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LEAUTAUD TEMOIGNAGES
Article paru dans Le Figaro Littéraire du 3 mars 1956
Le premier Léautaud...et l'autre
Il y a deux Léautaud. Je préfère le premier.
Le premier, c'est celui que j'ai rencontré, en 1906 dans
une librairie du boulevard et qui, tout habillé de noir,
portait une barbe noire. Un chien noir était assis à ses
pieds. Il ne manquait pas d'élégance. Je devais
apprendre un peu plus tard qu'à cette époque il
pratiquait un certain dandysme. D'ailleurs il
a toujours attaché de l'importance aux questions
vestimentaires, on le voyait bien à son souci de pas
s'habiller comme tout le monde. Seulement à
partir de 1909 ou 1910, quand il alla vivre à
Fontenay-aux-Roses, entouré de chiens et de chats, ce
fut une sorte de dandysme à l'envers qu'il cultiva sous
des airs d'indifférence, affectant par exemple de se
rendre aux répétitions générales avec deux vestons dont
le plus long dépassait en dessous
le plus court.
Eugène Montfort fut le premier à attirer mon attention
sur le naturel et l'originalité de Léautaud. Montfort
avait un goût littéraire très fin. Toutefois, je ne
devais me lier avec l'auteur du Petit Ami qu'en
1911.
Je fus tout de suite conquis par lui ; tout de suite, je
fus son visiteur assidu, le plus assidu sans doute
puisque j'allais le voir quotidiennement, ce, qui était
facile : du second étage du Mercure de France, il
était descendu au premier pour y remplacer Van Bever au
service de la réception des manuscrits et de la
publicité. Son fauteuil était assez souvent inoccupé, la
recherche de croûtons de pains l'obligeant à bien des
courses chez les concierges de la rive gauche qu'il
avait intéressées à sa ménagerie. Il reparaissait
généralement vers quatre ou cinq heures, porteur d'un
sac dont il étalait le contenu sur le plancher de son
bureau ; il s'agenouillait pour en faire le tri, et ce
que l'on voyait d'abord, en entrant, c'était la partie
postérieure de son individu. Les personnes qui pour la
première fois, apportaient un manuscrit au Mercure en
étaient un peu surprises. D'autres fois, on le trouvait
armé d'un composteur dont, à grands coups, il numérotait
la première page des livres édités par le Mercure.
Garantie pour les auteurs quand ils ne préféraient pas,
comme lui ou comme Gourmont, faire imprimer à leurs
frais une petite vignette. Sa vignette, à lui, était une
cocotte en papier, symbole de la vie galante qui avait
été la sienne dans sa jeunesse et qu'il a racontée dans Le
Petit Ami.
Son Journal donne
l'impression que ses mœurs n'avaient guère changé et que
fort tard il conserva le goût de libertinage,
mais je dois avouer que au temps où je le fréquentais et
où il m'invitait à déjeuner chez lui, à
Fontenay-aux-Roses, dans sa maison pleine d'odeur de
bêtes et où toutes les portes avaient été remplacées par
du grillage, la présence des femmes ne s'y faisait pas
sentir. Il me fit l'aveu qu'il venait d'être abandonné
par une maîtresse avec laquelle il avait vécu en ménage
quelque temps et dont il se contenta de me vanter
l'anatomie, sans aucun propos grivois dont les hommes ne
sont pas toujours chiches entre eux quand le sujet s'y
prête. La conversation de Léautaud était rigoureusement
chaste et si je ne me trompe, elle le resta formant
contraste avec les descriptions que dans son Journal il
nous faisait de ses amours et dont ceux qui le
connaissaient ne peuvent pas ne pas être gênés.
Son attitude vis-à-vis de son patron, Alfred Vallette,
directeur du Mercure, était assez ambigüe. Il
avait pour lui un grand respect, mais son avarice
l'indignait. Il s'estimait trop peu payé et ne se gênait
pas pour s'absenter quand le caprice le prenait. À son
avis, il en faisait encore bien trop pour les
appointements qu'on lui versait. De son côté, Vallette,
à qui les absences de son employé n'échappaient pas,
tenait le raisonnement symétriquement inverse : selon
lui, Léautaud était encore trop bien payé pour les
services qu'il rendait. Cercle vicieux dont ils ne se
sont jamais sortis.
Je savais que Léautaud tenait son Journal, j'en
avais vu les cahiers alignés chez lui sur une étagère,
mais je
ne le soupçonnais pas d'y observer si peu les égards les
plus élémentaires dus à l'amitié. Aussi fus-je
étonné, choqué même, quand, dans la suite je constatai
le sans-gêne avec lequel il s'exposait au risque d'être
accusé de perfidie. Entre nous les choses faillirent se
gâter sérieusement.
« Ce n'est pas de la perfidie, me disait Marie Dormoy,
c'est de l'inconscience ».
Le même reproche a été fait à Edmond Goncourt, dont
l'indiscrétion s'expliquait par son amour passionné de
la vie littéraire.
C'est le spectacle de la bêtise humaine qui l'amusait et
qu’il prenait plaisir à noter....
Léautaud n'avait pas cette passion-là. Tous ses
contemporains étaient pour lui des imbéciles. Sous le
rapport de l'esprit et de l'absence de préjugés, il se
mettait fort au-dessus d'eux.
Sur son intelligence, il y aurait eu des réserves à
faire. Il était fermé à trop de choses pour qu'on pût
voir en lui un homme réellement supérieur,
et en ce qui concernait la littérature, domaine pourtant
étroit si on le compare à l'ensemble du savoir humain,
il était trop restrictif et trop négatif pour emporter
l'adhésion des lecteurs les mieux disposés. Il plaisait,
non par sa pénétration et son goût, mais par la bonne
frappe de ses boutades, presque toutes excellentes, bien
que l'âge venant et sa complaisance envers lui-même
s'exagérant, il n'en était arrivé à être très souvent
plus brutal que vraiment drôle.
Le premier Léautaud, celui que je préférais, m'a initié
à Diderot et à Stendhal comme il avait initié René
Gourmont, et sous ce rapport j'ai à son égard une dette
que je ne renie pas. Il n'a pas pu me détacher de
Flaubert à propos de qui nous nous disputions presque
quotidiennement.
À propos de qui, à propos de quoi ne se disputait-on pas
avec lui ?
La plupart des collaborateurs du Mercure qui
défilaient dans son bureau pour y prendre leur courrier
étaient l'objet de ses sarcasmes et je dois dire que
dans ses joutes il avait facilement le dessus.
En ce temps-là, il restait encore en magasin deux ou
trois cents exemplaires du Petit Ami. Un jour,
Camille Bloch vint les rafler tous d'un coup. On les
paie aujourd'hui très cher. Pourquoi Léautaud n'a t-il
pas laissé reparaître son meilleur livre ?
Le premier soin de Marie Domoy devra être de le faire
réimprimer. Comme tous les ouvrages de Léautaud, Le
Petit Ami fait partie de son Journal. Jusque
dans la tentation d'inceste, on y sent l'influence de
Stendhal. L'originalité
de Léautaud ne peut être exactement appréciée qu'en
fonction de Stendhal, du beylisme, de l'égoïsme. Il est
parti de là.
Le premier Léautaud était anarchiste et libéral. Nous
avons vu apparaitre ensuite avec stupeur un doctrinaire
de l'ordre et de l'autorité. Nous avons vu apparaitre
aussi un homme fort enclin à se donner en spectacle. On
m'objectera qu'il est difficile de fermer sa porte aux
journalistes et aux photographes. Quand on est Léautaud,
quand on est celui qui recevait ses visiteurs du
Mercure à quatre pattes, cela doit pouvoir tout de
même se faire.
Je ne voudrais pas être ingrat envers sa mémoire, je lui
dois de trop bons moments de conversation et de lecture.
Et puis, il a le mérite de ne ressembler à personne. Il
a été le dernier représentant d'une époque où les
figures pittoresques ne manquaient pas. Homme de théâtre
et homme de lettres, il tenait admirablement son rôle.
Mais cela ne rend pas compte de tout ce qu'il avait en
lui de secret, de mal défini, d'incohérence, de
contradictoire. Qui sait ? Il a peut-être été très
malheureux. On l'a vu pleurer en parlant de sa mère.
Pour ces quelques larmes, qu'il soit pardonné beaucoup
d'incongruités et de méchancetés ! Et
qu'il survive comme le bon mémorialiste d'un demi-siècle
de littérature ! La patience qu'il a eue chaque soir de
mettre sur le papier le compte rendu de sa journée ne
mérite pas l'immortalité, mais elle la lui assurera.
Par André Billy
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