'acte III, qui se déroule à la S.D.N. est la préfiguration de Bagatelles pour un massacre, qu'il écrira en 1937 - " et non en 1946 " - précis-t-il bien. Et le reste de la pièce constituera la trame de son roman Voyage au bout de la nuit.
 
Dix minutes de conviction et d'éclairage sur You tube...
  (A propos de Louis-Ferdinand Céline, You tube, 7 oct. 2012).
 
 

 

 

 

   CELINE et ses JUGES - HISTORIQUE de son PROCES.

  Le procès par contumace de Céline s'ouvre le 21 février 1950.
 Céline est condamné pour avoir " en temps de guerre, accompli sciemment des actes de nature à nuire à la défense  nationale " en publiant sous l'Occupation Les Beaux draps, livre dans lequel il stigmatise " les juifs, les maçons, les communistes, les catholiques, les Anglais, les Américains ".
  Céline est condamné à un an de prison, à 50 000 francs d'amende, à l'indignité nationale et à la confiscation de la moitié de ses biens passés et à venir.

  Objectivement, Céline s'en sort bien. L'accusation  " d'atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat " n'a pas été retenue, ce qui, par effet de miroir, justifie la procédure danoise. Quant à la peine de prison, elle est couverte par la détention préventive effectuée au Danemark. Mais pour Céline il est hors de question d'une condamnation et encore moins d'une saisie sur ses biens à venir. Son avocat, Tixier-Vignancour, va s'employer à obtenir l'amnistie.
  Pour y arriver, il va utiliser la loi du 16 août 1947, accordant l'amnistie aux grands invalides de guerre qui n'ont pas été condamnés à plus de trois ans de prison et dont la peine est définitive. Céline entre dans cette catégorie.

  Pour réussir son tour de passe-passe juridique, Tixier-Vignancour présente son client sous le nom de Louis-Ferdinand Destouches. Le secret, condition du succès, est total. Aucun proche de l'écrivain n'est prévenu, et Tixier fait tout son possible pour qu'aucune information ne filtre en direction des juges.
 
   L'audience se tient le 20 avril 1951, elle est présidée par M. Raynard. Aucun des magistrats présents ne fait le rapprochement entre le docteur Louis-Ferdinand Destouches et l'écrivain Louis-Ferdinand Céline. Après une courte délibération, l'amnistie est accordée. Le secret absolu est maintenu pendant cinq jours, durée pendant laquelle le ministère public peut se pourvoir en cassation .
 
  Le 26 avril 1951, Tixier-Vignancour triomphant, annonce l'amnistie de Céline à la presse. La nouvelle, on s'en doute, fait scandale. L'Humanité crie à la trahison ; le garde des Sceaux manque de s'étrangler en lisant le journal, tandis que Jules Moch, le ministre de l'Intérieur, en casse une chaise de colère. Au garde des Sceaux qui le convoque pour une franche explication, le juge Raynard répond benoîtement : " Oh, moi, monsieur le ministre, en littérature, je me suis arrêté à Flaubert. "   

  La réalité est quelque peu différente. L'amnistie de Céline a certainement fait l'objet d'un " arrangement " entre Tixier-Vignancour et André Camadeau, le Commissaire du gouvernement, à ce titre, chargé de l'accusation. Ce dernier, en 1944, était le doyen des juges d'instruction militaires en poste en Algérie, et il avait eu maille à partir avec les gaullistes.
   Camadeau s'était juré de leur rendre la monnaie de leur pièce. Tixier-Vignancour connaissait bien le Commissaire du gouvernement, qui était, comme lui, originaire de Pau. Devenu chef du Parquet militaire à Reuilly, c'est lui qui était chargé de l'accusation contre " Louis-Ferdinand Destouches " défendu par Tixier, lequel organise minutieusement la comparution. Le dossier de Céline est présenté le matin, noyé au milieu de dossiers anonymes. Pour plus de discrétion, Tixier-Vignancour a domicilié son client à son étude parisienne, et le dossier est solidement ficelé, cela permet d'éviter les regards indiscrets. Quand le président Raynard interroge l'accusation, Camadeau (qui savait parfaitement à qui il avait affaire) donne oralement son avis sur le dossier en précisant " qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat ".

  Les réquisitoires de l'accusation étant en général toujours suivis, l'amnistie de " Louis-Ferdinand Destouches " est prononcée. Une fois le délai de recours en cassation expiré, elle devient définitive.
  A Korsor, on s'en doute, la nouvelle est accueillie avec joie. Après six ans d'exil, les Destouches peuvent enfin rentrer en France.
                                                                                                              David ALLIOT.
 
 (L'affaire Louis-Ferdinand Céline. Les archives de l'ambassade de France à Copenhague, 1945-1951, Horay, 2007, dans BC n° 323, oct. 2010)

 

 

 

 

   Hommage à Céline.

 C'est en août 1944, à Marseille, que paraît cet étonnant plaidoyer pour Céline dû à un militant sioniste. Nous l'avions exhumé il y a une quinzaine d'années. Curieusement, ce texte ne fut jamais commenté par les céliniens, pas même l'un d'entre eux qui s'apprêter à publier une biographie de l'écrivain et qui, méfiant, crut manifestement à une supercherie.
  D'autant que l'auteur, CHORON-GOUREWITZ, fait siennes des critiques formulées par Céline envers ses coreligionnaires.
 Le document est pourtant authentique. Seul Dominique Venner, dans son Histoire de la Collaboration (Ed. Pygmalion, 2000), s'en fit l'écho : " En pleine tourmente, ce combattant sioniste osa affronter sans répulsion l'antisémitisme de l'écrivain, interprétant l'ensemble de l'œuvre comme révélatrice des fractures de la modernité. "
  Etant donné que le numéro du BC dans lequel parut initialement ce texte est épuisé depuis longtemps, nous avons pensé utile de le faire paraître à nouveau. La première publication fut procurée par la revue Shem, organe du mouvement national hébreu.

  (...) Nous avons dit que Céline représentait son époque. Il est à la fois pessimiste et romantique, sceptique, déçu et pourtant poète, haineux et craintif, sensible et cruel, cynique et idéaliste, tout en paradoxe comme l'hybride XXe siècle.
  Cet homme qui se cherche, qui explose dans une bouillante colère contre un monde où il étouffe, c'est plus que le drame de Céline ; c'est le drame de la France.
  Nous savons ce qu'on nous objectera, que Céline n'est pas la France, qu'il n'a fait que corrompre une petite partie de la France. Non ! un tel ferment de décomposition ne peut exister seul, sans que le milieu sur lequel il agit secrète déjà à lui seul les éléments de cette décomposition. Si Céline est ce qu'il est, c'est parce que la France est ce qu'elle est. Si l'œuvre de Céline apparaît si désabusée, si désespérément destructrice, c'est parce qu'il n'a rien trouvé à aimer que des ruines, rien à quoi se raccrocher.

 " Au cours de ces années monstrueuses où le sang flue, où la vie gicle et se dissout dans mille poitrines à la fois, où les reins sont moissonnés et broyés sous la guerre, il faut un mâle ".
 
La France n'a pas trouvé ce mâle. Cette déception intolérable qu'il éprouve à sentir constamment le sol se dérober sous lui, à évoluer dans un monde vétuste et poussiéreux, où chacun de ses gestes de vie et de force brise chaque jour un peu plus de choses, explique sa sévérité envers la France. Sa haine croît en fonction de ses déceptions, de son amour chaque jour trahi.
  Céline est seul, car la France n'est pas. C'est un destin étonnant que celui de Céline d'avoir été annexé par les milieux français dits " de droite ". L'œuvre de Céline n'est en effet rien moins que celle d'un patriote. Profondément dégoûté de la France bourgeoise, il la poursuit de toute sa haine. Et c'est à ce déchaînement de haine qu'applaudissent les soi-disant partis nationaux, tout simplement parce que Céline est antisémite. Le malentendu est de taille, et illustre bien la faillite des élites d'un pays où l'on est avant tout " anti ".

  Parce que la France a perdu ses qualités viriles, Céline est antimilitariste. " Les partout monuments aux morts ont fait beaucoup de tort à la guerre. Tout un pays devenu cabot, jocrisses-paysans, tartufes-tanks, qui voulait pas mourir en scène. Au flan oui ! Pour reluire ? présent ! Exécuter ?... Pardon ! Maldonne !... " Et plus loin : " L'après-guerre c'est le moment le meilleur ! Tout le monde veut en être ! Personne veut du sacrifice. Tout le monde veut du bénéfice. "
 
Parce que la France a perdu ses élites, Céline ne peut plus avoir aucun respect pour elle. " La France, dit-il, crève de ses croquants snobs, mobiliers bois de rose, " trousers ", vernis sur " œils de perdrix ".
 
Ce jugement peut sembler choquant et anachronique à l'heure où la France reprend les armes. Mais bientôt la France se retrouvera seule devant ses responsabilités et son destin. Ce qui comptera alors ce n'est pas tellement ce que Céline a pu dire de la France, c'est que la France a produit Céline. Un pays dont les fils atteignent un tel degré de découragement, de scepticisme a un bien lourd passif.

  Qu'on ne vienne pas nous dire que Céline est un accident, un cas monstrueux. Très souvent ses remarques sont marquées au coin du bon sens, et d'un bon sens populaire. Souvent il discute en Français moyen. S'il parle d'un malentendu, c'est que le malentendu existe. Une de ses méthodes favorites consiste à afficher une candeur paysanne et à dire : " La chose est obscure, on s'est mal expliqué. Et si tant de choses restent obscures, c'est parce que la France ne peut plus fournir d'explications. "
 Dans ce pays désemparé, divisé, vivant sur des splendeurs passées comme un vieil aristocrate ruiné, l'individualisme règne. N'ayant plus de grandes croyances, le Français s'est renfermé en lui-même, dans une médiocrité bourgeoise, apeurée, vieillotte et revendicatrice. Céline ne se trompe pas quand il accuse l'enseignement de ce piteux résultat. Le rationalisme à l'école a stérilisé la France, a détruit tous ses élans de jeunesse et de vie ; il a fait un vieillard de l'enfant. Cette enfance a donné à son tour une élite desséchée, incapable de poésie et d'enthousiasme. Dans cette atmosphère raréfiée, Céline se révolte : " Depuis la fin des croyances, dit-il, les chefs exaltent tous ses défauts (de l'homme), tous ses sadismes, et ne le tiennent plus que par ses vices, la vanité, l'ambition, la guerre, la mort en un mot. "

  Cet individualisme, cette solitude intellectuelle, voilà par quoi Céline est proche des Juifs. Céline est antisémite, c'est peut-être le plus antisémite des Français parce qu'il est à la fois le plus français des Français et le plus enjuivé.
  Destins étrangement analogues que ceux de la France et du judaïsme. Tous les deux sont mortellement embourgeoisés. Tous les deux, après un des plus grands ébranlements de leur histoire, se trouvent à la croisée des chemins. Nous avons choisi notre voie. C'est pourquoi nous pouvons parler de Céline en toute sérénité, sans enfourcher le grand dada de la propagande anti-antisémite, ni déverser sur Céline l'habituel torrent d'injures et d'ironies. Nous pensons avec lui qu'être la plus grande victime de l'histoire ne veut pas dire qu'on est un ange.

  Comme il permet de comprendre la France, Céline nous permet aussi de saisir un des aspects du " problème juif ". Céline a beaucoup fréquenté les Juifs. Il le dit lui-même et cela se sent tant par sa connaissance de leurs réactions que par ses réactions à lui-même, qui sont parfois celles d'un Juif. Ce n'est certainement pas un hommage dont il nous saura gré, mais souvent, en lisant le Voyage au bout de la nuit, nous avons pensé à Charlie Chaplin...
  La violence même de Céline contre les Juifs prouve sa parenté avec eux. Ses rages sont celles d'un homme qui veut se défaire d'une partie de soi-même. Il en arrive parfois à se demander si ce qu'il y a de plus français en France n'est pas en même temps juif : " ... Ne trouves-tu pas, Ferdinand ?... qu'ils ont vraiment des drôles de nez ?... qu'ils ont un peu l'air abyssin nos grands rois de France ? qu'ils sont tous un peu tafaresques ?... regarde Henri IV. "

 Pour Céline le problème juif dépasse le cadre du réel pour atteindre un plan surnaturel et mythique. S'il reprend tous les thèmes antisémites usés jusqu'à la corde, il arrive à leur donner une force peu commune, une ampleur de vision d'apocalypse. D'où son succès. Bagatelles pour un massacre a été un des livres les plus lus dans l'armée française durant la drôle de guerre...
  Nous sommes souvent d'accord avec Céline quand il dénonce le judaïsme comme un mal, comme un mode de vie basé sur de fausses valeurs : " Quatre-vingt cinq pour cent de vide et quinze pour cent de culot. " Mais pourquoi ces crises de nerfs, ces colères, ce déchaînement d'obscénités ?
  C'est parce qu'il voit le Juif partout, parce qu'il a identifié le Juif au Mal, et il voit le Mal partout. " Bouffer du juif, ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en rigolade, une façon de battre du tambour si on saisit pas leurs ficelles, qu'on les étrangle pas avec ". Seulement, parmi les ficelles que Céline a pu saisir, il y a la rage prophétique, et le goût de la lamentation.

  Comme les Juifs, Céline est un isolé, un homme de nulle part, qui n'a plus rien à quoi se rattacher. Le judaïsme dispersé ne crée que des hommes négatifs, hâbleurs, stériles. (On ne peut produire que dans son pays et pour soi). Le judaïsme dispersé est le mode de vie d'une civilisation décadente et déchue.
 (...) La révolte de Céline vise autant l'esprit juif que le juif envahissant, accaparateur de bonnes places. Le Judaïsme et les mythes qui en découlent sont des mythes de nation vaincue, contre lesquels le Céline viril s'insurge. Le christianisme comme l'internationalisme sont dénoncés comme une tentative de ramener le monde à l'échelle du Judaïsme, de ce Judaïsme que les sociétés ne sont pas parvenues à absorber. Il y a dans le monde deux mesures, l'une juive, toute de défaite et de faiblesse, et une mesure humaine, virile et forte. Céline sent cette différence. Il se débat ; il ne veut pas de la défaite, mais il est seul. Pour s'adresser à son public, il est obligé de lui parler son langage, celui des bonnes places occupées par les Juifs et qui seront libres, et des mauvaises places à la guerre qui seront occupées par les Juifs " un par créneau ", et voilà Céline retombé dans la mesquinerie revendicatrice à la française.

  Nous voyons mal Céline partir en guerre pour une simple histoire de bonnes places, son drame est plus grand, plus humain. Tout en lui est nostalgie d'une autre vie, idéale, forte et poétique, fondée sur les grands mythes de gloire et de sang. Une belle histoire, écrit-il, la grande époque arverne ! en reproduisant l'épisode suivant de l'histoire des Gaulois : " Attaqué par les Romains, Bituit, roi des Gaules barbares, fit appel à tous ses guerriers... Sur son char plaqué d'argent aux essieux de bronze, il s'avançait coiffé d'airain, paré de l'or des colliers et des bracelets. Sa meute de chasse l'accompagnait. Derrière les escadrons de son escorte se pressaient deux cent mille Gaulois avec leurs longues épées à deux tranchants, leurs épieux aux fers étincelants et leurs boucliers plats d'osier ou de bois, peints de vives couleurs. Lorsque du haut des collines, le roi aperçut dans la vallée du Rhône le petit carré des légions romaines : " Il y en aura à peine aujourd'hui, s'exclama-t-il, pour la curée de mes chiens. "

  C'est cette différence de conception mythologique qui lui fait trouver le Juif partout ; car tout ce qui est mythe de défaite est juif. " Que me fout Mr Ben Montaigne, prêchi-prêcha, madré rabin ?... Il n'est point la joie que je cherche, fraîche, coquine, espiègle, émue... "
  Céline possède quelques bonnes formules ; il connaît les raisons profondes de la décadence occidentale, il a démasqué les Juifs, mais il ne pourrait pas construire. Il sait que la renaissance ne peut être obtenue que par une revalorisation  des mythes purement nationaux, du mythe gaulois pour la France. Il sait que la force ne peut venir que de l'extérieur. Il sait que c'est l'esprit bourgeois qu'il faut extirper. " Il faut ouvrir Pognon " dit-il. " Il faut créer la grande famille-nation, sans les Juifs. Il faut pour cela beaucoup d'enfants car sans enfants pas de gaieté. "
 
Il veut la sécurité sociale car " sans sécurité pas de famille ", mais il veut aussi plus de " légèreté ", plus de grâce dans les mouvements.

  Quel que soit le sort que le grand public et la critique réserveront à l'œuvre de L. F. Céline, elle demeurera comme un signe caractéristique de notre temps.
  Au moment où les civilisations s'écroulent, où les empires se font et se défont, où la pensée vacille et cherche sa voie, quelques hommes, plus sensibles, plus audacieux que la masse se dressent pour juger ou prédire. Qu'on le veuille ou non, Céline est de ceux-là.
  Au moment où les Juifs de France croient l'heure venue de régler leurs comptes avec la France, et de reprendre leurs places, nous leur conseillons de lire Céline sans préjugés, sans rancœur, sans haine, sans aveuglement et sans peur.
  Peut-être est-ce trop leur demander ?  CHORON-GOUREWITZ
   (Shem, Marseille, août 1944, dans BC n°284, mars 2007).

 

 

 

 

   A propos de " l'anarchisme " de Céline.

  En septembre 1933, Céline écrit à Evelyne Pollet à propos de création littéraire : " Il est évident que vous êtes douée de haute malice de fine observation, de sentimentalité délicate, de grande ferveur... Mais tout ceci n'est pas grand'chose sans beaucoup d'anarchie " (Cahiers Céline 5, p.178).
  Aussitôt les idéologues et commentateurs se sont empressés de qualifier Céline d' " anarchiste de droite " !... Or, le docteur Destouches s'est toujours montré pointilleux au chapitre de la LOI, comme l'a montré sa véhémence pour que l'on reconnaisse son innocence. Il ne supportera jamais que l'on puisse l'accuser de trahison.
  Dans le domaine médical, que ferait un soignant privé d'un sens aigu de ce que l'auteur nomme " l'ordre des choses " ? Faut-il aussi rappeler ce que Céline écrit de sa mère à propos du mètre étalon des Arts et Métiers ?
 
 Parlant d'anarchisme sur le plan de la création littéraire, Céline ne fait qu'affirmer la nécessité pour un artiste d'aller " à contre-courant ", une expression qui lui est chère. Il affirme ce qu'un Albrecht Dürer professe de son côté : " Il doit avoir l'esprit bien sec celui qui toujours se garde d'inventer autre chose, mais demeure sur le chemin accoutumé, ne fait qu'imiter les autres et n'a pas le courage de réfléchir plus avant " (Dürer, Ecrits théoriques). Plus simplement, l'artiste doit se garder du conformisme. Ce que Céline appelle se servir de " légumes cuits ".  
   Comment, sinon, découvrir de la beauté là où nul ne la trouvait ? C'est ainsi que les artistes japonais nous ont appris à voir la beauté d'une petite mauvaise herbe ou qu'un Dürer consacre ses peintures à de très modestes fleurs des champs et brindilles.
  De même, dans Voyage au bout de la nuit, lorsque Céline nous parle des " étages de silence des travailleurs de la nuit " (les employés qui font les bureaux), il " crée " de la beauté et hausse un certain prosaïsme à un niveau poétique.
  Il faut comprendre que lorsque Céline parle d' " anarchisme " pour l'artiste, il s'agit non point de s'opposer à l'art, mais au conformisme selon lequel est beau " ce qui satisfait certains canons. " Car précisément, il estime que l'art a pour fonction de créer de nouveaux canons et de révéler de la beauté là où on ne la percevait pas.
 
   Ainsi on n'a pas compris son affirmation. Céline a une sorte de conception sacrée de l'art. Conception qui n'est pas de " plaire " et de satisfaire démagogiquement, qui n'est pas de " vendre " (un de ses motifs contre les juifs).  Céline n'est pas le nihiliste que ses ennemis ont voulu brosser, véritablement médecin, il avait une passion pour la vie ( " Je suis un médecin qui " écrit "). Il ne voulait pas " séduire " se-duire, attirer à soi... mais orienter le regard vers un nouveau visage de la beauté. " J'attends les fausses notes, je les guette, je les recueille à pleine oreille, elles seules sont encore un peu imprévues, et c'est là n'est-ce pas le secret de la musique moderne ". (Progrès, Mercure de France).
    Nicole DEBRIE       (BC n° 263, avril 2005).
 

 

 

 

   C'est mieux... en le disant.

Pour la plupart des lecteurs de l’époque, comme pour ceux d’aujourd’hui, Bagatelles pour un massacre est un appel au pogrom, à tuer les juifs ; quant aux cadavres de L’Ecole, ils ne peuvent être que ceux des juifs.
 
  Or, une lecture même cursive de ces textes montre à l’évidence qu’il ne s’agit pas de cela ; le massacre en question est celui des Français dans la guerre à venir : conflit en vue duquel ces mêmes Français, futurs cadavres, sont endoctrinés, formatés, éduqués – bien entendu par les juifs, les francs-maçons, les politiciens, etc. »
   (R.Tettamanzi, Esthétique de l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de L.F.Céline, vol.1, ed. du Lérot 1999).

 

 

 

 

   Eviter la guerre...

  Céline savait ce qu'il avait écrit avant la guerre et pourquoi il l'avait écrit.
 
 
A la lumière de ce que l'on venait de découvrir en Allemagne, ces pamphlets prenaient un tour tragique que nul n'avait décelé ni dénoncé lors de leur publication, tandis
que lui-même prenait figure d'assassin.
  Bagatelles et L'Ecole, qui n'avaient été écrits que pour tenter d'éviter la guerre, mais avec les outrances sans lesquelles Céline ne serait pas Céline, apparaissaient à la lueur des évènements que l'on sait comme des appels au massacre et servaient de prétexte, bien qu'ayant été écrits avant le génocide, à une chasse dont il était le gibier.

   Céline, mieux que tout autre, savait qu'il n'avait pas voulu l'holocauste et qu'il n'en avait pas même été l'involontaire instrument.
  Il savait aussi qu'il n'avait en rien collaboré, et pas plus que Cocteau, Montherlant et Morand qui, après que beaucoup d'eau eut coulé sous les ponts, finirent par entrer à l'Académie.
  Céline eut plus que jamais le sentiment d'être le chien galeux de la littérature française et la victime expiatoire d'un monde où les crimes avaient abondé de part et d'autre et dont l'hypocrisie était la maîtresse unique.

                                                                            François Gibault.
                                             
    (Préface à Lettres de prison, Gallimard, 1998, dans BC n°318).

 

 

 

 

    Affaire Céline ou scandale Seguev ?   Une polémique en cacherait-elle une autre ?

 Le Voyage au bout de la nuit étant déjà disponible dans une demi-douzaine de langues dans les librairies israéliennes, la traduction de ce livre en hébreu ne semblait guère qu’une formalité même si elle avait été sans cesse différée.
   On sait que l’affaire a pourtant mis en transes les milieux intellectuels israéliens. Mais la personnalité et les options politiques de l’ « antisémite frénétique  (1) sont-elles seules en cause, ou ont-elles simplement servi de détonateur à la « guerre civile » qui couvait déjà parmi l’Establishment israélien ?
  Car si les anticéliniens ont pour chef de file Zeev Sternhell, historien israélien du fascisme français, les partisans du Voyage et, plus généralement de la liberté d’expression ont pour champion un autre historien, israélien lui aussi mais bien plus « scandaleux » : Tom Seguev, auteur d’un livre explosif qui vient d’être traduit en France, Le septième million. (2) Sous-titrée Les Israéliens et le génocide, cette énorme étude (près de 700 pages) constitue en effet une charge accablante contre les sionistes qui, bien au chaud dans leurs kibboutzim, se montrèrent tout au long de la Shoah au mieux indifférents au sort de leurs frères européens en péril, au pis méprisants… et affirme, Seguev, fort peu accueillants – le même reproche pouvant être fait d’ailleurs à la très puissante diaspora américaine, très réticente devant toutes les propositions allemandes d’un exode massif vers les Etats-Unis.
  
   Non content de détailler les liens du Betar avec les nazis, de montrer la Weltanschauung typiquement « fasciste » selon lui, du Groupe Stern, par exemple, Seguev explique le rejet des juifs européens par le fait que, voulant créer « une nouvelle race » - de surhommes socialistes – les disciples de Theodor Herzl ne tenaient nullement à « polluer » les halouzim (pionniers) de leurs rêves avec la pauvre humanité des ghettos qu’ils jugeaient dégénérée et d’esprit trop mercantile.
    Bref, un livre pour le moins « dérangeant » et qui a été reçu comme tel par le public et l’intelligentsia israélienne, surtout travailliste, que Tom Seguev accuse de « pharisaïsme », un pharisaïsme dont elle a donné une nouvelle preuve en s’insurgeant contre la traduction du Voyage
   Alors que l’idéologie du Céline de l’époque serait, selon Seguev, très proche de celle du socialisme israélien des temps héroïques.
   On le voit, un conflit peut en cacher un autre, et le « scandale littéraire » qui agite Israël est, avant tout, une affaire intérieure.
              
(1) Dont la traductrice, Ilana Hammerman, a plus ou moins été contrainte, pour se refaire une virginité, de rédiger un long article sur les victimes de l’Holocauste.
(2) Ed. Liana Lévi, Paris, 1994.
  
  Claude Lorne   (Rivarol, 18 février 1994, dans BC n°139).

 

 

 

 

   Féerie dans la Pléiade.
  
 
« S’ils étaient conséquents, les admirateurs de Céline qui fondent leur admiration sur la langue nouvelle qu’il a inventée et sur la richesse des effets qu’il en tire devraient mettre au-dessus de toutes ses œuvres cette Féerie pour une autre fois généralement incomprise. Ils devraient la revendiquer comme son œuvre la plus personnelle et la plus expressive puisque Céline a accepté dans sa conception et dans sa forme toutes les conséquences de sa poétique. Elle devrait être pour eux la pierre de touche qui permettrait de distinguer les vrais fanatiques de Céline. » (Bardèche).
  
On ne peut mieux dire.
 Dans sa préface, M. Henri Godard a su définir avec pertinence en quoi cette œuvre est l’une des plus accomplies de Céline, mettant en lumière l’essence même de ce style « radicalement neuf » et « encore largement à découvrir ». Ecoutons-le : « Travaillé des années durant par l’incessante écriture des versions antérieures, le style atteint ici sa pleine maturité. Jamais encore il ne s’était à ce point déchargé de toute la matière interstitielle du discours. Jamais il n’avait été aussi hardi dans l’ellipse et dans le saut, jamais aussi léger dans l’allusion sur laquelle repose le passage d’un segment à l’autre. »
 
Certes, le commentateur qu’il est n’a pas forcément les mêmes réactions que tout un chacun face à cette œuvre. Selon lui, le lecteur de 1952 – mais on perçoit bien qu’il n’est pas sans rapport avec l’exégète de 1993 – « n’est pas sans désirer rendre des coups ». Mieux :
« Ses réactions au fil du texte sont plus d’une fois des injures (sic) qu’à défaut de pouvoir adresser, il prononce au moins mentalement. »

 
Peut-être ai-je mauvais esprit mais lorsque je lis Féerie, je ne ressens nullement, moi, le désir d’adresser, même post-mortem, des injures à l’auteur. Au contraire : j’éprouve pour lui une certaine compassion rétrospective sachant que l’homme était alors à terre et que ce livre, dans lequel il mettait tous ses espoirs, se solda par un échec à la fois commercial et critique.
   Plus d’une fois, on perçoit ainsi, sous la plume de M. Godard, de l’aigreur, une irrépressible crispation à l’égard de l’auteur. C’est dommage pour lui car on a le sentiment que cela gâche sa lecture et qu’il doit parfois se faire violence pour la poursuivre : « On serait tenté de quitter purement et simplement la partie, c’est-à-dire d’interrompre sa lecture… » On n’est plus très sûr si c’est le lecteur présumé de 1952 ou M. Godard lui-même qui s’exprime ici.

  Un demi-siècle après l’issue du dernier conflit mondial, on aurait pu s’attendre à plus de sérénité dans ce panthéon littéraire qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. Un rappel à ce propos : en 1966, Jean-André Ducourneau préfaçait ainsi une édition des œuvres de Céline : « Tout en reconnaissant l’inégalable verve du polémiste, nous nous déclarons en opposition avec certaines des idées qu’il exprime. Mais que l’on ne se méprenne pas sur notre réserve. Elle se situe hors de toute politique et de toute passion ». Près de trente ans plus tard, ce regard dépassionné semble paradoxalement plus difficile à atteindre. Foisonnante diversité des céliniens !

Tel quel, ce volume est passionnant et il faut savoir gré à l’éditeur de la peine qu’il a prise à déchiffrer, rassembler et classer les différents manuscrits existants. Le premier à avoir salué cette édition dans la presse est Angelo Rinaldi. Tout en ayant une nette préférence pour les Entretiens avec le professeur Y, qui figurent également dans ce tome, il a intitulé son article « Féerie pour toujours ». Oui, n’en déplaise aux esprits chagrins, Céline a définitivement acquis sa stature de contemporain capital. « Et nous assistons, conclut le critique littéraire de L’Express, au déferlement des eaux céliniennes, qui emportent sur leur passage admirateurs, détracteurs, pauvres moucherons de la critique que nous sommes. »
        M.L.  (BC n°136, janvier 1994). 

 

 

 

 

   Coups de cœur et blablas.

 Dans le langage courant, deux expressions inventées par Céline, au moins, nous sont restées : " coup de cœur " et " blabla ". De jongleries en rêveries, ces deux créations deviennent des bannières ou des frontières entre les " céliniens " qui se divisent parfois en deux catégories hostiles : ceux qui, à " coups de cœur ", le font " marcher leur petit cœur " - comme le recommandait Céline dans sa préface de Guignol's band -, le plus souvent les modestes chercheurs qui éclairent l'œuvre d'un savoir précis, et ceux qui se perdent en " blablas " - en tâchant d'imiter le torrent des pamphlets -, mais qui n'apportent guère plus que du bavardage.
  En quelque sorte le combat de Carnaval et de Carême, des gros et des maigres, des exhibitionnistes et des observateurs. Des émules de Normance et des héritiers de Micro, ces deux allégories de Féerie pour une autre fois. On sait à qui allait la préférence de Céline : aux Victor Carré ou Albert Serrouille, ces collectionneurs généreux de leurs infinies patiences - attentifs amoureux de la " petite musique " -, et non aux bavards agités nabots dans le style de Nelson, le " frime aux chromos " des Guignol's band, le jubilant mouchard persifleur.
  Réunies et présentées en un seul volume par André Derval, 70 critiques de Voyage au bout de la nuit, publiées entre 1932 et 1935, reflètent déjà les deux manières d'approcher l'écrivain : ceux qui justifient leur idéologie en se servant du livre - en l'admirant ou en le rejetant - et ceux qui en trouvent la philosophie en se plongeant dans sa poésie - moins nombreux que les autres. D'un côté les Nizan et Rousseaux, de l'autre les Descaves et les Bernanos. Entre les deux, jetant un pont, les exceptions, comme Daudet et Altman. Faut-il le souligner ? Céline est passé de la littérature à la politique (rattrapé par l'horreur de l'Histoire), et non, comme tant d'autres acteurs, de la politique ou du journalisme à la littérature. Toute la différence est là. On la retrouvera dans les critiques.

  Ce dossier de presse présente les signatures aussi diverses que celles de Marcel Arland, Ramon Fernandez, Georges Bataille, Claude Lévi-Strauss, Eugène Dabit, Maxime Gorki. L'ensemble étonne encore par la qualité des critiques. Les " coups de cœur " de Léon Daudet, d'Elie Faure ou de Léon Trotsky n'ont rien perdu de leur jeunesse. André Derval note très justement que Céline, dès Voyage, avait fait éclater les clivages esthétiques et idéologiques de la presse - " au point que plusieurs publications accueillirent successivement dans leurs colonnes des analyses antagonistes. " En cela même, les temps étaient plus libres alors. Chacun ne répondait que de sa plume, et l'on s'invitait volontiers. Les Galtier-Boissière et même Léautaud s'en prenaient de préférence aux grands du moment, répugnaient en littérature à s'en prendre aux petits. C'est ce qu'on appelait avoir du panache. Et il n'en manque pas dans ce petit livre d'André Derval, malgré les erreurs de certains, les tâtonnements d'autres, les contresens bien normaux devant telle nouveauté littéraire ! Car c'était bien de littérature dont il s'agissait alors, point de ces ragots de cuisine qu'on publie aujourd'hui.
  On s'intéressait " à l'objet " - comme le disait Céline - et assez peu " au bonhomme ". Très peu de " blabla " donc, presque pas même, sauf celui de François Mauriac, dans ce recueil - aussi utile que plaisant -, mais bien des " coups de cœur " qui méritent qu'on les écoute encore.
    Eric Mazet.   (70 critiques de Voyage au bout de la nuit, (1932-1935), textes réunis et présentés par André Derval, Imec Ed. octobre 1993).



 

 

 

  MERRY  BROMBERGER : Interview dans une clinique, le prix Théophraste Renaudot, le docteur X... alias M. Céline, 8 décembre 1932.

   (...) Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! " Le voilà ! C'est l'amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l'on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L'amour impossible aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec l'argent, cet autre bien indispensable. Il finit enfin par trouver un coin tranquille, des rentes, une petite femme qui l'aime. Pourtant, il ne peut pas rester là. Il lui faut partir quand il a le bonheur bourgeois sous la main, une petite maison, une épouse câline, des poissons rouges.
  Il se dit qu'il est fou pour être comme cela. Il s'en va. Madelon le poursuit. Elle ne croit pas qu'il soit fou et lui le comprend aussi. Il n'est seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite l'assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son genre. Mais il ne sait pas comment.
 " A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n'est pas elle mais l'univers entier qui le dégoûte. Il le dit comme il peut et il en meurt. Personne n'a compris. Il est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si ! Je le sais bien. Je l'ai compris quand j'ai dû le relire. Si j'avais la force de Dostoïevsky, je le recommencerais. J'entrerais de nouveau dans la vie, frappant un coup à droite, un coup à gauche. Mais je n'ai plus la force. J'ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. Si seulement il y a dans ce bouquin trois pages sur six cents qui vaillent quelque chose, cela me suffit.

  Mes maîtres ? Des médecins. Follet d'abord, de l'Université de Rennes, un grand bonhomme ; Rachmann ensuite, qui dirige à la Société des Nations le lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils et m'a fait voyager. Et aussi une danseuse américaine qui m'a appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la musique et le mouvement.
  Les morts ? J'ai mâché leurs livres, en mastiquant la vache classique, en travaillant, de mes mains d'abord, puis en faisant la guerre pour passer mon bachot, puis en retravaillant pour passer mon doctorat.
  La littérature actuelle ? Les trois quarts ne valent pas une note d'observation clinique, plus sûre.
  On a dit que je briguais les prix littéraires ; laissez-moi rire. Je suis candidat à la tranquillité. Il ne peut pas y avoir un homme raisonnable d'ailleurs pour s'intéresser au délire des " miens ".