PARCOURS

                                                         

 

 

                                  Né : Pierre, Michel BOUDON le 17 décembre 1925 à Paris............. Décédé : le 14 janvier 2000 à Nice. 

                                 La Cerise, Prix Sainte Beuve, 1963.                         Les combattants du petit bonheur, Prix Renaudot, 1977.       

    Mourir d'enfance, Grand Prix du roman de l'Académie française, 1995.                Chère Visiteuse, Prix des Romancières, 1999.

                                      Les Trois Mamans du petit Jésus, Prix Georges Simenon, Prix Georges Brassens, 2000.

    

  Né d'un père inconnu et d'une mère prostituée absente, il est élevé dans une famille de paysans en pleine forêt d'Orléans à l'âge de 7 ans par sa mère qui le confie à sa grand-mère parisienne. Il découvre alors le 13e arrondissement prolétaire.
 
  Après avoir obtenu son certificat d'études, il devient apprenti dans une fonderie typographique en 1941. Confronté à la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la Résistance en rejoignant un maquis dans le centre de la France en 1943.

 En 1944, il participe à la Libération de Paris au sein d'un groupe FFI puis intègre les troupes du colonel Fabien dont il fait le portrait dans Le Corbillard de Jules. Il quitte les " Fabiens " et leur trop nombreuses exactions sur des innocents, peu avant le suspect accident du colonel, pour rejoindre les commandos de France de la 1ère armée du maréchal de Lattre.

 Blessé au combat à Colmar lors de la campagne d'Alsace, il obtient la médaille militaire. Il dénonce dans ses livres les résistants de la dernière heure acclamant Charles de Gaulle après avoir planqué le portrait de Philippe Pétain, ainsi que les épurateurs sauvages au passé " pactisant ".

 Après la guerre, il raconte continuer à fréquenter les BMC (thème qu'il évoque dans son livre sur les maisons closes (lupanar, bordel, claque, boxon), vit de petits boulots et traficote. Il glisse doucement mais sûrement dans les cambriolages. Plusieurs séjours en prison et sanatorium pour soigner la tuberculose conduiront à des livres comme La Cerise et L'Hôpital.

 Il dit devoir sa vocation d'écrivain à Albert Paraz. Son éducation littéraire se fait lorsqu'il est commis dans une librairie d'ouvrages anciens, le Carillons des siècles, et dans les bibliothèques carcérales, notamment celle de la prison de Fresnes où il est employé.

 A partir de trente-trois ans, il se consacre à l'écriture en utilisant une langue drue, nourrie de l'argot et du langage populaire. Baptisés " romans " parce qu'il éprouve une forte crainte de choquer les familles des personnages dont il évoque les agissements scabreux et de s'exposer à des procès, ses principaux ouvrages sont néanmoins fortement autobiographiques avec quelques recours à son imagination.
 
   Il évoque ainsi un Paris populaire des années 1940 à travers ses gangsters, proxénètes, maquerelles, escrocs, prêtres pervers, etc. Il travaille pour le cinéma, écrivant notamment pour Jean Gabin quand celui-ci se brouille avec Michel Audiard, et pour la télévision, avec l'écriture et la présentation d'une série sur " Les grands criminels ". Il apparaît quatre fois dans " Italiques " (deuxième chaîne de l'ORTF) entre 1972 et 1974.

  Son œuvre est l'une des plus importantes de la littérature française d'après-guerre. Il fait partie de cette famille d'écrivains où l'on rencontre René Fallet, Albert Simonin ou encore Antoine Blondin.                                                        

Sous le nom de Laurent Savani, il a écrit aussi un roman érotique, Les Grandes Ardeurs, publié en 1958, et qui lui valut un supplément de prison.

 Il s'éteint le 14 janvier 2000 à Nice des suites d'un malaise cardiaque.


 


 

                                                                                                      ***

 

 

  
    LES ANAR’TISTES

  « Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles. » Né de père inconnu et délaissé par sa mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses premières années, comme " un petit clébard ", entre Blanche et Auguste.
  Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que " Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène ". Une première approche du langage pour le jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile statut d’ouvrier agricole.

Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille d’adoption pour le ramener à Paris, où elle l’installe chez sa grand-mère. Il vit d’abord du côté de la Motte-Picquet- Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy. Se mêlant aux " locaux ", Alphonse perd son accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri de ses nouveaux " potes ", les populos du quartier qui vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au " jinjin " qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours dans les bistrots.

     La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup entre l’appel au calme de Pétain et le " grand large " proposé par De Gaulle. Ces deux figures sont bien loin du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour le Maréchal par les militants des partis de droite qui trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, et pour le Général par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ? Peut-être plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent ? Le hasard et les amitiés font bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve du " bon côté de la barrière ". Après avoir été sur les barricades de la place Saint-Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France. Un fait d’arme lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.

    La fin de la guerre sonne le glas des illusions de beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération. Ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé. Or, La Fontaine le disait déjà, " l’oisiveté est mère de tous les vices ", et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement.
   Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un 
Paris désœuvré… Il commence par quelques combines illicites, puis s’essaie au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives " affaires ".

   C’est le début de sa période sombre. Il passe une quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Pied-Nickelé. Bien plus que « gangster », comme on dit à l’époque. Un poil Croquignol pour le tarin « bien nez », un brin Filochard pour l’art de bonimenter. Du bagout, il en faut pour vendre des photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse monnaie. Ainsi, une première fois amnistié par Vincent Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans, au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie de casser les coffres-forts : « Dans la profession, les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en rencontre pas des bottes et, en général, cette spécialité les met à l’abri des compromissions trop sordides. »

    Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture. C’est ainsi en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages. Il fait ses gammes, en quelque sorte. Ces lectures ne font pas son éducation, mais elles la complètent. Il le dit lui-même, " les voyages, comme les livres, ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique ".
   Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche… Il sort de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints de son style à la fois argotique et littéraire, témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses premiers écrits conquièrent un large public, amateur d’un langage " où les gauloiseries, les truculences et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies ".

  C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le " miracle Boudard " que Michel Tournier, un de ses premiers lecteurs, qualifiera de " la rédemption par l’écriture ". Son style immédiatement reconnaissable, son expérience personnelle unique, son réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse Boudard une valeur sûre, et le cinéma lui tend la main.

  Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes, premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à son auteur de « passer de la rubrique des faits divers aux pages littéraires ». Dans cet ouvrage racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur, Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre Céline et Frédéric Dard. Prix Renaudot. Adapté illico à l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour musique de Jimmy Smith) est un succès.

  Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom figurant au générique de plusieurs films dont le Soleil des voyous, Du rififi à Paname, le Solitaire ou le Tatoué , Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son deuxième livre traitant de ses années d’incarcération, Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire d’argot (il se réclamait bilingue « français-argot »), la Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977 (pour les Combattants du petit bonheur), puis le grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa jeunesse et ses relations avec sa mère (« Mademoiselle ma mère »), prostituée. Il y décrit notamment l’enterrement dont il rêve, « dans un jardin de mon cœur », au bord d’une route, histoire sûrement de narguer une dernière fois les cimetières : « Une torpédo s’arrêtera  en descendra une jeune femme, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne " Un léger, léger fantôme " rien que pour moi au royaume des ombres ".

   A la sempiternelle question : « Pourquoi écrire ? », Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer, avait une réponse toute prête: « Pour narguer les cimetières. »

   A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et se risque dans un de ses derniers livres, Mourir d’enfance (prix du roman de l’Académie Française, 1995), à établir son autobiographie romancée. Peu d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort, avec un tel détachement et une lucidité étonnante.    Détachement et lucidité dont témoignent tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste : " il y un temps pour tout, un temps pour planter, un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir. Tous ces moments, toutes ces expériences incompréhensibles dans l’instant finissent par s’accorder les unes avec les autres, par avoir une continuité, par former un tout, et cela devient le livre. Le livre qui témoigne d’une existence, modeste puisque celle d’un seul homme, mais qui s’intègre au Livre. " A travers de nombreuses péripéties, c’est aussi ce que raconte Les sales mômes.

Alphonse Boudard peut désormais scruter l’asphalte en toute sérénité. Victime d’un malaise cardiaque, il est mort en 2000 a 74 ans à Nice.

  Disciple de Céline, il use comme l’ermite de Meudon, des points de suspension et de la mitraille sémantique. Céline recherche perpétuellement la castagne, il veut en découdre, l’homme lui inspire suspicion et peur. Chez Boudard qui en a croisé pourtant des terribles, le jugement sur les hommes est toujours nuancé par le trait d’humour, l’indulgence de l’ancien « décapsuleur de coffiots certainement. » A la différence de Céline, Boudard aime ses personnages, il leur trouve toujours des circonstances atténuantes, même les plus salauds sont sauvés in-extremis. Cela n’empêche pas une galerie phénoménale de portraits : alcooliques flamboyants, mages priapiques, résistantes nymphomanes et compagnons de cellule affreux, sales et méchants.

« pour moi, le cinéma était quelque chose de tout à fait secondaire, puisque je ne pouvais pas être le maître… ». La contribution de Boudard au cinéma, que ce soit par le biais d’adaptations de ses romans, que par sa collaboration à des scénarios originaux , n’a guère produit de films mémorables, mais néanmoins une certaine aura, un ton, une énergie identifient bien la pâte Boudard. Le Tatoué ( Gabin – De Funès)

 Les Métamorphoses d’Alphonse : deux livres d’historien sur les bas-fonds de la société régis par la corruption, les trafics, les secrets d’alcôve, la prostitution. L’Étrange Monsieur Joseph est la première biographie documentée sur Joseph Joanovici un juif collaborateur. Ce ferrailleur bessarabien devenu un des rois de l’Occupation fit fortune avec les Allemands en leur vendant des métaux ferreux parfois défectueux. Il usa de ses contacts pour libérer des juifs et finança en parallèle le réseau de résistance Honneur de la police.
   Il joua sur tous les tableaux. Au One Two Two, le lupanar le plus huppé du Paris occupé, « Joano » sablait le champagne avec les verts de gris et la fine fleur de la collaboration. À la Libération le monde des maisons d’illusion pas vraiment résistant va être menacé. 
Dans  La Fermeture. 13 avril 1946, la fin des maisons closes, Boudard l’enquêteur tire de l’ombre ce jour oublié qui a fait la France. Il décortique la légende de Marthe Richard, ancienne espionne de 14-18, qui laissa son nom à cette loi abolitionniste. « C’est la base d’une civilisation millénaire qui s’écroule », écrivait Pierre Mac Orlan. La biographie officielle de « notre Jeanne d’Arc anti-bordels » méritait une sérieuse révision.
 
 
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        ALPHONSE BOUDARD   ou  ...  " la rédemption par l’écriture "
  


   A sa mort, un critique littéraire sûrement bien intentionné, mais complètement idiot, a écrit qu’il avait " donné à l’argot ses lettres de noblesse ". C’est, toutes proportions gardées, comme si l’on assurait que Proust avait renouvelé le roman mondain. Réduire l’œuvre d’Alphonse Boudard à l’argot et au folklore qui l’entoure habituellement - les malfrats, les prostituées, le milieu et sa légendaire " morale " - est un de ces lieux communs dont sont friands les esprits superficiels, plus occupés à coller des étiquettes qu’à aller voir ce qu’elles recouvrent.
 
  L’argot lui a seulement permis de trouver sa voie lorsque, après une enfance chaotique et une jeunesse agitée, il s‘est mis à écrire. " L’argot, confiait-il, a été mon émerveillement de toujours, mon initiation à la poésie. " Mais Boudard, c’était avant tout un grand écrivain français. Il avait mis la " langue verte " au service de la suprême patronne à ses yeux : la langue française.

 Il naît en 1925 de père inconnu et d’une mère assez connue sur le trottoir parisien ; elle n’a que dix-sept ans lorsqu’elle lui donne le jour. Il est immédiatement mis en nourrice chez de braves fermiers du Loiret ; il y respire " les senteurs de crottin de cheval et les remugles de purin ", et, de temps à autre, le doux parfum d’une jeune femme qui débarque d’une belle voiture dans la cour de la ferme, jupe courte et cheveux " à la garçonne " : " Mademoiselle ma mère ".
  Il lui consacrera son livre le plus émouvant : Mourir d’enfance (Robert Laffont, 1995), qui lui vaudra le grand prix du roman de l’Académie française. Elle le reprend lorsqu’il a sept ans pour le confier à sa mère, qui habite dans un hôtel meublé, au coin de l’avenue de La Motte-Picquet et du boulevard de Grenelle, peuplé surtout de réfugiés juifs :
J’allais dans le couloir, sur le palier, où ça grouillait de petits David, Isaac, Simon, Jacob […] Ils ne m’ont pas trop fait sentir que j’étais un étranger en quelque sorte, avec ma tignasse blonde comme un petit boche. […]. Mon accent, c’était encore celui d’un cul-terreux des bords de la Louaire… je roulais les r… ça la fout mal à Paris. Très rapidos, je me suis laissé entraîner sur la jactance en savate, à devenir gros bec, comme on disait alors pour cibler l’accent des parigots. Les petits David et les Rachel et les Jacob, eux ils avaient déjà plus le même accent que leurs parents, ils étaient devenus têtes de chien parisiens. "

  Puis la grand-mère va s’installer dans le XIIIe arrondissement de Paris, qui n’était pas encore la " cité des Chinois ", mais le bastion du parti communiste, des automobiles Panhard et des apaches de la Butte aux Cailles. Au contact du " populo " de la porte de Choisy (" c’était encore le bout galeux du monde "), il acquiert des manières, un langage, une " culture " en un mot.
   Vers dix ans, il se met à fabriquer des petites bandes dessinées sur des gros cahiers de brouillon : " Histoires de brigands, d’explorateurs, avec des personnages qui s’exprimaient dans les ballons, les petites bulles qui sortent de la bouche, exactement à l’imitation des illustrés qui circulaient parmi nous. […]. Comme toute littérature commence par le plagiat, je m’inspirais de nos héros… Tarzan, Guy l’Eclair, Jim-la-Jungle… J’ai obtenu comme ça mes premiers succès d’estime… j’échangeais mes œuvres contre des billes, un pistolet Eurêka… de la réglisse en rouleau. C’était ma seule vocation, mon don de la nature. "
 
  Surtout, il commence à raconter des histoires, et ses petits copains en redemandent : " J’inventais ou je brodais en partant d’anecdotes plus ou moins véridiques. Le schéma était là… le même, il suffisait que je perfectionne… passer de l’oral à l’écrit… et attendre que le temps ait fait son œuvre. "
  Il a des facilités pour étudier, mais ne fiche rien à l’école – ce qui ne l’empêche pas d’obtenir son certificat d’études. De ses classes à la communale du quartier, il écrira : " Elles étaient l’exacte ébauche de nos places futures dans la société. Les bons élèves, les studieux, on les retrouverait dans les placards de fonctionnaires, les chefs, les sous-chefs de bureau. L’ensemble était promis à l’usine et les derniers, les cancres, fort probable que parmi ceux-là j’ai retrouvé quelques spécimens de bandits de grand chemin. Avec des surprises, puisque je me suis permis de passer des grands chemins, de la rubrique des faits divers, aux pages des belles lettres. "
 
  Auparavant, il aura travaillé pendant quatre ans dans la fonderie typographique Deberny et Peignot, avec le seul souci de n’y pas faire de vieux os : " Plus tard, je ne sais pas trop ce que je serai, mais pas ouvrier ", se disait-il.

  En 1940, il a quinze ans – trop jeune pour prendre part aux événements, mais assez mûr pour s’y intéresser - et quelques convictions, qui lui venaient de l’école communale, où " La dernière classe ", le plus célèbre des Contes du lundi d’Alphonse Daudet, était en honneur : " Les Boches, c’étaient donc pour moi des gens épouvantables. Et voilà ces maudits Teutons en train de défiler sur les Champs-Elysées. "
  Ce spectacle le révolte, mais il attendra d’avoir dix-huit ans pour s’engager : " L’occasion fait le larron, confiera-t-il au journaliste Jean Cochet. Je voyais surtout dans la Résistance une issue commode pour m’évader de l’usine. "
  En 1943, il rejoint les FTP de Sologne : " J’ai erré dans les campagnes brumeuses en compagnie de lascars sortis direct des Grandes Compagnies moyenâgeuses ", écrit-il. Il y côtoie toutes sortes de gens, du communiste Pierre Georges (le célèbre " colonel Fabien "), dont il tracera un beau portrait dans Le Corbillard de Jules, au maurrassien Jean-Baptiste Biaggi, qui sera son capitaine aux Commandos de France en 1944 : " Ce métissage d’influences fera de moi, lorsque j’écrirai, un gars un peu à distance, dit-il. Et libre ! " Sa conduite lors des combats de la Libération lui vaut quatre citations, la croix de guerre et la médaille militaire : " C’était le grand bonheur. J’avais dix-neuf ans. Il faisait beau. J’avais une mitraillette. " Bel exemple du grand style français : concis, dru, imagé.

   Après la guerre, il tente de retrouver une vie à peu près normale, mais de mauvaises habitudes prises dans les maquis et quelques fréquentations douteuses (" Tonio le Ténor ", " Riton les Pognes ", " Charlot la cavale "…) l’envoient à la prison de Fresnes en 1948 ; il en sort un an plus tard, gracié par le président Auriol. Entretemps, il a contracté la tuberculose, dont il manque mourir en 1952. Après plusieurs séjours en sanatorium, il replonge : en 1957, il est condamné à quatre ans de prison pour " trafic de fausse monnaie " (il s’agit, en réalité, des billets français émis par les Américains dans le cadre de l’AMGOT). 
(1)

  Il décide d’occuper ses loisirs forcés à lire les bons auteurs. Il commence par Le Chant du monde, de Giono, sa première grande émotion littéraire : " Un livre complètement onirique, où la Provence ressemble au Colorado ", dira-t-il. Puis il découvre Julien Blanc (Joyeux, fais ton fourbi), Albert Londres (Dante n’avait rien vu), Ramuz, Virgile, Stendhal, Balzac, Jules Renard, Bernanos, Marcel Aymé, Montherlant (" C’est quand même mieux que Duras, merde ! ")… Dans un désordre qui fait le charme des bibliothèques carcérales.

  Céline surgit un peu plus tard, grâce à Albert Paraz, l’auteur du Gala des vaches : " Livre d’un tubard. Je suis tubard. J’écris à Paraz. Je n’écris pas à l’homme de lettres, mais pour l’interroger sur l’efficacité d’un médicament dont il parlait… " Paraz lui répond, ils correspondent. Un jour, Paraz lui dit : " Vous n’avez pas lu Céline, et pourtant vous avez un style spontanément célinien. " Il découvre Le Voyage au bout de la nuit : " Et là, je reçois un grand coup au plexus. L’emballement ! " C’est après avoir lu Céline, après l’avoir compris, qu’il se dit que " la littérature n’est pas une chose fermée ".

  Dès 1958, il entreprend d’écrire son premier livre, La Cerise, magnifique description de l’univers carcéral (" La prison, c’est d’abord une odeur… "). Libéré en 1961, il retrouve le sana, où il tente de garder le seul poumon qui lui reste, et publie l’année suivante La Métamorphose des cloportes (Plon), qui lui vaut un succès immédiat et durable. Le manuscrit a été chaudement recommandé par un lecteur avisé, Michel Tournier, qui lui consacrera un beau texte dans Le Vol du vampire, sous le titre : " La rédemption par l’écriture " Dix ans plus tard, L’Hôpital (La Table Ronde) apparaît à beaucoup de lecteurs comme son chef d’œuvre.

  Le cinéma le sollicite ; il devient scénariste-dialoguiste, et tirera de cette activité un pamphlet désopilant : Cinoche (La Table Ronde, 1974). Ces quatre livres seront rassemblés en 1991 dans la collection " Omnibus " sous le titre : Chroniques de mauvaise compagnie, tandis que cinq récits de guerre et de jeunesse (les Combattants du petit bonheur, prix Renaudot 1977, BleubiteLe Corbillard de Jules, Le Café du pauvre et L’Education d’Alphonse, parus entre 1966 et 1987) se retrouveront cinq ans plus tard dans un second " Omnibus ", sous le titre : Les Vacances de la vie : " On était flambant, bandant neuf, écrit-il dans sa préface. On s’est emmêlé les pinceaux dans sa jeunesse. […] Je me suis efforcé de faire surtout danser les mots… à la valse-musette… au jazz… au tango des fleurs. Il faut tendre l’oreille pour me lire. Je ne cherche qu’à vous enchanter, chers lecteurs. "

  Alphonse et ses personnages (escrocs, filles de joie, voyous, aristos douteux, bourgeois décatis…) s’installent durablement dans le paysage littéraire. Le " gaulois " Boudard, héritier de Villon, Rabelais et Céline, est devenu un classique, encensé par la critique, consacré par le public. François Bott, alors feuilletoniste au Monde des livres, va jusqu’à lui trouver une parenté avec … Mlle de Scudéry : " La gauloiserie rejoint en effet la préciosité lorsqu’elle favorise le style fleuri, les recherches langagières, les tours de phrase et les détours de l’âme. "

  En 1987, Daniel Costelle lui consacre un film dans la série de TF1 " Quel roman que ma vie ! " : " Ce document-journal-souvenirs, écrit Renaud Matignon dans Le Figaro, nous réconcilie avec la littérature, qui cesse d’être un sujet de dissertation et une cantine pour sociologues pour devenir un récit, une voix et une image. "
  Alphonse raconte sa vie sans vanité, sans moralisme, sans attendrissement : " Il regarde, il rit, il écrit – le naturel même, poursuit Matignon. […] Et il fait passer par la caméra, miraculeusement, un peu de ce qui fait les écrivains : avec beaucoup de souvenirs et très peu de mémoire, l’émerveillement toujours recommencé d’un enfant devant l’évidence tout ensemble de son bonheur et de son dénuement. "

  Il meurt au début de l’an 2000 à Nice, des suites d’un malaise cardiaque. Non sans avoir griffonné sur une feuille : " Cette fois, c’est le palpitant qui me trahit, le salaud. […] De ma fenêtre, je vois une superbe rangée de cyprès, délicate attention pour envisager l’avenir. " Son dernier livre, " un roman assez guilleret ", Les Trois mamans du petit Jésus, sera, hélas, posthume.

(
1) Allied Military Government of Occupied Territories : le Gouvernement militaire allié des territoires libérés était destiné à administrer les territoires libérés par les troupes anglo-saxonnes de l’occupation de l’Axe. Après l’avoir expérimenté en Sicile, Roosevelt souhaitait l’installer en Normandie, contre la volonté du général de Gaulle, qui mit immédiatement fin à cette prétention en débarquant à Courseulles le 14 juin 1944 et en installant à Bayeux le premier commissaire de la République en France libérée.

                                                                                                                                                                      
François BROCHE
                                                                                                                                                                      (Magistro, 15 avril 2014)
 


 

                                                                                                                                  ***

 

 

   Sa double vie...

Alphonse Boudard est un très grand écrivain, avec une langue bien à lui. Malheureusement il n’existe que peu d’ouvrages sur son œuvre. Et ce n’est pas celui de Pierre Gillieth (La France d'Alphonse Boudard), qui fera avancer l’affaire d’un iota. Cet ouvrage possède de graves défauts de forme et de fonds. Ce n’est pas parce qu’on aime quelqu’un qu’on peut arriver à écrire un livre sur lui.

L’ouvrage n’apporte strictement rien. Prétendant s’appuyer sur des lettres inédites à Michel Déon ou à ses éditeurs, la moisson de renseignements sur la vie de Boudard est plus que maigre. Il fait également l’impasse sur un grand pan de son existence : sa double vie puisqu’en effet Boudard vivait avec un double ménage, il eut d’ailleurs un fils avec sa maîtresse, l’écrivain Laurence Jyl qui a été publié l’an dernier Ce que je sais d’Alphonse aux éditions de la Table ronde.
 Ce témoignage est d’ailleurs bien plus intéressant que les approximations de Pierre Gillieth.
   (Blog d'Alexandre Clément, Communauté du roman noir, 8 juillet 2012).

 Lorsqu'elle rencontre Alphonse Boudard, Laurence Jyl est une adolescente. Quelques années plus tard, elle le revoit lors d'un salon du livre. C'est le coup de foudre entre la jeune romancière, auréolée du succès de son premier livre, et le monstre sacré.
 
Il est marié, père de famille, ils ont trente ans de différence. Qu'importe. Ils vont vivre vingt années d'un amour ni officiel ni caché, Alphonse prenant ses quartiers chez Laurence, s'installant sur le lit recouvert de peluches pour noircir ses cahiers quadrillés et faire revivre ses chers bandits.

Yves et Jeanne, les parents de la jeune femme, n'admettront ce prince charmant d'un genre un peu particulier qu'à la naissance d'Olivier, leur petit-fils. Dix ans après la mort d'Alphonse Boudard, Laurence Jyl fait le récit tendre, drôle et lucide d'un grand amour.
 
 (Laurence Jyl, Ce que je sais d'Alphonse, La Table Ronde, février 2011).


 

 

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     Voici le dernier texte d'Alphonse BOUDARD, écrit le dimanche 9 janvier 2000, de son lit d'hôpital :

   Pof ! Je remets la gomme. Cette fois c'est le palpitant qui me trahit, le salaud. Le malaise en plein voyage aérien pour me rendre à Nice. J'ai eu droit à tout le cérémonial. Les brancardiers, l'ambulance et l'hosto. Service de réanimation. Une nuit de piqûres, de prises de sang, d'électrocardiogrammes, de tension. Les choses certes ont évolué depuis Cochin 1952. Les mœurs dragon chef de service. Le ton s'est radouci mais question dormir, j'ai le ronfleur forcené d'en face... les lumières qui s'allument... le réveil pour les soins.
  En vape je suis aux aurores et de ma fenêtre je vois une superbe rangée de cyprès, délicate attention pour envisager l'avenir.
  Faut que j'attende encore un peu pour reprendre vraiment la pointe feutre pour guérir par l'écriture.
  Fort heureux, j'ai un roman assez guilleret qui va orner les vitrines des librairies au mois d'avril. Qu'il soit pas posthume, c'est tout le mal que je me souhaite.
 Après vivra, verra.

    Alphonse BOUDARD est décédé le 14 janvier 2000

 (Les trois mamans du petit Jésus, Grasset, 2000, Note de l'éditeur).

 

 

 

 

        

       

        

       

       

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                          

 

 
 

 

 
 
 
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