MANSUETUDE ET CASTAGNETTES.
Les biographies publiées depuis nous ont
considérablement éclairés sur l'existence et l'état
d'esprit de Céline dans les mois qui suivirent sa
libération. Qu'il me soit permis ici d'ajouter un
témoignage direct que j'ai recueilli en 1984 et qui
porte sur la période ayant précédé de peu la libération
officielle de Céline, alors que celui-ci avait quitté la
Vestre Faengsel pour le Rigshospital, où
il disposait d'une chambre située dans la partie appelée
" kandidatgangen ".
Un jeune médecin, le docteur Tage Jensen, chef de clinique à la
consultation externe de l'hôpital Rudolph Bergh de
Copenhague, venait de composer au brouillon, dans un
français qu'il savait lui-même approximatif, un article
sur le traitement du lupus tuberculeux par injections
locales de vitamine D2. Cet article était destiné aux
Annales de dermatologie et de syphiligraphie en
France, où il parut effectivement au début de 1948.
Le docteur Jensen cherchait quelqu'un pour mettre son
article en bon français. Ayant entendu parler de Céline,
qui, en tant que Français, écrivain et de surcroît
médecin, réunissait toutes les conditions voulues, le
docteur Jensen se rendit au Rigshospital. Il
ignorait alors les raisons de la présence de Céline au
Danemark et tout de sa détention. Il avait simplement
appris que le séjour de Céline au Rigshospital
était entouré d'un certain mystère. Il frappa à la porte
de la chambre. Celle-ci s'ouvrit et Tage Jensen se
trouva en présence d'un homme prématurément vieilli,
édenté, vêtu pauvrement (presque en haillons, m'a
précisé le docteur Jensen) et d'une nervosité fébrile.
Ses yeux reflétaient une vive crainte, ce qui étonna
Tage Jensen, lequel fut encore plus déconcerté lorsque
Céline lui demanda s'il n'était pas envoyé par les "
communistes " ! " Ceux-là, ils veulent ma peau ! "
affirma Céline.
Ayant expliqué le but de sa visite et rassuré Céline sur ses intentions
pacifiques, le jeune médecin tendit son brouillon. " On
ne peut pas dire ceci... et cela, ça ne va pas non plus
du point de vue de la langue ", décréta Céline. "
Laissez-moi le tout et revenez dans huit jours ! "
Rendez-vous fut donc pris, au même endroit. Entre-temps,
les deux hommes avaient devisé assez longuement. Tage
Jensen avait pu se rendre compte que Céline était occupé
à écrire un livre : sa table croulait sous les papiers.
Dans un panier, il y avait Bébert. Plutôt mal en point,
car on venait de l'opérer d'une tumeur cancéreuse. Le
docteur Jensen crut comprendre que c'était Céline
lui-même qui avait pratiqué l'intervention.
Une semaine plus tard, quand il revint dans la chambre, Tage Jensen y
trouva Céline en compagnie de sa femme. Les
présentations faites, Céline tendit à son collègue
danois un texte impeccable, soigneusement rédigé à la
main. " C'est mieux comme ça ! " se borna-t-il à dire.
Tage Jensen se confondit en remerciements et voulut
offrir une bouteille de champagne français qu'il avait
emportée avec lui. " Non, je ne veux rien ! " répondit
Céline à Tage Jensen, qui proposa alors de l'argent et
des vêtements. Nouveau refus. Finalement, Céline voulut
bien d'une boîte de chocolat. " Mais pour ma femme ",
tint-il à préciser. " Ah si, vous pourriez peut-être
nous rendre service ", ajouta-t-il. Et il expliqua que
sa femme était danseuse, pratiquait les danses
espagnoles et qu'elle venait de casser une précieuse
paire de castagnettes. " Montre, Lucette ! " Et Lucette
Destouches d'esquisser quelques pas de danse espagnole
avec ses castagnettes détériorées. Tage Jensen promit de
s'en occuper. Il connaissait un " teaterinspektor ", et
les castagnettes furent réparées. Sans grand succès
d'ailleurs, m'a rapporté Tage Jensen : elles n'avaient
été que recollées.
Juste avant de quitter le couple, le médecin danois
proposa de l'emmener prendre un café en ville.
Accomplissant alors une période militaire, le docteur
Jensen était en uniforme. " Vous n'y pensez pas, coupa
Céline. Qu'on me voie, moi, en compagnie d'un militaire,
c'est hors de question ! "
(Propos recueillis par François Marchetti, in Céline au Danemark
1945-1951, D. Alliot, F. Marchetti, Ed. du Rocher, 2008,
p. 98).
******************
David DÉCARIE.
Ecrivain,
professeur à l'Université de Moncton (Canada),
spécialiste de littérature du XXe siècle et de l'œuvre
de Louis-Ferdinand Céline.
"
Petite Musyne est finalement avalée par le gouffre
souterrain : " Musyne disparut avec les autres. Je
l'ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un
jour, un an... Elle n'est jamais revenue me trouver. "
(Voyage p. 4). La petite Musyne, le poème, la
jouissance, la féerie, comme dans le prologue de
Bagatelles, rentre sous terre.
C'est une mise en
abyme, mais ce n'est pas seulement la poésie, la musique
qui rentre sous terre, c'est aussi la poétique, le
métadiscours qui s'intériorise, s' " hermétise ", qui
disparaît " au fond " du roman, dans le souterrain de
ses significations métaphoriques, qui devient ce qu'il
faut bien appeler un infra-discours.
La
scène est importante et sera constamment rejouée dans l'œuvre
(1). Elle définit le lieu de la
naissance de l'écriture qui correspond à ce que Céline
appelait " l'outre-là " : c'est-à-dire un passé et un
présent agrandis, d'avant la naissance et d'après la
mort. Philippe Bonnefis a bien montré l'importance de ce
mot et surtout, sa dualité, " car il y a deux outres en
français, l'outre qui vient d'ultra (et qui veut
dire " au-delà " en latin), l'outre qui vient d'uter
(et qui veut dire " ventre " en grec)
(2) ".
Mettons-y,
comme dans la chambre 36 de D'Un château l'autre,
tout ce que l'on veut, tout ce qui est de trop :
compressons-y les multiples facettes du Chaos, du
désordre ; rangeons-y l' " émotion " célinienne,
l'inconscient, freudien ou autre, l'inconnu ou
l'ailleurs des Surréalistes, les pulsions, les souvenirs
intra-utérins, l'abjection ; et encore, le ciel et
l'enfer, le cosmo-tellurisme, les tables tournantes ;
puis bouclons-y l'Autre, Mille-Pattes, Van Claben, Van
Bagaden, les Juifs et les francs-maçons... Mettons-y,
avant tout, la langue qui constitue, reconstitue "
l'outre-là " ; la langue qui, seule, comprend ce
capharnaüm de sens ; la langue dans laquelle descend
l'écrivain : c'est là que se trouve " petite musique ".
Que
faisait donc le narrateur des Entretiens à la
station Pigalle (c'est louche) ? Parions qu'il cherchait
Musyne, qu'il cherchait encore " petite musique " !
Comment aller la chercher dans " l'outre-là ", dans les
profondeurs affreuses ou dans le ciel où rien ne luit,
comment aller la dénicher ? A pied, comme Orphée ? Ce
n'est plus guère possible et c'est devant cette
impossibilité que les métaphores de transport ou
d'invention surgissent.
Cloche, ballons, trains, tous ces transports sont autant de tentatives de
l'écrivain d'atteindre le " bout de la nuit ", de
traverser le Styx en style.
(1) Une des dernières haltes ferroviaires de Rigodon sera la cloche, le
cloque géante de Hambourg, véritable Notre-Dame de
glaise, explorée avec les " avortons ".
(2) Philippe Bonnefis, " De l'âme : l'hypothèse du ballon dans l'œuvre
de Céline, Revue des Sciences Humaines, vol. 71, n° 200,
1985, p. 134.
(David
Décarie, Métro-tout-nerfs-rails-magiques, Les transports
dans l'œuvre de
Louis-Ferdinand Céline, Editions 8, Premier trimestre
2018).
************************
René BARJAVEL.
"
Pour moi, le vingtième siècle
ne compte jusqu'à présent qu'un novateur, c'est
Ferdinand. Et je dirai même qu'un seul écrivain.
J'espère que tu n'en seras pas froissé. Il
est tellement au-dessus de nous. Qu'il soit torturé et
persécuté est normal. C'est affreux d'écrire cela quand
on pense que c'est un homme vivant, mais en même temps,
à cause de sa grandeur, on ne peut s'empêcher de le
considérer en dehors du temps et des contingences qui
l'écrasent.
Je crois profondément que plus un homme est grand, plus il s'expose à
être blessé par tous. La tranquillité n'est que pour les
médiocres, ceux dont la tête disparaît dans la foule.
Céline voudrait revenir à Paris ou en France, et tu fais
tout ce que tu peux pour l'aider, mais dis-toi bien ceci
: où qu'il soit, il sera persécuté.
Son
désir de trouver la paix ailleurs qu'à l'endroit où il
est, n'est qu'un rêve. Il ne trouvera la paix nulle
part. Il sera persécuté jusqu'à la mort ; où qu'il
aille. Et il le sait bien. Et il n'y peut rien, ni nous
non plus. Nous pouvons seulement proclamer, à chaque
occasion, qu'il est le plus grand, et encore en faisant
cela nous attirons sur lui les haines décuplées des
petits, des médiocres, des châtrés, de tous ceux qui
crèvent de haine jalouse dès qu'on leur relève la
tête pour leur montrer les sommets. Ils sont la
multitude ".
(Barjavel écrit cette lettre à Albert Paraz en 1958, alors que Céline
est encore en exil au Danemark).
************************
Philippe MURAY.
Reste à savoir comment, en
déplaisant unanimement, il plaît aussi d'une autre
façon, beaucoup plus secrètement, par son délire
criminel que la communauté semble
avoir intérêt à garder enfermé et caché pour continuer à
en jouir comme d'un jardin intime...
Rares sont donc ceux qui auront su se mettre à la hauteur d'une
œuvre qui seule, peut-être,
fut à la hauteur de ce siècle. Pour avoir montré
littérairement jusqu'où menait le déchaînement de la
négativité libérée dont nous savons par ailleurs sur
quels cauchemars elle déboucha politiquement,
Céline est exemplaire. De même que ce
siècle
voulait le meurtre en commun et il lui en a fourni la
délectation écrite. Ces deux opérations sont isomorphes.
Par
conséquent la ligne de partage ne passe pas par là,
comme j'essaierai de le démontrer. Il n'y a pas deux
Céline parce qu'il n'y a qu'un Céline et s'il n'y a
qu'un Céline c'est qu'il est multiple. De qui parle-t-on
? De l'auteur de Voyage ou de celui des autres
livres que les gens n'ont pas lus, qu'ils ne peuvent pas
lire parce qu'ils sont paraît-il illisibles ? Du Céline
comique picaresque ou du Céline prophète de malheur ? Du
Céline petit-bourgeois ou du Céline viking descendant
des Des Touches de Lentillière ? Du Céline fécal ou du
Céline " délicat " ? Du Céline gréco-celte ou du Céline
nabi messianique ? Des dentelles ou des nouilles ? Des
féeries ou des massacres ? Dérision de toutes les
analyses dès qu'il s'agit d'un écrivain, c'est-à-dire de
cette personne incertaine et toujours déjà
disparue qu'une inquiétante renommée enveloppe, analogue
à celle qui transmue saint Jean lorsque le Christ
ressuscité prononce sur lui l'une des ses plus
mystérieuses paroles. Dérision de la paix du savoir
devant ces ouragans jamais
complètement apaisés dont la succession fait
l'impossible " histoire " de la littérature.
Toute la question est donc bien plutôt de savoir
comment, en offrant à l'époque ce qu'elle lui demandait,
il a réussi quand même à être seul, absolument, au point
d'essayer fanatiquement de ne plus l'être là où nous
sommes le plus en famille, du côté de la notion de race.
Comment aussi ont pu coexister à travers toute une vie
et toute une œuvre deux
visions du monde, l'une profonde, intenable,
insoutenable, désespérante, qui dévoile la violence et la
méchanceté humaines à la base de toute société ; l'autre
communautaire, réconfortante pour la collectivité, qui
dénonce une certaine catégorie d'êtres humains comme
responsables du pourrissement du lien social. De quoi
enfin n'a-t-il cessé d'essayer de ne plus avoir peur ?
Car l'antisémitisme n'est pas le nom interchangeable de
sa terreur mais bien au contraire ce qu'il a trouvé pour
la supprimer ou la " guérir ". Autrement dit, pourquoi
a-t-il eu besoin d'apprivoiser par le racisme le gouffre
noir qu'ouvrait peu à peu son écriture ?
En somme, qu'avait-il découvert de si horrifiant, qu'il
lui fallut à tout prix une politique, un projet, pour y
échapper ? Et enfin, qu'a-t-on mis exactement en prison,
qu'a-t-on mis au trou, dans le trou de la mémoire
sociale, pendant ces années d'après-guerre où on le fit
disparaître dans les glaces, là-bas, là-haut, vers la
Baltique ?
Qu'avait-on besoin furieusement d'oublier à travers l'oubli de
Céline ? Quelle amnésie volontaire recouvre, pour tous,
le signifiant Céline ?
(Philippe Muray, Céline, Bibliothèque Médiations, Denoël, 1984, p.40).
**********************
OLE VINDING.
"
Céline demeure dans ma mémoire comme un des hommes les
plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés. Ses
dons étaient rayonnants, ses rages flamboyantes, ses
détresses, des gouffres insondables. Impossible de
passer une seule seconde indifférente en sa présence.
Chaque rencontre était choquante, et c'était bien tout
le registre nerveux qui en était secoué depuis la plus
sincère compassion jusqu'à l'épouvante la plus salée ou
bien à la plus cuisante indignation devant l'injustice,
tant celle du monde que celle de Céline lui-même.
Mais le plus curieux était que ces moments dramatiques, tous, sans
exception, laissaient derrière eux une sorte de calme ou
d'équanimité permettant aux pensées de refaire les
points tranquillement.
On le quittait dans un état chaotique, mais on pensait à
lui en complète sérénité. Quand il quitta le Danemark en
juillet 1951, il me manqua aussitôt et, depuis, je l'ai
toujours regretté vivement. Il laissait un vide dans
l'existence. Une dynamo en était enlevée.
(...) Il était sans conteste un dangereux fardeau pour lui-même et il
fallait toute sa force spirituelle pour le porter. Si
cette force par moments l'abandonnait, soit que son état
physique fût mauvais, soit que son exaspération de vivre
le triste sort d'un émigré devenait intolérable, il lui
arrivait, comme à des gens de loin moins intelligents
que lui, de céder à un total désespoir. Il faut ajouter
que même alors il faisait de la poésie.
Il était beaucoup plus un émigré que tout autre émigré,
du moins le pensait-il ainsi, et il justifiait son état
à part, justement à cause de son don linguistique. Ce
don, le plus précieux chez lui, était et demeurait
infailliblement isolé chez nous, " barbares " nordiques.
(...) Aucun des Danois dont il avait fait connaissance ne savait
suffisamment le français pour saisir sa volonté
linguistique, ses intentions formelles... Les deux
livres qui ont fait sa gloire : Voyage au bout de la
nuit et Mort à crédit sont aussi les deux qui
perpétueront son nom.
(...) La fatigue des moments où la migraine assaillait sa pauvre tête
suppliciée, le désir écrasant de se plaindre et
d'accuser semblent y dominer totalement. (...) Perdant,
il l'est, et continuera de l'être. Son esprit le veut et
le veut parfois à tout prix et contre toute équité.
Dans ce Nord apathique, sans art (c'est ce qu'il
pensait), il n'était que deux personnalités à avoir
trouvé grâce à ses yeux : Ibsen et Hans Christian
Andersen. Le premier vécut son propre enfer, le second
nous ouvrit par ses rêves les portes du ciel.
(...) Comment était-il ? Je l'ai connu pendant trois ans moins un mois, de
juin 48 à mai 51. C'était un fort bel homme, bien qu'à
première vue il fit plutôt penser à une vieille femme
édentée. Il était beau, d'un coup, lorsque ses douleurs
physiques et ses pensées tristes lui laissaient un
instant de répit. Le visage était vraiment noble, les
traits fins, les yeux inoubliables par leur expression,
la bouche sensible, mais, même dans les moments de
détente, marquée des plis du sarcasme en deux minces
lignes aux commissures.
Généralement, il ne pouvait rester tranquille. Son visage se déformait
sous d'étranges grimaces, et quand il parlait, il lui
arrivait d'avoir l'écume aux lèvres ou de se mettre à
baver. Il cherchait ses mots et trouvait toujours les
plus inattendus, ceux qui avaient le plus grand pouvoir
évocateur ou ceux qui faisaient le plus sûrement mouche.
J'ai eu souvent l'impression qu'en fait il ne
s'adressait jamais à un interlocuteur, qu'il se laissait
emporter par son flot oratoire, comme dans un état
inspiré, qu'en vérité il écrivait, oubliant la présence
des autres, oubliant qu'on pouvait entendre ses mots et
que ses efforts pour les trouver devenaient perceptibles
à autrui (...) ses journées et ses nuits blanches
s'écoulaient en un continuel torrent d'idées, qui
devenait une œuvre - une
œuvre audible comme un
discours. Il inversait les effets : le discours était
écriture, l'écriture discours.
Il échangea la vie qui lui avait été offerte dans sa
jeunesse contre la vie que son cerveau lui dictait de
vivre. Il ne sacrifia pas l'intelligence à l'imagination
mais l'y subordonna. Ce qu'il dut lui en coûter lui
importait peu. Cela lui coûta tout. Il mourut de
sa jonglerie. "
(Perspektiv, Ole Vinding, 1960, in Le Danemark a-t-il sauvé Céline ?
Helga Pedersen, Plon, 1975, p. 141).
************************
PIERRE DE BOISDEFFRE. Il nous l'avait dit dans le Voyage : La grande défaite, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever sans comprendre jamais à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. Céline, lui, n'a rien oublié, de la peine et de l'horreur d'être homme ; mais il n'a rien appris non plus. C'est en cela que son œuvre n'est pas seulement signée mais datée : amère prémonition du désastre, que le soleil de juin 40, puis l'aube blême d'Hiroshima, confirmeront pour toute une génération ! Le Sartre des Chemins de la Liberté, le Camus de L'Etranger, et plus encore, tout le théâtre de l'Absurde, Beckett en tête, n'auraient pas été ce qu'ils sont si Céline ne les avait précédés. Si tant d'écrivains français d'aujourd'hui - et peu importe qu'ils l'aient , dans leur quasi-totalité, renié - procèdent de son génie, c'est qu'ils lui doivent deux révélations
essentielles : un thème - la fin du monde - et un langage : la Parole à l'état brut remplace la méditation distante de l'Ecrit. La fin du monde, Céline l'a prêchée avec obstination, la puissance d'invective, la foi sans égale des Pères de l'Eglise annonçant à une humanité déchirée le prochain retour du Messie. A l'inverse de tant d'intellectuels ses frères, Céline n'était pas futile. Il était même désespérément sérieux. Comme s'il portait, depuis sa naissance, un secret douloureux. Ecrire, pour lui, ce fut trahir - et d'abord trahir nos secrets - ceux que l'espèce humaine ne veut pas s'avouer. Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. Or l'écrivain, s'il est un homme, a le devoir de dire. En 1930, tous les écrivains qui comptent sont d'accord là-dessus, du genre Malraux au jeune Giono. Mais on peut dire, comme le Giono des premiers récits, la splendeur de la nature, et prêter sa voix aux arbres et aux fleurs, au souffle panique qu'étouffe aujourd'hui le bruit des machines. On peut aussi dire, comme Malraux, l'éveil du prolétariat, l'appel de l'Asie, la fraternité des révolutions. On peut aussi plonger, comme Kafka, jusqu'au fond du gouffre, et soulever le couvercle de la marmite que des siècles de civilisation tiennent refermé sur la commune humanité. Céline, lui, a prêté sa voix à ceux qui n'avaient pas le droit de se plaindre parce qu'ils n'avaient pas de langage. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera. Ne croit-on pas entendre ici un des personnages-troncs de Samuel Beckett, la voix inexorable qui coule dans la tranquillité de la décomposition et qui n'imagine pas d'autre fin que celle de la merde qui attend la chasse d'eau ? Sans doute, pendant quelques siècles, l'humanité s'est-elle étourdie. Elle croyait à la Science, au Progrès, à la Gloire. Cherchant à rassembler, à travers révolutions et guerres, ses forces dispersées, elle aspirait à l'unité. Céline a peint, dans Semmelweis - le moins connu et peut-être le plus beau de ses livres - ces noces énormes de l'homme et de l'Histoire, le va-et-vient des années 1789, toutes frontières ravagées et confondues dans un immense royaume de Frénésie, les hommes voulant du progrès, et le progrès voulant les hommes. Vingt ans avant l'Homme révolté de Camus, il dénonçait l'utopie de cette soi-disant libération : l'Humanité s'ennuyait, elle brûla quelques dieux, changea de costume et paya l'Histoire de quelques gloires nouvelles. Mais l'homme n'a pu échapper à sa propre condition ; toujours, il a fini par se retrouver devant le seul problème qu'il ne pouvait résoudre et qui embrasse tous les autres : celui de la Mort. En vérité, dans l'histoire des temps la vie n'est qu'une ivresse, la Vérité c'est la mort. Les régimes totalitaires peuvent bien transposer l'Eternité dans le temps, et faire croire aux foules qu'ils sont les démiurges de leur propre condition, ils restent incapables d'échapper à l'alternative que Camus posera en ces termes : ou la police ou la folie. Les Pères de l'Eglise, eux, ricane Céline, ils connaissaient leur boulot. Ils promettaient le bonheur pour dans l'autre monde. (Sur la postérité de Céline, Cahiers de l'Herne poche-club, 1968).
***********************
CELINE ET LES
CELINIENS.
Quel retour et quelle revanche de la
littérature ! Il n'y en a plus que pour Céline sur
l'étal des libraires et même dans les gazettes de
gauche.
C'est à se demander si le siècle n'endosse pas une autre mémoire. A la
Libération, on flanquait à la poubelle les manuscrits de
Céline. Celui qui, à l'époque, aurait réédité Voyage
se serait accuser de vouloir rallumer les fours
crématoires. On ne touchait qu'avec des pincettes à ces
feuillets puants. C'était l'hygiène du temps.
Les années passèrent, mais la proscription ne relâchait
pas la prise de ses griffes. Nimier dut employer des
ruses diaboliques pour que D'un château l'autre
sortit de la clandestinité, prenant le risque du
scandale et offrant sur le plateau de L'Express
la réaction hitléro-nuppone au progressisme
moralisateur.
Quand Céline mourut, la critique littéraire n'eut aucun geste d'embaumeur
et la badauderie ne se pressa pas autour du catafalque.
Le corbillard des pauvres et les funérailles de Mozart :
on portait en terre la charogne d'un maudit. Une dizaine
d'amis autour de la fosse, on montrait du doigt cette
canaille, avait-on idée de saluer le cercueil de Céline
le jour de l'apothéose posthume d'Hemingway ?
On a parcouru du chemin depuis cette absoute à la sauvette. Aujourd'hui,
l'éloge fuse de partout, y compris des clans où
l'invective populacière était la pratique courante et
mécanisée. Il n'y a plus que Bernard Henri-Lévy pour
soutenir que Céline, littérairement, était un moins que
rien, parce que vous savez bien, camarades, qu'un facho
ne peut être qu'un écrivain nul et mon avenu. A la quasi
unanimité, la confrérie, aujourd'hui, est plutôt d'avis
que l'on se trouverait en présence de quelqu'un de
l'importance de Proust.
Le siècle vingtième, selon les augures qui pensent bien et qui jugent
selon le sens de l'histoire, a enfanté deux génies
romanesques. Avec le premier, les mots se lovent
et s'étirent ; avec le second, ils tressautent et ils
dansent une drôle de bamboula.
Proust n'a pas souffert des révélations du venimeux
Painter. L'anecdote d'une vie - d'une vie parallèle - ne
pèse d'aucun poids sur une œuvre.
L'œuvre existe en soi, et
Proust avait pris la précaution de l'affirmer en long et
en large, fortement et subtilement dans son Contre
Sainte-Beuve.
Nous n'en sommes pas là encore avec Céline. Il ne s'agit pas de
réhabiliter l'homme, les hommes sont ce qu'ils sont,
hélas ! mais de s'abstenir enfin de l'utiliser pour
réduire l'écrivain en bouillie. Nous ne réclamons rien
d'autre, et nous commençons à obtenir satisfaction.
Céline, comme Chardonne le disait de l'amour, c'est beaucoup plus
et beaucoup mieux que Céline. Une dinguerie raciste,
mais aussi la prose la plus neuve de la littérature
moderne, le vocabulaire le plus abondant et le plus
inventif, avec l'intensité aiguë d'une syntaxe
pointilliste. La biographie scrupuleuse de François
Gibault ne cache rien du personnage, de ses erreurs, de
ses fautes, de ses folies et de l'univers obsessionnel
qu'elles engendrent. L'étude d'Henri Godard, Poétique
de Céline, ne dissimule rien du prodigieux
inventeur. On met ces deux livres en parallèle, on y
intègre les pages retrouvées de Féerie pour une autre
fois, et l'on sait, avec une évidence immédiate, de
quel côté penche la balance de la postérité.
Nous sommes devant l'individu Céline d'une curiosité
insatiable, récupérant le moindre de ses bavardages
épistolaires avant de les commenter en maniaque. Il y a
une raison à un intérêt aussi persévérant, mais personne
n'ose dire que c'est une raison frivole : nous essayons
de comprendre ce qui répugne à l'explication en règle.
Au fur et à mesure que s'écouleront les années, il ne restera de ces
recherches et de leur agitation d'escorte que le mystère
célinien, celui d'une vie, celui d'une création. La
biographie n'intéressera plus que les érudits amateurs
de savants recoupements et des voyeurs friands
d'anecdotes bien assaisonnées. La bibliographie, elle,
continuera à inspirer les Godard de l'avenir qui nous
proposeront, à la lumière des développements prévisibles
des sciences humaines et de la linguistique
universitaire, la recette, toujours mieux au point, de
la cuisine célinienne.
Et puis, lorsqu'il aura dépouillé cette bibliothèque et
qu'il constatera qu'elle ne lui dispense que des
broutilles, quelqu'un se lèvera et dira tout simplement,
tout bêtement : reportez-vous au texte de Céline plutôt
qu'aux travaux des céliniens, là est le secret et là la
magie, transmettez le secret et éprouvez la magie, soyez
comme le furent Diderot et Baudelaire un amateur
éclairé, pratiquez si vous le pouvez la seule critique
qui compte, et pour vous entraîner à cette tâche,
relisez donc l'article de Léon Daudet sur Voyage.
(Pol Vandromme, Hors série Spécial Céline, Presse Littéraire, février
2008).
****************
NIMIER ET
CELINE.
Pas de colis, avait dit Marcel Aymé au
jeune admirateur parisien qui s'enquérait de l'exil
danois du proscrit, pas de colis, de la chaleur qui
vienne de France, et les Epées. La chaleur, tout
de suite, était venue de France ; une fois qu'elle fut
là, elle y resta à demeure. Après le livre, les
articles, et quels articles !
Nimier bataillait sur tous les fronts journalistiques et il tirait en
l'honneur de Céline des salves innombrables. Le feu
était nourri magnifiquement. Le brave Paraz besognait
ferme, mais il n'avait qu'une tranchée et il ne
parvenait jamais à en occuper une autre. Nimier était
dans la place, avec tous les prestiges de la jeunesse à
visage découvert et à l'épée mousquetaire, avec aussi
les ruses clandestines du cheval de Troie. On l'adorait
et on le craignait. On avait fini par l'adorer parce
qu'on le craignait, les maris par exemple, quelques
confrères aussi.
Une revue s'était fondée pour arrondir la table que les
signataires de la liste noire avaient réduite
comme une peau de chagrin. Les écrivains non admis
furent priés de s'asseoir en compagnie de ceux que
toléraient encore les épurateurs de la littérature.
Cette audace était bénéfique pour le sommaire :
Montherlant, Chardonne, Jouhandeau, Giono, toute la
clandestinité glorieuse. Cela ne passait pas sans mal -
on pétitionnait contre, auprès des droits de l'homme, de
la conscience universelle, de quelques autres fantoches
dans leur niche - mais cela passait.
La prudence rusait en casuiste. On disait que Mauriac
était le Paulhan de l'après-guerre, moins farceur péteux
mais plus matois retors. Sous sa polémique, une
politique littéraire ne s'astreignait qu'à une relative
clandestinité. On récupérait comme on avançait ses pions
dans la partie d'échecs. On avait du discernement dans
la récupération : Chardonne d'accord, il est doux, il
aime le Malagar presque autant que le Delamain millésimé
mil neuf cent vingt, il n'engueule pas et il invite les
jeunes filles à se marier ; mais pas Céline, le goujat,
le corrupteur, le poubellier, on manquait étouffer de
colère.
Nimier conduisait ses articles comme ses voitures, il ne
négociait pas les virages le pied sur la pédale de
frein, il roulait toujours en casse-cou. Les sujets
d'articles ressemblaient aux routes : aucun n'était
tabou. Ceux qui effrayaient les habiles le jetaient dans
la hâte de son plaisir le plus vif. Céline s'en
souviendrait : " loin de vouloir, lui, la mort du rat,
il fait tout pour le dépanner... vous pensez qu'une
telle mansuétude est prise plutôt mal en haut lieu et
qu'on en jase, et foutrement, à travers rédactions,
loges, radios, sacristies, librairies de choc... il a
pas fini d'en entendre, felcher sans conscience !...
bamboula et tamtam des haines suis ! y a qu'à me taper
dessus que ça résonne ! moustille, gambade, éructe fol !
jacule, pâme ! " (Nord, p.506).
[...] Nimier interdisait que l'on réglât encore le
compte de la littérature sur le dos des grands
écrivains. Sa mémoire enthousiaste n'avait rien oublié,
elle chantait dans les œuvres
qui avaient été la mélodie de son adolescence. Sa
mémoire de regret et de rage, elle, ne tolérait pas que
cette musique divine, par la faute du sectarisme
obscurantiste, ne fût plus admise à la quête d'harmonies
nouvelles. La même réaction se fût emparée de Nimier, en
souvenir du Libertinage ou du Paysan de Paris,
si l'Histoire avait battu les cartes autrement et si
Laubreaux, avec son commando bordeleux de la tour
pointue, avait réduit en miettes le manuscrit d'Aurélien.
Que le bonheur de Barbezieux vive donc à Madère !
C'était son devoir, et celui de Nimier de l'aider à
s'accomplir. Demandait-on trop à la raison des
littérateurs en les pressant de refaire amitié avec la
littérature et de vider ailleurs la querelle du siècle ?
La délivrance était proche. Le trop plein de la
médiocrité stagnait. Les aînés radotaient, les jeunes
n'avaient rien à dire, et l'ennui était réciproque.
Claude Morgan ne remplaçait pas Drieu, ni Vercors
Jouhandeau, ni Mouloudji Giono, ni le Royjules
Montherlant, ni le Roy-claude Chardonne, ni même Pierre
Hervé (il était assez doué celui-là, en bretteur de
contrebande) Rebatet. La résistance n'était pas de
taille en littérature ; elle se révélait même incapable
de fleurir comme il eût fallu le tombeau de son grand
mort, l'exemplaire (dans son œuvre
aussi bien que dans sa vie) Jean Prévost. Encore un coup
d'épaule, et la porte, de plus en plus mal cadenassée,
sortirait de ses gonds. Les nouveaux maîtres céderaient
bientôt la place aux vieux messieurs.
De ces vieux messieurs, Roger Nimier fut le bâton de jeunesse. Chardonne
débutait sous les auspices du hussard, qui se chargeait
des instructions pour le service de presse. On ne
mettait pas encore chez Lipp un nom sur le visage
charentais. Avec lequel de ses oncles de province
déjeune donc Roger ? Chez Lasserre, Nimier déclinait au
maître d'hôtel l'identité de Morand et le
super-intendant, à la fin du dîner, glissait à l'oreille
de Roger : ce Morand, c'est votre grand-père maternel ?
L'époque renversait les rôles. Nimier avait horreur de
cette contre-nature. Un désir le possédait : que le
monde se remît à l'endroit. Il le
réalisa vite, il réussissait tout du premier coup - coup
d'essai, coup de maître. Nimier connut le bonheur
d'Angelo lorsque Paris se toqua une nouvelle fois (et
pour de meilleures raisons que la première fois) de
Giono. Les derniers bastions de la résistance
anachronique tombaient les uns après les autres :
Jouhandeau rappliquait et Martin-Chauffier détalait. La
civilisation s'emparait des lettres de noblesse de la
république, et la barbarie était de la revue.
Le dernier vieux monsieur à n'avoir pas réintégré la cité et sa fête
s'appelait Céline. L'exil danois continuait à Meudon.
Céline n'avait que le droit
d'entrer au cirque. Il ne l'utilisait même pas. Pourquoi
prendre cette peine ? Il était le cirque à soi seul,
avec ses gueules et ses baves, sa sciure et ses
crottins, son barnum et ses cymbales, les oripeaux de
ses clowns et l'odeur forte de ses fauves.
Nimier s'époumonait : donnez-lui le prix Nobel, ça lui
revient, donnez-le lui, la littérature ne vous en voudra
pas, elle vous en sera reconnaissante et vous serez
enfin du dernier bien avec cette mignonne. On ne pouvait
pas ne pas l'entendre : qu'il est
drôle Roger, toujours à la veille d'un gag, jamais en
retard d'une plaisanterie, il n'y avait que lui pour
avoir une idée pareille, bouffonne et inattendue, vous
vous rendez compte, le gueux de Meudon dans l'habit de
Camus et devant la reine de Suède encore bien, qui n'a
jamais entendu un gros mot de sa vie ni mis un point
d'exclamation à l'un de ses textes.
Céline s'extasiait. Un garçon si gentil (il aimait Lucette, il aimait
Ferdinand, il aimait même les chiens du portail), si
beau (chérubin avec des fils de soie au bout des
paupières), si érudit (toutes les éruditions expertes -
Scève, Labbé, la guerre, le ballet - toutes les
éruditions suspectes - les bières, le catalogue de la
N.R.F., les vins, l'équipée de Thalamas, les alcools, le
coup de Tanger, les morilles à la crème, l'Indochine de
Malraux) et, en même temps, d'une intelligence si forte,
résolue à se bagarrer, à se compromettre, à redresser
les torts, à jouer sa mise sur un coup de sang, à sommer
Stockholm de s'allier à Meudon ! Ah ! toi, qui auras
jusqu'à la fin l'âge de Garance, (sa peau douce, l'éclat
de ses yeux, la gaieté de sa voix, le velours de ses
jambes), toi l'Arletty fidèle, frotte donc ta magie à la
sienne. (Arletty, p.230).
Lorsque Gaston fit de Roger le prince du royaume
gallimardeux, l'heure de Céline sonna. La griserie ! La
béatitude ! La panacée ! " Voici Nimier, il n'a pas
vieilli, je dirais même : il est plus gamin que
jamais... certainement plus sémillant que lors de notre
dernière rencontre. " (Rigodon, p. 838). On
s'occupait ensemble du cheptel, on le notait sur vingt,
en maître de ballet de la bagatelle.
Ça éduquait mieux l'œil
salace que les articles scrofuleux d'André Rousseaux ou
les chroniques rachitiques de Robert Kemp. On avait
tout, les plaisirs mignards (que l'on s'échangeait en
connaisseurs) et les grands frissons (qu'il était seul à
pouvoir obtenir, puissant et redouté, galopin désinvolte
en gestionnaire efficace). S'était promis, juré, le
Roger, que Ferdinand et Céline feraient plus qu'un,
l'écriture de l'époque et l'avenir de la littérature.
Fallait pour qu'il en fût ainsi que l'Express
entrât dans la danse, que Madeleine Chapsal (l'une de
ses cantatrices préférées) chantât le grand air et que
le chœur de la comédie
parisienne le reprît.
Roger n'appartenait pas à la cellule-mère de l'emmerderiecompacte, il
suçait pas les friandises loukoum de la boutique à
Norbert. Sa planète farfelue dardait un soleil plus
imprévisible et plus fabuleux, les semailles au contact
de ce foyer se levaient en moissons.
Ce que Nimier voulait, Roger l'avait. Tout. Tout. Tout.
Ferdinand, il a tout eu, l'Express et la charge
de son clairon, le lancement publicitaire en rafale, le
départ en flèche des tirages, les insultes de
Siegmaringen (pourquoi il fermait les camps et il
éteignait les fours, le traître Ferdine, il disait
Cousteau), les invectives habituelles de
Coventry-la-martyre (pourquoi il rallume la sorcellerie,
le dégueulasse Ferdinand, il pleurnichait le courrier de
l'humanisme), l'hommage du galopin ravi de sa potion et
du fourmillement des mouches attrapées (pourquoi il a
vendu Littré à la Gestapo, le Bardamu crapuleux, il
éructait le tiré-à-part du bulletin de la gallimarderie),
les gros titres et les gros tirages, la valse des
saucisses et le gala des vaches, as-tu lu le Céline
nouveau, c'est le beaujolais extra et le Baruch super.
Ferdinand, il ne radinait plus sur le compliment, il tricotait le
superlatif grandiose, il balbutiait, il défaillait, il
pâmoisonnait sous la jouissance. " Que ce Nimier est
donc admirable !... (...) Que grouillent et se terrent,
s'enfouissent sous quelle crotte !... tous les non
éblouis !... les Temps sont venus. " (Lettre de
Céline à Nimier, 16 juin 1960).
Ils étaient venus les temps, les cérémonies et les
orgues - la bible sur son beau papier, la pléiadisation
. L'œuvre de Roger, le
chef-d'œuvre de Nimier !
A Roger l'Ariel, il avait écrit Ferdinand. " Ne vous faites pas blesser,
accidenter !... l'accident est un sport de riches... le
pauvre geint, souffre, lasse, perd sa place de clown. "
(Lettre de Céline à Nimier, 3 août 1959).
Paraît qu'un complot postal a égaré la lettre. Les prophètes ils sont
toujours marrons, la vie elle est charognarde !
(Pol Vandromme, Céline et Cie, L'Age d'Homme, 1996, p.287).
****************
QU'ON RELISE SES
LIVRES !
Il y a l'œuvre et il y a
l'homme.
L'œuvre on l'a. Elle survivra toute seule aux
critiques pelliculeux et cornichons qui se torturent le
foie pour sécréter le maximum de bile. L'homme, ce sera
plus ardu. L'homme avec son secret. Même ses rares amis
se heurtaient à cette âme farouche. Le regard seul
trahissait parfois l'immense générosité. Il y avait
aussi son sourire.
On a accusé Céline de mépriser l'homme... Ses ennemis
qui l'ont vilipendé, craché, interdit, traqué, spolié,
enfermé, ont mal lu ses livres, aveuglés par leur fureur
haineuse. Ils n'ont pas connu l'homme.
On a fait de Céline un loup enragé, un infâme collabo, un pornographe, un
scatologue, un anticlérical, un antisémite, un
antimilitariste, un antibourgeois, un anticonformiste,
un anticommuniste, un anti n'importe quoi. Parce qu'il a
tout fait voler en éclats, aussi bien les formes
classiques de la littérature que le langage
conventionnel et la syntaxe sclérosée, on a hurlé au
sacrilège et on l'a condamné.
Mais qu'on relise les livres de Céline ! On verra que
cette poésie frénétique - souvent sarcastique - cet
irrespect total, cette fresque digne de l'Apocalypse,
cette violence verbale parfois irritante, ne sont que
les produits d'une générosité incomprise, bafouée ;
d'une sensibilité immense et d'une pitié impatiente.
Je ne m'étendrai pas sur l'œuvre. Elle est
là, solide, puissante, indestructible. Rappelez-vous
Normance : " Ils achèteront plus tard mes livres,
beaucoup plus tard, quand je serai mort, pour étudier ce
que furent les premiers séismes de la fin, et de la
vacherie du tronc des hommes, et les explosions des
fonds d'âme... Ils savaient pas, ils sauront ! "
André BRISSAUD, L'Herne, 1963).
******************
(...) Quant aux
coupeurs de Céline en deux, après avoir dénoncé "
l’abomination antisémite ", ils s’étonnent parfois que
celui-ci ait eu une attitude si bonne ou si amicale
envers ses malades ou relations diverses (n’en excluant
ni Juifs, ni Résistants). L’aveuglement idéologique les
empêche de comprendre les choses les plus simples : dans
la vie Céline se conduisait comme tout un chacun (ou
comme tout un chacun devrait se conduire) avec les
individus réels qu’il rencontrait, et n’avait de haine
que pour les entités abstraites... et ceux qui
identifient leur propre être à ces entités. Ainsi que
l’écrivait deux siècles auparavant J. Swift : " J’ai
toujours détesté toutes les nations, professions ou
communautés, et je ne puis aimer que des individus.
J’abhorre et je hais surtout l’animal qui porte le nom
d’homme, bien que j’aime de tout mon cœur Jean, Pierre,
Thomas, etc. " (cité par André Breton).
Mais cette haine de la nation chez Swift est pour le moins non
univoque, car comme l’écrit encore Breton : " Cet
Irlandais qui se regarde comme en exil dans son pays, ne
parvient pas à fixer ailleurs sa résidence ; cet
Irlandais toujours prêt à dire du mal de l’Irlande
expose pour elle sa fortune, sa liberté, sa vie, et la
sauve pour près d’un siècle de l’asservissement dont
l’Angleterre la menace. "
C’est que, on l’a vu, chez Swift comme chez la plupart des
misanthropes, la haine du genre humain n’a de sens que
comme goût du particulier. Et si la Nation est l’une des
entités qui briment ce dernier, à la différence de
l’Humanité elle recèle aussi une part qui lui permet de
se manifester.
Nul
autre, sans doute, que Céline (à qui la citation
précédente – transposée – pourrait presque entièrement
s’appliquer) n’a exprimé aussi parfaitement ce faux
paradoxe. Partir la fleur au fusil combattre l’ennemi
national, Ferdinand-Bardamu en reviendra l’horreur au
bout du fusil et la fleur au cœur.
Dès lors,
face au clairon nostalgique du droit du sang et au
cliquetis triomphant du droit de l’encaisse s’élèvera,
inaltérable, la petite musique célinienne qui n’est
autre que la poésie. " Tout homme ayant un cœur qui
bat possède aussi sa chanson, sa petite musique
personnelle, son rythme enchanteur au fond de ses 36°8,
autrement il vivrait pas. La nature est assez bourrelle,
elle nous force assez à manger, à rechercher la
boustiffe, par tombereau, par tonnes, pour entretenir sa
chaleur ; elle peut bien mettre un peu de drôlerie au
fond de cette damnée carcasse. Ce luxe est payé " (Les
Beaux draps, pp. 171-172).
Nicole Debrie a parfaitement souligné la différence
fondamentale entre patriotisme sensible et nationalisme
belliqueux : " Si l’on se réfère aux œuvres de
Céline, il est évident que l’attitude de l’auteur est
faite de ferveur et non de fanatisme. Elle repose sur le
sentiment de la singularité de chacun et sur l’intuition
que l’art, l’enthousiasme et tout ce qui donne un sens à
la vie, ne peuvent naître qu’à partir de ce qui est, de
ce que l’on sent réellement. Il existe un secret accord
entre les hommes et ce qui les entoure ; c’est cet
accord qu’il faut chercher à exprimer, à exalter. " Que
trouvons-nous en ce pays, des Flandres au Béarn ?...
Chansonniers et peintres, contrée de légère musique,
sans insister, peut-être une fraîcheur de danse, un
chatoiement de gaieté au bord des palettes, et d’esprit
en tout ceci, pris de vertige et badinant... et puis
doux et mélancolique " ².
" Si l’on écoute Céline, il faut laisser à l’Espagne son
inspiration tragique, à l’Allemagne, sa poésie du
départ. À chacun son inspiration suivant son être... "
3.
Pour Céline, la patrie, ce " même ton ", ce " petit
sourire de gaieté, doux et mélancolique ", c’est
d’abord le bout de pavé où l’on vit, tant bien que mal :
la patrie, c’est le passage Choiseul à Paris, le
dispensaire de Clichy, la rue Girardon à Montmartre,
c’est Meudon-sur-Seine qui évoque la péniche de Mahé et
l’accordéon de Marceau 4, et les chansons...
La patrie de Céline, c’est Madame Bérenge, la concierge
qui est arrivée " tout au bout de la vieillesse
", c’est Gustin, le cousin-confrère spécialiste toutes
maladies, c’est l’oncle Arthur, et l’oncle Édouard, et
Roger-Marin Courtial des Pereires. Ce sont tous les
autres dont l’énumération serait trop longue mais
peut-être pas fastidieuse ; tous ces lieux et
personnages uniques, tout à fait uniques, inimaginables
ailleurs et autres.
Céline sait bien que tout cela est sur le point de disparaître et
que la guerre qui vient accélèrera le processus, que
l’accordéon se mettra à jazzer, délaissant mélodies des
rues et chansons des ports. Et il sait que la
disparition de ce Paris et de cette France populaires,
c’est aussi celle d’une tradition qui remonte loin, très
loin, au-delà même de l’Ancien Régime,
comme de tout régime. Céline a su reconnaître une
continuité dans la patrie sensible représentée au plus
haut point par sa langue. Il a su reconnaître dans le
langage parisien populaire la pérennité de la langue
française, véhicule tout à la fois de la pensée
rigoureuse et de la poésie. C’est pourquoi la petite
musique célinienne est l’union exceptionnelle de la
langue classique et de la langue populaire. C’est Du
Bellay et Villon, et c’est autre chose encore.
Si Céline est le plus grand écrivain français du XXe
siècle, ce que même certains de ses adversaires sont
contraints d’admettre, c’est qu’il exprime parfaitement
ce moment de la civilisation française, toujours faite
de subversion et de tradition. S’il s’était contenté de
maintenir la tradition dans la littérature, il n’aurait
été qu’un écrivain nationaliste parmi d’autres
cherchant, sans y parvenir tout à fait, à écrire dans
une langue rigoureusement classique. S’il avait, au
contraire, adopté le parti de la simple déstructuration
du langage, comme tant de ses imitateurs posthumes, il
n’aurait fait apparaître que la dissolution sociale et
le sordide subséquent. Tel un de ses " admirateurs ",
fugace gloire médiatique des années 80, qui écrivait le
matin avec un thermomètre anal.
Céline a représenté son époque, non pas en la glorifiant,
mais en révélant contre elle, violemment, ce qu’elle
recelait de singularité enracinée.
Il en fut le meilleur représentant, mais pas le seul. Si
l’on examinait sans plus de préjugés les écrits de
certains surréalistes, on constaterait qu’on y trouve
aussi, sous d’autres formes, cette féconde dualité.
André Breton, pour revenir à lui, a accompagné ses
recherches sur les possibilités poétiques de l’individu,
par l’écriture d’une langue belle, précise, quasi
classique autant qu’imaginative, devant laquelle sa
revendication d’une citoyenneté mondiale pèse peu. Et si
ne régnaient pas les ukases poétiques de tous bords, on
pourrait incontestablement rapprocher (ce qui n’est pas
confondre) la poésie célinienne de ce qu’Armand Lanoux,
à propos d’André Hardellet, a appelé " un surréalisme
populaire " : Jacques Prévert
(regardez les films animés par son réalisme poétique),
Raymond Queneau (lisez Pierrot mon ami ou
Zazie), Robert Desnos (eh ! oui... Écoutez La
Complainte de Fantômas), et Léo Malet, bien sûr, à
la fois surréaliste et célinien. Quant au fantastique
social de Mac Orlan et Carco, est-il nécessaire de
préciser qu’il n’est pas sans rapport avec la féerie
célinienne ?
C’est cependant en dehors de ces poètes qu’il faut chercher
celui qui, à la même époque, a su pousser l’exigence
poétique assez loin pour rejoindre Céline dans la
dénonciation de l’hégémonie matérialiste et le rejet de
l’illusion progressiste : Antonin Artaud, l’exilé de
Rodez. Et les simples individus, Céline et Artaud, ayant
tous deux été taxés de délire, c’est-à-dire d’excès de
petite musique, on me permettra de conclure ce petit
texte consacré au premier par une citation du second à
propos d’un troisième : " On peut parler de la bonne
santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne
s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour
le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche
dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la
sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en
rage tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel. Et
ceci n’est pas une image, mais un fait abondamment et
quotidiennement répété et cultivé à travers toute la
terre. "
Céline et Artaud, les trucidés de l’Humanité !
Alain AJAX
(mai 1993)
1. Voir Nicole Debrie. L.-F. Céline,
Éd. du Trident, 1982, p.76.
2. Les Beaux draps, p.177.
3. Nicole Debrie, op.cit., pp.162-163.
4. Dans une lettre adressée à Mahé le 2 octobre 1933,
Céline lui recommandait "M. Marceau Verschuren
accordéoniste et compositeur de grand talent" (coll. É.
Mazet). V. Marceau, en effet, qui adopta son
prénom comme nom d’artiste, et le fit précéder de
l’initiale de son patronyme, fut un des meilleurs
accordéonistes musette de l’avant-guerre. Dans les
années 50, il composa la musique de bon nombre des
grandes et belles chansons de Pierre Mac Orlan. Il
mourut en 1990, dans l’oubli et l’indifférence
médiatique totale. L’année suivante le trompettiste de
jazz Miles Davies mourut à son tour. Journaux, radios et
télé en parlèrent pendant une semaine...
**********************
TINOU Le VIGAN,
TEMOIGNAGE.
Antoinette
Lassauce, dite " Tinou " (1909- ?), épouse de Robert
Coquillaud, dit " Le Vigan " (1900-1972), est née dans
les Vosges mais habite l'Algérie dans les années vingt.
En 1934, elle rencontre Le Vigan en Algérie lors du tournage du film
Golgotha dans lequel il tient le premier rôle. Elle
le rejoint à Paris ; ils se marient en 1936 et
s'installent au 12, rue Girardon.
En 1943, elle divorce pour René Guédon, aviateur reconverti dans les
affaires. Propos recueillis par Eric Mazet en 1987.
J'ai rencontré Le Vigan à Alger en 1934, j'étais
figurante dans Golgotha, le film de Duvivier dans
lequel il tenait le rôle du Christ. Nous avons commencé
à vivre ensemble en 1935, puis nous nous sommes mariés à
Paris le 3 janvier 1936. Sa mère et sa sœur
étaient présentes. Son père, André Coquillaud, était
vétérinaire, et sa mère, Charlotte Grollet, était très
gentille avec moi, même après le divorce. Il avait
également un frère avec qui il s'est fâché plus tard et
qu'il ne revit plus.
Le Vigan était un être équilibré, blagueur, il ne
buvait, ni ne fumait. Il faisait collection de masques,
d'oiseaux en corne, de tapis du Maroc et de tableaux de
Gen Paul (qu'il connaissait avant 1934) et de Dufy. Le
Vigan était très croyant, et ce, depuis sa plus tendre
enfance. Il avait été élevé chez les jésuites, son rôle
dans Golgotha a été une consécration pour lui.
Nous nous sommes installés à Montmartre au 12, rue
Girardon. Nous avons loué un petit appartement. C'est en
1935 que Le Vigan rencontre Céline, certainement dans
l'atelier de Gen Paul. Dans la rue vivait le fils de
Pissarro qui peignait également. Robert voulait lui
acheter un de ces tableaux, ou celui de son père, je ne
m'en rappelle plus exactement. Céline et Gen Paul lui
ont déconseillé : " un peintre juif !... "
Céline, Gen Paul et Le Vigan formaient une véritable "
bande " à Montmartre. Quand ils sortaient pour se rendre
à des réunions, ils arboraient des foulards rouges, de
vrais petits bolchéviques...
Mais Céline, c'était Jupiter. Il régnait en maître sur tous ces amis qui
étaient tous en admiration devant lui. A son retour de
Russie, Céline nous a dit : " Halte-là, on fait
fausse route. " A Montmartre, on voyait aussi Jean
Bonvilliers, qui était un ami de Gen Paul et de Céline.
Dans la bande, les femmes n'avaient pas le droit à la
parole. Encore moins Lucette que les autres, vu qu'elle
était plus jeune que nous. D'ailleurs, Céline l'appelait
" la Pipe " ce qui n'était pas un compliment
délicat... Quand je demandais à Céline pourquoi il
écrivait avec des mots si orduriers, il me répondait : "
Le niveau français, c'est la boîte à ordures !...
"
Céline connaissait bien l'aviatrice et reporter Titaÿna,
elle écrivait dans Paris-Soir. Elle était l'objet
de nombreuses rumeurs, on disait qu'elle avait couché
avec le Mikado, on la disait espionne également. Céline
a bien connu son mari également, le professeur
Desmarets, docteur en médecine. Il a été arrêté à la
Libération en 1944 et incarcéré à Noisy-le-Sec, avec
Brasillach. Il mourra des suites de son incarcération,
alors qu'il s'était toujours tenu à l'écart des
activités de sa femme.
Gen Paul était assez méchant, il appelait Henri Mahé "
le perroquet de Céline ". Mais c'était de la
jalousie car Mahé était quelqu'un d'intelligent,
d'original et de cultivé. Il était très gentil et
romantique. On surnommait Mahé " Pêche de lune ",
tellement il avait un beau teint. Mais Gen Paul était
jaloux de tout ça. C'est d'ailleurs Gen Paul qui
apprendra à Le Vigan à jouer à la guitare.
Le premier nom de Bébert était Chibaroui, je ne me souviens plus
pourquoi.
En 1936, Le Vigan a loué une maison à Pennedepie, près de Honfleur. Une
maison sans gaz, ni électricité, où Céline nous
rejoindra et y couchera.
Après Les Beaux draps, Céline avait commencé une
suite qui devait s'appeler Le Drapeau à coulisses.
Céline a poussé Le Vigan à me faire avorter (au cinquième mois !) dans un
hôpital communiste de La Glacière. Le Vigan n'était pas
fait pour avoir un enfant, une famille...
Le Vigan s'est fâché avec Céline en 1940 ou 1941 à cause
d'Arthur Pfannstiel. Il était le traducteur en allemand
de Bagatelles pour un massacre. Céline l'aimait
beaucoup. Il allait au bordel avec sa femme et Céline à
Paris. Il parlait très bien le français et est devenu
expert international en peinture, et plus
particulièrement de Modigliani. Il était également très
ami avec Mahé à qui il a décroché plusieurs films où il
était décorateur. C'était un homme cultivé, rigolo,
charmant, mais il était dangereux... Arthur Pfannstiel
avait répété à Céline et à Mahé que Le Vigan les
dénonçait comme défaitistes aux Allemands. Ce que Céline
lui reprochera encore après guerre dans ses lettres. De
colère, Le Vigan a tout bradé, tout vendu, meubles,
objets tableaux de Dufy et de Gen Paul après sa dispute
avec Céline et il part s'installer au 36, avenue de
Washington.
C'est d'ailleurs Mahé qui décorera l'appartement : lit à cretonnes en
nuages bleus, gris et blancs, ciel de lit foncé,
baldaquins, maquette de bateau sur la cheminée... Céline
viendra s'excuser avenue de Washington avec un bouquet
de fleurs à la main. Puis, Le Vigan revient à
Montmartre, s'installe 12, avenue Junot après le
raccommodage, vers septembre 1942.
En octobre 1941, Le Vigan joue Le Misanthrope aux
Ambassadeurs, pendant trois semaines. Céline et Mahé
assistent aux répétitions. Le Vigan avait des talons
hauts et marchait d'une manière ridicule. Céline
conseille de les scier.
Depuis 1942, ma vie de couple avec Le Vigan battait de l'aile. Le 19
décembre 1942, je fais dresser un constat d'adultère
avec... mon amant l'aviateur René Guédon. C'est Me André
Saudemont qui s'est occupé de notre divorce. C'était un
avocat spécialisé dans les affaires de mœurs
et ami des chanteurs et des comédiens. C'était également
un ami d'Henri Mahé et un familier de La Malamoa.
C'est lui également qui a défendu Céline en 1939 dans
l'affaire L'Ecole des cadavres. Le divorce fut
prononcé le 3 avril 1943. (Propos recueillis par Eric
Mazet, BC n°329, avril 2011).
************************
A.D.G.
Sur
le thème " Le martyre des polémistes ", le
romancier A.D.G. disparu en 2005, prononça une émouvante
allocution le 14 juillet 2001, devant les " Amis d'Henri
Béraud ". Voici l'extrait qui concerne Céline.
" Qui
de plus moderne et de plus violent aussi comme polémiste
que Louis-Ferdinand Céline, disparu il y a 40 ans, en
juillet 1961 ? Il est non seulement l'immense romancier
du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit,
mais peut-être surtout le pamphlétaire maudit des
Beaux draps, de Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des
cadavres et aussi de ce Mea culpa terrible,
sorte de cri à rebours du Retour d'URSS de Gide, où
Céline vira sa cuti de gauche pour opter vers la
priorité à droite. Pamphlétaire maudit, mais aussi
pamphlets maudits, puisque, craignant des représailles,
terrorisée par la paranoïa posthume de Céline - qui fut
persécuté un peu moins qu'il ne le dit mais plus qu'on
ne l'enseigne - sa veuve, Lucette Almanzor, refuse la
réédition des trois pamphlets que j'ai cités, condamnant
les lecteurs à les acheter sous le manteau comme de
mauvais
romans-photos.
Pamphlets antisémites, dit-on, et certains le nient afin
de dédouaner le Rousseau de Meudon. Dans le Juif, disent
certains, Céline aurait voulu représenter les forces du
mal, un monstre imaginaire, une sorte de golem de la
société d'avant-guerre. Mais c'est précisément oublier
le climat de cette avant-guerre qui était surtout une
après-guerre, celle de 1914. Le pacifiste, le cuirassier
Louis Destouches fut blessé héroïquement en Argonne,
alors qu'il opérait une liaison sur son cheval. Son
oreille perdue et le traumatisme crânien lui rappelaient
sans cesse les horreurs que des millions d'hommes
venaient de vivre sur ces terres désolées où d'autres
millions d'hommes avaient péri.
C'est pourquoi le Voyage - s'il est un long cri
déserteur ou mutin, alors que Céline ne fut ni l'un ni
l'autre, mais exerça son devoir - paraissait naturel aux
hommes de cette époque-là de chaque côté du Rhin. Sa
famille, et singulièrement, sa mère et sa grand-mère
qu'il idolâtrait - tenait commerce de mercerie fine et
dentelles dans le Passage Choiseul à Paris, un milieu
très antisémite qui s'opposait aux gros façonniers déjà
installés dans le Sentier voisin. Premier antisémitisme.
Ayant mené à bien ses études de médecine grâce à son
passé d'ancien combattant qui lui valut bourse et
indulgence, il eut du mal à s'installer, confronté à des
confrères omniprésents dans la profession, eux qui,
grâce à leur traditionnelle entraide, réussissaient.
L'antisémitisme familial, partagé, rappelons-le, par une
large fraction de la population française, y compris par
la gauche, pour dénoncer les 200 familles, ne fut pas
toujours innocent ethniquement, se mua en antisémitisme
professionnel. Et ce ne fut pas son bref passage à la
SDN, ancêtre du Machin ONU, qui risquait de l'arranger,
non plus que ses rapports avec ses confrères en banlieue
parisienne. C'est donc à la fois par pacifisme - pour
lui, les marchands de canon sont juifs - par tradition
familiale et par expérience médicale qu'il focalise ses
colères de grand blessé - d'ailleurs, pas trépané comme
il le prétendait - sur le " youpin " comme on dirait le
Yéti, sorte de guignol tragique qui manipule les
citoyens et les envoie au casse-pipe pour, dit-il, "
500 000 suaires au comptant ". " Il me manque
encore quelques haines ", écrivait-il en épigraphe
de Mea culpa, " je suis certain qu'elles existent
".
Il ne croyait pas si bien dire : lui, l'enfant chéri de
la gauche qui rendait hommage à Zola, l'auteur
anarchiste qui dénonçait le colonialisme dans le
Voyage - ouvrage traduit en russe pour l'URSS par
Elsa Triolet - sans doute par Aragon qui tenait la
plume, allait, aussitôt après ce pamphlet
anti-communiste virulent, connaître la malédiction qui
frappe ceux qui n'adhérent pas à la pensée marxiste. Il
s'en consolait, certes, en confiant à Elie Faure, un
moment tenté par le Parti communiste et qui s'en était
détourné : " Et vous voudriez en plus que la merde
sentît bon ? "
Venant après la publication de ses pamphlets dits
antisémites, on aurait pu penser que l'Occupation de la
France était pour lui une seconde divine surprise. Pas
du tout. Hitler le révulse, la tradition anti-boche
patriotique de sa génération fait qu'il vitupère les
Vert-de-gris de la Wehrmacht, les collaborateurs qu'il
trouve ou trop mous, ou pas assez. Seul Rebatet échappe
à sa vindicte. Dans Les Décombres, il avait
découvert un énergumène de sa trempe, et il n'est pas
indifférent de constater que ce fut le même éditeur,
Denoël, qui publia les deux hommes.
A la Libération, persuadé à raison que si les FFI
l'attrapaient, ils le tireraient comme au ball-trap, il
s'enfuit de Paris avec Lucette, l'extravagant acteur Le
Vigan (interprète de Goupi Mains rouges et de
Golgotha de Duvivier pour lequel il s'était fait
limer les dents afin de mieux ressembler au Christ), et
le fameux chat Bébert. Il échappera encore à la rafle
des Alliés en se réfugiant au Danemark, d'où il
assourdira ses amis avec ses récriminations incessantes.
De ce point de vue, Albert Paraz, pamphlétaire maudit
également, et qui mourut à l'hôpital, auteur du Gala
des vaches, du Menuet du haricot et de Valsez saucisses,
se comporta en véritable saint laïque. Mais il est vrai
que Céline, qu'on considère avec Proust comme le plus
grand
écrivain
du XXe siècle, fut un polémiste maudit et qu'il mourut
sans regagner la place éminente dans le monde des
lettres qu'il occupait avant la guerre.
On peut le comprendre quand on lit cette prose d'énervé
notoire : " Les peuples idolâtrent la merde, que ce
soit en musique, en peinture, en phrase, à la guerre ou
sur les tréteaux. L'imposture et la déesse des foules.
Si j'étais né dictateur, à Dieu ne plaise, il se
passerait de drôles de choses. Je sais moi, ce qu'il a
besoin, le peuple, c'est pas d'une révolution ; ce qu'il
a besoin, c'est qu'on le foute pendant dix ans au
silence et à l'eau, qu'il dégorge tout le trop d'alcool
qu'il a bu depuis 93 et les mots qu'il a entendus. Tel
quel, il est irrémédiable. Il est tellement farci
d'ordures maçonniques et de vinasses, il a la tripe en
un tel état d'enjuivement et de cirrhose qu'il croule en
loques dans les chiottes juives à la poussée des
haut-parleurs " (Bagatelles pour un massacre).
Je rappelle que, contrairement à ce qu'on dit, les
pamphlets ne sont pas interdits. Ils ne sont pas
réédités, mais on peut parfaitement les acheter, il n'y
a rien d'illégal.
Marat, Rivarol, Céline, trois écrivains maudits que la
politique et le vent de l'histoire emportèrent. Et bien
qu'éloignés les uns des autres, quelque chose les
rassemble, outre leurs tragiques destins contrariés. Ils
pensaient que la littérature était une médecine de l'âme
de leur pays. Révolution pour deux d'entre eux et dans
deux camps opposés, guerre mondiale pour le troisième
qui fut tiraillé entre deux camps et deux opinions.
En cela, ils rejoignirent aussi notre cher Henri Béraud
dont on sait la fin tragique. On sait l'importance de
l'injustice qui le frappa, et on mesure encore
aujourd'hui les traces de l'ostracisme qui le poursuit.
Maudits, ces écrivains, ces polémistes, ces
pamphlétaires, peut-être par l'histoire, les dieux ou le
destin. "
(Céline polémiste, BC n° 264).
*******************
Marina ALBERGHINI .
J'ai rencontré pour la première fois le nom de Céline en
juillet 1961, quand les journaux italiens lui
consacrèrent une très brève et frileuse nécrologie. Je
n'étais guère plus qu'une adolescente, mais j'avais déjà
beaucoup lu, surtout des auteurs français, mes préférés.
Mais ce nom, je ne l'avais jamais entendu. Je ne savais
pas, alors, que même en Italie, Céline avait été enterré
vivant, que sur lui était tombée cette conjuration du
silence dont parle si bien Pierre Monnier dans son
Ferdinand furieux. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, en
effet, et au virage immédiat du Parti Communiste Italien
en Parti Démocrate Social, l'intelligentsia de gauche,
qui dominait les Lettres et les Arts en Italie, avait
épuré Céline dont pourtant elle connaissait très bien la
valeur, surtout Moravia qui le " pompa " beaucoup dans
ses livres. Quant à notre Droite et à la Démocratie
chrétienne, elles étaient tellement indifférentes à
l'Art et à la Littérature que Céline, elles ne savaient
même pas qui il était !
Je me souviens qu'alors je
demandai des informations à ma tante, écrivain,
intellectuelle et membre actif du Parti Communiste
italien : " C'est un très grand écrivain mais aussi un
être méprisable et un pornographe, et c'est très bien
que personne ne le lise ". Je me rappelle aussi qu'alors
cela me sembla étrange qu'un artiste fut exclu pour de
tels motifs. Puis je n'y pensai plus. Je dois avouer que
j'ai pour les chats une vraie passion et un jour, dans
un livre français sur les chats historiques, je lus
l'histoire d'un chat extraordinaire qui, avec son
maître, avait traversé l'Europe en flammes durant la
dernière guerre. Ce maître s'appelait Louis-Ferdinand
Céline et certainement ce devait être aussi un être
extraordinaire, pensais-je tout de suite, pour faire une
chose pareille.
Céline !... Il me revint alors en
mémoire cet été lointain et cette fois je voulus en
savoir plus. Mais en Italie il n'y avait rien,
ni une biographie, ni un essai, rien, et dire qu'il
y avait eu son Centenaire une année avant ! Je demandai
alors de l'aide, comme je l'ai toujours fait pour mes
biographies françaises, à ma grande amie Colette Romain,
et elle m'envoya celle d'Alméras. Je la lus et même si
je sentais que l'auteur était tendancieux, de ce livre,
malgré lui, il ne pouvait pas m'empêcher qu'émerge un
génie comme je ne croyais pas qu'il puisse y en avoir eu
depuis la mort de Shakespeare, un génie dont la vie, la
pensée, l'œuvre auraient donné lieu à certaines thèses
de licence : un de ces très rares écrivains qui, quand
vous les avez lus, vous changent la vision du Monde.
(...) Ma conviction se renforçait,
jusqu'à ce que je me décide à écrire une biographie de
façon à faire sortir Céline de sa condition d'enterré
vivant et de le faire connaître en Italie. Dans mon
livre, je me suis proposée surtout de :
- Faire parler Céline ( toujours
rigoureusement d'après les documents originaux )
beaucoup plus que l'ont fait les autres biographes, de
façon à rendre plus clairs sa pensée et son art, sans
l'interprétation qui apparaît trop souvent dans celle
des autres.
- Rediscuter le terme " pamphlets "
pour lequel je propose celui de " poèmes " comme Céline
lui-même le désirait. (...) Chefs-d'œuvre littéraires
de grande beauté. Quant à leurs morceaux violents, j'ai
cherché d'en comprendre les raisons en les remettant
dans leur contexte historique et en les voyant surtout,
à la lumière du " délire célinien " et de la violence
qui naît en lui pour la défense des faibles... Dans
Bagatelles, il se déchaîne encore pour sauver le
faible qui est dans ce cas le " bleu ", la chair à
canons. Si ensuite, nous définissons comme " pamphlets "
ces livres, alors pour moi, La Divine Comédie et
l'Evangile selon Mathieu le sont également. (...) Si
Mea culpa dénonce les horreurs de la
collectivisation et du communisme, il y a pourtant aussi
un sens plus haut dans une méditation lucide,
antirhétorique et antisentimentale, sur le sens de la
vie humaine, si L'Eglise attaque la Société
des Nations et les multinationales, c'est dans une
dénonciation du Pouvoir de la parole, le pouvoir
politique, et de la prééminence de la masse sur
l'individu ; dans Mort à crédit, la rencontre du
petit Ferdinand avec L'Ava c'est la dénonciation
de l'éternelle et mortelle répression de l'enfance dans
le contexte familial, mais aussi une métaphore de la
tragique inutilité de la vieillesse.
- Ensuite valoriser et montrer au maximum le Céline de
la joie, parce que, encore aujourd'hui, Céline est
souvent considéré comme un nihiliste bilieux. Et ensuite
l'artiste et le poète, ami des artistes, son très
important rapport avec Breughel et Bosch, son
identification avec le Prospero shakespearien,
son amour pour la Mer, le Mythe, la Danse, l'Art et la
Beauté. Ce qu'il appelait " les fleurs de l'être ". Et
aussi le Céline auteur de ballets.
- Je veux aussi souligner le Céline
peintre et artiste figuratif car pour moi toute son
œuvre est visuelle, quelquefois abstraite ( je pense à
la description des couleurs du ciel durant les
bombardements), mais aussi expressionniste, dans la
description des personnages, et symboliste, comme
lorsqu'il décrit l'humanité qui s'agite dans le
Passage Choiseul.
... Mais je désire aussi que mon
livre sorte bien l'idée qu'il n'existe pas un bon
Pouvoir et un mauvais Pouvoir. Le Pouvoir, et
l'Idéologie qui est son alibi, comme la guerre son
corollaire, est la violence de l'homme sur l'homme, de
quelque part qu'elle vienne. Le génocide des Goulags est
l'oeuvre du communisme, des Indiens d'Amérique du Nord
des Etats-Unis, des Albigeois du pape Innocent III et
aujourd'hui des Kurdes et des Thibétains, seulement pour
citer quelques exemples, ainsi que des millions de morts
dans les camps d'extermination, depuis ceux des nazis,
aux communistes, aux Américains, et les massacres de l'intégralisme
islamique, sont un thème éternel dans l'histoire de
l'homme et font partie du langage sadique de l'ominide
comme l'appelait Céline, qui démontre avec sa vie et sa
pensée, qu'un homme libre ne peut encore vivre dans
cette Société où " il faut mourir ou mentir ".
Il existe une Histoire de l'Art,
non une Histoire Morale de l'Art. Celui qui ne pense pas
ainsi est un frère des nazis qui mirent le feu aux
livres, de ceux qui mutilèrent le Voyage dans la
traduction russe, de ceux qui voulaient tuer Giotto
parce qu'il avait fait le portrait de son ami Dante dans
la cathédrale de Florence, et de papes de la
Contre -Réforme, qui dressèrent la liste des livres
interdits, épouvantés par les idées nouvelles, idées
illuministes qui arrivaient de la France et qui
empêchèrent pendant deux siècles les Italiens de penser,
sinon avec de très grands risques.
Et c'est donc aussi le frère du
prêtre qui alluma les bûchers de l'Inquisition, du
Communisme qui fit devenir fous les dissidents et les
intellectuels dans le Goulag, du Cardinal ( qui fut
ensuite Saint ) qui fit taire Galilée, et du Pape qui
fit brûler vif Giordano Bruno parce qu'il avait
découvert un univers plus à la mesure de Dieu que de
l'homme.
Ceci, au-delà de son
grand art, est pour moi la grande leçon de vie et de
pensée de Céline.
(Céline, l'enterré vivant, BC n°
188, juin 1998).
*************************
Jacques d'ARRIBEHAUDE a
lu : Yves Chiron, Edmond Burke et la Révolution
Française, Ed. Téqui, Paris, 1988.
Les " Réflexions sur la Révolution de France ", publiées
à Londres le 1er novembre 1790 par Edmond Burke, célèbre
parlementaire Irlandais n'ont cessé depuis lors
d'irriter la longue suite de nos dirigeants politiques
épris de niaiseries démagogiques et accoutumés à
endormir l'opinion de mascarades égalitaires dans
l'imposture généralisée des " Droits de l'homme et du
citoyen ".
Félicitons comme il le mérite le jeune historien Yves
Chiron (auquel l'Académie vient de décerner le prix
d'Histoire Eugène Colas) et son éditeur qui rendent
enfin accessible au public un ouvrage depuis longtemps
introuvable, un auteur dont la liberté d'expression, la
vigueur de pensée, la puissance évocatrice et
prophétique toujours intacte, réduisent à son abjection
et à son néant l' " Evènement " dont on nous sommes sans
répit de célébrer la générosité sublime, la gloire sans
pareille, et une grandeur que le monde entier, jusqu'au
dernier Botocudo, jusqu'à l'ultime survivant de la Terre
de Feu et de Rarotonga, ne cesse de nous envier
frénétiquement.
(...) Nul ne s'avisait, dans le tumulte emphatique qui
remplissait ces pauvres cervelles de débiles et de
gredins, de ces " liaisons secrètes " que Chateaubriand
a si bien perçu par la suite entre égalité et
dictature, et qui la rendent parfaitement incompatible
avec la liberté. L'Angleterre, pays de gens pratiques,
ne pouvait qu'être aux
antipodes de l'imitation "
améliorée " que
l'on croyait en faire, " et ses grands seigneurs,
accourus pour acheter à vil prix le mobilier et les
trésors de la Nation vendus à
l'encan, n'en revenaient
pas de ce vertige de crétinisme et de l'hystérie
collective et criminelle emportant follement le
malheureux peuple de France vers l'esclavage, la ruine
et l'effacement de la scène du monde au nom de fumées et
d'abstractions extravagantes, mensongères et pitoyables.
" Quant à la masse du peuple, dit Burke, quand une fois
ce malheureux troupeau s'est dispersé, quand ces pauvres
brebis se sont soustraites, ne disons pas à la
contrainte mais à la protection de l'autorité naturelle
et de la subordination légitime, leur sort inévitable
est de devenir la proie des imposteurs. Je ne peux
concevoir, dit-il encore, comment aucun homme peut
parvenir à un degré si élevé de présomption que son pays
ne lui semble plus qu'une carte blanche sur laquelle il
peut griffonner à plaisir... Un vrai politique
considèrera toujours quel est le meilleur parti que l'on
puisse tirer des matériaux existants dans sa patrie.
Penchant à conserver ; talent d'améliorer ; voilà les
deux qualités qui me feraient juger de la qualité d'un
homme d'Etat.
(...) Céline, si lucide et si imperméable à la rémoulade
d'abstractions humanitaires dont résonnent sans trêve
nos grands tamtams médiatiques, et qui savait son
Histoire comme on ne l'enseigne nulle part, a décrit la
situation une fois pour toutes dans une des pages les
plus saisissantes du " Voyage ". - " Ecoutez-moi bien,
camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous
pénétrer de son importance, ce signe capital dont
resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de
notre société : " L'attendrissement sur le sort du
miteux... " C'est le signe... Il est infaillible. C'est
par l'affection que ça commence... Autrefois, la mode
fanatique, c'était " Vive Jésus ! Au bûcher les
hérétiques ! " mais rares et volontaires, après tout,
les hérétiques. Tandis que désormais... les hommes qui
ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les
Pacifistes puants, qu'on s'en empare et qu'on les
écartèle afin que la Patrie en devienne plus aimée, plus
joyeuse et plus douce ! Et s'il y en a là dedans des
immondes qui se refusent à comprendre ces choses
sublimes, ils n'ont qu'à aller s'enterrer tout de suite
avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin
bout du cimetière sous l'épithète infâmante des lâches
sans idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit
magnifique à un petit bout d'ombre du monument
adjudicataire et communal élevé pour les morts
convenables dans l'allée du centre, et puis aussi perdu
le droit de recueillir un peu de l'écho du Ministre qui
viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et
frémir de la gueule au-dessus des tombes après le
déjeuner. "
Que l'on me pardonne cette citation
un peu longue et d'ailleurs incomplète, mais elle m'a
paru comme un prolongement naturel des " Réflexions " de
Burke, tout en évoquant irrésistiblement l'Auguste
Président, grand amateur de cimetières, panthéons et
nécropoles, qui s'apprête à commémorer en grande pompe
et dans l'extase universelle le Bicentenaire de
l'incomparable Révolution Française. "
(BC n° 73,
septembre 1988).
*************************
Paul DEL PERUGIA.
(...)
Trois périls sont cachés dans cette masse d'écrits :
romans, pamphlets, pièces de théâtre, interviews,
arguments de ballets, surtout correspondance, et, dans
le lointain, œuvres aujourd'hui disparues ou
interdites. De splendides embellies, mais aussi des
ciels d'ouragan arrachent tout du paysage : des cendres,
des merveilles lapidaires, des scories, des boues. " Je
vis, dit-il, dans un monde fermé et toujours le même :
mes malades ouvriers. " L'entourage du voyage est donc
loin des écrivains prospérant dans le prolétariat, dans
l'écologie, loin des salons à la mode, des sacristies
d'église ou d'édition, des bars littéraires et autres
lieux où l'on pratiquait l' " écriture " au XXe siècle.
Bernanos s'y connaissait en confessionnaux. " Pour nous,
écrit-il dans le Crépuscule des Vieux, la
question n'est pas de savoir si la peinture de M. Céline
est vraie. Elle l'est. N'importe quel prêtre de la zone,
auquel il arrive parfois de confesser les héros de M.
Céline, vous dira que M. Céline a raison. "
L'autre difficulté de le connaître tient au langage et
au décor historique. Le langage populaire, comme la rue,
n'existe plus. Le style et le vocabulaire d'un voyage
s'étendant à travers un siècle ne feront plus que les
délices d'érudits, amis de l'origine des mots et de la
civilisation avec laquelle ils font corps. Quant à
l'histoire vécue par Céline, c'est le point le plus
grave : elle n'est plus visible. Tous les matins, on
repeint les décors du XXe siècle écoulé afin de le
rendre plus cohérent aux idéologies qu'on nous enseigne.
Les couches de peinture successives sont maintenant si
épaisses qu'elles forment des strates indécapables,
cachant la vérité du siècle.
La troisième difficulté est plus sérieuse encore. Sorti
de prison et d'exil, Machiavel travaillait, le jour,
dans les vignes, et la nuit venue, s'habillait de
vêtements brodés d'or pour écrire son
œuvre. Céline se
préparait à écrire, précise-t-il lui-même, en
janséniste, mais son lecteur ne peut ouvrir son livre
qu'en se faisant noble. Son histoire ne finit pas comme
Hegel, Marx, Trotsky le précisaient, c'est-à-dire, par
le " Grand Soir ".
Sous son ciel d'orage, Céline marchait une lanterne
sourde à la main. Elle éclairait des pans de cité comme
Paris, Londres,
des ouvriers d'Amérique, les nègres du Cameroun, les
passants de Leningrad, c'est-à-dire des peuples de
travailleurs, de soldats, d'enfants, de braves gens
souffrant d'inquiétudes dont ils ne discernaient pas la
nature. Comment un " chroniqueur et un mystique "
peut-il nous faire communiquer avec eux par les mots ?
Lui qui dévoilait des fonds de lectures étonnantes et
tombant toujours juste, citait, à l'occasion, des textes
rares de mystiques comme Ruysbrok l'Admirable. " Vous
connaissez, nous confie Louis-Ferdinand Céline, le mot
de Ruysbrok rendu léger par l'ascétisme, il promenait
son âme dans la main et la donnait à qui voulait. "
C'est ce Céline qu'il faut voir en retrait de l'écrivain
invariablement dénoncé comme débridé pour l'accuser
ensuite d'une vulgarité étrangère à sa nature. En
cheminant, il fit deux confidences. " L'amour en
réserve, dit-il d'abord, il y en a énormément. On peut
pas dire le contraire. Seulement, c'est malheureux
qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve
les gens. Ca ne sort pas, voilà. C'est pris en dedans.
Ca leur sert à rien. Ils en crèvent, en dedans, d'amour.
" ( Voyage, p.498). A cette confidence peut s'en
ajouter une autre : " Le fond de l'histoire ? Personne
ne l'a jamais compris. Ni mon éditeur, ni les critiques,
ni personne. (...) La voilà ! C'est l'amour dont nous
osons encore parler dans notre enfer. " ( Cahier
célinien I, Bromberger ).
Pour aller de ce pas, une ascèse s'impose, détachant
tout ce qui détourne du " voyage " et en éclaire
profondément le style. Le pélagianisme est, certes, une
des hérésies modernes les plus cruelles. On ne se sauve
pas sans la Grâce. D'où la solitude désolée entourant la
marche de Céline : " C'est le voyageur solitaire qui va
le plus loin. "
(Céline et l'âme, BC n°158 ).
*******************
********************
Alain JUPPÉ
C'est
en 1962 que paraît dans une petite revue landaise ce
compte rendu de Voyage au bout de la nuit. Il
offre la particularité d'être écrit par un brillant
étudiant au lycée Victor Duruy de Mont-de Marsan.
Titulaire des premiers prix de latin et de grec au
concours général des lycées, il obtiendra, cette
année-là, son bac à l'âge de dix-sept ans. Il s'appelle
Alain JUPPÉ.
Dans
cet article, il constate " l'indicible faillite de
toutes les valeurs " ; sept ans après, il votera
pour ... Alain Krivine, candidat de la Ligue communiste
aux élections présidentielles. Quelques années plus
tard, il rejoindra le parti gaulliste et deviendra un
proche collaborateur de Jacques Chirac alors premier
Ministre. En mars dernier, il a été réélu, au premier
tour, à la mairie de Bordeaux (avec 56,62 % des voix).
"
La nuit, c'est la vie. Et c'est bien jusqu'au bout de la
nuit que mène la vie, jusqu'à la démission devant
l'absurdité, jusqu'au désespoir devant la lâcheté.
A
la guerre comme à la paix, en Afrique comme en Amérique,
en amour comme en affaire, Céline parie sur la turpitude
humaine et à tout moment il gagne : il se heurte au même
monstrueux égoïsme dont il finit par faire sa propre
morale. Œil pour
œil, dent pour dent puisque
" le monde ne sait que vous tuer, comme un dormeur quand
il se retourne, comme un dormeur tue ses puces... Faire
confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer un peu...
"
Faut-il résumer, à grands traits, les aventures de
Ferdinand Bardamu ? 1914. Bon pour le service. Mais
persuadé que le service n'est bon pour personne : " Je
refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans... Je ne la
déplore pas, moi. Je la refuse tout net, avec tous les
hommes qu'elle contient, je ne veux rien avoir à faire
avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt
quinze millions, et moi tout seul, c'est eux qui ont
tort et c'est moi qui ai raison parce que je suis seul à
savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.
Je vous l'affirme. Il n'y a que la vie qui compte
".
Mieux vaut encore l'hôpital où l'on peut jouer aux héros
fatigués devant de charmantes infirmières en mal de
mâles, et goûter le repos de guerrier. Mais c'est encore
trop près des champs de bataille : partir pour l'Afrique
c'est plus sûr, et là s'enfoncer dans la jungle loin des
hommes. La forêt et ses fièvres sont bien moins à
craindre qu'eux, attentifs à la moindre défaillance,
pour dépecer les restes sous un faux masque de pitié.
Pourtant on retombe toujours dans leurs griffes. Vendu
comme esclave, voici Bardamu, galérien de l'âge moderne,
qui rame vers le nouveau monde. Et son cœur
est plein d'espoirs, dans ses yeux les images se
brouillent, toutes plus prometteuses.
Eternelle
déception ! Ici comme ailleurs, " a-t-on jamais vu
personne descendre en enfer pour remplacer un autre ? On
l'y voit l'y faire descendre ! " Seules les femmes
valent le déplacement. Mais elles ne suffisent pas à
guérir la nostalgie d'une Europe qui, désormais, a
recouvré la paix.
Ce
n'est pas de traverser l'Océan qui peut faire hésiter
Ferdinand. C'est un grand voyageur.
Après
tant de péripéties, il revient s'asseoir sur les bancs
de la Fac et, une fois décroché le doctorat en médecine,
le voici enfin installé Docteur Bardamu ! Ce n'est pas à
Rancy où il a ouvert son cabinet qu'il trouvera la
générosité et l'héroïsme à la quête desquels on peut le
croire parti. Impossible Saint-Graal ! Sa profession
l'amène plutôt à côtoyer la quotidienne bêtise d'une
existence qui " vous tord et vous écrase la face... La
misère est géante, elle se sert pour essuyer les ordures
du monde de votre figure comme d'une toile à laver.
Sa
situation n'est guère plus enviable que celle de ses
malades : les honoraires, quand il les touche, sont bien
maigres.
Finalement,
il déserte et aboutit dans un asile privé dont le
directeur lui abandonne l'administration. Enfin casé.
Désormais il joue le jeu et s'enferme dans sa coquille à
lui. " Autant pas se faire d'illusions : les gens n'ont
rien à dire, ils ne se parlent que de leurs peines à
eux, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous
". " La beauté, c'est comme l'alcool, on s'y habitue ".
" L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches
", l'amitié une gêne, le dévouement un calcul. Dans ces
conditions, que reste-t-il ?
Sinon
à exister pour soi, sans autre idéal que de survivre, de
simplifier et de tout ramener au plaisir et à l'intérêt
sans prétendre à l'abstraction suprême : le bonheur. Pas
d'illusion : " On ne monte pas dans la vie. On descend
".
Ainsi
présenté, le livre peut rebuter. De fait, on doit
critiquer son pessimisme excessif. Il y a autre chose,
dont ne parle pas Céline. Il y a aussi des hommes qui
croient, qui aiment, qui dépassent la lâcheté
égocentrique de l'univers déchu où lui se meut. Cet
autre monde, il l'entrevoit, mais le comprend mal. Quand
il rencontre dans la brousse africaine un petit
sous-officier qui trime jusqu'à l'épuisement pour que,
là-bas, sa nièce reçoive une éducation de jeune fille,
là-bas en France, alors il s'interroge, il a presque
peur de découvrir l'impossible, et il passe en fermant
les yeux. Tout juste s'il concède que " la lâcheté, ce
n'est qu'en apparence... " " Les gens ont de l'amour en
réserve ". " Seulement, ça ne sort pas. C'est pris en
dedans, ça reste en dedans, ça ne leur sert à rien ".
Pourtant, le cri farouche, insoutenable qu'il pousse -
et dans quelle langue ! âpre, mordante, réaliste jusqu'à
choquer - il est sincère et nécessaire. Il ne faut pas
croire au meilleur des mondes, mais plutôt à un
incroyable égoïsme, constater l'indicible faillite de
toutes les valeurs et se débarrasser de cette bonne
conscience qui nous engourdit.
Nous ne pouvons pas être satisfaits, parce qu'il y a un
scandale qui nous damne tous. Et le scandale c'est qu' "
il existe en ce monde deux grandes manières de crever,
soit par l'indifférence absolue de nos semblables en
temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en
la guerre venue... "
(Le Grelot, 30 avril 1962, BC
n°297, mai 2008).
********************
Pierre LAINÉ
Voici
à nouveau Céline renvoyé aux enfers, si tant est qu'il
en soit jamais sorti. Refus de tel préfet de voir
apposée une plaque commémorative ici, empêchement de
telle cérémonie là, les admirateurs de Céline ont
l'habitude de ces interdictions et de ces sottises.
Céline maudit, Céline illisible, Céline sentant le
souffre...
Cette fois, c'est un
tandem inattendu qui s'érige en censeur. Serge Klarsfeld
s'indigne que Céline fasse partie - à l'occasion,
rappelle Le Monde, du 50ème anniversaire de sa
mort - des personnalités incluses dans le recueil 2011
des célébrations
nationales, publié par le ministère de
la culture. Et notre vaillant ministre, Frédéric
Mitterrand, obtempère avec empressement et supprime le
nom de l'écrivain de la liste des personnalités.
D'après Le Monde
daté du 21 janvier, Serge Klarsfeld a épinglé Henri
Godard (éditeur de l'œuvre dans la Pléiade et auteur de
la notice sur Céline dans le fameux recueil) notamment
pour cette phrase : " Il (Céline) se tient
soigneusement à l'écart de la collaboration officielle
". Henri Godard se montre pourtant bien raisonnable,
bien prudent dans sa notice.
Henri Godard a tout
à fait raison à propos de la collaboration supposée de
l'écrivain. Si l'on ne peut être que d'accord lorsque
Serge Klarsfeld souligne cette évidence que Céline fut
antisémite, et j'ajouterai antisémite enragé, furieux,
condamnable, on ne peut le suivre pour le reste. Il est
exact que pendant la guerre, Céline a continué, après
les pamphlets de 1937 et 1938, à produire des articles
virulents, en particulier dans Je suis partout.
Il a payé pour cela, sept ans de prison et d'exil au
Danemark. Et une condamnation par la Justice française
en 1950, amnistiée l'année suivante. La culpabilité de
Céline s'arrête là et n'entache pas l'attitude généreuse
qui fut toujours la sienne. Il n'a trahi personne, il
n'a livré aucun juif à la Gestapo, n'en a envoyé aucun à
Drancy ou en Allemagne et n'a pas voulu les camps
d'extermination et cette horreur découverte par la
plupart des Français en 1945.
La "
collaboration " de Céline n'avait rien d'officielle,
n'en déplaise à notre censeur. Qui ne sait peut-être pas
que les écrits de Céline furent interdits en Allemagne
pendant la guerre, que si l'écrivain fut invité avec
d'autres écrivains ou artistes à l'ambassade d'Allemagne
à Paris, ce fut l'occasion pour lui de déblatérer sur le
régime nazi devant Otto Abetz, de prédire la fin piteuse
du Reich.
Céline a toujours
été, avant, pendant et après la guerre, un homme seul et
un homme libre qui clamait ce qu'il avait envie de dire,
sans retenue, sans prudence. Lorsque Gide et quelques
autres grandes figures de la littérature française ont
été conviées en Allemagne, Céline s'est abstenu. Certes,
en 1944, Céline, sa femme et son chat sont partis en
Allemagne, mais dans la perspective d'obtenir une
autorisation pour rejoindre le Danemark où Céline avait
placé des biens. Si Céline a bien séjourné un temps bref
à Sigmaringen, ce fut parce qu'il n'avait guère d'autre
choix. Il a d'ailleurs dénoncé avec force ironie la
colonie française assemblée autour de Pétain.
Sartre et Vailland
ont fortement contribué à établir la légende de
compromissions honteuses de Céline, le premier, en
affirmant sans le moindre commencement de preuve que les
Allemands rétribuaient Céline, belle ineptie et lâche
accusation ; le second, en imaginant un scénario
rocambolesque et ridicule, à propos du réseau de
Résistance auquel appartenait
Chamfleury et établi en partie rue Girardon, dans
l'immeuble où Céline avait son appartement. Vailland
tente de mettre sur pied une expédition punitive pour
tuer les collaborateurs de Je suis partout,
familiers supposés de Céline, mais ses amis refusent le
projet. L'appartement de Chamfleury voit défiler, outre
les notables de la Résistance clandestine, des Anglais
ou des réfractaires au STO. Céline le sait, fréquente
d'ailleurs le couple Chamfleury et ne dénoncera personne
; après la guerre, Chamfleury rendra hommage à Céline.
On pourrait
multiplier les exemples de ce genre, infirmant la
collaboration active de Céline. Ce qui est vrai, c'est
que Céline, c'est que le docteur Destouches, pendant la
guerre, continuait à exercer la médecine, soignant aussi
bien des parachutistes anglais blessés que les pauvres
du quartier et souvent gratuitement.
Serge Klarsfeld a eu
bien des mérites en pourchassant les criminels de guerre
allemands réfugiés en Amérique du sud ou ailleurs. Mais
je me demande s'il n'est pas victime aujourd'hui de sa
louable obsession : il voit des nazis partout ! Quant à
notre ministre de la culture, il n'est pas à une
maladresse près (on se souvient du début de son
ministère...). Plus qu'une maladresse, il vient de
commettre une faute grave. Plutôt que de l'accabler
longuement, il serait peut-être utile de lui rappeler
que le jour venu, il lui faudra tenir compte de
l'antisémitisme de Voltaire, de Gide, de Genet, entre
autres grands écrivains, ou pourquoi pas du stalinisme
virulent et tenace d'Aragon. Et lui rappeler surtout que
Céline est le plus grand écrivain français du 20ème
siècle et l'un des plus importants avec Rabelais et
Flaubert de toute la littérature française.
(Le
Monde.fr, 27 janvier 2011, BC n°328, mars 2011).
**************************
Jean-Pierre MAXENCE
Ecrivain
et journaliste nationaliste (1906-1956 ) ; c'est en
1937, le 29 janvier, que Jean-Pierre MAXENCE publie cet
article dans l'hebdomadaire Gringoire.
"
La Russie soviétique, ces temps-ci, n'a pas de chance
avec les écrivains français. Il fut une époque, celle
qui vit paraître les reportages de M. Luc Durtain et de
M. Georges Duhamel, où l'URSS recueillait des louanges
parfois enthousiastes de quelques voyageurs plus lettrés
que clairvoyants. Aujourd'hui, au contraire, et de
manière aussi diverses que peuvent l'être les
tempéraments, les condamnations affluent. On a défini
ici même la portée du petit livre de M. Gide. Les
injures que vient de lui adresser Romain Rolland ne font
que renforcer sa position. M. Roland Dorgelès, lui aussi
de retour, a dressé contre les Soviets un réquisitoire
aussi implacable que documenté.
Quant
à M. Louis-Ferdinand Céline, il confesse dans Mea
culpa ses illusions et son erreur (sic). Il le fait
en trente pages denses, ramassées, fulgurantes qui sont
sûrement parmi les meilleures qu'il ait publiées. "
Il me manque encore quelques haines, note l'auteur
en épigraphe, je suis certain qu'elles existent.
" Il peut être tranquille, les Jean Cassou et les Louis
Aragon ne lui pardonneront pas ce courage. Qu'importe,
puisque lui resteront quelques hommes libres !...
Pour nous, notre position à l'égard de M.
Louis-Ferdinand Céline n'a pas changé. Nous restons
convaincus que son style lyrique et scatologique tout
ensemble convient mal au roman. Dans un flot verbal
tantôt magnifique, tantôt rocailleux, les traits des
personnages s'estompent, la poésie de certaines visions
hallucinatoires elle-même se dissout. A propos de
Mort à crédit, nous souhaitions voir M. Céline nous
donner un ouvrage plus bref. Mea culpa, jusqu'à
l'excès peut-être comble nos vœux.
Il
ne s'agit pas d'une étude, mais d'un témoignage. Il ne
s'agit pas d'une analyse, mais d'un cri. Si parfois, au
cours d'un développement lyrique, M. Céline donne une
raison ou évoque un fait, là n'est pas l'essentiel de
ses propos. Mea culpa, par le contenu comme par
la forme, est un ouvrage inclassable. J'imagine que si
Péguy était encore parmi nous, il eût considéré ces
vingt pages comme le cahier-type. D'un évènement
contemporain, d'une souffrance présente, M. Céline
remonte à l'éternel et met en cause la nature et
l'homme. Péguy aimait ces sortes de retours ! Dieu sait
pourtant si son optimisme chrétien est à l'opposé du
jansénisme de M. Céline. Mais Péguy savait chez un
adversaire de ses plus chères idées, saluer la grandeur.
Car M. Céline, qui sans doute s'embarrasse peu de
disputes théologiques, est un janséniste qui s'ignore.
Un janséniste radical, absolu, total. Pour lui comme
pour Arnault, l'homme est foncièrement corrompu. Bien
plus, il y a chez M. Céline une haine de l'homme qu'on
ne trouvait point à Port-Royal. Voyez le ton de sa
première page : " Ce qui
séduit dans le communisme,
l'immense avantage à vrai dire, c'est qu'il va nous
démasquer l'Homme, enfin !... Ça
va finir l'imposture ! En l'air l'abomination ! Brise
tes chaînes, Popu ! Redresse-toi, Dandin !
Ça ne peut pas durer
toujours ! Qu'on te voye enfin ! " Inutile de dire
que M. Céline ne voit pas en beau celui qu'il interpelle
si rudement. Le communisme, pour lui, c'est l'échec de
l'homme. Là, plus d'excuses sociales, plus de prétextes,
plus d'arguties. La corruption qui subsiste et s'étend
là-bas, c'est bien la corruption de l'homme.
Au polémiste, il ne faut pas réclamer des nuances. Et si
nous rappelions à M. Céline la vielle notion chrétienne
du péché originel, équilibré par le rachat, il nous
entendrait mal. Nous écouterait-il, même, tant il fonce
? Quant au reste, inutile de lui rappeler que c'est le
rôle d'une société juste et valable de protéger l'homme
contre l'homme, que toute la civilisation n'est que cela
! Le jansénisme de M. Céline débouche, en effet, sur
l'anarchie. L'homme radicalement corrompu, il n'y a plus
qu'à se saouler de haine, qu'à tout confondre dans le
même mépris. " Pour qu'il change (l'homme), il
faudrait le dresser ! Est-il dressable ? Ce n'est pas un
système qui le dressera ! Il s'arrangera presque
toujours pour éluder tous les contrôles !... Parler
morale n'engage à rien ! Ça
pose un homme, ça le dissimule. Tous les fumiers sont
prédicants... Le programme du communisme ? Malgré les
dénégations : extrêmement matérialiste ! Revendication
d'une brute à l'usage des brutes !... Bouffer ! Regardez
la gueule du gros Marx bouffi ! Et encore, si ils
bouffaient, mais c'est tout le contraire qui se passe !
Le peuple est roi ! Le roi la saute ! Il a tout ! Il
manque de chemise !... " La page ne manque pas de
grandeur en dépit de l'impression irritante que laisse
l'abus des phrases exclamatives. Et puis, là, M. Céline
touche au fait, et, sur le fait, son témoignage est
particulièrement précieux et net.
La Russie soviétique vit sous le régime de la pire, de
la plus féroce oppression. M. Gide nous l'avait déjà
confié. L'actuel procès des trotskistes le montre avec
éclat. M. Dorgelès, dans son reportage, le signale avec
force. M. Céline, lui, le crie.
Il ne s'agit pas seulement d'une tyrannie
gouvernementale et policière, de cette tyrannie qui est
commune à tous les Etats totalitaires. Ici, c'est tout
le système qui étouffe les personnes, les nivelle, les
enrégimente et leur interdit de penser. " Pour
l'esprit, pour la joie en Russie, il y a la mécanique
", note Céline. " On en rajoute. On en
recommande. On en fait péter des soupapes. Je suis, nous
sommes dans la ligne ! Vive la grande relève ! Pas un
boulon qui nous manque ! L'ordre arrive du fond des
bureaux. Toute la sauce sur les machines ! Tous les
bobards disponibles ! Pendant ce temps-là, ils ne
penseront pas !... " Je ne crois pas qu'on ait rien
écrit de plus terrible et de plus juste sur la condition
humaine en URSS.
Ce
qui, en effet, me semble capital dans le témoignage de
M. Louis-Ferdinand Céline, c'est qu'il ne porte pas
seulement sur tels faits, telles misères, tels abus si
symptomatiques fussent-ils, mais sur l'ensemble et sur
l'esprit. L'homme est misérable en URSS, il est opprimé,
il est vaincu ?... Nous le savions. Mais ce qu'il faut
relever clairement, c'est qu'il n'est si opprimé, si
misérable, tellement vaincu, que parce que là-bas règne
le marxisme. Une doctrine inhumaine lorsqu'elle se
trouve appliquée, fait des morts, des cadavres et des
morts vivants ! Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit
pas seulement de condamner l'URSS, ou le stalinisme, ou
telle institution de là-bas. Ce qui sombre dans
l'immonde catastrophe, c'est un esprit, le matérialisme
historique, et une doctrine, la doctrine marxiste. On
sait gré à M. Louis-Ferdinand Céline de l'affirmer, le
désespoir au coeur peut-être, mais avec éclat. "
(BC,
juillet-août 1996).
**********************
Christophe
MERCIER
Présenter
de manière pertinente un livre comme Féerie pour une
autre fois à des néophytes n'est pas chose aisée.
Saluons Christophe MERCIER qui signe cet article dans la
revue Commentaire (printemps 1994).
"
Avec la publication de Féerie pour une autre fois,
de Normance (pourquoi décider de l'appeler
simplement Féerie II ? Normance est un si
beau titre), et des Entretiens avec le professeur Y,
l'œuvre de Céline dans la
Pléiade est - presque complète et s'impose comme la plus
importante du XXème siècle français.
Les romans publiés ici sont les plus injustement
méconnus de Céline - parce que les plus " jusqu'aux-boutistes
" -, donc les plus difficiles à lire. Mais aussi
ceux qui, lorsqu'on y entre, suscitent le plus
d'admiration. L'œuvre de
Céline est, comme celle de Marcel Aymé, une vaste suite
de fragments d'autobiographies fantasmée.
De
l'enfance passage Choiseul (Mort à crédit) à la
retraite de Meudon (certaines sections de D'un
château l'autre), en
passant par la guerre de 14 et
l'Afrique (Voyage), le Londres des années de
guerre (Guignol's band), les années de médecine
pour la S.D.N. (certains passages des pamphlets) ou en
banlieue (Voyage), le départ pour Sigmaringen et
le Danemark (la trilogie finale).
Dans
cette optique autobiographique, Féerie et
Normance " encadrent " la trilogie finale : on y
voit Céline à Montmartre pendant la guerre, donc avant
l'exil, et en prison au Danemark (donc après la
randonnée contée dans la trilogie). Simplement, alors
que dans ses autres romans Céline fait naître l'émotion,
tricote son style, à partir d'un tissu narratif
anecdotique, il en arrive, dans Féerie et,
surtout, dans Normance, à évacuer totalement
l'anecdote, à parvenir au sommet de ce que peut parvenir
à faire un écrivain : faire un livre d'émotion pure,
dégagé de toutes les contingences d'un scénario. Un
livre dans lequel l'émotion (toute la gamme des
émotions, du rire le plus franc à des moments
d'angoisse, de bouffonnerie noire) passera uniquement
par le style, la respiration de la phrase. Un livre de
pure abstraction, en quelque sorte - à ne pas confondre
avec le formalisme : la forme de Céline n'est pas
préconçue, elle s'invente au fur et à mesure, au gré des
émotions, des couleurs, des sons, des images. Pas de
scénario, donc. Qu'on en juge : Normance (400
pages dans l'ancienne édition de la collection blanche)
raconte ce qui se passe dans la cage d'escalier d'un
immeuble montmartrois, une nuit de bombardement. Point.
On est loin de l'épopée qu'était le Voyage (de
l'Afrique aux Etats-Unis), ou romans de la trilogie
finale, à travers l'Allemagne en feu.
Dans Normance, Céline fait, avec génie, la
démonstration que lui seul est capable de faire : de la
littérature pure, avec les seuls outils de la
littérature, les mots. Mais des mots qui n'ont plus pour
fonction de raconter, des mots qu'on a l'impression de
redécouvrir dans un nouvel assemblage, qui retrouvent
leur fonction première : traduire l'émotion.
Malheureusement, Féerie et Normance furent
peu lus. Trop difficiles, trop abstraits - trop drôles,
peut-être, aussi, trop excessifs dans leur bouffonnerie,
trop pathétiques, quand Céline y parle de la prison.
A leur sortie, personne n'y a rien compris. Ni les vieux
copains, comme Rebatet, à qui Céline semble " essoufflé
" (alors qu'il n'a jamais été aussi léger, aérien).
Ni Malraux (qu'on peut estimer, certes, mais qui, à côté
de Céline, reste un nain littéraire. Qui n'en serait
d'ailleurs pas un ? Giono ? Genet ?), Malraux qui,
parlant de ces romans (et de ceux qui vont suivre.
Rendons-lui justice : il ne faisait pas de détails et
n'appréciait que Voyage - le moins " célinien "
des livres de Céline, celui où il utilise le plus la
langue de tout le monde, Céline avant Céline), parlant
des ces romans donc, ne rate pas l'occasion de proférer
un de ces pompeux oracles dont il a le secret : " Céline
n'a plus rien à dire. Le style de Céline, c'est celui
des monologues des chauffeurs de taxi, pleins de lieux
communs, dépourvus d'intérêt (je cite de mémoire). "
Lisant cela (entretiens de Malraux
avec Frédéric Grover), on croit rêver !
Evidemment, la littérature pour dire quelque chose,
c'est bon pour Malraux (et quand c'est fait avec moins
de talent encore, on tombe jusqu'à Albert Camus. Céline,
lui, n'a jamais rien eu à dire. Aucune idée à
exprimer (même dans ses pamphlets) : il trouvait ça
vulgaire les idées dans la littérature, et il avait
raison. La littérature considérée comme un moyen
(d'exprimer des idées), et non pas comme une fin,
ce n'était pas son affaire.
Non,
ce qu'il voulait, lui, c'était de la littérature pure,
du concentré d'émotions, de la quintessence de style. Et
il y parvient dans ces deux livres exceptionnels, en
dehors de toutes les normes, que sont Féerie et
Normance. Souhaitons que cette émotion dans la
Pléiade leur donne une nouvelle vie, qu'on commence à
parler de Céline comme d'un auteur qui aurait écrit
autre chose que le Voyage.
De plus, pour les céliniens fervents, cette édition a le
mérite de donner les divers états du texte (certains
avaient déjà paru chez Gallimard sous le titre
Maudits soupirs pour une autre fois). Et, pour une
fois, cela ne relève pas de la pratique masturbatoire
des " variantes " commune à plus d'un universitaire,
mais c'est indispensable à qui aime Céline : dans ces
récits préparatoires, ces ébauches, on trouve des
passages qui ne sont pas repris, ou peu développés, dans
les textes achevés. Ces " appendices " sont donc,
véritablement des inédits de Céline. Une aubaine. S'il
n'y a qu'une Pléiade à acheter cette année, c'est bien
celle-là.
(Un livre d'émotion pure, BC n°141, juin
1994).
*******************
Pierre PETROVITCH
D'origine serbe, né en 1906 à Bucarest ,
Pierre PETROVITCH gagne la France en 1917, et s'installe
en 1922 à Montparnasse, où il fréquente les artistes
peintres. En 1929, il habite Montmartre, rue Orchampt,
et, en 1936, il devient administrateur de sociétés.
En 1941, il entre dans la Résistance, aux côtés de Jean Dasté, directeur
de L'Intransigeant, et de Jean Valdéron, le futur
fondateur de Noir et Blanc.
Pierre PETROVITCH fait partie du premier comité du Mouvement de
Libération Nationale organisé par Paul Reynaud,
Bloch-Lainé et d'Astier de la Vigerie. Ses activités
clandestines ne l'empêchent pas, durant l'occupation, de
côtoyer souvent Céline, dont il a bien voulu nous
confier ce portrait.
Tous les jours, comme avant-guerre, à l'heure de
l'apéritif, Jean d'Esparbès et moi-même, nous
retrouvions L.-F. Céline, Gen Paul et Le Vigan au
Taureau ou au Maquis. Ce café était tenu par une actrice
du cinéma muet, qui avait joué dans La Loupiotte.
Le dessinateur Poulbot s'y rendait quelquefois, ainsi
que le bougnat Madamour qui habitait 5 rue Orchampt.
Je connaissais Jean d'Esparbès depuis mon passage au
lycée de Fontainebleau. Son père, illustre écrivain de
l'épopée napoléonienne, était conservateur du château.
Jean était un ancien des Corps-Francs, mi-anarchiste,
mi-bonapartiste, un montmartrois cultivé, poète et
surtout un bon peintre. Son buveur d'absinthe
avait fait sa gloire : à peine sec, il était vendu. Jean
était entré au M.L.N. avec moi. Céline ne manquait
jamais de lui poser mille questions sur la légende
impériale. Gen Paul ne disait rien. Il avait deux
passions : peindre et boire. Anarchiste, il détestait
les particules. Il ne portait pas ses décorations : sa
jambe droite amputée suffisait.
Le Vigan était l'acteur du trio. Il jouait aux illuminés en racontant sa
vie. Toujours survolté, il se faisait remarquer. Avec
son amie Tinou, il communiquait par gestes et signes
cabalistiques, hermétiques à autrui. Marcel Aymé venait
parfois, mais il n'avait envoyé aux copains que des
cartes postales représentant des cimetières, et il avait
tout dit.
Céline, lui aussi parlait peu. Il écoutait plutôt, et
savait écouter. C'était un homme gris qui n'attirait pas
l'attention. Il s'enquérait, sans élever la voix, des
derniers potins, en médecin de quartier. C'était un
solitaire, presque sauvage, un peu timide, mais toujours
prêt à rendre service, surtout sur le plan médical.
Nous avions, ma femme et moi, pour médecin, son cousin,
le docteur Jacques Destouches, montmartrois lui aussi,
qui habitait rue Domrémont. Il rencontrait rarement
l'écrivain, mais il ne nous en dit jamais de mal.
Pourtant l'occupation, l'attitude et les habitudes de
L.-F. Céline ne changèrent pas, alors que certains
collaborateurs étaient venus le prier de s'engager. Il
s'était retiré de la scène publique. Il était beaucoup
plus soucieux d'obtenir des tickets en tous genres que
de jouer un rôle politique de conférencier ou de
journaliste. Il n'aimait pas plus les Allemands que
leurs serviteurs. Il employait encore le mot " Boche ",
en ancien de 14, et ses propos ne prêtaient à aucune
ambiguïté.
Il avait, certes, publié en 1941 Les beaux draps,
mais ce livre évoquait surtout la triste situation de
notre défaite. Ses projets de réforme relevaient plus du
socialisme que des idées de la Révolution Nationale. Un
passage sur les Anglais pouvait produire une impression
pénible, mais l'évènement de Mers-el-Kébir avait
démoralisé plus d'un compatriote.
Ses anathèmes antisémites n'étaient pas nouveaux. Les beaux draps
n'avaient pas été écrits dans le but de plaire aux gens
de Vichy ou aux occupants, et certains passages
témoignaient même du contraire. Les Allemands faisaient
d'ailleurs retirer cet ouvrage de la vente, et le
Gouvernement de Vichy le faisait saisir. Nous n'avions
vu dans ce pamphlet que la déception d'un patriote.
Nous étions entrés dans la Résistance et nous
connaissions les pamphlets de L.-F. Céline, mais, dans
la Résistance, nous connaissions aussi certains
antisémites. Les Russes, qui avaient été chassés de leur
pays par la répression communiste, ne supportaient pas
davantage l'oppression allemande et
œuvraient alors dans la clandestinité, par idéal
républicain ou anarchiste, mais ils n'oubliaient pas que
la révolution marxiste avait eu pour instigateurs un
komintern à majorité israélite.
Céline ne leur a rien appris. Il n'était pas le seul, sur la Butte,
à avoir ces idées, et il avait beaucoup d'amis, même
chez les résistants. Nous lisions peu les journaux
collaborateurs. Quand nous y découvrions une lettre de
L.-F. Céline, nous ne pouvions y voir la moindre
adhésion à la collaboration, mais plutôt le dénigrement
ironique d'un solitaire.
Céline a cependant bien fait de fuir Paris à la
Libération, non pas qu'il eut à craindre des résistants
qui le connaissaient, mais parce que tout était possible
de la part de certains esprits échauffés. Un commando
obscur l'aurait abattu sans jugement, et personne
n'aurait pu s'y opposer. Paris était en révolution.
Si Céline m'avait demandé de l'aide, je l'aurais hébergé à Fontainebleau,
mais il ne me parut jamais inquiet. Peu de gens se sont
portés à son secours après la Libération et l'on
comprend qu'il en gardât quelque rancune. Nous vaquions
à nos affaires. Peut-être qu'à la défaite, en restant
sur la Butte, l'homme n'avait pas su être à la hauteur
de l'écrivain et avait perdu de sa stature. Il est
difficile de se comporter en héros plusieurs fois en une
seule existence. Peut-être que Céline aurait dû
rejoindre l'Angleterre au lieu de fustiger la défaite
comme au temps où ses cris d'alerte ne pouvaient être
pris pour de la trahison.
Mais Céline ne nous apparut jamais, dans ses conversations ou dans
ses attitudes sous les traits d'un collaborateur de
l'ennemi.
Pierre PETROVITCH. (Revue célinienne 3-4,
1981).
************************
Marc VIDAL
L'appréciation de Marc VIDAL, animateur de la
librairie Les Oies sauvages (BP 16, 77343
Pontault-Combault Cedex).
Céline est un grand écrivain parce que, et du reste, je
m'en fous. Ce qui m'a toujours intéressé dans Céline
depuis 15 ans que je le lis et le
relis, c'est le bonheur de lecture, au gré des formules,
des trouvailles.
Comme
dans Brantôme. Mais ce que lui doit surtout, et
qui me fait penser qu'il est le génie littéraire du XXe
siècle français, c'est l'ampleur
de la leçon qu'il nous donne, pour nous apprendre à
rayer le mot " espoir " de notre vocabulaire. Céline,
c'est la redécouverte du tragique au quotidien, du
tragique de gouttière, pas de théâtre. Ce que certains
saisissent après lecture de dizaines de livres
d'histoire, la lecture du Voyage, de Mort à
crédit ou de Mea culpa le donne après
quelques heures de lecture.
Comprendre toute la chiennerie des hommes, toute la vacherie du monde, et
savoir qu'il faut quand même se
coltiner une existence, c'est un beau cadeau. Céline
nous apprend dans quelle sale banlieue on vit, peuplée
de sales bignoles et de faux-culs toujours prêts à se
reconvertir en bourreaux, à vous vendre ou à vous
bouffer, pourvu que ce soit sans risque.
Et
ses détracteurs ne s'y sont pas trompés : son
antisémitisme est un accident historique et reste un
prétexte. Ce qu'on lui reproche, c'est de nous ouvrir
les yeux sur la crasse de l'espèce humaine, sur la
duplicité des régimes, des religions et des politiques.
Un célinien qui vote, c'est un peu comme un chrétien qui va au bordel,
c'est obscène et c'est humain, et ce n'est pas logique.
Céline n'est pas un romancier, c'est le philosophe le
plus percutant du siècle. C'est pourquoi il y aura
toujours des sous-flics et des bonnes âmes pour vouloir
l'interdire, pour pouvoir croire en paix (à n'importe
quoi, à Dieu, à Diable, à la démocratie, au peuple, à
l'économie, au roulement à billes universel) ou rouler
les autres.
Lire Céline, c'est vouloir mourir les yeux ouverts.
(BC n° 145,
octobre 1994).
|