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PARCOURS
Né :
Pierre, Michel BOUDON le 17 décembre 1925 à
Paris............. Décédé : le 14 janvier 2000 à Nice.
La
Cerise,
Prix Sainte Beuve, 1963.
Les
combattants du petit bonheur, Prix
Renaudot, 1977.
Mourir
d'enfance,
Grand Prix du roman de l'Académie française,
1995. Chère
Visiteuse,
Prix des Romancières, 1999.
Les
Trois Mamans du petit Jésus,
Prix Georges Simenon, Prix Georges Brassens, 2000.
Né
d'un père inconnu et d'une mère prostituée absente, il
est élevé dans une famille de paysans en pleine forêt
d'Orléans à l'âge de 7 ans par sa mère qui le confie à
sa grand-mère parisienne. Il découvre alors le 13e
arrondissement prolétaire.
Après avoir obtenu son certificat d'études, il devient
apprenti dans une fonderie typographique en 1941.
Confronté à la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la
Résistance en rejoignant un maquis dans le centre de la
France en 1943.
En 1944, il participe à la Libération de Paris au sein
d'un groupe FFI puis intègre les troupes du colonel
Fabien dont il fait le portrait dans Le Corbillard de
Jules. Il quitte les " Fabiens " et leur trop
nombreuses exactions sur des innocents, peu avant le
suspect accident du colonel, pour rejoindre les
commandos de France de la 1ère armée du maréchal de
Lattre.
Blessé au combat à Colmar lors de la campagne d'Alsace,
il obtient la médaille militaire. Il dénonce dans ses
livres les résistants de la dernière heure acclamant
Charles de Gaulle après avoir planqué le portrait de
Philippe Pétain, ainsi que les épurateurs sauvages au
passé " pactisant ".
Après la guerre, il raconte continuer à fréquenter les
BMC (thème qu'il évoque dans son livre sur les maisons
closes (lupanar, bordel, claque, boxon), vit de
petits boulots et traficote. Il glisse doucement mais
sûrement dans les cambriolages. Plusieurs séjours en
prison et sanatorium pour soigner la tuberculose
conduiront à des livres comme La Cerise et L'Hôpital.
Il dit devoir sa vocation d'écrivain à Albert Paraz.
Son éducation littéraire se fait lorsqu'il est commis
dans une librairie d'ouvrages anciens, le Carillons
des siècles, et dans les bibliothèques carcérales,
notamment celle de la prison de Fresnes où il est
employé.
A partir de trente-trois ans, il se consacre à
l'écriture en utilisant une langue drue, nourrie de
l'argot et du langage populaire. Baptisés " romans "
parce qu'il éprouve une forte crainte de choquer les
familles des personnages dont il évoque les agissements
scabreux et de s'exposer à des procès, ses principaux
ouvrages sont néanmoins fortement autobiographiques avec
quelques recours à son imagination.
Il évoque ainsi un Paris populaire des années 1940 à
travers ses gangsters, proxénètes, maquerelles, escrocs,
prêtres pervers, etc. Il travaille pour le cinéma,
écrivant notamment pour Jean Gabin quand celui-ci se
brouille avec Michel Audiard, et pour la télévision,
avec l'écriture et la présentation d'une série sur " Les
grands criminels ". Il apparaît quatre fois dans " Italiques "
(deuxième chaîne de l'ORTF) entre 1972 et 1974.
Son œuvre
est l'une des plus importantes de la littérature
française d'après-guerre. Il fait partie de cette
famille d'écrivains où l'on rencontre René Fallet,
Albert Simonin ou encore Antoine
Blondin.
Sous le nom de Laurent Savani, il a écrit aussi un roman
érotique, Les Grandes Ardeurs, publié en 1958, et
qui lui valut un supplément de prison.
Il s'éteint le 14 janvier 2000 à Nice des suites d'un
malaise cardiaque.
***
LES ANAR’TISTES
« Je suis né comme un chien dans un jeu de
quilles. » Né de père inconnu et délaissé par sa
mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa
naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en
pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses
premières années, comme " un petit clébard ",
entre Blanche et Auguste.
Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne,
laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées
besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles
que " Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui
s’ramène ". Une première approche du langage pour le
jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile
statut d’ouvrier agricole.
Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille
d’adoption pour le ramener à Paris,
où elle l’installe chez sa grand-mère. Il vit d’abord du
côté de la Motte-Picquet- Grenelle, puis dans le 13ème
arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de
Choisy. Se mêlant aux " locaux ", Alphonse perd son
accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri
de ses nouveaux " potes ", les populos du quartier qui
vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et
Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de
vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les
Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au " jinjin "
qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours
dans les bistrots.
La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de
la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe
dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup
entre l’appel au calme de Pétain et le " grand large "
proposé par De Gaulle. Ces deux figures sont bien loin
du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour
le Maréchal par les militants des partis de droite qui
trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à
leur hargne, et pour le Général par les communistes
galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A
quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté
ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ? Peut-être
plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour
lesquelles ils militent ? Le hasard et les amitiés font
bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve
du " bon côté de la barrière ". Après avoir été
sur les barricades de la place Saint-Michel lors de
l’insurrection de Paris,
il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter
l’allemand hors de France. Un fait d’arme lui vaudra une
blessure judicieusement placée et une décoration.
La fin de la guerre sonne le glas des illusions de
beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter
par la fièvre de la Libération. Ce qui pour les
uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les
autres par le chômage forcé et non indemnisé. Or, La
Fontaine le disait déjà, " l’oisiveté est mère de
tous les vices ", et les mauvaises habitudes prises
durant la guerre et les campagnes militaires ne se
perdent pas facilement.
Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes
d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désœuvré…
Il commence par quelques combines illicites, puis
s’essaie au cambriolage et utilise finalement son
ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes
et de lucratives " affaires ".
C’est le début de sa période sombre. Il passe une
quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un
milieu parisien interlope et diverses prisons ou
hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas
fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut
pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une
véritable carapace, bien décidé à cultiver sa
différence. Pied-Nickelé. Bien plus que « gangster »,
comme on dit à l’époque. Un poil Croquignol pour le
tarin « bien nez », un brin Filochard pour l’art
de bonimenter. Du bagout, il en faut pour vendre des
photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse
monnaie. Ainsi, une première fois amnistié par Vincent
Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau
Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans,
au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie
de casser les coffres-forts : « Dans la profession,
les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en
rencontre pas des bottes et, en général, cette
spécialité les met à l’abri des compromissions trop
sordides. »
Diagnostiqué « intelligent » par
l’administration pénitentiaire, il a accès aux
bibliothèques et s’enferme dans la lecture. C’est ainsi
en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la
Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les
romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les
biographies historiques et les récits de voyages. Il
fait ses gammes, en quelque sorte. Ces lectures ne font
pas son éducation, mais elles la complètent. Il le dit
lui-même, " les voyages, comme les livres, ne forment
que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire
n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise,
l’explique ".
Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa
bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il
commence à ressentir l’appel de la page blanche… Il sort
de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints
de son style à la fois argotique et littéraire,
témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur
plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses
premiers écrits conquièrent un large public, amateur
d’un langage " où les gauloiseries, les truculences
et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des
nostalgies ".
C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le " miracle
Boudard " que Michel Tournier, un de ses premiers
lecteurs, qualifiera de " la rédemption par
l’écriture ". Son style immédiatement
reconnaissable, son expérience personnelle unique, son
réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse
Boudard une valeur sûre, et le cinéma lui tend la main.
Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture
de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes,
premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à
son auteur de « passer de la rubrique des faits
divers aux pages littéraires ». Dans cet ouvrage
racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur,
Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre
Céline et Frédéric Dard. Prix Renaudot. Adapté illico à
l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la
Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour
musique de Jimmy Smith) est un succès.
Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne
faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom
figurant au générique de plusieurs films dont le
Soleil des voyous, Du rififi à Paname, le Solitaire ou
le Tatoué , Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son
deuxième livre traitant de ses années d’incarcération,
Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire
d’argot (il se réclamait bilingue « français-argot »), la
Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977
(pour les Combattants du petit bonheur), puis le
grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir
d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa
jeunesse et ses relations avec sa mère (« Mademoiselle
ma mère »), prostituée. Il y décrit notamment
l’enterrement dont il rêve, « dans un jardin de mon
cœur », au bord d’une route, histoire sûrement de
narguer une dernière fois les cimetières : « Une
torpédo s’arrêtera en descendra une jeune femme,
une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la
garçonne " Un léger, léger fantôme " rien que pour moi
au royaume des ombres ".
A la sempiternelle question : « Pourquoi écrire ? »,
Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer,
avait une réponse toute prête: « Pour narguer les
cimetières. »
A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en
compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et
se risque dans un de ses derniers livres, Mourir
d’enfance (prix du roman de l’Académie Française,
1995), à établir son autobiographie romancée. Peu
d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé
une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la
lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au
confort, avec un tel détachement et une lucidité
étonnante. Détachement et lucidité dont témoignent
tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen
convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant
l’Ecclésiaste : " il y un temps pour tout, un temps
pour planter, un temps pour arracher, un temps pour
naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir.
Tous ces moments, toutes ces expériences
incompréhensibles dans l’instant finissent par
s’accorder les unes avec les autres, par avoir une
continuité, par former un tout, et cela devient le
livre. Le livre qui témoigne d’une existence, modeste
puisque celle d’un seul homme, mais qui s’intègre au
Livre. " A travers de nombreuses péripéties, c’est
aussi ce que raconte Les sales mômes.
Alphonse Boudard peut désormais scruter l’asphalte en
toute sérénité. Victime d’un malaise cardiaque, il est
mort en 2000 a 74 ans à Nice.
Disciple de Céline, il use comme l’ermite de Meudon,
des points de suspension et de la mitraille sémantique.
Céline recherche perpétuellement la castagne, il veut en
découdre, l’homme lui inspire suspicion et peur. Chez
Boudard qui en a croisé pourtant des terribles, le
jugement sur les hommes est toujours nuancé par le trait
d’humour, l’indulgence de l’ancien « décapsuleur de
coffiots certainement. » A la différence de Céline,
Boudard aime ses personnages, il leur trouve toujours
des circonstances atténuantes, même les plus salauds
sont sauvés in-extremis. Cela n’empêche pas une galerie
phénoménale de portraits : alcooliques flamboyants,
mages priapiques, résistantes nymphomanes et compagnons
de cellule affreux, sales et méchants.
« pour moi, le cinéma était quelque chose de tout à fait
secondaire, puisque je ne pouvais pas être le maître… ».
La contribution de Boudard au cinéma, que ce soit par le
biais d’adaptations de ses romans, que par sa
collaboration à des scénarios originaux , n’a guère
produit de films mémorables, mais néanmoins une certaine
aura, un ton, une énergie identifient bien la pâte
Boudard. Le Tatoué ( Gabin – De Funès)
Les
Métamorphoses d’Alphonse :
deux livres d’historien sur les bas-fonds de la société
régis par la corruption, les trafics, les secrets
d’alcôve, la prostitution. L’Étrange
Monsieur Joseph est
la première biographie documentée sur Joseph Joanovici
un juif collaborateur. Ce ferrailleur bessarabien devenu
un des rois de l’Occupation fit fortune avec les
Allemands en leur vendant des métaux ferreux parfois
défectueux. Il usa de ses contacts pour libérer des
juifs et finança en parallèle le réseau de résistance Honneur
de la police.
Il joua sur tous les tableaux. Au One Two Two,
le lupanar le plus huppé du Paris occupé, « Joano »
sablait le champagne avec les verts de gris et la fine
fleur de la collaboration. À la Libération le
monde des maisons d’illusion pas vraiment résistant va
être menacé. Dans
La Fermeture. 13 avril 1946, la fin des maisons closes,
Boudard l’enquêteur tire de l’ombre ce jour oublié qui a
fait la France. Il décortique la légende de Marthe
Richard, ancienne espionne de 14-18, qui laissa son nom
à cette loi abolitionniste. « C’est la base d’une
civilisation millénaire qui s’écroule », écrivait
Pierre Mac Orlan. La biographie officielle de « notre
Jeanne d’Arc anti-bordels » méritait une sérieuse
révision.
anardedroite.wordpress.com
***
ALPHONSE
BOUDARD ou ... " la rédemption par l’écriture "
A sa mort, un critique littéraire sûrement bien
intentionné, mais complètement idiot, a écrit qu’il
avait " donné à l’argot ses lettres de noblesse ".
C’est, toutes proportions gardées, comme si l’on
assurait que Proust avait renouvelé le roman mondain.
Réduire l’œuvre d’Alphonse Boudard à l’argot et au
folklore qui l’entoure habituellement - les malfrats,
les prostituées, le milieu et sa légendaire " morale " -
est un de ces lieux communs dont sont friands les
esprits superficiels, plus occupés à coller des
étiquettes qu’à aller voir ce qu’elles recouvrent.
L’argot lui a seulement permis de trouver sa voie
lorsque, après une enfance chaotique et une jeunesse
agitée, il s‘est mis à écrire. " L’argot,
confiait-il, a été mon émerveillement de toujours, mon
initiation à la poésie. " Mais Boudard, c’était
avant tout un grand écrivain français. Il avait mis la "
langue verte " au service de la suprême patronne à ses
yeux : la langue française.
Il naît en 1925 de père inconnu et d’une mère assez
connue sur le trottoir parisien ; elle n’a que dix-sept
ans lorsqu’elle lui donne le jour. Il est immédiatement
mis en nourrice chez de braves fermiers du Loiret ; il y
respire " les senteurs de crottin de cheval et les
remugles de purin ", et, de temps à autre, le doux
parfum d’une jeune femme qui débarque d’une belle
voiture dans la cour de la ferme, jupe courte et cheveux
" à la garçonne " : " Mademoiselle ma mère ".
Il lui consacrera son livre le plus émouvant : Mourir
d’enfance (Robert Laffont, 1995), qui lui vaudra le
grand prix du roman de l’Académie française. Elle le
reprend lorsqu’il a sept ans pour le confier à sa mère,
qui habite dans un hôtel meublé, au coin de l’avenue de
La Motte-Picquet et du boulevard de Grenelle, peuplé
surtout de réfugiés juifs :
" J’allais dans le couloir, sur le palier, où ça
grouillait de petits David, Isaac, Simon, Jacob […] Ils
ne m’ont pas trop fait sentir que j’étais un étranger en
quelque sorte, avec ma tignasse blonde comme un petit
boche. […]. Mon accent, c’était encore celui d’un
cul-terreux des bords de la Louaire… je roulais les r…
ça la fout mal à Paris. Très rapidos, je me suis laissé
entraîner sur la jactance en savate, à devenir gros bec,
comme on disait alors pour cibler l’accent des parigots.
Les petits David et les Rachel et les Jacob, eux ils
avaient déjà plus le même accent que leurs parents, ils
étaient devenus têtes de chien parisiens. "
Puis la grand-mère va s’installer dans le XIIIe
arrondissement de Paris, qui n’était pas encore la " cité
des Chinois ", mais le bastion du parti communiste,
des automobiles Panhard et des apaches de la Butte aux
Cailles. Au contact du " populo " de la porte de
Choisy (" c’était encore le bout galeux du monde "),
il acquiert des manières, un langage, une " culture " en
un mot.
Vers dix ans, il se met à fabriquer des petites
bandes dessinées sur des gros cahiers de brouillon : " Histoires
de brigands, d’explorateurs, avec des personnages qui
s’exprimaient dans les ballons, les petites bulles qui
sortent de la bouche, exactement à l’imitation des
illustrés qui circulaient parmi nous. […]. Comme toute
littérature commence par le plagiat, je m’inspirais de
nos héros… Tarzan, Guy l’Eclair, Jim-la-Jungle… J’ai
obtenu comme ça mes premiers succès d’estime…
j’échangeais mes œuvres contre des billes, un pistolet
Eurêka… de la réglisse en rouleau. C’était ma seule
vocation, mon don de la nature. "
Surtout, il commence à raconter des histoires, et ses
petits copains en redemandent : " J’inventais ou je
brodais en partant d’anecdotes plus ou moins véridiques.
Le schéma était là… le même, il suffisait que je
perfectionne… passer de l’oral à l’écrit… et attendre
que le temps ait fait son œuvre. "
Il a des facilités pour étudier, mais ne fiche rien à
l’école – ce qui ne l’empêche pas d’obtenir son
certificat d’études. De ses classes à la communale du
quartier, il écrira : " Elles étaient l’exacte
ébauche de nos places futures dans la société. Les bons
élèves, les studieux, on les retrouverait dans les
placards de fonctionnaires, les chefs, les sous-chefs de
bureau. L’ensemble était promis à l’usine et les
derniers, les cancres, fort probable que parmi ceux-là
j’ai retrouvé quelques spécimens de bandits de grand
chemin. Avec des surprises, puisque je me suis permis de
passer des grands chemins, de la rubrique des faits
divers, aux pages des belles lettres. "
Auparavant, il aura travaillé pendant quatre ans dans
la fonderie typographique Deberny et Peignot, avec le
seul souci de n’y pas faire de vieux os : " Plus
tard, je ne sais pas trop ce que je serai, mais pas
ouvrier ", se disait-il.
En 1940, il a quinze ans – trop jeune pour prendre
part aux événements, mais assez mûr pour s’y intéresser
- et quelques convictions, qui lui venaient de
l’école communale, où " La dernière classe ", le
plus célèbre des Contes du lundi d’Alphonse
Daudet, était en honneur : " Les Boches, c’étaient
donc pour moi des gens épouvantables. Et voilà ces
maudits Teutons en train de défiler sur les
Champs-Elysées. "
Ce spectacle le révolte, mais il attendra d’avoir
dix-huit ans pour s’engager : " L’occasion fait le
larron, confiera-t-il au journaliste Jean Cochet. Je
voyais surtout dans la Résistance une issue commode pour
m’évader de l’usine. "
En 1943, il rejoint les FTP de Sologne : " J’ai
erré dans les campagnes brumeuses en compagnie de
lascars sortis direct des Grandes Compagnies
moyenâgeuses ", écrit-il. Il y côtoie toutes sortes
de gens, du communiste Pierre Georges (le célèbre "
colonel Fabien "), dont il tracera un beau portrait
dans Le Corbillard de Jules, au maurrassien
Jean-Baptiste Biaggi, qui sera son capitaine aux
Commandos de France en 1944 : " Ce métissage
d’influences fera de moi, lorsque j’écrirai, un gars un
peu à distance, dit-il. Et libre ! " Sa conduite
lors des combats de la Libération lui vaut quatre
citations, la croix de guerre et la médaille militaire :
" C’était le grand bonheur. J’avais dix-neuf ans. Il
faisait beau. J’avais une mitraillette. " Bel
exemple du grand style français : concis, dru, imagé.
Après la guerre, il tente de retrouver une vie à peu
près normale, mais de mauvaises habitudes prises dans
les maquis et quelques fréquentations douteuses (" Tonio
le Ténor ", " Riton les Pognes ", " Charlot la cavale "…)
l’envoient à la prison de Fresnes en 1948 ; il en sort
un an plus tard, gracié par le président Auriol.
Entretemps, il a contracté la tuberculose, dont il
manque mourir en 1952. Après plusieurs séjours en
sanatorium, il replonge : en 1957, il est condamné à
quatre ans de prison pour " trafic de fausse monnaie "
(il s’agit, en réalité, des billets français émis par
les Américains dans le cadre de l’AMGOT). (1)
Il décide d’occuper ses loisirs forcés à lire les bons
auteurs. Il commence par Le Chant du monde, de
Giono, sa première grande émotion littéraire : " Un
livre complètement onirique, où la Provence ressemble au
Colorado ", dira-t-il. Puis il découvre Julien Blanc
(Joyeux, fais ton fourbi), Albert Londres (Dante n’avait
rien vu), Ramuz, Virgile, Stendhal, Balzac, Jules
Renard, Bernanos, Marcel Aymé, Montherlant (" C’est
quand même mieux que Duras, merde ! ")… Dans un
désordre qui fait le charme des bibliothèques
carcérales.
Céline surgit un peu plus tard, grâce à Albert Paraz,
l’auteur du Gala des vaches : " Livre d’un
tubard. Je suis tubard. J’écris à Paraz. Je n’écris pas
à l’homme de lettres, mais pour l’interroger sur
l’efficacité d’un médicament dont il parlait… "
Paraz lui répond, ils correspondent. Un jour, Paraz lui
dit : " Vous n’avez pas lu Céline, et pourtant vous
avez un style spontanément célinien. " Il découvre
Le Voyage au bout de la nuit : " Et là, je
reçois un grand coup au plexus. L’emballement ! "
C’est après avoir lu Céline, après l’avoir compris,
qu’il se dit que " la littérature n’est pas une chose
fermée ".
Dès 1958, il entreprend d’écrire son premier livre, La
Cerise, magnifique description de l’univers carcéral
(" La prison, c’est d’abord une odeur… "). Libéré
en 1961, il retrouve le sana, où il tente de garder le
seul poumon qui lui reste, et publie l’année suivante La
Métamorphose des cloportes (Plon), qui lui vaut un
succès immédiat et durable. Le manuscrit a été
chaudement recommandé par un lecteur avisé, Michel
Tournier, qui lui consacrera un beau texte dans Le
Vol du vampire, sous le titre : " La rédemption
par l’écriture " Dix ans plus tard, L’Hôpital (La
Table Ronde) apparaît à beaucoup de lecteurs comme son
chef d’œuvre.
Le cinéma le sollicite ; il devient
scénariste-dialoguiste, et tirera de cette activité un
pamphlet désopilant : Cinoche (La Table Ronde,
1974). Ces quatre livres seront rassemblés en 1991 dans
la collection " Omnibus " sous le titre : Chroniques
de mauvaise compagnie, tandis que cinq récits de
guerre et de jeunesse (les Combattants du petit
bonheur, prix Renaudot 1977, Bleubite, Le
Corbillard de Jules, Le Café du pauvre et L’Education
d’Alphonse, parus entre 1966 et 1987) se
retrouveront cinq ans plus tard dans un second " Omnibus ",
sous le titre : Les Vacances de la vie : " On
était flambant, bandant neuf, écrit-il dans sa préface.
On s’est emmêlé les pinceaux dans sa jeunesse. […] Je me
suis efforcé de faire surtout danser les mots… à la
valse-musette… au jazz… au tango des fleurs. Il faut
tendre l’oreille pour me lire. Je ne cherche qu’à vous
enchanter, chers lecteurs. "
Alphonse et ses personnages (escrocs, filles de joie,
voyous, aristos douteux, bourgeois décatis…)
s’installent durablement dans le paysage littéraire. Le
" gaulois " Boudard, héritier de Villon, Rabelais
et Céline, est devenu un classique, encensé par la
critique, consacré par le public. François Bott, alors
feuilletoniste au Monde des livres, va jusqu’à
lui trouver une parenté avec … Mlle de Scudéry : " La
gauloiserie rejoint en effet la préciosité lorsqu’elle
favorise le style fleuri, les recherches langagières,
les tours de phrase et les détours de l’âme. "
En 1987, Daniel Costelle lui consacre un film dans la
série de TF1 " Quel roman que ma vie ! " : " Ce
document-journal-souvenirs, écrit Renaud Matignon dans
Le Figaro, nous réconcilie avec la littérature, qui
cesse d’être un sujet de dissertation et une cantine
pour sociologues pour devenir un récit, une voix et une
image. "
Alphonse raconte sa vie sans vanité, sans moralisme,
sans attendrissement : " Il regarde, il rit, il écrit
– le naturel même, poursuit Matignon. […] Et il fait
passer par la caméra, miraculeusement, un peu de ce qui
fait les écrivains : avec beaucoup de souvenirs et très
peu de mémoire, l’émerveillement toujours recommencé
d’un enfant devant l’évidence tout ensemble de son
bonheur et de son dénuement. "
Il meurt au début de l’an 2000 à Nice, des suites d’un
malaise cardiaque. Non sans avoir griffonné sur une
feuille : " Cette fois, c’est le palpitant qui me
trahit, le salaud. […] De ma fenêtre, je vois une
superbe rangée de cyprès, délicate attention pour
envisager l’avenir. " Son dernier livre, " un
roman assez guilleret ", Les Trois mamans du
petit Jésus, sera, hélas, posthume.
(1)
Allied Military Government of Occupied Territories : le
Gouvernement militaire allié des territoires libérés
était destiné à administrer les territoires libérés par
les troupes anglo-saxonnes de l’occupation de l’Axe.
Après l’avoir expérimenté en Sicile, Roosevelt
souhaitait l’installer en Normandie, contre la volonté
du général de Gaulle, qui mit immédiatement fin à cette
prétention en débarquant à Courseulles le 14 juin 1944
et en installant à Bayeux le premier commissaire de la
République en France libérée.
François
BROCHE
(Magistro, 15 avril 2014)
***
Sa
double vie...
Alphonse Boudard est un très grand écrivain, avec une
langue bien à lui. Malheureusement il n’existe que peu
d’ouvrages sur son œuvre. Et ce n’est pas celui de
Pierre Gillieth (La France d'Alphonse Boudard),
qui fera avancer l’affaire d’un iota. Cet ouvrage
possède de graves défauts de forme et de fonds. Ce n’est
pas parce qu’on aime quelqu’un qu’on peut arriver à
écrire un livre sur lui.
L’ouvrage n’apporte strictement rien. Prétendant
s’appuyer sur des lettres inédites à Michel Déon ou à
ses éditeurs, la moisson de renseignements sur la vie de
Boudard est plus que maigre. Il fait également l’impasse
sur un grand pan de son existence : sa double vie
puisqu’en effet Boudard vivait avec un double ménage, il
eut d’ailleurs un fils avec sa maîtresse, l’écrivain
Laurence Jyl qui a été publié l’an dernier Ce que je
sais d’Alphonse aux éditions de la Table ronde.
Ce témoignage est d’ailleurs bien plus intéressant que
les approximations de Pierre Gillieth.
(Blog d'Alexandre Clément, Communauté du roman
noir, 8 juillet 2012).
Lorsqu'elle
rencontre Alphonse Boudard, Laurence Jyl est une
adolescente. Quelques années plus tard, elle le revoit
lors d'un salon du livre. C'est le coup de foudre entre
la jeune romancière, auréolée du succès de son premier
livre, et le monstre sacré.
Il est marié, père de famille, ils ont trente ans de
différence. Qu'importe. Ils vont vivre vingt années d'un
amour ni officiel ni caché, Alphonse prenant ses
quartiers chez Laurence, s'installant sur le lit
recouvert de peluches pour noircir ses cahiers
quadrillés et faire revivre ses chers bandits.
Yves et Jeanne, les parents de la jeune femme,
n'admettront ce prince charmant d'un genre un peu
particulier qu'à la naissance d'Olivier, leur
petit-fils. Dix ans après la mort d'Alphonse Boudard,
Laurence Jyl fait le récit tendre, drôle et lucide d'un
grand amour.
(Laurence Jyl, Ce que je sais d'Alphonse, La Table
Ronde, février 2011).
***
Voici
le dernier texte d'Alphonse BOUDARD, écrit le dimanche 9
janvier 2000, de son lit d'hôpital :
Pof
! Je remets la gomme. Cette fois c'est le palpitant qui
me trahit, le salaud. Le malaise en plein voyage aérien
pour me rendre à Nice. J'ai eu droit à tout le
cérémonial. Les brancardiers, l'ambulance et l'hosto.
Service de réanimation. Une nuit de piqûres, de prises
de sang, d'électrocardiogrammes, de tension. Les choses
certes ont évolué depuis Cochin 1952. Les mœurs dragon
chef de service. Le ton s'est radouci mais question
dormir, j'ai le ronfleur forcené d'en face... les
lumières qui s'allument... le réveil pour les soins.
En vape je suis aux aurores et de ma fenêtre je vois
une superbe rangée de cyprès, délicate attention pour
envisager l'avenir.
Faut que j'attende encore un peu pour reprendre
vraiment la pointe feutre pour guérir par l'écriture.
Fort heureux, j'ai un roman assez guilleret qui va
orner les vitrines des librairies au mois d'avril. Qu'il
soit pas posthume, c'est tout le mal que je me souhaite.
Après vivra, verra.
Alphonse
BOUDARD est décédé le 14 janvier 2000
(Les
trois mamans du petit Jésus, Grasset, 2000, Note de
l'éditeur).
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