Lettre
du 8 mars 1954 à Albert PARAZ
"
La vérité est que je suis mal doué.
Artistiquement. Pour retrouver l'émotion du
langage parlé à travers l'écrit, j'ai beaucoup
de mal. Je suis d'autre part infiniment humble
et patient. Je recommence le même boulot cent
fois, mille fois... pour retrouver la ligne
émotive. Sans doute vainement ! Les copains ne
s'embarrassent pas de ces soucis... d'ailleurs
ils n'ont pas ces soucis ! Et le lecteur s'en
fout aussi !
Les
Impressionnistes étaient de bien grands
emmerdeurs ! Le " jour d'atelier " faisait très
bien l'affaire de tout le monde ! Les livres
sans émotivité sont bien agréables. - Ils sont
décents. "
(Jean Guénot, Louis-Ferdinand Céline damné par l'écriture, 1973, p.
12).
***
IL SEMBLE QU'ON
VOUS PARLE A L'OREILLE...
" Le fait que vous me trouviez styliste me fait plaisir. Je suis cela
avant tout - point penseur nom de Dieu ! (...)
Je suis bien l'émotion avec les mots, je ne lui
laisse pas le temps de s'habiller en phrases...
Je la saisie toute crue, ou plutôt toute
poétique - car le fond de l'Homme malgré tout
est poésie. Le raisonnement est appris - comme
il apprend à parler, le bébé chante, le cheval
galope - le trot est d'école. Encore est-ce un
truc pour faire passer le langage parlé en
écrit. Le truc c'est moi qui l'ai trouvé
personne d'autre. C'est l'impressionnisme en
somme. Faire passer le langage parlé en
littérature, ce n'est pas la sténographie. Il
faut imprimer aux phrases aux périodes une
certaine déformation un artifice tel que lorsque
vous lisez le livre il semble que " l'on vous
parle " à l'oreille.
Cela
s'obtient par une transposition de chaque mot
qui n'est jamais tout à fait celui qu'on
attend... une menue surprise... Il se passe ce
qui aurait lieu pour un bâton plongé dans l'eau,
pour qu'il apparaisse droit il faut avant de le
plonger dans l'eau que vous le cassiez
légèrement (...) Pour rendre sur la page l'effet
de la vie parlée, spontanée, il faut tordre la
langue en tout rythme, cadence, mots, et c'est
une sorte de poésie qui donne le meilleur
sortilège - l'impression, l'envoûtement, le
dynamisme, et puis il faut aussi choisir son
sujet. Tout n'est pas transposable - Il faut des
sujets " à vifs ". D'où les terribles risques. "
(Eric Mazet, Lettre à Milton Hindus, 15 avril 1947, dans Ce Soir, p.3).
***
JE SUIS DE
STYLE MOI ! MA MAROTTE !
Je
suis aux souvenirs vous me pardonnerez...
C'était des heures en somme heureuses...
La nuit là, d'où je vous parle, en fosse, j'entends, je réentends... dites
!... les sanglots des viôôôôlons ! ils me
miaulent !... et les cornes " pouing, pouing ",
du Quai !... les " teufs-teufs ", leur asthme
!... la course à Cancale !... les hurrahs ! la
foule... c'est du ciné à la date !... des
actualités du Passé !... les ratés de moteur
!... en imitations !... et le piano ! et les
airs en vogue...
Les temps que vous vécûtes vous quittent plus... ni les roses... preuve
là, ils hurlent autour je suis sûr... et les
chiens du guet et les martyrs des mitards... et
les trois condamnés à mort, le " 14 "... le " 16
"... et le " 32 "... M'en fous !... le violon et
les sanglots m'hantent et le coup de piano...
Oh, je suis pas de toutes les nostalgies !...
pas de Toundras pour moi ! pas de bagne non plus
! flûte !... Quitte que je quitte la Butte que
c'est devenu plus que vampires... qui démordent
pas de me saigner blanc... j'irai attendre à
Saint-Malo !... Ils veulent plus de moi avenue Gaveneau ? ni rue Contrescarpe ? Je vais pas
m'ennuyer pour si peu !... J'ai ma mission moi !
mon art ! mes arts !... Je traite les bronchites
comme personne !... et les sciatiques ! si
douloureuses !...
Je serai
apprécié Côte d'Emeraude ! Surtout ayant ma
villa !... Oh, je quitterai pas le Casino de
l'œil !... tout ce qui entrera, sortira mes
clients !... spectres avec os... sans os... ou
vifs !... à vielles ! à luths ! à chouettes !
tous !... villa, je suis quelqu'un !... Ca aime
le décorum les spectres ! Exemple : l'Opéra ! ça
hante pas que les ruines !... moi j'ai entendu
des " raps " moi qui vous parle... des
fracassements de bahuts géants ! la veille qu'on
m'arrête... que mon Destin passait en Enfer...
vous dire leurs goûts... Ils aiment pas le
pitchpin les fantômes !... le massif, le haut
style, voilà !...
Je suis de style moi ! marotte ! le Casino je suis servi ! mammouth et
pieuvre, menhirs mêlés !... Granit, ardoises,
briques !... vous écriez : " l'horreur " !
pardon ! une tempête arrive, elle reprend tout !
les années passées, les passions, les roses...
les toits, les arêtes, tout vibre ! chante !...
les vitres sous archet ! gouttières, hautbois !
la mousse ruisselle dans l'ouragan !...
Raffluent binious... guitares... lorgnons !...
Botrel !... crêpes... Paimpolaises... Fragson...
la malle de Jersey s'annonce... se dessine...
effleure l'horizon... frôle à la bouée, la "
sonore "... bourre à la lame... grandit, détache
sur Cézembre... c'est de la brisure de mousse
partout... mille récifs et le Fort Royal !... le
majestueux rafiot borde... mille miss en mollets
sautent, s'échappent... ah s'égaillent !...
riantes... pépiantes !... d'un pensionnat on ne
sait d'où ?
(Féerie pour une autre fois, Folio n° 918, Gallimard, 1985, p. 94).
***
LE STYLE et L'ARGOT.
" Non l'argot ne se fait pas avec un glossaire,
mais avec des images nées de la haine, c'est la
haine qui fait l'argot. L'argot est fait pour
exprimer les sentiments
vrais de la misère. Lisez
L'Humanité, vous n'y verrez que le charabia
d'une doctrine. L'argot est fait pour permettre
à
l'ouvrier de dire à son patron qu'il déteste :
tu vis bien et moi mal, tu m'exploites et roules
dans une grosse voiture, je vais te crever.
Mais l'argot d'aujourd'hui n'est plus sincère, il ne résiste pas dans le
cabinet du juge d'instruction. J'attends
toujours le truand qui fera fuir le juge avec
son argot. Dans les prisons d'aujourd'hui, on
file doux : Oui Monsieur, bien Monsieur. On y
est bien sage et on n'y parle pas l'argot, j'en
ai fait l'expérience. Le temps est loin où
Mandrin risquait chaque jour la Grève.
Il n'y a plus aujourd'hui que l'argot des bars à
l'usage des demi-sels pour épater la midinette,
et l'argot prononcé avec l'accent anglais à
l'usage du XVIe. »
Que ce soit dans des entretiens
pris au vol, dans des textes écrits ou dans
certaines correspondances, tout est occasion,
aux yeux de Céline, pour crier sa haine contre
les " hommes à idées " et pour défendre, avec
plus de virulence encore, le style - rien que le
style...
La littérature et la haine, l'amour et la
lecture, l'art et la mort, l'écriture et le
cinéma... tout explose, à jet continu -
parcelles et morceaux de lui-même, rassemblés
autour de ses propres œuvres. Le style aussi,
pour hurler sa rage contre Sartre ; le style
encore, pour rendre hommage à Zola ; le style
enfin, pour un aveu sur Rabelais...
(L'argot est né de la haine ! proposé par
Raphaël Sorin, commentaire de Bernadette Dubois,
Bruxelles, André Versaille éditeur, collection "
A s'offrir en partage ", 2010).
***
SE CREUSER A CE POINT LES MENINGES...
François Gibault fait justement remarquer que
Louis-Ferdinand Céline a fait tout ce qu'il
pouvait pour égarer ceux qui pourraient être
tentés d'écrire la vie de Louis Destouches, "
affabulant à plaisir et donnant dans son œuvre
une dimension épique aux évènements les plus
ordinaires de son existence ".
On ne saurait mieux dire, mais plus tard quelques exégètes
universitaires, érudits et distingués, seront un
peu piégés et tenteront des parallèles
psychologiques pas forcément convaincants, comme
en dernier lieu Picherit (2016). Il me semble
parfois que l'imaginaire du critique arrive à
transcender assez largement celui de l'auteur
qu'il étudie, et j'aurais été vraiment curieux
de connaître les réactions de Céline s'il avait
pu prendre connaissance de certains de ces très
savants commentaires qui lui sont ainsi dédiés.
Un peu
flatté, peut-être, que l'on puisse se creuser à
tel point les méninges sur son cas, peut-être
amusé ou narquois, voire sarcastique, mais
jusqu'à quel point ? Question de circonstance
sans doute, ou d'atmosphère comme aurait dit son
amie Arletty.
A la fin de sa vie, lors d'un de ses entretiens qu'il accorda dans la
maison de Meudon, le seul compliment qu'il
voulait bien accepter de son interlocuteur
concernait son style d'écriture. Pour le
reste...
" Le fait que vous me trouviez styliste me fait plaisir... je suis
avant tout point penseur, nom de Dieu ! ni grand
écrivain, mais styliste, je crois l'être... "
(Pierre Giresse, Céline en Afrique, Du Lérot éditeur, janvier 2019, p.
95).
***
RIGODON.
- Il n'a ni
syntaxe, ni style ! il écrit plus rien ! il
n'ose plus !
Ah, turpitude ! menterie éhontée !... plein de style que je suis ! que oui
! et pire !... bien plus ! que je les rendrai
illisibles !... tous les autres ! flétrides
impuissants ! pourris des prix et manifesses !
que je peux comploter bien tranquille, l'époque
est à moi ! je suis le béni des Lettres ! qui
m'imite pas existe pas !... simple !... allons !
que je regarde où nous sommes ! tonneaux
éventrés, terrasses, pissotières inondées !
immense désespoir ! ah grands-croix de toutes
les Légions, bons à lape, falsifis suprêmes !...
pitié j'aurais si je pouvais mais je ne peux
plus !... qu'ai-je à foutre de tous ces doléants
? chromos, " jour d'ateliers "... faux 1900...
je leur ai bien dit d'aller dehors, à
l'air, ils m'ont pas écouté tant pis ! qu'ils se
meurent, puent, suintent, déboulent à l'égout,
mais ils demandent ce qu'ils pourront faire, à
Gennevilliers ? pardi ! à l'épandage ! l'égout
!...
Je vais pas
m'en mêler... ils y arriveront, feront ce qu'il
faudra de limon en mélasse... je vois le Mauriac
ce vieux cancéreux, dans sa nouvelle cape,
allongé, très new look, et sans lunettes,
véritable régal des familles " travaille enfant
! tu vois plus tard tu seras comme ça "
tartuferie, néoplasme façons impeccables
d'aboutir... sous tous les régimes... fariboles
d'Etats... ouvrez !... fermez le ban ! tripes
plein les sciures, épiploons et cervelets... le
vrai sens de l'Histoire... et où nous en sommes
! sautant par-ci !... et hop ! par-là !...
rigodon !... pals partout ! épurations
vivisections... peaux retournées fumantes...
sapristis gâtés voyeurs, que tout recommence !
arrachement de viscères à la main ! qu'on
entende les cris, tous les râles, que toute la
nation prenne son pied.
- Eh là ! vous battez la breloque !...
- Certainement !
(Rigodon, Folio, Gallimard, 1973, p. 214).
***
A ANDRE ROUSSEAUX
Le 24 [mai 1936.]
Cher confrère
Tout d'abord ma très vive reconnaissance pour l'article que vous le
tout premier vous avez bien voulu me consacrer.
Je ne sais ce qu'il me faut admirer le plus,
votre bienveillance ou votre courage ! Surtout
que vous avez dû éprouver de votre public de
très vives réactions. Il est plus (bien) facile
de m'accabler que de me défendre ! Je le sais.
Maintenant aux querelles !
Griefs de l'argot : truc, procédé, manière, artifice, etc. !
Mais non ! J'écris comme je parle, sans procédé, je vous prie de le
croire. Je me donne du mal pour rendre le "
parlé " en " écrit ", parce que le papier
retient mal la parole, mais c'est tout. Point de
tic ! Point de genre en cela ! De la
condensation c'est tout. Je trouve quant à moi
en ceci le seul mode d'expression possible pour
l'émotion. Je ne veux pas narrer, je veux faire
RESSENTIR. Il est impossible de le faire avec le
langage académique, usuel - le beau style. C'est
l'instrument des rapports, de la discussion, de
la lettre à la cousine, mais c'est toujours de
la grimace et du figé. Je ne peux pas lire un
roman en langage classique. Ce sont là des
PROJETS de romans, ce ne sont jamais des
romans. Tout le travail reste à faire. Le rendu
émotif n'y est pas. Et c'est lui seul qui
compte.
D'ailleurs cela est tellement exact que sans camaraderie, forcerie,
complaisance, pénurie, on ne les lirait plus
depuis longtemps ! Leur langue est
impossible, elle est morte, aussi illisible
(en ce sens émotif) que le latin. Pourquoi je
fais tant d'emprunts à la langue, au " jargon ",
à la syntaxe argotique, pourquoi je la forme
moi-même si tel est mon besoin de l'instant ?
Parce que vous l'avez dit elle meurt vite
cette langue. Donc elle a vécu, elle vit tant
que je l'employe. Capitale supériorité sur la
langue dite pure, bien française, raffinée, elle
TOUJOURS MORTE, morte dès le début, morte depuis
Voltaire, cadavre, dead as a door nail.
Tout le monde le sent, personne ne le dit, n'ose
le dire.
Une langue c'est comme le reste, ÇA MEURT TOUT LE TEMPS, ÇA DOIT MOURIR.
Il faut s'y résigner, la langue des romans
habituels est morte, syntaxe morte, tout mort.
Les miens mourront aussi, bientôt sans doute,
mais ils auront eu la petite supériorité sur
tant d'autres, ils auront pendant un an, un
mois, un jour, VECU. Tout est là. Le reste n'est
que grossière, imbécile, gâteuse vantardise.
Dans toute cette recherche d'un français absolu
il existe une niaise prétention, insupportable,
à l'éternité d'une forme d'écrire, une seule, en
français ! le joli style ! la jolie momie !
Bandelettes ! Ne rien risquer. Vite en momie !
C'est le mot d'ordre de tous les lycées.
Bandelettes ! Encore suis-je moins cruel qu'Elie
Faure. " La plupart du temps les artistes sous
prétexte d'art s'arrangent pour faire plus mort
que la mort, ils lui ajoutent un poids
spécifique que la mort n'a pas. La mort possède
encore une espèce de vie... "
Votre ami,
Céline.
(Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 492, 36-28, octobre 2009).
***
Le style, c'est l'homme.
Le 22 mai 1994, le grand quotidien toulousain
La
Dépêche du Midi a consacré une page entière à Céline à l'occasion du
centenaire de sa naissance.
En marge des articles convenus, nous avons relevé cet article évoquant le
styliste.
Dans sa lettre à Jean-Paul Sartre, A l'agité du
bocal, écrit en 1948, qui avait osé écrire, dans Les Temps Modernes : "
Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des nazis, c'est qu'il était payé
", ledit Céline, au comble de la fureur et de la démesure, se livre à l'un
de ses exercices préférés, celui de l'anéantissement de son adversaire par les
coups les plus bas, les prises les moins académiques, atteignant en même temps
que les sommets de la mauvaise foi ceux de la haine vache.
Et de peur qu'elle ne renaisse de ces cendres, l'auteur du Voyage,
un peu magicien sur les bords (magicien et charmeur de serpents), clôture le
grand combat en changeant sa victime en ténia. Parasite, à peine serpent ;
allez, dansez maintenant !
Au-delà de l'infâmante métaphore, il faut voir là
toute l'habileté tactique qui consiste à arracher le philosophe du terrain des
idées pour l'installer sur celui du style. Il s'avère que, sur ce terrain-là, le
pauvre Jean-Baptiste Sartre (sic), déjà très diminué, en méforme totale, ne fait
pas le poids. Le voici donc en ténia persifleur et philosophe, s'efforçant de
danser sous la flûte magique de Céline, mais rien à faire, le petit JBS n'est ni
dansant, ni flûtant.
Définitivement perdu pour la danse comme pour la musique, c'est à dire
pour le style. Qui peut le croire, dès lors ? Comment quelqu'un qui manque à ce
point de style pourrait-il dire la vérité ?
Céline ayant lui la musique dans la peau, n'a en revanche
aucune peine à mettre les lecteurs de son côté. " Si je l'écris, on me croira
", lâche-t-il lors d'un autre règlement de compte. Avec Vaillant, cette fois,
tout aussi à plaindre que Sartre puisque lui aussi dépourvu de tout style et
forme.
" Si je l'écris, on me croira. " Superbe prétention qui fait du
style l'égal de la pensée en tant que moyen d'accéder à la vérité. Rien de
moins. Le mot le plus musical n'est donc pas seulement le plus juste, il est
aussi le plus vrai. C'est vrai parce que c'est bien écrit. Tout à la pointe de
la plume.
Présomptueux, Céline ? Pas si sûr, si l'on songe à ce qu'écrit Proust
dans son admirable article sur Flaubert par " l'usage entièrement nouveau
qu'il a fait du passé défini, du passé indéfini, de certains pronoms et de
certaines prépositions ", ce romancier aurait renouvelé presque autant notre
vision des choses que Kant avec ses Catégories.
Contrairement à ce que l'on a coutume de croire, c'est par
son style plutôt que par ses idées que Céline a bouleversé, lui aussi, notre
façon de voir. " Je ne suis pas un écrivain à message ", s'insurge-t-il
dans un entretien, " surtout pas un écrivain à idées. Pour les idées,
voir le dictionnaire et les encyclopédies. Ils en sont pleins. " Il a
raison, ça n'est pas avec des idées mais avec des mots que l'on fait de la
littérature.
Et en effet, ce qui dérange une certaine critique, qui la fait éructer de
si belle lors de la parution du Voyage, ce ne sont pas les idées de
l'auteur mais bien la radicale nouveauté de son écriture. Rien là de bien
surprenant. L'Histoire de l'art nous montre que la bourgeoisie lâche ses
critiques dès que l'on s'avise de toucher à son style (au style officiel,
expression d'un certain ordre), comme l'indique l'ironie mauvaise d'un certain
Leroy, chroniqueur au Charivari, à la découverte du tableau de Monet, "
impression soleil levant ". Tous des impressionnistes ! s'indigne ce
défenseur de l'ordre pictural. C'est à son corps défendant que le mot fera
fortune. Les temps n'ont guère changé si l'on considère les propos malveillants
d'une presse bien écrivante à l'égard de Claude Simon, lauréat du Nobel tout de
même, ce qui aurait dû flatter l'orgueil national.
Il n'y a pas pourtant de quoi fouetter un bourgeois dans
les sujets abordés par les impressionnistes, écologistes avant l'heure et
préoccupés surtout par la couleur - car la peinture c'est la couleur, la couleur
avant toute chose -, non plus, tout bien considéré, que dans le contenu de l'œuvre
de Claude Simon ou du Céline du Voyage.
Mais voilà, avec sa petite musique empruntée au langage parlé, son
octosyllabe dévastateur, il rompait avec cinq siècles de littérature. Toucher au
style c'était comme l'écrit le peintre Jean Dubuffet, toucher en plein cœur
la bourgeoisie.
" Si vous voulez frapper au cœur la classe
sévissante, frappez-la à ses subjonctifs, à son cérémonial de beau langage
creux. "
Si Dubuffet l'écrit, on peut le croire. Il est probable que la "
caste sévissante " aura du mal à se relever du coup que Céline a porté à son
subjonctif.
Alain
LEYGONIE.
(BC n°144, sept. 1994).
***
A ROBERT BRASILLACH
le 28 [septembre 1943.]
mon cher Brasillach
Croyez-moi
je vous prie très touché par votre magnifique
article dont les termes surpassent mon bien
faible mérite de mille coudées ! sans feinte
modestie ! je vous prie de me croire. A vous je
vais tout dire - et vous me comprendrez tout de
suite. Il me semblait avant le Voyage,
observant (par comparaison) le trafic de la rue,
si incohérent - ces voitures, ces gens qui se
butent, culbutent, se battent pour avancer, tout
ce zigzag, cette incohérence des démarches
absurdes et si gaspilleuses, si imbéciles, qu'il
devrait y avoir tel le métro un chemin
plus net, plus clair, plus intime pour se
rendre en un point sans tout ce gaspillage, sans
toute cette fastidieuse incohérence - dans la
façon aussi de raconter mes histoires.
Je vous énonce ainsi la difficulté simplement : passer dans l'intimité
même du langage, à l'intérieur de l'émotion
et du langage, à l'aveugle pour ainsi dire
comme le métro sans se préoccuper des
fastidieux incidents de l'extérieur. Une fois
lancé de la sorte, arriver au bout
d'émotion en émotion - au plus près toujours, au
plus court, au plus juste, par le rythme et une
sorte de musique intime une fois choisi, à
l'économie, en évitant tout ce qui retombe
dans l'objectif - le descriptif - et
toujours dans la transposition. Le rythme
me donne mes rails - et je n'en sors jamais. Je
ne sors jamais de l'émotion non plus - (deux
mots illisibles) chantants - sinon je ne
l'admets pas dans mon récit - dans mon métro -
Ainsi je vais mon petit trafic - Ce n'est pas
bien sorcier.
Et je vous remercie encore.
Bien amicalement L.F. Céline
(Lettres, Pléiade, Gallimard, octobre 2009, p. 739, 43-36).
***
STYLE
PROFILE, RAILS PROFILES...
La surface est
plus fréquentable !... la vérité !... voilà !...
alors ?... j'hésite pas moi !... c'est mon génie
! le coup de mon génie ! pas trente-six façons
!... j'embarque tout mon monde dans le métro,
pardon !... et je fonce avec : j'emmène tout le
monde !... de gré ou de force !... avec moi !...
le métro émotif, le mien ! sans tous les
inconvénients, les encombrements ! dans un rêve
!... jamais le moindre arrêt nulle part ! non !
au but ! au but ! direct ! dans l'émotion !...
par l'émotion ! rien que le but : en pleine
émotion... bout en bout !
- Comment ?... comment ?
- Grâce à mes rails profilés ! mon style profilé !
- Oui !... oui !...
- Exprès profilés !... spécial ! je les lui fausse ses rails au
métro, moi ! j'avoue !... ses rails rigides !...
je leur en fous un coup !... il en faut plus
!... ses phrases bien filées... il en faut plus
!... son style, nous dirons !... je les lui
fausse d'une certaine façon, que les voyageurs
sont dans le rêve... qu'ils s'aperçoivent pas...
le charme, la magie, Colonel ! la violence aussi
!... j'avoue !... tous les voyageurs enfournés,
bouclés, double-tour !... tous dans ma rame
émotive !... pas de chichis !... je tolère pas
de chichis ! pas question qu'ils échappent !...
non ! non !
- Vous voyez
ça ! vous voyez ça !
- Et toute la Surface avec moi ! hein ? toute la Surface ! embarquée !
amalgamée dans mon métro ! tous les ingrédients
de la Surface ! toutes les distractions de la
Surface ! de vive force ! je lui laisse rien à
la Surface !... je lui rafle tout !...
- Ah !... ah !...
- Non, Colonel !... non, parfaitement !... tout dans métro émotif !... les
maisons, les bonhommes, les briques, les
rombières, les petits pâtissiers, les vélos, les
automobiles, les midinettes, les flics avec !
entassés, " pilés émotifs " !... dans mon métro
émotif ! je laisse rien à la Surface !... tout
dans mon transport magique !...
[...] Pissez
! pissez dans votre flaque, Colonel ! vous
dégoulinez, Colonel ! vous m'avez compris,
Colonel ?
- Oh, oui ! oh, oui !
- Mais attention ! le détail !... le détail ! vous êtes pas sur des rails
ordinaires !... votre récit est pas ordinaire !
- Oh, non ! oh, non !
- Pour un rien du tout... vous crevez tout : ballast ! voûtes !... un
souffle ! une cédille !... à culbuter ! mille à
l'heure ! votre récit verse ! déraille ! votre
rame laboure ! c'est l'écrabouillure très
infecte ! honteuse ! vous et vos 600 000
lecteurs !... satané sinistre ! pour un souffle
! sur un souffle !... en bouillie !...
- Alors ?... alors ?
- Alors, Colonel... c'est là qu'est le génie !
- Le génie encore ? le génie de quoi ?...
- De pas dérailler, pardi ! jamais dérailler !
- Oui, mais alors ? "
Il jetait
de ces regards éperdus... vers la pissotière
!... mais il y allait pas tout de même ! il
refusait !...
" Vous n'y allait pas ?... vous n'y allait pas ? bon ! tant pis ! je
résume !... je vous rererésume !... vous me
comprenez, Colonel ! pas du tout des rails
ordinaires ! du style ordinaire ! non ! non !
- Oh non !... oh non !
- Des rails tout à fait spéciaux, des rails qu'ont l'air tout à fait
droits et qui le sont pas !... que vous avez,
vous, biseautés !... vous-même ! d'une façon
tout à fait magique !... vicieuse !...
- Ah, oui ! oui ! oui ! truqués !
- C'est ça ! truqués ! "
Il me toise !... et il me fait une de ces têtes !
" Vous !... vous !... comment vous ?...
- Vzzz ! vzzz ! vzzz ! "
Je lui réponds ! je lui fais vzzz puisqu'il veut pas se décider à
aller à la pissotière !... qu'il urine là !...
tel quel ! qu'il se soulage ! enfin !
Il me regarde de plus en plus fixe.
" Vous voulez pas que je vous conduise ? " Je lui offre... y a pas
vingt-cinq mètres de nous à la pissotière... y a
attroupement à présent... des gens de plus en
plus curieux...
" Allons-nous en, Colonel !
- Non !... je vous écoute ! "
[...] - Si
vos rails sont droits, Colonel, du style
classique, aux phrases bien filées...
- Alors ?... alors ?
- Tout votre métro verse, Colonel ! vous crevez le décor ! le ballast ! la
culbute ! vous crevez la voûte ! vous tuez tous
vos voyageurs ! une marmelade, votre métro !
[...] Donc gafe Colonel !... horrible péril !...
allez pas lancer votre rame sur des rails droits
ordinaires ! non ! non !... non !... je vous
adjure ! que sur les rails biseautés " spécial "
! profilés " spécial " ! par vous-même ! vous
fiez à personne pour l'ouvrage ! ouvragés au
poil de micron ! vzzz ! vzzz !... "
Mon vzzz ! vzzz ! lui faisait de l'effet... son pantalon
dégoulinait... il pataugeait bien dans sa
flaque... la flaque de plus en plus grande...
[...] " Vous
voulez plus de détails ?... des détails plus que
plus qu'intimes ?
- Oh, oui !... oui !... oui !...
- Bon !... Les trois points ! me les a-t-on assez reprochés ! qu'on m'en a
bavé de mes " trois points " !... Ah, ses
trois points !... Ah, ses trois points !... Il
sait pas finir ses phrases !... Toutes les
cuteries imaginables ! toutes Colonel !
- Oui, mais tout de même vos trois points ?... vos trois points ?...
- Mes trois points sont indispensables !... indispensables, bordel Dieu
!... je le répète : indispensables à mon métro !
me comprenez-vous Colonel ?
- Pourquoi ?
- Pour poser mes rails émotifs !... simple comme bonjour !... sur le
ballast ?... vous comprenez ?... ils tiennent
pas tout seuls mes rails !... il me faut des
traverses !...
- Quelle subtilité !
- Mon métro bourré, si bourré... absolument archicomble... à craquer !...
fonce ! il est sur sa voie !... en avant !... il
est en plein système nerveux... il fonce en
plein système nerveux !... vous me saisissez,
Colonel ?
- Un petit peu... un petit peu...
- Mon métro que je vous raconte est pas une guimbarde imbécile qui cahote,
berloque, titube, s'accroche à tous les
carrefours !... non !... mon métro s'arrête
nulle part !... je vous l'ai dit ! je vous le
répète Colonel !
- Oui ! oui ! oui !... c'est extraordinaire !
(Entretiens avec le Professeur Y, Gallimard, Folio, 12 décembre 1995,
p.83).
***
DU PRECHI PRECHA...
Une manière qui a fait scandale à l'apparition
du Voyage. Votre style bousculait beaucoup
d'habitudes.
- Ça s'appelle inventer. Prenez les impressionnistes. Ils ont
sorti leur peinture au grand jour, ils sont
allés peindre à l'extérieur, ils ont vu comment
on déjeune vraiment sur l'herbe. Les musiciens
ont travaillé de leur côté. De Bach à Debussy il
y a une grosse différence. Ils ont fait des
révolutions. Ils ont fait bouger les couleurs,
les sons. Moi c'est les mots, la place des mots.
En ce qui concerne la littérature française,
alors là je vais faire le savant, il ne faut pas
m'en vouloir : nous sommes les pupilles des
religions catholique, protestante, juive...
enfin des religions chrétiennes. Ceux qui ont
dirigé au cours des siècles l'instruction des
Français ce sont les jésuites.
Ils nous
ont appris à faire des phrases traduites du
latin, bien balancées, avec un verbe, un sujet,
un complément, un rythme. Bref du prêchi, du
prêcha, du sermon. On dit d'un auteur : " Il
file bien la phraaase "... Moi je dis : " C'est
pas lisible. " On dit : " Quel magnifique
langage de théâtre ! " Je regarde, j'écoute :
c'est plat, c'est rien, c'est zéro. Moi, j'ai
fait passer le langage parlé à travers l'écrit.
D'un seul coup.
Ce
passage est ce que vous appelez votre " petite
musique ", n'est-ce pas ?
- Je
l'appelle " petite musique " parce que je suis
modeste, mais c'est une transposition très dure
à faire, c'est du travail. Ça n'a l'air de rien
comme ça, mais c'est calé. Pour faire un roman
comme les miens, il faut écrire quatre-vingt
mille pages à la main pour en tirer huit cents.
Les gens disent en parlant de moi : " Il a
l'éloquence naturelle..., il écrit comme il
parle... c'est les mots de tous les jours... ils
sont presque en ordre... on les reconnaît. "
Seulement voilà ! c'est " transposé ". C'est
juste pas le mot qu'on attendait, pas la
situation qu'on attendait. C'est transposé dans
le domaine de la rêverie entre le vrai et le pas
vrai, et le mot ainsi employé devient en même
temps plus intime et plus exact que le mot tel
qu'on l'emploie habituellement. On se fait son
style. Il faut bien. Le métier c'est facile, ça
s'apprend. Les outils tout faits ne tiennent pas
dans les bonnes mains. Le style c'est pareil. Ça
sert seulement à sortir de soi ce qu'on a envie
de montrer.
Que
cherchez-vous à montrer ?
- L'émotion.
Le biologiste Savy a dit une chose très juste :
au commencement était l'émotion et pas du tout
au commencement était le verbe. Quand vous
chatouillez une amibe, elle se rétracte, elle a
de l'émotion ; elle parle pas, mais elle a de
l'émotion. Le bébé pleure, le cheval galope, à
l'un, à l'autre, il faut apprendre à parler, à
trotter. Seulement nous on nous a donné le
verbe. Ça donne l'homme politique, l'écrivain,
le prophète. Le verbe, c'est horrible, c'est pas
sentable. Mais arriver à la traduire cette
émotion, c'est d'une difficulté qu'on n'imagine
pas... c'est horrible... c'est surhumain...
c'est un truc qui vous tue le bonhomme.
Vous
avez pourtant toujours éprouvé le besoin
d'écrire.
- On ne fait
rien gratuitement. Faut payer. Une histoire
qu'on imagine, ça ne vaut rien. Seule compte
l'histoire qu'on paye. Quand c'est payé, alors
on a le droit de transposer. Autrement c'est
mauvais. C'est ce que fait tout le monde... je
veux dire ceux qui ont tout : le Nobel,
l'Académie, la presse, le grand prix du
charlatanisme. Si j'avais de l'argent je les
laisserais bien s'arranger entre eux. Je ne peux
plus écouter la radio... ils découvrent un "
génie " par semaine, des Balzac tous les quinze
jours, des George Sand chaque matin. Je n'ai pas
le temps de suivre. Moi, je travaille. J'ai un
contrat, faut que je l'exécute. Seulement j'ai
eu soixante-six ans aujourd'hui, je suis mutilé
à 75 %. A mon âge la plupart des gens ont pris
leur retraite. Je dois six millions à Gallimard.
Alors je suis obligé de continuer...
(Interview avec Claude Sarraute, Le Monde, Cahiers Céline 2, Céline et
l'actualité littéraire 1957-1961, NRF,
Gallimard, 18 février 1982, p.170).
***
METTRE LE LECTEUR DANS UN PAQUEBOT...
A.
Z. : Oui, nous y reviendrons d'ailleurs tout à
l'heure si vous le voulez bien. Mais j'aimerais
que nous abordions pour commencer le problème
littéraire. Ceux qui n'ont pas lu votre ouvrage
se demandent s'il ressemble, pour le style par
exemple, d'abord, à vos anciens ouvrages, au
Voyage par exemple.
L.-F. C. : Il est difficile de changer de style, c'est même impossible.
Les peintres paraît-il changent de style, mais
enfin... les écrivains aussi... moi je ne crois
pas que ça me soit arrivé. L'affaire du style,
si j'ose dire, m'intéresse plus spécialement,
parce que je suis un styliste. J'ai cette
faiblesse, et je crois que c'est une faiblesse
peu répandue, mais il faut dire que c'est ce
qu'il y a de plus difficile, le style.
Envoyer des messages ou des pensées profondes, je n'ai qu'à ouvrir un
ouvrage spécialisé, j'en ai plein, je n'ai qu'à
regarder dans la médecine,
j'en ai plein, je
vais facilement briller, étinceler, n'est-ce
pas... Non. Je suis un coloriste de certains
faits. Je me suis trouvé en des circonstances où
par hasard la matière à décrire était
intéressante.
Proust
s'occupait des gens du monde, je me suis occupé
des gens qui venaient à ma vue et à mon
observation. J'ai décrit leurs petites
histoires, avec un style, qui, paraît-il, est le
mien.
A.
Z. : La littérature est donc pour vous d'abord
une affaire de style, et quand vous dites le
style, vous le distinguez de l'histoire
proprement dite.
L.-F. C. : L'histoire, je la conforme absolument au style, de même
que les peintres ne s'occupent pas spécialement
de la pomme. La pomme de Cézanne, le miroir de
Renoir, ou la bonne femme de Picasso, ou la
chaumière de Vlaminck, ils sont le style qu'ils
lui donnent. Ils ne s'occupent pas beaucoup...
L'objet disparaît plus ou moins...
A. Z. : Vous
savez, quand on vous lit, nous avons
l'impression que vous composez vos livres d'une
façon directe, très coulante, que le fameux
style parlé qui est votre caractéristique est né
d'une sorte d'improvisation constante. Est-ce
que c'est vrai ?
L.-F. C. : Oh non, monsieur, pas du tout. En réalité je travaille avec
beaucoup de labeur, si j'ose dire. Il y a
l'éloquence naturelle. Ça évidemment, c'est une
base. Mais enfin, la feuille de papier ne
retient pas l'éloquence naturelle. On connaît la
pauvreté que donnent les discours à la Chambre
ou les plaidoiries quand elles sont transcrites
en sténo. Non..., et dans le peuple, l'envoi du
vanne, cela fait une petite phrase drôle et puis
c'est tout.
Maintenir un effort de stylisation de 400-500 pages demande énormément
d'efforts, à savoir qu'il faut énormément revoir
et revoir. Pour dire la vérité, 400 pages
imprimées font 80 000 pages à la main. Le
lecteur n'est pas forcé de le savoir. Il ne doit
même pas le savoir. C'est l'affaire de l'auteur
à effacer le travail. Vous mettez le lecteur
dans un paquebot. Tout doit être délicieux. Ce
qui se passe dans les soutes, ça ne le regarde
pas. Il doit jouir des paysages, de la mer, du
cocktail, de la valse, de la fraîcheur des
vents. Tout ce qui est mécanique, ou servitude,
ou service, ne le regarde pas du tout. Et vous
avez un mauvais paquebot, un mauvais capitaine,
un mauvais cuisinier, une mauvaise compagnie, si
le passager est indisposé par ce qui fait
tourner la machine, rôtir le poulet et conduire
le bateau hors des écueils.
(Cahiers Céline 2, Céline et l'actualité littéraire 1957-1961, NRF,
Gallimard, février 1982, p.68).
***
LA VULGARITE COMMENCE... AU SENTIMENT !
La grossièreté n'est supportable
qu'en langage parlé, vivant, et rien n'est plus
difficile que de diriger, dominer, transporter
la langue parlée, le langage émotif, le seul
sincère, le langage usuel, en langue écrite, de
le fixer sans le tuer... Essayez... Voici la
terrible " technique " où la plupart des
écrivains s'effondrent, mille fois plus ardue
que l'écriture dite " artiste " ou " dépouillée
", " standard " moulée, maniérée que l'on
apprend branleux en grammaire dès l'école.
Rictus que l'on cite toujours n'y réussissait
pas toujours, loin de là ! Force lui était de
recourir aux élisions, abréviations,
apostrophes... Tricheries ! Le maître du genre
c'est Villon, sans conteste. Montaigne plein de
prétentions à cet égard, écrit tout juste à
l'opposé, en juif, semeur d'arabesques, presque
du " France " avant la lettre, du Pré-Proust...
Dès qu'on
se sent un peu " commun " dans la fibre et
l'intimité, le mieux, de beaucoup, sans
conteste, c'est de se vouer aux bonnes manières,
de faire carrière en " dépouillerie " en
élégante concision, sobriété délicate, finement
tremblotante, colettisme. Tous les " parfaits
styles " dès lors vous appartiennent, avec plus
ou moins de petit doigt, lon-laire !
Plus rien à craindre de vos élans !... Vous ne serez jamais découvert, le
monde, si bourbeux, si porc, tellement
irrémédiablement bas du cul, ses " chiots "
toujours si près des talons, ne se torche que de
papillottes, pasteurisées... Toute sa
distinction !... La seule à vrai dire. Pour
cette raison et nulle autre, vous observerez que
les dames s'effarent et se déconcertent,
interpellées en durs propos, tressaillent des
moindres grossièretés.
Elles
toujours si près du balai, toujours si boniches
par nature, dès qu'elles écrivent, c'est au plus
précieux, au plus raffiné, aux orchidées
qu'elles s'accordent... Elles n'empruntent qu'à
Musset, Marivaux, Noailles, ou Racine, leurs
séductions, leurs travestis. Supposons qu'elles
se laissent aller... quel déballage ! une minute
! Jugement de Dieu !... Ce serait alors vraiment
la fin du monde ! Ecrire pourtant de cul, de
bite, de merde, en soi n'est rien d'obscène, ni
vulgaire. La vulgarité commence, Messieurs,
Mesdames, au sentiment, toute la vulgarité,
toute l'obscénité ! au sentiment ! Les
écrivains, comme les écrivaines, pareillement enfiotés de nos jours, enjuivés, domestiqués
jusqu'aux ventricules depuis la Renaissance,
n'ont de cesse, s'évertuent, frénétiques au "
délicat ", au " sensible ", à " l'humain "...
comme ils disent...
Dans ce but, rien ne leur paraît plus convaincant, plus décisif, que le
récit des épreuves d'amour... de l'Amour... pour
l'Amour... par l'Amour... tout le " bidet
lyrique " en somme... Ils en ont plein les
babines, ces croulants dégénérés maniéreux
cochons de leur " Amour " !...
C'est
en écrivant d'Amour à perte d'âme, en vocabulant
sur mille tons d'Amour, qu'ils s'estiment
sauvés... Mais voici précisément, canailles ! le
mot d'infamie ! le rance des étables, le vocable
le plus lourd d'abjections qu'il soit !...
l'immondice maléfique ! le mot le plus puant,
obscène, glaireux, du dictionnaire ! avec " cœur
" ! Je l'oubliais cet autre renvoi visqueux ! La
marque d'une bassesse intime, d'une impudeur,
d'une insensibilité de vache vautrée,
irrévocable, pour litières artistico-merdeuses
extraordinairement infamantes...
Chaque lettre de chacun de ces mots suaves pèse sa bonne demi-tonne de
chiasse, exquise... Tous les jurys Feminas s'en
ravissent intimement, festoyeusement " tout à la
merde ", s'en affriolent en sonnets, pellicules,
conférences, mille tartines et téléphones et
doux billets...
(Bagatelles pour un massacre, Ecrits polémiques, Ed. 8, août 2017,
p.204).
***
POUR MOI, C'EST TOUT DU " GONCOURT "...
Tout le monde parle de " littérature ". Je peux moi aussi, à mon tour
donner ma petite opinion... Je me souviens, à ce
propos, d'une petite série d'articles qui m'ont
semblé fort marrants... dans les Nouvelles
Littéraires (quand je veux me crisper je les
achète)... Yves Gandon, soi-disant critique,
armé d'une forte brosse à reluire, passait en
revue, avec quel soin ! pour l'admiration des
lecteurs, quelques textes les mieux choisis, de
quelques grands contemporains... L'astuce du
commentateur, sa prouesse en tout admirable,
consistait à souligner tout le Charme, les fins
artifices, les pertinentes subtilités, tout le
sortilège de ces Maîtres, leurs indicibles
magies, par l'analyse intuitive, très "
proustageuse " , de
quelques
textes particulièrement chargés de génie.
Labeur,
entreprise, dévotion d'une extrême audace !
d'une périlleuse délicatesse ! Le commentateur
frissonnant se risquait encore plus oultre...
mais alors, perlant d'angoisse ! jusqu'au Saint
des Saints ! jusqu'au Trésor, jusqu'au Style !
au reflet de Dieu ! jusqu'aux frémissements de
la Forme chez ces Messies de la Beauté ! Après
quelques pieuses approches ! Quel luxe inouï de
préambules !... Que de fragiles pâmoisons !...
Ah ! Si l'on me traitait de la sorte, comme je
deviendrais impossible ! Regardons-le
travailler... Bientôt chancelant... tout
ébloui... notre guide se reprend encore...
défaille. Les mots viennent à lui manquer...
Haletant, il nous demande si nous pouvons encore
le suivre... endurer tant de splendeurs...
Sommes-nous dignes ?... Sommes-nous dignes ?
Lui-même qui croyait tout connaître... il se
trouble à perdre les sens ... Il se faisait une
idée... quelque imagination confuse de
l'étendue, de la profondeur, des gouffres de ces
styles... Présomptueux !... Il ne connaissait
rien !...
Les Prémices
à peine !... Dans ce manoir aux mille et une
merveilles, tout succombant d'admiration...
Gandon titube !... tout chancelant... Grelotte
!... Tragédie !... La Tragédie !... Ah !
l'Intrépide !... d'ornements indicibles en
cascades exquises... de passages sublimes en
plus sublimes encore... en chutes
vertigineuses... ces textes de maîtrise...
littéralement magiques se révèlent ruisselants
d'apports infinis esthétiques... de
bouleversants Messages... d'inappréciables
gemmes spirituelles... On ne sait plus où se
prosterner davantage... Ah ! vraiment c'en est
trop ! Gandon, lui-même transposé cependant, par
la foi qui l'embrase, n'en peut plus... Il se
rend !... Il se donne !... Il nous adjure à son
secours. Ah ! vite ! Agissons, assistons !
Soutenons Gandon !...
Ah ! malheur
à qui ne soupire ! Et la violence ! imaginez !
de cette simple virgule ! Mais c'est le génie !
C'est le génie !... Et la faiblesse
irrésistible de cette chute différée ? Ah !
mordez ce trait singulier... ces deux
conjonctions... qui s'affrontent... Ah !
l'est-il caractéristique !... Il refait Pascal
en trois mots... Racine en douze !... Ah ! comme
il nous prend par l'adverbe ! Ah ! le monstre !
Ah ! le divin !... Ah ! Ce Gide enfin !... Ce
Maurras ! Ah ! ce Maurois ! Qu'en direz Proust
?... Ah ! les vertiges de ce Claudel ! Ah !
l'infini Giraudoux ! Ah ! Gandon ! Pourquoi ne
chanterais-tu pas ?... Ce serait encore, je
l'assure, bien plus meilleur, bien plus
merveilleux !... plus amoureux !...
Voyez par ci !
Voyez par là !
Comment trouvez ceci ?...
Voyez par ci ! Voyez par là !
Comment troooouuvez-voûs cela ?
C'est ainsi
dans Les Cloches de Corneville avec la
musique, l'ombrelle et les intonations...
... Moi,
dans tout ceci, qu'il admire Gandon, je ne
trouve pas un pet de lapin, je devrais peut-être
avoir honte ! mais j'ai beau m'écarquiller, les
clartés ne m'arrivent pas... Je dois être bien
opaque... Pour moi c'est tout du " Goncourt "...
me rassembler, me raidir, me pincer encore, me
suspendre, je ne trouve rien du tout... Dans
aucun de ces gens-là, et puis non plus dans tous
les autres de la même vendange. Je dois être
vaguement infirme. A mon sens obtus, ils se
ressemblent tous... farouchement dans
l'insignifiance... Un petit peu plus, un petit
peu moins de plastronnage, de cuistrerie,
tortillage, de velléités, d'onanisme.
C'est tout ce que je peux découvrir !... Je me rends bien compte qu'ils
essayent de faire des grands et des petits
effets, qu'ils se donnent du mal, c'est exact
pour faire lever un peu la pâte sur ces
platitudes... mais la pâte ne lève jamais...
C'est un fait... qu'on a beau prétendre le
contraire, c'est loupé... ça flanche... ça
découle...
(Bagatelles pour un massacre, Ecrits polémiques, Ed. 8, août 2017,
p.161).
***
JOUER DE LA FLUTE A L'ENVERS.
Dès
Voyage, commence pour Céline une sorte de
course contre tout ce qui se cristallise, se
fige, conçu comme un obstacle à la
communication, à la subjectivation. Véritable
course à "contre-courant ", peut-on dire, de
l'existence. Vivre en faisant abstraction de son
individualité biologique ? De son identité ? Ce
n'est pas sans raison que notre auteur
qualifiera l'effort de l'écriture et de toute
création comme un genre de " suicide ".
" Ami, me dis, où tu t'es mis !... t'as joué de la flûte à l'envers !...
t'as pas attiré les vrais rats... t'aurais
modulé dans le bon sens, t'aurais attiré les
vrais gens, enivré l'élite, les cœurs purs...
précipité tout ça aux tanks, à l'abattoir, aux
phosphores, aux grilleries-lamineries-les
tripes, les Droits de l'Homme et fraternité ! y
aurait pas trop de rosettes pour toi, de
cravates, contrats et petits fours !... Un trou
dans le Rideau de fer t'aurais ! rentrerais,
sortirais comme veux !... t'as pas modulé dans
le bon sens ! "
Est-ce si
sûr ? On est bien obligé de constater que Céline
ne laisse aucun lecteur indifférent, que les
messies de l'Horreur et de la catastrophe, tout
autant que les " rentiers anarchistes " et les
nationalistes réactionnaires ont été interpellés
par son œuvre.
Peu d'écrivains ont donné lieu à la création d'une bibliothèque consacrée
à ses œuvres ni à autant de publications
rageuses : comme si chaque lecteur avait
rencontré au niveau de Céline une interrogation
à laquelle, bon gré, mal gré, il se sentait tenu
de répondre... sans y parvenir.
Peu
d'écrivains ont su capter dans la culture
ambiante, l'air du temps, ce qui s'y disait de
façon plus ou moins aberrante : la nécessité de
réhabiliter les puissances de l'imaginaire, de
réduire les prétentions exorbitantes de la
pensée technicienne, de restaurer une
respiration entre la langue constituée et la
parole.
Rien ne montre mieux l'importance de Céline dans son siècle que le
passage dans le domaine public d'un nombre
considérable d'expressions, d'inventions issues
de ses écrits.
" Notre littérature mon vieux n'existe plus. C'est une archéologie " écrit
Céline à Dabit. Sans compter les titres que des
écrivains doivent à son œuvre :
- les mains sales,
- les jeux sont faits,
- la putain respectueuse,
- le Diable et le bon Dieu,
- les Portes de la Nuit,
- les mots.
Il suffit
d'ouvrir un journal pour découvrir les traces du
verbe célinien. Ce passage d'une œuvre dans la
langue usuelle prouve, si besoin est, que loin
d'être l'interprète d'une mystique de la
destruction, Céline occupe dans son siècle une
authentique place de grand Classique.
(Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.56).
***
LA
RATIONALITE DE LA LANGUE.
Le soi-disant culte de l'irrationnel chez
Céline n'est qu'un retour à la rationalité de la
langue qu'il désencombre, dont il enlève les "
fausses " fenêtres, les symétries, le
remplissage. Témoin ce monologue de Féerie I :
" les bruits triomphent, je suis saoul, je rends... Vous êtes dégagé !
vous direz... c'est entendu !... mais l'escadron
?... le cri du colonel, tout seul, vingt mètres
en
avant de l'étendard ?... le déploiement en
bataille !... latte haute !
- C h a a a r g e z !
Ordre des escadrons !... " Deux ! Un !... Trois !... Quatre !... " Le
grandiose éventail de charge !... l'ébranlement
!... ce tonnerre ! et les trois brigades ! les
échelons !... la division !... les vingt mille
bourdons ventre à terre ! Tout le Corps d'Armée
!... vous entendez la plainte du sol ?... comme
un géant geignement qui monte... la trombe des
sabots qui monte... une plainte du sol qui
éteint tout... même le soutien d'artillerie, les
" Volants "... qui tirent, là, juste... On
entend plus que la plainte du sol... la plainte
remplit tout !... tout l'écho !... c'est à
réentendre !... Vous êtes emportés, compressés,
la charge, genou à genou !... tombeau ouvert
!... jusqu'au ciel l'écho ! jusqu'au ciel !
Tagadadam ! Tagadadam ! "
Où est
la déconstruction du langage, sinon dans
l'incapacité du lecteur à " lire " ? L'auteur en
était fort conscient : " d'abord y a votre
ignoble façon de lire... vous retenez pas un mot
sur vingt... "
Mariage Hindou du Ciel et de la Terre, Scène primitive, vertige devant le
monde pulsionnel... Céline dit vraiment beaucoup
de choses pour quelqu'un que l'on s'acharne à
présenter comme cherchant un " vide de sens ".
" Où
que vous étiez en août 14 ?... je redemande !
pas dans les Flandres ?... ni Charleroi ?...
Faut savoir à qui que vous en veult ! où que
vous envoyez vos chines ! Vous êtes
commentateur-vengeur ? établi ? patenté ? grossi
? six cartes des différents Partis ? au micro,
vengeur ! Au micro ! tous les vengeurs sont en
ondes ! en plis ! mise en plis ! replis !
frisettes ! fossettes ! mis ! Personne pour
arrêter les tanks mais cette offensive
volcanique ! Cette " furia canto " plein les
airs ! à tonnerre milliards kilocycles ! déluges
blablas !
Folie, cohue, les mêmes en Grève à l'équarrissage national ! A
l'arrachage des yeux des vaincus ! Les grands
orgasmes des Prudents ! L'Armée Sade en piquenic
d'Histoire ! L'Eglise que ça va s'édifier dans
mettons, dix... vingt ans ! Petiot Pape
! L'Europe-la-Goulue ! ".
Céline était tout à fait conscient de sa
recherche et de la rigueur qu'il s'imposait : "
les caractères d'un livre ne sont jamais
complètement réalisés. Ils sont ébauchés et
c'est à partir de cette ébauche que vous pouvez
aller dans le sens de l'objectif - le cinéma -
ou du subjectif - le roman ". On pourrait dire
que Céline s'efforçait de rester aussi loin de
cet " objectif " que de ce " subjectif ".
(Nicole Debrie, Il était une fois Céline, Aubier, avril 1990, p.46).
***
INTERVIEW avec Julien ALVARD (Ring des
Arts).
L'Impressionnisme.
Comment je me suis
intéressé à cette question du style, parce que
je suis toujours en train de trifouiller des
phrases. Un musicien ne laisse pas les sons
tranquilles, un peintre ses toiles, un
chimiste... pour moi c'est la même chose avec
les phrases. En peinture le grand changement
c'est l'impressionnisme. Avant Cézanne on avait
fait des pommes, mais les pommes de Cézanne ont
quelque chose de particulier. Elles valent des
milliards, ce n'est pas ce qui nous intéresse.
C'est la même chose avec Les Déjeuners sur
l'herbe. Il y en a eu beaucoup avant
l'impressionnisme. Puis il y a celui de Monet.
Tout ceci pour moi ça m'est égal. En peinture,
je n'y connais rien, Monsieur. Je trouve
Meissonnier parfait, je suis chromo. Par contre
les phrases ça m'intéresse. Je suis obligé d'en
faire pour des raisons alimentaires entre
autres. Il m'a paru que j'étais assez doué pour
tripoter les phrases. C'est comme ça.
En peinture, Le Radeau
de la Méduse c'est très bon, comme L'Angélus de Millet, excellent. Ce qui s'est
passé, c'est que l'impressionnisme a mis les
choses dehors. Les Canotiers sont dehors,
les pommes aussi. Je fais la même chose pour le
langage. Le langage parlé est dehors, le
langage écrit est dedans, je le mets dehors. Il
y a des complications ; la mairie
d'Auvers-sur-Oise n'est pas une vraie mairie
chez Van Gogh ; mais elle est bien quelque chose
puisque les connaisseurs se pâment.
Il y a quelque chose qui cloche dans l'architecture. Ici c'est la même
chose. Je fais rentrer les gens par la bonne
porte, les gens ne sont pas perdus, ils s'y
reconnaissent, ils montent l'escalier un peu
tordu, les fenêtres gondolent, les mots ne sont
pas faux, mais ce n'est pas ceux qu'on
attendait. Ce n'est pas de l'argot, c'est idiot
d'écrire en argot, ce n'est pas non plus le
sermon à la française, ni ceci ni cela. Quand on
regarde par la lucarne on voit un vrai paysage,
ce n'est pas non plus ce qu'on attendait mais
c'est un paysage. Quand ils ont bien regardé, je
fais descendre les gens et je les fous dehors.
On me déteste. On me hait certainement à cause
du style.
Le français, c'est assez
récent, c'est depuis la Pléiade. Auparavant les
personnes distinguées s'exprimaient en latin.
Même dans Rabelais on le sent et il voulait
faire autre chose. La langue a été enseignée aux
Français par les jésuites. La phrase tombe de la
chaire. Par là-dessus vient Descartes avec la
raison et la médiocrité. Malherbe pour tout
arranger. Le résultat de cette jésuitisation
cartésianisée c'est la suppression de tout ce
qu'il y a d'émotif, la suppression de quantité
de mots. On fait du français un langage pauvre.
Au début était le verbe, l'Eglise reprend cela après les autres. Pas
du tout au début était l'émotion. L'émotion on
la trouve au bistrot, à la boxe, les gens
sentent et parlent. Seulement, il n'y a pas
d'architecture. Un quolibet c'est parfait, c'est
bien envoyé mais il n'y a pas d'architecture.
Autrefois pour faire de
l'architecture, on avait Bourget, les Goncourt,
Voltaire. Lui surtout, il est le maître.
Maintenant... Bref ce petit complot contre la
langue a été très cher payé. Ce qui était
émotionnel a disparu. La spontanéité vient après
coup. Il a fallu passer par le presssurage, le
décantage. De toute façon on ne voit jamais que
du résiduel. C'est normal, il faut travailler.
L'éloquence naturelle c'est de la merde. Une
certaine facilité de bagout c'est de la grosse
matière première. Le bonhomme est fainéant.
De plus en plus. Il est fait à la radio et à la télévision. Et puis il
digère. Digérer c'est une énorme fonction. Mon
truc c'est de lui lire dans la tête. Parce qu'il
ne lit pas. Vous le savez comme moi personne ne
lit. Chez moi, il monte. Il fait son tour, il
redescend, un coup de pied au cul, il est
content, il s'en va. Après il dit mais qu'est-ce
que c'est, je n'aime pas ça, je le déteste.
Le style impressionniste, c'est un tout petit truc. Je n'envoie pas de
messages, je ne révolutionne pas. Je crois à la
fainéantise du lecteur. Je lui donne tout
craché. Il a rien à foutre, il a qu'à se
prélasser.
(Cahiers de la NRF, Céline et l'actualité 1933-1961, Gallimard, janvier
2003, p.460).
***
L'EMOTION EST CHICHITEUSE.
Comme je lui parle de l'édition de Voyage
au " Club " Céline devient songeur, se tait un
instant, puis me déclare :
- Vous
n'allez pas raconter des sornettes sur mon
compte ! Si vous racontez ma vie... puisque cela
peut intéresser les gens... pas de fleurs... la
vérité... toute nue... Dites-leur donc à vos
lecteurs que je ne suis pas un écrivain, vous
savez un de ceux qui esbrouffent la jeunesse,
qui regorgent d'idées, qui synthétisent, qui ont
des idéäs ! Je suis qu'un petit inventeur, un
petit inventeur, parfaitement ! et que d'un
petit truc, juste d'un petit truc... J'envoie
pas de messages au monde, moi, non ! je me
saoule pas de mots, ni de porto, ni des
flatteries de la jeunesse !... je cogite pas
pour la planète !... je suis qu'un petit
inventeur, et que d'un tout petit truc qui
passera pardi !! comme le reste ! comme le
bouton de col à bascule ! je connais mon infime
importance ! mais tout plutôt que des idéäs !
aux maquereaux, aux confusionnistes !...
Ce que j'ai
inventé, je l'ai écrit dans la
Nouvellenouvellerevuefrançaise (en un seul
mot)... J'ai inventé l'émotion dans le langage
écrit !... Oui... le langage écrit était à sec,
c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage
écrit... comme je vous le dis... c'est pas un
petit turbin je vous jure !... le truc, la
magie, que n'importe quel con à présent peut
vous émouvoir " en écrit " !... retrouver
l'émotion du " parlé " à travers l'écrit ! c'est
pas rien, c'est infime mais c'est quelque chose
!
Voilà ce que j'ai voulu dire dans la Nouvellenouvellerevuefrançaise (en
un seul mot). Je peux pas vous dire, moi, en
personne, combien de fois on m'a copié,
transcrit, carambouillé !
La nature
ne donne, croyez-moi, que très rarissimement la
faculté inventive à un homme... et encore elle
se montre foutrement chiche !... tous ceux qui
s'en vont bêlant qu'ils se sentent tout bourrés
d'inventions, sont autant de sacrédiés
farceurs... aliénés ou pas... L'émotion ne se
retrouve, et avec énormément de peine, que dans
le " parlé "... l'émotion ne se laisse capter
que dans le " parlé " et reproduire à travers
l'écrit, qu'au prix de peines, de mille
patiences... l'émotion est chichiteuse, fuyeuse,
elle est d'essence évanescente... il n'est que
de se mesurer avec, pour demander très vite
pardon !... la rattrape pas qui veut la garce !
que non !... des années de tapin acharné, bien
austère, bien monacal, pour rattraper, et de la
veine !...
L'écrivain
qui ne se met pas brochet, tranquillement
plagiaire, qui ne chromote pas, est un homme
perdu... il a la haine du monde entier... on
attend de lui qu'une seule chose, qu'il crève
pour lui secouer tous ses trucs... C'est pas
lui qui gagne des millions en dollars ou en
roubles par an... Ce sont les " chromos "...
tous " chromos "... pour ça qu'ils se vendent
mieux que tous les autres ! les prix Goncourt à
côté d'eux n'existent pas ! qu'est-ce qui gagne
dans le monde entier ? qu'a la faveur absolue ?
des masses et de l'élite ? aussi bien en
U.R.S.S. qu'à Colombus (Ohio) qu'à Vancouver du
Canada, qu'à Fès du Maroc, qu'à Trébizonde, qu'à
Mexico ?... le " chromo ", les Delly, le "
chromo ", Saint-Sulpice partout ! kif
belles-lettres ! musique ! peinture ! la morale
et les bonnes manières ! " Chromos " ! Les Delly
" chromos " sont les auteurs les plus traduits
de toute la langue française... bien plus
traduits que les Balzac, Hugo, Maupassant,
Anatole, etc..., Péguy, Psichari... qu'étaient
pourtant eux aussi, il faut l'avouer... Romain
Rolland... vachement " chromos " !... mais
qu'existent pas question la fadeur,
l'insipidité, la morale à côté des Sister
Brother Delly ! ah ! pas du tout !...
(Interview avec André Brissaud, Bulletin du Club du meilleur livre,
Cahiers Céline 1, mai 1985, p.160).
***
AUTOUR DE L'EMOTION.
Je
crois que le rôle documentaire, et même
psychologique, du roman est terminé, voilà mon
impression. Et alors, qu'est-ce qui lui reste ?
Eh bien, il ne lui reste pas grand chose, il lui
reste le style, et puis les circonstances, où le
bonhomme se trouve. Proust évidemment se
trouvait dans le monde, et bien il raconte le
monde, n'est-ce pas, ce qu'il voit, et puis
enfin les petits drames de la pédérastie. Bon,
très bien. Mais enfin, il s'agit de se placer
dans la ligne où vous place la vie, et puis de
ne pas en sortir, de façon à recueillir tout ce
qu'il y a ; et puis de transposer en style.
Alors, question de style... Le style de tous ces trucs-là, je le trouve
dans le même ton que le bachot, dans le même ton
que le journal habituel, dans le même ton que
les plaidoiries, dans le même ton que les
déclarations à la Chambre, c'est-à-dire un style
verbal, éloquent peut-être, mais en tout cas
certainement pas émotif. Je les regarde comme
les impressionnistes devaient regarder les
peintres de leur époque, qui le leur rendaient
bien.
Evidemment
l'impressionniste, quand il regardait l'église
d'Auvers par un peintre de l'époque, un bon
peintre de l'époque, ce n'était pas du Van Gogh
! Et l'autre disait : " Mais c'est une horreur,
c'est un malfaiteur, il faut le tuer ! " Eh
bien, ils pensent encore ça de mes livres,
évidemment. Je dis que ce que l'on fait, ce sont
des romans inutiles, parce que ce qui compte,
c'est le style, et le style personne ne veut s'y
plier. Ça demande énormément de travail, et les
gens ne sont pas travailleurs, ils ne vivent pas
pour travailler, ils vivent pour jouir de la
vie, alors ça ne permet pas beaucoup de travail.
Les impressionnistes étaient de très gros travailleurs. Sans travail, il
n'y a pas grand-chose à faire. Il y a
l'éloquence naturelle : c'est vraiment très
mauvais l'éloquence naturelle. Il faut que ça
tienne à la page. Pour tenir sur une page, ça
demande un très gros effort.
Je trouve
que là, il y a quelque chose à faire
entièrement, un style. Eh bien, des styles, il
n'y en a pas beaucoup dans une époque, vous
savez. Sans être bien prétentieux il n'y en a
pas beaucoup. Il y en a trois ou quatre par
génération - il faut dire la vérité, parce que,
si je la dis pas, personne ne la dira. Ils sont
décadents eux-mêmes, après ; ils ne durent qu'un
temps. Il y a une notion de la vie, une
philosophie générale, qui fait que la vie est
éternelle, que la vie commence à soixante ans, à
cinquante ans... Non ! Non ! Elle est passagère
!
(...) Je
reviens à ce style. Ce style, il est fait d'une
certaine façon de forcer les phrases à sortir
légèrement de leur signification habituelle, de
les sortir des gonds pour ainsi dire, les
déplacer, et forcer ainsi le lecteur à lui-même
déplacer son sens. Mais très légèrement ! Oh !
très légèrement ! Parce que tout ça, si vous
faites lourd, n'est-ce-pas, c'est une gaffe,
c'est la gaffe. Ça demande donc énormément de
recul, de sensibilité ; c'est très
difficile à faire, parce qu'il faut tourner
autour. Autour de quoi ? Autour de l'émotion.
Alors là, j'en reviens à ma grande attaque contre le Verbe. Vous savez,
dans les Ecritures, il est écrit : " Au
commencement était le Verbe. " Non ! Au
commencement était l'émotion. Le Verbe est venu
ensuite pour remplacer l'émotion, comme le trot
remplace le galop, alors que la loi naturelle du
cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot.
On a sorti l'homme de la poésie émotive pour le
faire entrer dans la dialectique, c'est-à-dire
le bafouillage, n'est-ce pas ?
Ou les idées. Les idées, rien n'est plus vulgaire. Les encyclopédies sont
pleines d'idées, il y en a quarante volumes,
énormes, remplies d'idées. Très bonnes,
d'ailleurs. Excellentes. Qui ont fait leur
temps. Mais ça n'est pas la question. Ce n'est
pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne
suis pas un homme à message. Je ne suis pas un
homme à idées. Je suis un homme à style.
Le style,
dame, tout le monde s'arrête devant, personne
n'y vient à ce truc-là. Parce que c'est un
boulot très dur. Il consiste à prendre les
phrases, je vous le disais, en les sortant de
leurs gonds. Ou une autre image : si vous prenez
un bâton et si vous voulez le faire paraître
droit dans l'eau, vous allez le courber d'abord,
parce que la réfraction fait que si je mets ma
canne dans l'eau, elle a l'air d'être cassée. Il
faut la casser avant de la plonger dans l'eau.
C'est un vrai travail. C'est le travail du
styliste.
(Exposé enregistré : L.F. Céline vous parle, Cahiers Céline 2, février
1982, p.85).
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