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                                                                                                 DOUCE   JEUNESSE

 

                                               1894-1911

 

 

 - " Qu'est-ce que vous vous voulez savoir ?... Ma jeunesse ? Mais ça n'intéresse personne... ça a si peu d'importance. Ce n'est rien, ma jeunesse, ça n'existe plus... Vous feriez mieux de demander à d'autres... ça leur ferait plaisir de parler d'eux... Ils ont une carrière à faire, ils y croient... l'Académie... Moi, aujourd'hui on ne m'aime pas... Et puis c'est triste, ma jeunesse... Vos lecteurs, ils veulent des choses gaies, le monde est bien assez moche comme ça... Alors, inventez, c'est pas moi qui vous contredirai... "
  (Entretien avec Claude Bonnefoy, 1961).

 

          1894

       Mai

A 16 h, le 27 mai, naissance de Louis Ferdinand Auguste Destouches au 11 Rampe du pont à Courbevoie, de Fernand Auguste Destouches né en 1865 au Havre, et de Marguerite " Céline " Guillou, née en 1868 à Paris, mariés le 13 juillet 1893 à Asnières.

 Le petit Louis-Ferdinand descend par la branche paternelle, de petits nobliaux installés entre la Bretagne et la Normandie depuis le Moyen Age. Les Destouches possèdent même un blason, " d'azur à la rose d'or, accompagné de trois feuilles de chêne d'argent ", avec pour devise : " Plus d'honneur que d'honneurs. "

Le 28, Fernand Destouches déclare à la mairie de Courbevoie la naissance de son fils en se faisant accompagner de deux témoins, Victor Terrier, négociant au café « La Glaneuse » et Abraham Lévy, employé du précédent, 17 rue de Paris. Le même jour, ce lundi, Louis, Ferdinand était baptisé par l'abbé Piquemal en l'église Saint-Pierre et Saint-Paul de Courbevoie en présence de Céline Guillou, sa grand-mère, et de Louis Guillou son oncle et parrain.

- Le 30 mai, Louis Destouches, « Petit Louis », est placé à Voisines, dans l’Yonne, à onze kilomètres de Sens, chez Julien Bouland, cousin de Fernand, dont la femme, Justine Bouland, nourrice recommandée par le Dr Courtois, venait d’avoir un fils, Auguste. Puis ce sera Puteaux à partir du printemps 1895.
 
La raison de cette séparation était sans doute la mode à l’époque de placer les enfants en nourrice, au bon air. La version de Céline sera autre : « madame Destouches serait tombée malade et aurait craché le sang. » (Lettre à Paraz, Gala des vaches, p.137).

 La mère tient un magasin de modes, d'antiquités et de lingerie à Paris, au coin des rues de Provence et Lafayette ; le père est rédacteur, correspondancier depuis 1890 à la compagnie d'assurance Le Phénix à Paris. (La fameuse " Coccinelle " de Mort à crédit).

Il faut s'arrêter ici sur deux silhouettes singulières qui marquèrent durablement Céline. D'abord celle du grand-père, Auguste Destouches, né en 1835 et mort précocement en 1874. Auguste Destouches, c'était la réussite de la famille, l'intellectuel qui avait bien tourné. Brillant élève du collège du Havre, secrétaire particulier du préfet d'Ille-et-Vilaine, il rédigeait les discours de celui-ci et écrivait des poèmes et feuilletons dans les gazettes locales. Reçu à l'agrégation, il devint par la suite professeur au lycée du Havre. A sa mort, il laissa cinq orphelins, dont le père de Louis.
 
  Dans sa préface à Guignol's band, Céline écrit : " Faut que je vous avoue mon grand-père, Auguste Destouches par son nom, qu'en faisait lui de la rhétorique, qu'était même professeur pour ça au lycée du Havre et brillant vers 1855.
 C'est dire que je me méfie atroce ! Si j'ai l'inclinaison innée ! Je possède tous ses écrits de grand-père, ses liasses, ses brouillons, des pleins tiroirs ! Ah ! redoutables ! Il faisait les discours du préfet, je vous assure dans un sacré style ! Si il l'avait l'adjectif sûr ! s'il la piquait bien la fleurette ! Jamais un faux pas ! Mousse et pampre ! Fils des Gracques ! La sentence et tout ! En vers comme en prose ! Il remportait toutes les médailles de l'Académie française.
 Je les conserve avec émotion . C'est mon ancêtre ! Si je la connais un peu la langue et pas d'hier comme tant et tant ! je le dis tout de suite ! Dans les finesses !

 A son grand-père s'oppose sa grand-mère maternelle, Céline Guillou, que l'enfant, lui, avait connue. Né à Paris mais d'origine bretonne, son mari avait été soudeur de cuivre. Veuve, elle tint une boutique d'antiquités spécialisée dans la porcelaine et la dentelle anciennes. D'origine fort modeste, marchande à la toilette puis propriétaire de son petit fonds de commerce, elle finit par placer son capital dans l'achat de plusieurs pavillons à Asnières. On se souvient de Mort à crédit et de l'image improbable et atroce que Céline en a donnée avec ses maisons et ses locataires...
 Il adorait sa grand-mère et voulut se rapprocher d'elle encore en s'appropriant son prénom - Céline. 

 

                     1895

 Le père, Fernand Destouches : élève médiocre au lycée Condorcet, il n'avait même pas tenté de passer la seconde partie de son baccalauréat. Il n'a donc jamais été le licencié ès lettres que Céline se plaisait à évoquer. Engagé volontaire pour cinq ans dans l'armée, il n'en sortit que pour s'engager, en 1890, dans une autre administration  - Le Phénix - dont il ne devait franchir là aussi que laborieusement les premiers grades.
  Lorsqu'il se maria avec Marguerite Guillou le 13 juillet 1893 à Asnières, Fernand Destouches, qui se targuait de ses origines intellectuelles et bourgeoises, voire nobles, ne possédait quasiment rien. Son épouse, en revanche, n'avait pas de ces prétentions sociales, mais sa dot lui assurait une petite sécurité. Elle lui permit de racheter le bail de cette boutique de lingerie de Courbevoie dont la clientèle était en train de péricliter.

 François Gibault note bien : " Il y avait donc entre l'homme et la femme qui allait devenir le père et la mère de Louis-Ferdinand Céline, une origine bretonne commune, mais une grande dissemblance de mentalité et d'éducation. Louis en ressentit les effets pendant toute son enfance et sa jeunesse. "
 
Et c'est peut-être à ce déséquilibre social que Céline dut, par la suite, son perpétuel déclassement : ce regard féroce et lucide qu'il jeta, de l'extérieur, sur les conformismes de tous les milieux qu'il lui arriva de côtoyer, et cette impossibilité d'adopter durablement les conventions d'aucun d'entre eux.

- Louis en nourrice à Puteaux à partir du printemps.

-  Eugène Paul : naissance le 2 juillet 1895, 96 rue Lepic, dans un milieu simple, mère bretonne ménagère et brodeuse, père plombier musicien dans les cabarets rarement au foyer qui meurt en 1910.

 

                     1897

  A Courbevoie, la clientèle ne se précipite pas dans le magasin de lingerie tenu par Marguerite Destouches. En 1897, les époux Destouches décident de s'en débarrasser et emménagent au 19 rue de Babylone, à Paris. Marguerite est contrainte de travailler dans le magasin de sa mère Céline Guillou ( " Grand-mère Caroline " de Mort à crédit).

 " Après la faillite dans les Modes à Courbevoie, il a fallu qu'ils travaillent double mes parents, qu'ils en mettent un fameux coup. Elle comme vendeuse chez grand-mère, lui toutes les heures qu'il pouvait, en plus, à la " Coccinelle ".

 Très vite, Louis rejoint ses parents rue de Babylone (avril 1897), avant qu'ils ne s'installent au 9 rue Ganneron à Montmartre. Louis est plongé au cœur de la capitale

 

                    1898

Agé de quatre ans, il vit dix mois rue Ganneron, avant d’être mis sous cloche Passage Choiseul.

 

                    1899

Céline Guillou pouvait triompher : elle l'avait bien prévue, cette faillite ! Mais sa fille ne voulait pas renoncer pour autant à voler de ses propres ailes.

  En 1899, Marguerite reprend un fond " d'objets de curiosité en boutique " au 67 du Passage Choiseul, dans le deuxième arrondissement.

 " On avait un logement au-dessus de tout, en étages, trois pièces qui se reliaient par un tire-bouchon. [...] En haut, notre dernière piaule, celle qui donnait sur le vitrage, à l'air c'est-à-dire, elle fermait par des barreaux, à cause des voleurs et des chats. C'était ma chambre, c'est là aussi que mon père pouvait dessiner quand il revenait de livraisons. "

 

                     1900

 Le grand évènement de l'enfance de Louis, c'est l'Exposition universelle de 1900. Il va avoir sept ans lorsque lui déboule dessus le grand cortège de la modernité et ses sortilèges, annonciateurs d'un siècle en mouvement.
 Le 14 avril 1900, le président de la République, Emile Loubet, inaugure en grande pompe l'Exposition universelle. C'est la cinquième qu'accueille Paris. l'organisation d'un tel évènement a nécessité pas moins de huit ans de préparation.
   Si le cœur de l'Exposition se concentre sur près de 110 hectares situés entre le Champ-de-Mars, les Invalides, le Trocadéro et les Champs-Elysées, on compte de nombreuses annexes dont la principale est à Vincennes. Restait à l'aménager. La ville de Paris disposait de bâtiments hérités des précédentes manifestations : le palais du Trocadéro de 1878 ainsi que la tour Eiffel et la galerie des Machines de 1889. Comme toujours en pareille occasion, il importe de faire du neuf. De nouvelles constructions sortent de terre : le Grand et le Petit Palais, le pont Alexandre III ou encore la Porte monumentale de l'Exposition, érigée place de la Concorde.

  Cherchant à attirer et à retenir le public, l'Exposition tente de l'amuser en multipliant les attractions. A côté du trottoir roulant considéré comme le " clou de l'exposition ", les visiteurs se ruent au Panorama animé qui propose un tour du monde, observent, subjugués, le pavillon Schneider et sa coupole rouge hérissée de canons, symbole de la puissance de la métallurgie et de l'artillerie françaises ou découvrent les effets de lumière de la " Fée électrique ".
 
  Les pavillons des différents pays rivalisent d'ingéniosité, chacun vantant les mérites de ses productions. Signe des temps, la question sociale est aussi au rendez-vous : le président Loubet n'inaugure-t-il pas un Congrès international d'assistance publique ?

  L'exposition ferme ses portes le 12 novembre 1900 sur un indéniable succès. Avec près de 51 millions de visiteurs, quelque 85 000 exposants, des recettes supérieures de 7 millions de francs aux dépenses engagées, elle augure bien du siècle à venir
!
  Avec son père, ils ont tout vu, tout entendu, goûté à tout. Ah ! on peut dire qu'ils s'en sont goinfrés du Progrès. De l'époustouflant, du fantastique, du monumental : le grande Porte de la Concorde et ses fanfreluches, le Palais de l'électricité et les fontaines lumineuses du Champ-de-Mars, la galerie des Machines, le Palais de la boisson, les nègres du Pavillon colonial. Forcément, le retour au Passage allait être triomphal.

 " Papa il racontait les choses avec les quinze-cents détails... des exacts... et des moins valables... Ma mère elle était contente, elle se trouvait récompensée... Pour une fois Auguste était tout entier à l'honneur... Elle en était bien fière pour lui... Il plastronnait. Il installait devant tout le monde... Des bobards elle se rendait bien compte... Mais ça faisait partie de l'instruction... Elle avait pas souffert pour rien... Les autres pilons, ils demeuraient la gueule ouverte... Ça c'était de l'admiration.
 Papa leur en foutait du mirage au fur et à mesure, absolument comme on respire... Y avait magie dans notre boutique... le gaz éteint. Il leur servait à lui tout seul un spectacle mille fois étonnant comme quatre douzaine d'Expositions... Seulement il voulait pas du bec !... Rien que des bougies !... Les petits tôliers nos amis, ils amenaient les leurs de calebombes, du fond de leurs soupentes. Ils sont revenus tous les soirs pour écouter encore papa et toujours ils en redemandaient...
  C'était un prestige terrible... Ils connaissaient rien de meilleur. Et La Méhon à la fin, elle en serait tombée malade, dans le fond de sa cambuse, hantée par les sentiments... On lui avait tout répété, les moindres paroles... le quinzième soir environ, elle pouvait plus résister... Elle est descendue toute seule, elle a traversé le Passage... On aurait dit un fantôme... Elle était en chemise de nuit. Elle a cogné à notre vitrine. Tout le monde s'est retourné alors. Elle a pas dit un seul mot. Elle a collé un papier, c'était court en grosses majuscules... : MENTEUR... "

 Avec ses façades presque toutes identiques, le Passage est un petit village. On s'épie, on médit, on se calomnie entre boutiquiers. C'est une communauté réduite aux caquets. Il y a là, brassée en un flux incessant, la houle montante et descendante des passants. Non seulement le Passage sert de promenoir au public des théâtres des alentours mais il est très apprécié des flâneurs et des jolies filles. C'est le spectacle du Passage qui va initier le petit Louis à la grande confrérie des voyeurs. Mateur et pas qu'un peu : pour un romancier, c'est l'enfance de l'art.

 Le gaz, c'est celui qui siffle par les 320 becs Auer chargés d'éclairer le Passage dès 4 heures de l'après-midi et qui empuantit si fortement l'air confiné du lieu. Céline l'a ressassé cent fois : " Sous cloche qu'on était... j'ai été élevé dans une cloche à gaz. On a beau dire, ça marque d'avoir été élevé dans une cloche à gaz. "
 
" On avait beau répandre du soufre, c'était quand même un genre d'égout le Passage des Bérésinas. La pisse ça amène du
monde. Pissait qui voulait sur nous, même les grandes personnes ; surtout dès qu'il pleuvait dans la rue. On entrait pour ça. Le petit conduit adventice l'allée Primorgueil on y faisait caca couramment. On aurait eu tort de se plaindre. Souvent ça devenait des clients les pisseurs, avec ou sans chien ".

   Louis découvre l'école communale de la rue de Louvois, située à quelques pas de la boutique de sa mère. Ses résultats scolaires ne brillent pas comme l'attestent les commentaires du directeur de l'école: " Enfant intelligent mais d'une paresse excessive, entretenue par la faiblesse de ses parents. Etait capable de très bien faire sous une direction ferme. Bonne instruction, éducation très relâchée." Il conseille la pension et ses rigueurs.

 

                    1901

 Si le Passage Choiseul est une cloche à gaz, c'est aussi une cloche à chansons, une salle de concert permanent parcourue du matin au soir par des rengaines fredonnées par les passants, des voix nasillardes qui s'échappent de la boutique du marchand de gramophones ou encore des " voix enchanteresses " qui s'élèvent dans la salle des Bouffes-Parisiens dont Jacques Offenbach a fait depuis 1855, l'un des temples de l'opéra-bouffe et l'opérette.
 
  L'opéra-comique, ses divas, ses morceaux de bravoure, ses mises en scène fastueuses emplissent l'imaginaire du petit Louis. Très jeune, il est, à sa manière, un spectateur assidu du théâtre des Bouffes-Parisiens qu'il rebaptise le " Grenier-Mondain " dans Mort à crédit.  Ce qu'il en perçoit de l'extérieur - bribes chantées, chatoiement rococo, exubérance du public bourgeois de la Belle Epoque - le ravit et le transporte au-delà du quotidien confiné au Passage.
 La Périchole, Manon, PhiPhi, Véronique, Les Cloches de Corneville, Fortunio, Miss Heylett : tous les grands airs d'un répertoire trop souvent présenté aujourd'hui comme mineur ou négligeable vont lui restés gravés dans la tête au point d'envahir son œuvre telles des résurgences venues de l'enfance.

 

                 1902 -1903

 Après la mort d'Offenbach survenue en 1880, les Bouffes-Parisiens demeurent un des hauts-lieux de la scène parisienne. Un de ses entrées se trouve au 65-67 du passage Choiseul. Céline est aux avant-postes pour en recueillir les effluves sonores. La scène lyrique est alors occupée par les pièces montées viennoises. Ces pâtisseries habsbourgeoises telle La Veuve joyeuse de Franz Lehar déchaînent l'enthousiasme du public parisien.

 L'autre affluent où baigne la prosodie célinienne est celle de la chanson populaire. Refrains, fredaines, couplets servent à l'exploration d'un continent disparu, celui de l'ancienne France quand la chanson s'offrait à tous en école de la vie, en enseignait toutes les facettes, enracinait les hommes dans une tradition.
 
  " Ma mère chantait d'abord parce qu'elle aimait ça et ensuite parce que dans ce temps-là ça se faisait : les gens chantaient. Le chant est devenu affaire de spécialiste, ou bien il y a des appareils qui le font à votre place. "
 
 " On peut dire que j'ai assisté à la fin des chansons. Au début, avant la guerre de 14, chaque fois qu'il entrait une arpette ou une midinette au début du Passage, elle commençait à chanter. Elle chantait pendant toute la durée du Passage. Et puis après 14, on n'a plus chanté dans le Passage. C'est un signe des temps. C'est tout ce qu'on avait comme distraction, la chanson des petits apprentis et des midinettes ".

 Céline Guillou, la grand-mère, celle dont il empruntera le prénom pour en faire l'un des patronymes les plus illustres de l'histoire littéraire, l'emmène parfois au cinéma Robert-Houdin (aujourd'hui musée Grévin) en matinée du jeudi. Le chien Tom est de la partie. Le petit Louis y reste jusqu'à trois heures d'affilée pour un franc la place. Il y découvre émerveillé à peu près tous les films de Méliès : Le Voyage dans la lune, L'Homme à la tête de caoutchouc, Barbe-Bleue, Le Royaume des fées, Le Petit Chaperon rouge.
 
A la fin c'est lui qui réveille le chien et la grand-mère Guillou. Sur le chemin du retour, chez le marchand de journaux, au coin du Passage, elle lui achète le dernier numéro des Belles Aventures illustrées que l'enfant dévore en cachette de son père.                                          
 Vacances en charrette.        

 

                    1904

    En 1904, les Destouches déménagent dans la boutique d'en face, au 64 du Passage Choiseul. La dentelle et les objets anciens restent leur fonds de commerce. Céline pouvait écrire le 26 août 1935 à Lucienne Delforge : " Ma mère travaille encore. Je me souviens, au Passage, quand elle était plus jeune, de l'énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table - une montagne de boulot pour quelques francs. Ce n'était jamais terminé. C'était pour bouffer. J'en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m'est toujours resté. "

 En décembre, la mort de Céline Guillou, mère de Marguerite et grand-mère de Louis affecte durement l'enfant. Son premier vrai contact avec la mort injuste date de là.

   Rencontre dans un cours de piano de Simone Saintu, qui sera sa correspondante en 1916-1917, lors de ses séjours en Angleterre et en Afrique.

 

                    1905

     Février

 La mort de Céline Guillou apporta à sa fille et à son gendre une petite aisance, Louis quitta l'école communale de la rue de Louvois. L'héritage que leur lègue Céline offre aux Destouches la possibilité d'inscrire Louis dans une école privée, l'école Saint Joseph des Tuileries, en février 1905.
  Il s'agissait d'une école privée, payante, catholique bien entendu, où l'enfant était censé recevoir une bonne éducation religieuse et préparer sa première communion.
 Sa scolarité s'y déroula sans aucun de ces éclats dont le récit contribua à bâtir sa légende d'enfant malveillant et frondeur.

       Mai

- Le 18 mai, il fait sa première communion en l'église Saint-Roch.

  Eté : vacances à Dieppe et dans la région.

 Durant toutes ces années, Louis ne quitta guère le passage Choiseul. Ce décor construit dans les années 1820 marqua durablement et profondément sa vie. Il en fit certaines descriptions dans Mort à crédit : " Un projet était à l'étude pour amener l'électricité dans toutes les boutiques du passage ! On supprimerait alors le gaz qui sifflait dès quatre heures du soir, par ses trois cent vingt becs, et qui puait si fortement dans tout notre air confiné que certaines dames, vers sept heures, arrivaient à s'en trouver mal... (en plus de l'odeur des urines des chiens de plus en plus nombreux...).
  On parlait même bien plus encore de nous démolir complètement ! de démonter toute la galerie ! de faire sauter notre grand vitrage ! oui ! et de percer une rue de vingt-cinq mètres à l'endroit même où nous logions...
  Ah ! mais c'étaient pas des bruits sérieux, c'étaient plutôt des balivernes, des racontars de prisonniers. Cloches !... Sous cloche qu'on était ! sous cloche qu'il fallait demeurer ! Toujours et quand même ! Un point c'est tout !... C'était la loi du plus fort !... "

 

                    1906

  Il intègre, en octobre 1906 l'école communale d'Argenteuil, 11 rue d'Argenteuil. Sa dernière année de scolarité.

 

                    1907

- Il décroche son certificat d'études primaires le 21 juin 1907. De toute cette période, le petit Louis Destouches gardera une nostalgie certaine du petit commerce et de la difficulté à s'y faire une place. Le Passage Choiseul marquera à jamais l'enfant, et l'écrivain Céline s'en souviendra au moment de rédiger Mort à crédit.

 Une cloche de verre le passage Choiseul ? Sans doute... C'était bien le lieu clos par excellence, l'aquarium, le village transparent où tous s'agitaient, se connaissaient, s'épiaient. Ce passage a donc constitué pour Céline un terrain d'observation idéal. Mais il a été plus encore. Ce lieu clos, ce lieu coupé du ciel par ses gigantesques verrières au-dessus du deuxième étage, masquant le troisième étage mansardé, ce lieu clos était aussi un lieu de circulation. Il n'abritait pas sa seule population commerçante. Ouvriers et clochards l'empruntaient. De grandes bourgeoises venaient à l'occasion y faire leurs achats. Et, surtout, il invitait à la fuite, aux voyages. Il ouvrait de prodigieuses perspectives.
  Pour l'enfant, il fut donc comme une tentation permanente : il débouchait sur l'inconnu.

 Le passage Choiseul, à la fois espace immobile et fermé, espace de mouvement et de fuite, fit travailler, plus que nul autre, son imagination. Pour Céline, le passage Choiseul a débouché d'un côté sur ses voyages et sur sa vie d'adulte. Il l'a retenu, de l'autre, dans le XIXe siècle. Il lui a donné ce sentiment de la disparition des modes, des choses, des classes sociales des êtres. Il lui a forgé son pessimisme et communiqué ce goût du beau style sur lequel s'évertuer.
  " D'abord maman se rendait bien compte, elle se l'avouait dans les larmes, le goût des belles choses se perdait... C'était un courant pas remontable... Lutter même devenait imbécile, c'était se ronger pour des prunes... Plus de raffinements chez les gens riches... Plus de délicatesse... Ni d'estime pour les choses du fin travail, pour les ouvrages tout à la main... Plus que des engouements dépravés pour les saloperies mécaniques, les broderies qui s'effilochent, qui fondent et pèlent aux lavages... Pourquoi s'évertuer sur le beau ? Voilà ce que les dames demandaient ! Du tape à l'œil à présent ! Du vermicelle ! Des tas d'horreur ! Des vraies ordures de bazar ! la belle dentelle était morte !... Pourquoi s'acharner ? "

  Frédéric Vitoux assure que le père de Céline « lisait La Patrie, journal populaire et réactionnaire, et qu’il devait être par conséquent nationaliste, anglophobe, antimaçonnique, antiparlementaire, antisémite, antiprussien, anti-tout. »
 Le conformisme qui émane des lettres envoyées d’Allemagne, où le jeune Destouches se trouve en 1907, montre, en dépit de la maturité manifeste du jeune destinateur, combien les déclarations paternelles ont déteint sur les siennes. Qu’il évoque les Allemands, la situation diplomatique, ou qu’il émiette des jugements politiques, le garçon de 13 ans est de toute évidence en accord avec l’opinion tutélaire, dont on sait aujourd’hui qu’elle reflétait l’avis d’une majorité des Français de l’époque.
 
-  Avant de lancer le jeune Louis-Ferdinand dans le grand commerce, ses parents désiraient qu’il apprît les langues étrangères.

   Entre 1907 et 1908, Louis Destouches est envoyé par ses parents en Allemagne et en Angleterre pour apprendre les langues étrangères avant de se destiner à une carrière commerciale. C'est aussi l'époque où son père, que sa condition professionnelle au sein de la compagnie d'assurances rend aigri, marque l'enfant par ses prises de position antisémites. 

     Juin

- Louis, 13 ans depuis 15 jours, est reçu au certificat d'études. Deux mois plus tard, il est envoyé en Allemagne.

   Août 1907 - juillet 1908

-
Louis part en Allemagne. A la fin août, les parents de Louis l'envoient dans une petite bourgade du Hanovre, Diepholz, où il suit les cours de la Mittelschule. Le paysage est triste et maussade, l'enfant ne parle pas un mot d'allemand, il loge dans l'école du Rektor Hugo Schmidt.
  Ses parents l'ont accompagné à Diepholz. A la Toussaint, sa mère vient le voir. A Noël, ce sera son père qui se déplacera. Après une période d'acclimatation difficile, l'enfant s'adaptera à son nouveau milieu. Il suivra des cours de piano. Il s'initiera à l'anglais et pratiquera de nombreux sports.

  " Hugo Schmidt fut frappé par la facilité avec laquelle Louis apprit l'allemand qu'il parlait assez couramment après quelques semaines. Il le considérait comme un bon garçon, louait sa gaieté, sa bonne santé et son ardeur au travail ", note François Gibault.
  Il remarque encore que l'enfant écrivait longuement et fréquemment à ses parents, rédigeant de véritables petites chroniques qui parvenaient mal à contenir l'affection ou la tendresse qu'il éprouvait pour son père et sa mère, et que ceux-ci lui avaient appris justement à ne pas extérioriser. Il constate enfin à quel point Louis semblait obsédé par les problèmes d'argent et d'économie. Souci, qui ne devait plus guère le quitter.

 

                    1908

- A Pâques 1908, il revient passer quelques jours à Paris dans le nouvel appartement de ses parents, 11 rue Marsollier à quelques mètres du passage Choiseul.

    Septembre - décembre  

- A la rentrée de septembre, après les grandes vacances, il repart pour l'Allemagne, mais à Karlsruhe cette fois, dans la famille d'un professeur, Rudolf Bittrolff, chargé de l'éduquer, de le loger et de le nourrir. Il y reprend ses études d'allemand mais aussi ses exercices de piano.

   Décembre

- Le 29, il débarque à la gare de l'Est. Son premier séjour en Allemagne est achevé. En comptant les deux séjours il y sera resté presque un an. Il faut songer maintenant à l'Angleterre. Ses parents lui octroient deux mois de vacances, et maintenant que l'allemand est acquis, direction l'Angleterre.

 

                   1909

     Février

- février 1909, Fernand Destouches accompagne son fils à Rochester, dans le Kent. Il l'avait inscrit à l'University School, une bâtisse formée de deux maisons mitoyennes que tenait un couple, M. et Mme Toukin.
  Autant Céline n'évoquera jamais ses voyages d'enfant en Allemagne, autant il donna de ses premiers séjours en Angleterre des relations longues, passionnées et délirantes.

 L'university School devint le fameux Meanwell College dans Mort à crédit. " Le Meanwell College on ne pouvait pas désirer mieux comme point de vue. C'était un site magnifique... Du bout des jardins, et même des fenêtres de l'étude, on dominait tout le paysage. Dans les moments d'éclaircie on pouvait voir toute l'étendue, le panorama du fleuve, les trois villes, le port, les docks qui se tassent juste au bord de l'eau... Les lignes de chemin de fer... tous les bateaux qui s'en vont... qui repassent encore un peu plus loin... derrière les collines après les prairies... vers la mer, après Chatham... C'était unique comme impression... "

 Nora Merrywin qui tient avec son mari le Meanwell College, et dont l'enfant tombe éperdument amoureux, a-t-elle vraiment existée ? Une enseignante de l'University School s'était-elle, comme Nora, suicidée ? Avait-elle auparavant violé l'enfant ? La preuve n'en a jamais été fournie. Reste que ce collège abrita sans doute la sexualité solitaire, rêveuse, exténuante et insatisfaite de Céline.
 
 Louis avait alors quinze ans. " Au dortoir, ça continuait les grosses branlées... les suçades... Je m'intriguais bien sur Nora... Mais toujours en suppositions... "

 Fernand Destouches avait bien proposé à son fils de lui payer des suppléments de nourriture. Louis s'y refusa par pudeur, pour ne pas gêner ses camarades et ses maîtres.

- A Pâques, son père prit la décision de le transférer dans une autre pension qu'il avait dénichée à Broadstairs, Pierremont Hall près de Ramsgate, une petite station balnéaire sur la Manche : une pension où l'enseignement était plus consciencieux, l'ordinaire plus copieux, les locaux plus vastes, les prix plus élevés et la responsable - Mme Farnfield - plus gracieuse... Louis y dispose d'une chambre particulière et pratique beaucoup de sports. L'ambiance est si chaleureuse que pour son retour en France, une soirée d'adieu est organisée : lecture de poèmes, concert de violon et de piano, courte pièce de théâtre, le tout joué par les pensionnaires et certains professeurs. Bien loin des récits aussi drôles que désespérants du séjour catastrophique du jeune narrateur de Mort à crédit.                                                          En Angleterre étudiant en 1909.

    Novembre

 - En novembre, de retour en France, Louis Destouches va entamer sa période d'apprentissage. Il parlait et écrivait sans difficulté l'anglais et l'allemand. Il était armé pour la vie...

 De ses voyages à l'étranger, sans doute gardait-il la blessure des premières séparations, l'habitude de la solitude forgée dans un milieu différent sinon hostile, le goût des situations instables, mais d'abord une curiosité inépuisable pour de nouveaux décors, de nouveaux paysages, de nouveaux individus.
 A partir de cette date, Céline n'allait plus rêver que de départs...

 

                        1910

    Janvier

- Le 1er janvier, à l'âge de 16 ans, il entre Chez Raimon, rue du 4 septembre, un gros marchand de tissus. Il occupa sans doute les fonctions de livreur et peut-être d'aide-vendeur.
  Sept mois plus tard, il quittait la maison, libre de tout engagement.

    Septembre

- En septembre, il travaille chez Robert, 16 rue Royale, un bijoutier. Il y restera jusqu'au 31 mars 1911.

 

                    1911

    Avril

- Le lendemain, il est embauché chez Wagner, un joaillier, au 114 de la rue du Temple, à une vingtaine de minutes de marche de chez ses parents.

    Octobre

- Le 6 octobre 1911, Louis Destouches quitta Wagner pour entrer chez les frères Lacloche, joailliers rue de la Paix. La maison était puissante. Installée à Paris, comme tous les grands joailliers, elle avait des succursales à l'étranger et en province.
  Toutefois, il ne semble pas que les travaux qui lui furent confiés là, relèvent d'une quelconque promotion. Il continua de promener les chiens et de surveiller les clientes du magasin pour prévenir tout risque de vol.

   Décembre

- En décembre, il est affecté à la succursale Lacloche de Nice, jusqu'au 12 mai 1912 : le monde de Mort à crédit. Premiers grands moments de liberté avant l'armée...
 
 Fernand Destouches s'inquiétait un peu de voir son fils de dix-sept ans, d'un caractère déjà très indépendant, bénéficier ainsi d'une totale liberté. Cette liberté, il est probable en effet que Louis en usa abondamment...
  Mais nous savons peu de chose sur son séjour à Nice et ses activités de grouillot chez Lacloche, boulevard Masséna... Dans Bagatelles pour un massacre, il raconte qu'il se tenait debout dans l'arrière-boutique, derrière une cloison où se trouvaient des petits carreaux vitrés à travers lesquels il a une vue discrète sur tout le magasin.
- " C'est moi qui surveillais les mains des clients et des clientes... C'était ma consigne... épier les moindres furtifs gestes... surtout les furtifs gestes... Les poignes !... pas quitter des yeux les poignes !... Jamais... Voilà... "

 Que dire des premières années professionnelles de Céline sinon qu'il n'y a rien à en dire, précisément ? Il est difficile de faire correspondre les " Puta ", " Gorloge " et autres " Berlope " de Mort à crédit et de Voyage au bout de la nuit avec les employeurs qu'il eut à servir.

  A Claude Bonnefoy, qui l'interrogeait pour le journal Arts (août 1961), Céline confia les souvenirs pénibles de ses courses et de ses livraisons dans Paris : " J'ai surtout travaillé dans la bijouterie... On me donnait tout à faire... Nettoyer l'argenterie, surveiller les mains des clientes... Promener les chiens !... Surtout je faisais les courses... J'accompagnais le placier... Moi, je portais la marmotte, une énorme caisse, dans laquelle on mettait des modèles d'épingles de cravate en plomb. Elles étaient affreuses, ces épingles, très compliquées, allégoriques, symboliques... C'était la mode... On marchait beaucoup... De la place de la République à l'avenue de l'Opéra, de l'Odéon à la Seine, on faisait toutes les bijouteries... On ne vendait pas grand-chose. Le soir, ça finissait sur les marches de l'Ambigu... Tous les placiers se retrouvaient là... tous miteux... Ils parlaient des affaires, échangeaient des tuyaux... Mais au mois de juillet avec les chaleurs, tout ça, ce n'était pas agréable... La caisse était très lourde.
 [...] Le plus affreux, atroce, c'étaient les chaussures... Des chaussures à bout étroit, souvent trop petites, en plus... C'était un supplice pour marcher... Je marchais beaucoup, je ne faisais que ça. Pour aller de la rue Royale à l'Etoile, j'allais aussi vite que le métro... Je gardais l'argent de la course. C'était comme ça... J'ai fait tout Meudon pour les livraisons... J'avais les pieds en morceaux. "