DOUCE JEUNESSE
1894-1911
- " Qu'est-ce que vous
vous voulez savoir ?... Ma jeunesse ? Mais ça
n'intéresse personne... ça a si peu d'importance. Ce
n'est rien, ma jeunesse, ça n'existe plus... Vous feriez
mieux de demander à d'autres... ça leur ferait plaisir
de parler d'eux... Ils ont une carrière à faire, ils y
croient... l'Académie... Moi, aujourd'hui on ne m'aime
pas... Et puis c'est triste, ma jeunesse... Vos
lecteurs, ils veulent des choses gaies, le monde est
bien assez moche comme ça... Alors, inventez, c'est pas
moi qui vous contredirai... "
(Entretien avec Claude Bonnefoy, 1961).
1894
Mai
- A
16 h, le 27 mai, naissance de Louis Ferdinand Auguste
Destouches au 11 Rampe du pont à Courbevoie, de
Fernand Auguste Destouches né en 1865 au Havre, et de
Marguerite " Céline " Guillou, née en 1868 à Paris,
mariés le 13 juillet 1893 à Asnières.
Le petit
Louis-Ferdinand descend par la branche paternelle, de
petits nobliaux installés entre la Bretagne et la
Normandie depuis le Moyen Age. Les Destouches possèdent
même un blason, " d'azur à la rose d'or, accompagné de
trois feuilles de chêne d'argent ", avec pour devise : "
Plus d'honneur que d'honneurs. "
- Le
28, Fernand Destouches déclare à la mairie de Courbevoie
la naissance de son fils en se faisant accompagner de
deux témoins, Victor Terrier, négociant au café « La
Glaneuse » et Abraham Lévy, employé du précédent, 17 rue
de Paris. Le même jour, ce lundi, Louis, Ferdinand était
baptisé par l'abbé Piquemal en l'église Saint-Pierre et
Saint-Paul de Courbevoie en présence de Céline Guillou,
sa grand-mère, et de Louis Guillou son oncle et parrain.
- Le 30
mai, Louis Destouches, « Petit Louis », est placé à
Voisines, dans l’Yonne, à onze kilomètres de Sens, chez
Julien Bouland, cousin de Fernand, dont la femme,
Justine Bouland, nourrice recommandée par le Dr
Courtois, venait d’avoir un fils, Auguste. Puis ce sera
Puteaux à partir du printemps 1895.
La raison de cette séparation était sans doute la mode à
l’époque de placer les enfants en nourrice, au bon air.
La version de Céline sera autre : « madame Destouches
serait tombée malade et aurait craché le sang. » (Lettre
à Paraz, Gala des vaches, p.137).
La mère tient un
magasin de modes, d'antiquités et de lingerie à Paris,
au coin des rues de Provence et Lafayette ; le père est
rédacteur, correspondancier depuis 1890 à la compagnie
d'assurance Le Phénix à Paris. (La fameuse "
Coccinelle " de Mort à crédit).
Il faut
s'arrêter ici sur deux silhouettes singulières qui
marquèrent durablement Céline. D'abord celle du
grand-père, Auguste Destouches, né en 1835 et mort
précocement en 1874. Auguste Destouches, c'était la
réussite de la famille, l'intellectuel qui avait bien
tourné. Brillant élève du collège du Havre, secrétaire
particulier du préfet d'Ille-et-Vilaine, il rédigeait
les discours de celui-ci et écrivait des poèmes et
feuilletons dans les gazettes locales. Reçu à
l'agrégation, il devint par la suite professeur au lycée
du Havre. A sa mort, il laissa cinq orphelins, dont le
père de Louis.
Dans sa préface à Guignol's band, Céline écrit : " Faut que je
vous avoue mon grand-père, Auguste Destouches par son
nom, qu'en faisait lui de la rhétorique, qu'était même
professeur pour ça au lycée du Havre et brillant vers
1855.
C'est dire que je me méfie atroce ! Si j'ai l'inclinaison innée ! Je
possède tous ses écrits de grand-père, ses liasses, ses
brouillons, des pleins tiroirs ! Ah ! redoutables ! Il
faisait les discours du préfet, je vous assure dans un
sacré style ! Si il l'avait l'adjectif sûr ! s'il la
piquait bien la fleurette ! Jamais un faux pas ! Mousse
et pampre ! Fils des Gracques ! La sentence et tout ! En
vers comme en prose ! Il remportait toutes les médailles
de l'Académie française.
Je les conserve avec émotion . C'est mon ancêtre ! Si je la connais un peu
la langue et pas d'hier comme tant et tant ! je le dis
tout de suite ! Dans les finesses !
A
son grand-père s'oppose sa grand-mère maternelle, Céline
Guillou, que l'enfant, lui, avait connue. Né à Paris
mais d'origine bretonne, son mari avait été soudeur de
cuivre. Veuve, elle tint une boutique d'antiquités
spécialisée dans la porcelaine et la dentelle anciennes.
D'origine fort modeste, marchande à la toilette puis
propriétaire de son petit fonds de commerce, elle finit
par placer son capital dans l'achat de plusieurs
pavillons à Asnières. On se souvient de Mort à crédit
et de l'image improbable et atroce que Céline en a
donnée avec ses maisons et ses locataires...
Il adorait sa grand-mère et voulut se rapprocher d'elle encore en
s'appropriant son prénom - Céline.
1895
Le
père, Fernand Destouches : élève médiocre au lycée
Condorcet, il n'avait même pas tenté de passer la
seconde partie de son baccalauréat. Il n'a donc jamais
été le licencié ès lettres que Céline se plaisait à
évoquer. Engagé volontaire pour cinq ans dans l'armée,
il n'en sortit que pour s'engager, en 1890, dans une
autre administration - Le Phénix -
dont il ne devait franchir là aussi que laborieusement
les premiers grades.
Lorsqu'il se maria avec Marguerite Guillou le 13 juillet 1893 à Asnières,
Fernand Destouches, qui se targuait de ses origines
intellectuelles et bourgeoises, voire nobles, ne
possédait quasiment rien. Son épouse, en revanche,
n'avait pas de ces prétentions sociales, mais sa dot lui
assurait une petite sécurité. Elle lui permit de
racheter le bail de cette boutique de lingerie de
Courbevoie dont la clientèle était en train de
péricliter.
François
Gibault note bien : " Il y avait donc entre l'homme
et la femme qui allait devenir le père et la mère de
Louis-Ferdinand Céline, une origine bretonne commune,
mais une grande dissemblance de mentalité et
d'éducation. Louis en ressentit les effets pendant toute
son enfance et sa jeunesse. "
Et c'est peut-être à ce déséquilibre social que Céline dut, par la
suite, son perpétuel déclassement : ce regard féroce et
lucide qu'il jeta, de l'extérieur, sur les conformismes
de tous les milieux qu'il lui arriva de côtoyer, et
cette impossibilité d'adopter durablement les
conventions d'aucun d'entre eux.
- Louis
en nourrice à Puteaux à partir du printemps.
- Eugène
Paul : naissance le 2 juillet 1895, 96 rue Lepic, dans un
milieu simple, mère bretonne ménagère et brodeuse, père
plombier musicien dans les cabarets rarement au foyer
qui meurt en 1910.
1897
A Courbevoie, la clientèle ne se précipite pas dans le magasin
de lingerie tenu par Marguerite Destouches. En 1897, les époux
Destouches décident de s'en débarrasser et emménagent au 19 rue de
Babylone, à Paris. Marguerite est contrainte de travailler dans le
magasin de sa mère Céline Guillou ( " Grand-mère Caroline " de Mort à crédit).
" Après la
faillite dans les Modes à Courbevoie, il a fallu qu'ils
travaillent double mes parents, qu'ils en mettent un
fameux coup. Elle comme vendeuse chez grand-mère, lui
toutes les heures qu'il pouvait, en plus, à la "
Coccinelle ".
Très vite, Louis rejoint ses parents rue de
Babylone (avril 1897), avant qu'ils ne s'installent au 9 rue Ganneron à
Montmartre. Louis est plongé au cœur de la capitale
1898
Agé de
quatre ans, il vit dix mois rue Ganneron, avant d’être
mis sous cloche Passage Choiseul.
1899
Céline Guillou pouvait
triompher : elle l'avait bien prévue, cette faillite !
Mais sa fille ne voulait pas renoncer pour autant à
voler de ses propres ailes.
En
1899, Marguerite reprend un fond " d'objets de curiosité en
boutique " au 67 du
Passage Choiseul, dans le deuxième
arrondissement.
" On avait un
logement au-dessus de tout, en étages, trois pièces qui
se reliaient par un tire-bouchon. [...] En haut, notre
dernière piaule, celle qui donnait sur le vitrage, à
l'air c'est-à-dire, elle fermait par des barreaux, à
cause des voleurs et des chats. C'était ma chambre,
c'est là aussi que mon père pouvait dessiner quand il
revenait de livraisons. "
1900
Le
grand évènement de l'enfance de Louis, c'est
l'Exposition universelle de 1900. Il va avoir sept ans
lorsque lui déboule dessus le grand cortège de la
modernité et ses sortilèges, annonciateurs d'un siècle
en mouvement.
Le 14 avril 1900, le président de la République, Emile Loubet, inaugure en
grande pompe l'Exposition universelle. C'est la
cinquième qu'accueille Paris. l'organisation d'un tel
évènement a nécessité pas moins de huit ans de
préparation.
Si le cœur de l'Exposition se concentre
sur près de 110 hectares situés entre le Champ-de-Mars,
les Invalides, le Trocadéro
et les Champs-Elysées, on
compte de nombreuses annexes dont la principale est à
Vincennes. Restait à l'aménager. La ville de Paris
disposait de bâtiments hérités des précédentes
manifestations : le palais du Trocadéro de 1878 ainsi
que la tour Eiffel et la galerie des Machines de 1889.
Comme toujours en pareille occasion, il importe de faire
du neuf. De nouvelles constructions sortent de terre :
le Grand et le Petit Palais, le pont Alexandre III ou
encore la Porte monumentale de l'Exposition, érigée
place de la Concorde.
Cherchant à
attirer et à retenir le public, l'Exposition tente de
l'amuser en multipliant les attractions. A côté du
trottoir roulant considéré comme le " clou de
l'exposition ", les visiteurs se ruent au Panorama animé
qui propose un tour du monde, observent, subjugués, le
pavillon Schneider et sa coupole rouge hérissée de
canons, symbole de la puissance de la métallurgie et de
l'artillerie françaises ou découvrent les effets de
lumière de la " Fée électrique ".
Les pavillons des différents pays rivalisent d'ingéniosité, chacun
vantant les mérites de ses productions. Signe des temps,
la question sociale est aussi au rendez-vous : le
président Loubet n'inaugure-t-il pas un Congrès
international d'assistance publique ?
L'exposition ferme ses portes le 12 novembre 1900 sur un indéniable
succès. Avec près de 51 millions de visiteurs, quelque
85 000 exposants, des recettes supérieures de 7 millions
de francs aux dépenses engagées, elle augure bien du
siècle à venir !
Avec son père, ils ont tout vu, tout entendu, goûté à tout. Ah ! on peut
dire qu'ils s'en sont goinfrés du Progrès. De
l'époustouflant, du fantastique, du monumental : le
grande Porte de la Concorde et ses fanfreluches, le
Palais de l'électricité et les fontaines lumineuses du
Champ-de-Mars, la galerie des Machines, le Palais de la
boisson, les nègres du Pavillon colonial. Forcément, le
retour au Passage allait être triomphal.
" Papa il
racontait les choses avec les quinze-cents détails...
des exacts... et des moins valables... Ma mère elle
était contente, elle
se trouvait récompensée... Pour une
fois Auguste était tout entier à l'honneur... Elle en
était bien fière pour lui... Il plastronnait. Il
installait devant tout le monde... Des bobards elle se
rendait bien compte... Mais ça faisait partie de
l'instruction... Elle avait pas souffert pour rien...
Les autres pilons, ils demeuraient la gueule ouverte...
Ça c'était de l'admiration.
Papa leur en foutait du mirage au fur et à mesure, absolument comme on
respire... Y avait magie dans notre boutique... le gaz
éteint. Il leur servait à lui tout seul un spectacle
mille fois étonnant comme quatre douzaine
d'Expositions... Seulement il voulait pas du bec !...
Rien que des bougies !... Les petits tôliers nos amis,
ils amenaient les leurs de calebombes, du fond de leurs
soupentes. Ils sont revenus tous les soirs pour écouter
encore papa et toujours ils en redemandaient...
C'était un prestige terrible... Ils connaissaient rien de meilleur. Et La
Méhon à la fin, elle en serait tombée malade, dans le
fond de sa cambuse, hantée par les sentiments... On lui
avait tout répété, les moindres paroles... le quinzième
soir environ, elle pouvait plus résister... Elle est
descendue toute seule, elle a traversé le Passage... On
aurait dit un fantôme... Elle était en chemise de nuit.
Elle a cogné à notre vitrine. Tout le monde s'est
retourné alors. Elle a pas dit un seul mot. Elle a collé
un papier, c'était court en grosses majuscules... :
MENTEUR... "
Avec ses
façades presque toutes identiques, le Passage est un
petit village. On s'épie, on médit, on se calomnie entre
boutiquiers. C'est une communauté réduite aux caquets.
Il y a là, brassée en un flux incessant, la houle
montante et descendante des passants. Non seulement le
Passage sert de promenoir au public des théâtres des
alentours mais il est très apprécié des flâneurs et des
jolies filles. C'est le spectacle du Passage qui va
initier le petit Louis à la grande confrérie des
voyeurs. Mateur et pas qu'un peu : pour un romancier,
c'est l'enfance de l'art.
Le gaz, c'est
celui qui siffle par les 320 becs Auer chargés
d'éclairer le Passage dès 4 heures de l'après-midi et
qui empuantit si fortement l'air confiné du lieu. Céline
l'a ressassé cent fois : " Sous cloche qu'on était...
j'ai été élevé dans une cloche à gaz. On a beau dire, ça
marque d'avoir été élevé dans une cloche à gaz. "
" On avait beau répandre du soufre, c'était quand même un genre
d'égout le Passage des Bérésinas. La pisse ça amène du
monde.
Pissait qui voulait sur nous, même les grandes personnes
; surtout dès qu'il pleuvait dans la rue. On entrait
pour ça. Le petit conduit
adventice l'allée Primorgueil on y faisait caca
couramment. On aurait eu tort de se plaindre. Souvent ça
devenait des clients les pisseurs, avec ou sans chien ".
Louis découvre l'école communale de la rue de Louvois,
située à quelques pas de la boutique de sa mère. Ses résultats
scolaires ne brillent pas comme l'attestent les commentaires du
directeur de l'école: " Enfant intelligent mais d'une paresse excessive,
entretenue par la faiblesse de ses parents.
Etait capable de
très bien faire sous une direction ferme. Bonne
instruction, éducation très relâchée." Il conseille
la pension et ses rigueurs.
1901
Si
le Passage Choiseul est une cloche à gaz, c'est aussi
une cloche à chansons, une salle de concert permanent
parcourue du matin au soir par des rengaines fredonnées
par les passants, des voix nasillardes qui s'échappent
de la boutique du marchand de gramophones ou encore des
" voix enchanteresses " qui s'élèvent dans la salle des
Bouffes-Parisiens dont Jacques Offenbach a fait depuis
1855, l'un des temples de l'opéra-bouffe et l'opérette.
L'opéra-comique, ses divas, ses morceaux de bravoure, ses mises en scène
fastueuses emplissent l'imaginaire du petit Louis. Très
jeune, il est, à sa manière, un spectateur assidu du
théâtre des Bouffes-Parisiens qu'il rebaptise le "
Grenier-Mondain " dans Mort à crédit. Ce qu'il en
perçoit de l'extérieur - bribes chantées, chatoiement
rococo, exubérance du public bourgeois de la Belle
Epoque - le ravit et le transporte au-delà du quotidien
confiné au Passage.
La Périchole, Manon, PhiPhi, Véronique, Les Cloches de Corneville,
Fortunio, Miss Heylett : tous les grands airs d'un
répertoire trop souvent présenté aujourd'hui comme
mineur ou négligeable vont lui restés gravés dans la
tête au point d'envahir son œuvre telles des résurgences
venues de l'enfance.
1902
-1903
Après
la mort d'Offenbach survenue en 1880, les
Bouffes-Parisiens demeurent un des hauts-lieux de la
scène parisienne. Un de ses entrées se trouve au 65-67
du passage Choiseul. Céline est aux avant-postes pour en
recueillir les effluves sonores. La scène lyrique est
alors occupée par les pièces montées viennoises. Ces
pâtisseries habsbourgeoises telle La Veuve
joyeuse de Franz Lehar déchaînent l'enthousiasme du
public parisien.
L'autre
affluent où baigne la prosodie célinienne est celle de
la chanson populaire. Refrains, fredaines, couplets
servent à l'exploration d'un continent disparu, celui de
l'ancienne France quand la chanson s'offrait à tous en
école de la vie, en enseignait toutes les facettes,
enracinait les hommes dans une tradition.
" Ma mère chantait d'abord parce qu'elle aimait ça et ensuite parce
que dans ce temps-là ça se faisait : les gens
chantaient. Le chant est devenu affaire de spécialiste,
ou bien il y a des appareils qui le font à votre place.
"
" On peut dire que j'ai assisté à la fin des chansons. Au début, avant la
guerre de 14, chaque fois qu'il entrait une arpette ou
une midinette au début du Passage, elle commençait à
chanter. Elle chantait pendant toute la durée du
Passage. Et puis après 14, on n'a plus chanté dans le
Passage. C'est un signe des temps. C'est tout ce qu'on
avait comme distraction, la chanson des petits apprentis
et des midinettes ".
Céline
Guillou, la grand-mère, celle dont il empruntera le
prénom pour en faire l'un des patronymes les plus
illustres de l'histoire littéraire, l'emmène parfois au
cinéma Robert-Houdin (aujourd'hui musée Grévin) en
matinée du jeudi. Le chien Tom est de la partie. Le
petit Louis y reste jusqu'à trois heures d'affilée pour
un franc la place. Il y découvre émerveillé à peu près
tous les films de Méliès : Le Voyage dans la lune,
L'Homme à la tête de caoutchouc, Barbe-Bleue, Le Royaume
des fées, Le Petit Chaperon rouge.
A la fin c'est lui qui réveille le chien et la grand-mère
Guillou. Sur le chemin du retour, chez le marchand de
journaux, au coin du Passage, elle lui achète le dernier
numéro des Belles Aventures illustrées que
l'enfant dévore en cachette de son père.
Vacances en
charrette.
1904
En 1904, les Destouches déménagent dans la boutique d'en face, au 64
du Passage Choiseul. La dentelle et les objets anciens restent leur
fonds de commerce. Céline pouvait écrire le 26 août 1935 à Lucienne Delforge : "
Ma mère travaille encore. Je me souviens, au Passage,
quand elle était plus jeune, de l'énorme tas de
dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui
surplombait toujours sa table - une montagne de boulot
pour quelques francs. Ce n'était jamais terminé. C'était
pour bouffer. J'en avais des cauchemars la nuit, elle
aussi. Cela m'est toujours resté. "
En décembre, la mort de Céline
Guillou, mère de Marguerite et grand-mère de Louis affecte durement l'enfant. Son premier vrai contact avec la mort
injuste date de là.
Rencontre dans un cours de piano de Simone Saintu, qui sera
sa correspondante en 1916-1917, lors de ses séjours en
Angleterre et en Afrique.
1905
Février
La mort de Céline
Guillou apporta à sa fille et à son gendre une petite
aisance, Louis quitta l'école communale de la rue de
Louvois. L'héritage que leur lègue Céline offre aux
Destouches la possibilité d'inscrire Louis dans une école privée,
l'école Saint Joseph des Tuileries, en février 1905.
Il s'agissait d'une école privée, payante, catholique bien entendu, où
l'enfant était censé recevoir une bonne éducation
religieuse et préparer sa première communion.
Sa scolarité s'y déroula sans aucun de ces éclats dont le récit contribua
à bâtir sa légende d'enfant malveillant et frondeur.
Mai
- Le 18 mai, il
fait sa première communion en l'église Saint-Roch.
Eté : vacances à Dieppe et
dans la région.
Durant toutes ces
années, Louis ne quitta guère le passage Choiseul. Ce
décor construit dans les années 1820 marqua
durablement et profondément sa vie. Il en fit certaines
descriptions dans Mort à crédit : " Un projet
était à l'étude pour amener l'électricité dans toutes
les boutiques du passage ! On supprimerait alors le gaz
qui sifflait dès quatre heures du soir, par ses trois
cent vingt becs, et qui puait si fortement dans tout
notre air confiné que certaines dames, vers sept heures,
arrivaient à s'en trouver mal... (en plus de l'odeur des
urines des chiens de plus en plus nombreux...).
On parlait même bien plus encore de nous démolir complètement ! de
démonter toute la galerie ! de faire sauter notre grand
vitrage ! oui ! et de percer une rue de vingt-cinq
mètres à l'endroit même où nous logions...
Ah ! mais c'étaient pas des bruits sérieux, c'étaient plutôt des
balivernes, des racontars de prisonniers. Cloches !...
Sous cloche qu'on était ! sous cloche qu'il fallait
demeurer ! Toujours et quand même ! Un point c'est tout
!... C'était la loi du plus fort !... "
1906
Il intègre, en octobre
1906, l'école communale d'Argenteuil, 11 rue d'Argenteuil. Sa dernière
année de scolarité.
1907
- Il décroche son certificat
d'études primaires le 21 juin 1907. De toute cette période, le
petit Louis Destouches gardera une nostalgie certaine du petit commerce
et de la difficulté à s'y faire une place. Le Passage Choiseul marquera
à jamais l'enfant, et l'écrivain Céline s'en souviendra au moment de
rédiger Mort à crédit.
Une cloche
de verre le passage Choiseul ? Sans doute... C'était
bien le lieu clos par excellence, l'aquarium, le village
transparent où tous s'agitaient, se connaissaient,
s'épiaient. Ce passage a donc constitué pour Céline un
terrain d'observation idéal. Mais il a été plus encore.
Ce lieu clos, ce lieu coupé du ciel par ses gigantesques
verrières au-dessus du deuxième étage, masquant le
troisième étage mansardé, ce lieu clos était aussi un
lieu de circulation. Il n'abritait pas sa seule
population commerçante. Ouvriers et clochards
l'empruntaient. De grandes bourgeoises venaient à
l'occasion y faire leurs achats. Et, surtout, il
invitait à la fuite, aux voyages. Il ouvrait de
prodigieuses perspectives.
Pour l'enfant, il fut donc comme une tentation permanente : il débouchait
sur l'inconnu.
Le passage
Choiseul, à la fois espace immobile et fermé, espace de
mouvement et de fuite, fit travailler, plus que nul
autre, son imagination. Pour Céline, le passage Choiseul
a débouché d'un côté sur ses voyages et sur sa vie
d'adulte. Il l'a retenu, de l'autre, dans le XIXe
siècle. Il lui a donné ce sentiment de la disparition
des modes, des choses, des classes sociales des êtres.
Il lui a forgé son pessimisme et communiqué ce goût du
beau style sur lequel s'évertuer.
" D'abord maman se rendait bien compte, elle se l'avouait dans les
larmes, le goût des belles choses se perdait... C'était
un courant pas remontable... Lutter même devenait
imbécile, c'était se ronger pour des prunes... Plus de
raffinements chez les gens riches... Plus de
délicatesse... Ni d'estime pour les choses du fin
travail, pour les ouvrages tout à la main... Plus que
des engouements dépravés pour les saloperies mécaniques,
les broderies qui s'effilochent, qui fondent et pèlent
aux lavages... Pourquoi s'évertuer sur le beau ? Voilà
ce que les dames demandaient ! Du tape à l'œil
à présent ! Du vermicelle ! Des tas d'horreur ! Des
vraies ordures de bazar ! la belle dentelle était morte
!... Pourquoi s'acharner ? "
Frédéric Vitoux assure que le père de Céline « lisait
La Patrie, journal populaire et réactionnaire, et
qu’il devait être par conséquent
nationaliste, anglophobe, antimaçonnique,
antiparlementaire, antisémite, antiprussien, anti-tout. »
Le conformisme qui émane des lettres envoyées
d’Allemagne, où le jeune Destouches se trouve en 1907,
montre, en dépit de la maturité manifeste du jeune
destinateur, combien les déclarations paternelles ont
déteint sur les siennes. Qu’il évoque les Allemands, la
situation diplomatique, ou qu’il émiette des jugements
politiques, le garçon de 13 ans est de toute évidence en
accord avec l’opinion tutélaire, dont on sait
aujourd’hui qu’elle reflétait l’avis d’une majorité des
Français de l’époque.
- Avant de lancer le jeune Louis-Ferdinand dans le grand
commerce, ses parents désiraient qu’il apprît les
langues étrangères.
Entre 1907 et 1908,
Louis Destouches est envoyé par ses parents en Allemagne et en
Angleterre pour apprendre les langues étrangères avant de se destiner à
une carrière commerciale. C'est aussi l'époque où son père, que sa
condition professionnelle au sein de la compagnie d'assurances rend
aigri, marque l'enfant par ses prises de position
antisémites.
Juin
- Louis, 13 ans depuis
15 jours, est reçu au certificat d'études. Deux mois
plus tard, il est envoyé en Allemagne.
Août 1907 - juillet 1908
- Louis
part en Allemagne. A la fin août, les parents de Louis
l'envoient dans une petite bourgade du Hanovre, Diepholz,
où il suit les cours de la Mittelschule. Le paysage est
triste et maussade, l'enfant ne parle pas un mot
d'allemand, il loge dans l'école du Rektor Hugo Schmidt.
Ses parents l'ont accompagné à Diepholz. A la Toussaint, sa mère vient le
voir. A Noël, ce sera son père qui se déplacera. Après
une période d'acclimatation difficile, l'enfant
s'adaptera à son nouveau milieu. Il suivra des cours de
piano. Il s'initiera à l'anglais et pratiquera de
nombreux sports.
" Hugo Schmidt
fut frappé par la facilité avec laquelle Louis apprit
l'allemand qu'il parlait assez couramment après quelques
semaines. Il le considérait comme un bon garçon, louait
sa gaieté, sa bonne santé et son ardeur au travail ",
note François Gibault.
Il remarque encore que l'enfant écrivait longuement et fréquemment à ses
parents, rédigeant de véritables petites chroniques qui
parvenaient mal à contenir l'affection ou la tendresse
qu'il éprouvait pour son père et sa mère, et que ceux-ci
lui avaient appris justement à ne pas extérioriser. Il
constate enfin à quel point Louis semblait obsédé par
les problèmes d'argent et d'économie. Souci, qui ne
devait plus guère le quitter.
1908
- A Pâques 1908, il
revient passer quelques jours à Paris dans le nouvel
appartement de ses parents, 11 rue Marsollier à quelques
mètres du passage Choiseul.
Septembre - décembre
- A la
rentrée de septembre,
après les grandes vacances, il repart pour l'Allemagne,
mais à Karlsruhe cette fois, dans la famille d'un
professeur, Rudolf Bittrolff, chargé de l'éduquer, de le
loger et de le nourrir. Il y reprend ses études
d'allemand mais aussi ses exercices de piano.
Décembre
- Le 29, il
débarque à la gare de l'Est. Son premier séjour en
Allemagne est achevé. En comptant les deux séjours il y
sera resté presque un an. Il faut songer maintenant à
l'Angleterre. Ses parents lui octroient deux mois de
vacances, et maintenant que l'allemand est acquis,
direction l'Angleterre.
1909
Février
- février 1909, Fernand
Destouches accompagne son fils à Rochester, dans le
Kent. Il l'avait inscrit à l'University School,
une bâtisse formée de deux maisons mitoyennes que tenait
un couple, M. et Mme Toukin.
Autant Céline n'évoquera jamais ses voyages d'enfant en Allemagne, autant
il donna de ses premiers séjours en Angleterre des
relations longues, passionnées et délirantes.
L'university
School devint le fameux Meanwell College dans
Mort à crédit. " Le Meanwell College on ne
pouvait pas désirer mieux comme point de vue. C'était un
site magnifique... Du bout des jardins, et même des
fenêtres de l'étude, on dominait tout le paysage. Dans
les moments d'éclaircie on pouvait voir toute l'étendue,
le panorama du fleuve, les trois villes, le port, les
docks qui se tassent juste au bord de l'eau... Les
lignes de chemin de fer... tous les bateaux qui s'en
vont... qui repassent encore un peu plus loin...
derrière les collines après les prairies... vers la mer,
après Chatham... C'était unique comme impression... "
Nora Merrywin qui
tient avec son mari le Meanwell College, et dont
l'enfant tombe éperdument amoureux, a-t-elle vraiment
existée ? Une enseignante de l'University School
s'était-elle, comme Nora, suicidée ? Avait-elle
auparavant violé l'enfant ? La preuve n'en a jamais été
fournie. Reste que ce collège abrita sans doute la
sexualité solitaire, rêveuse, exténuante et insatisfaite
de Céline.
Louis avait alors quinze ans. " Au dortoir, ça continuait les grosses
branlées... les suçades... Je m'intriguais bien sur
Nora... Mais toujours en suppositions... "
Fernand
Destouches avait bien proposé à son fils de lui payer
des suppléments de nourriture. Louis s'y refusa par
pudeur, pour ne pas gêner ses camarades et ses maîtres.
- A Pâques, son père
prit la décision de le transférer dans une autre pension
qu'il avait dénichée à Broadstairs, Pierremont Hall
près de Ramsgate, une petite station balnéaire sur la Manche : une pension où
l'enseignement était plus consciencieux, l'ordinaire
plus copieux, les locaux plus vastes, les prix plus
élevés et la responsable - Mme Farnfield - plus
gracieuse... Louis y dispose d'une chambre particulière
et pratique beaucoup de sports. L'ambiance est si
chaleureuse que pour son retour en France, une soirée
d'adieu est organisée : lecture de poèmes, concert de
violon et de piano, courte pièce de théâtre, le tout
joué par les pensionnaires et certains professeurs. Bien
loin des récits aussi drôles que désespérants du séjour
catastrophique du jeune narrateur de Mort à crédit.
En Angleterre étudiant en
1909.
Novembre
- En novembre, de
retour en France, Louis Destouches va entamer sa période d'apprentissage. Il parlait
et écrivait sans difficulté l'anglais et l'allemand. Il
était armé pour la vie...
De ses voyages à
l'étranger, sans doute gardait-il la blessure des
premières séparations, l'habitude de la solitude forgée
dans un milieu différent sinon hostile, le goût des
situations instables, mais d'abord une curiosité
inépuisable pour de nouveaux décors, de nouveaux
paysages, de nouveaux individus.
A partir de cette date, Céline n'allait plus rêver que de départs...
1910
Janvier
- Le 1er janvier, à l'âge de 16 ans, il entre Chez Raimon, rue
du 4
septembre, un gros marchand de tissus. Il
occupa sans doute les fonctions de livreur et peut-être
d'aide-vendeur.
Sept mois plus tard, il quittait la maison, libre de tout engagement.
Septembre
- En septembre, il
travaille chez Robert, 16 rue Royale, un bijoutier. Il y restera jusqu'au 31
mars 1911.
1911
Avril
- Le lendemain, il est embauché chez Wagner,
un joaillier, au 114 de la rue du Temple, à une vingtaine de minutes de marche
de chez ses parents.
Octobre
- Le 6 octobre 1911, Louis
Destouches quitta Wagner pour entrer chez les
frères Lacloche, joailliers rue de la Paix. La maison
était puissante. Installée à Paris, comme tous les
grands joailliers, elle avait des succursales à
l'étranger et en province.
Toutefois, il ne semble pas que les travaux qui lui furent confiés là,
relèvent d'une quelconque promotion. Il continua de
promener les chiens et de surveiller les clientes du
magasin pour prévenir tout risque de vol.
Décembre
- En décembre, il est
affecté à la succursale Lacloche de Nice, jusqu'au 12
mai 1912 : le monde de Mort à crédit. Premiers
grands moments de liberté avant l'armée...
Fernand Destouches s'inquiétait un peu de voir son fils de dix-sept ans,
d'un caractère déjà très indépendant, bénéficier ainsi
d'une totale liberté. Cette liberté, il est probable en
effet que Louis en usa abondamment...
Mais nous savons peu de chose sur son séjour à Nice et ses activités de
grouillot chez Lacloche, boulevard Masséna... Dans
Bagatelles pour un massacre, il raconte qu'il se
tenait debout dans l'arrière-boutique, derrière une
cloison où se trouvaient des petits carreaux vitrés à
travers lesquels il a une vue discrète sur tout le
magasin.
- " C'est moi qui surveillais les mains des clients
et des clientes... C'était ma consigne... épier les
moindres furtifs gestes... surtout les furtifs gestes...
Les poignes !... pas quitter des yeux les poignes !...
Jamais... Voilà... "
Que dire des
premières années professionnelles de Céline sinon qu'il
n'y a rien à en dire, précisément ? Il est difficile de
faire correspondre les " Puta ", " Gorloge
" et autres " Berlope " de Mort à crédit
et de Voyage au bout de la nuit avec les
employeurs qu'il eut à servir.
A Claude Bonnefoy, qui l'interrogeait pour le journal Arts (août
1961), Céline confia les souvenirs pénibles de ses
courses et de ses livraisons dans Paris : " J'ai
surtout travaillé dans la bijouterie... On me donnait
tout à faire... Nettoyer l'argenterie, surveiller les
mains des clientes... Promener les chiens !... Surtout
je faisais les courses... J'accompagnais le placier...
Moi, je portais la marmotte, une énorme caisse, dans
laquelle on mettait des modèles d'épingles de cravate en
plomb. Elles étaient affreuses, ces épingles, très
compliquées, allégoriques, symboliques... C'était la
mode... On marchait beaucoup... De la place de la
République à l'avenue de l'Opéra, de l'Odéon à la Seine,
on faisait toutes les bijouteries... On ne vendait pas
grand-chose. Le soir, ça finissait sur les marches de
l'Ambigu... Tous les placiers se retrouvaient là... tous
miteux... Ils parlaient des affaires, échangeaient des
tuyaux... Mais au mois de juillet avec les chaleurs,
tout ça, ce n'était pas agréable... La caisse était très
lourde.
[...] Le plus affreux, atroce, c'étaient les chaussures... Des chaussures
à bout étroit, souvent trop petites, en plus... C'était
un supplice pour marcher... Je marchais beaucoup, je ne
faisais que ça. Pour aller de la rue Royale à l'Etoile,
j'allais aussi vite que le métro... Je gardais l'argent
de la course. C'était comme ça... J'ai fait tout Meudon
pour les livraisons... J'avais les pieds en morceaux. "
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